A propos des trois articles sur le COVID-19 parus en mars 2020
Ces trois articles ont suscité la discussion entre les contributeurs habituels du blogue. Comme la disputatio à propos de “Chacun son Apocalypse” publiée la semaine dernière, nous vous présentons dans cette page les principales étapes de nos échanges. Nul doute que nous aurons à y revenir, probablement en tentant, dans les semaines à venir, à prendre plus de recul.
Premier article : COVID-19 : un fragment d’anthropologie mimétique proposé par Jean-Marc Bourdin
https://emissaire.blog/2020/03/17/covid-19-un-autre-fragment-danthropologie-mimetique/
- Bernard Perret
Ce texte permet de lancer la discussion. Je suis tout à fait d’accord sur le fait que le politique semble renaître de ses cendres. Je suis plus hésitant sur l’idée de crise sociale. Les mesures de confinement créent une crise sociale « objective », en quelque sorte, par l’effet mécanique des perturbations de la vie économique et du freinage des déplacements. Il faudra voir les conséquences de tout cela dans la durée sur le chômage, etc., mais, pour l’instant, je ne vois pas trop de signes de panique (hormis temporairement à la Bourse) et d’anomie annonciatrice de violence. Il y a certes des vols, un peu de complotisme et un début de polémique entre la Chine et les US pour trouver un bouc émissaire, des fermetures de frontière intempestives (mais compréhensibles). Mais au total, ça ne va pas très loin (pour l’instant) et la plupart des gens sont plutôt calmes et rationnels. On voit même des choses très positives: la Chine a remercié la France de lui avoir envoyé du matériel et, en sens inverse, les chinois viennent de livrer des équipements à l’Italie…Dans ce pays, justement, les gens se mettent aux fenêtres le soir pour chanter ensemble. Sur les réseaux sociaux, on voit beaucoup d’humour, de tentatives pour dédramatiser. On voit aussi se développer la coopération scientifique. Je constate aussi que les gens ne semblent pas trop mettre en doute la parole des experts, contrairement à ce qui se passe pour le climat. Il faut voir comment tout cela va évoluer, mais on voit quand même que, pour le moment, ça ne ressemble vraiment pas à ce qu’évoque Girard à propos des épidémies de Peste du passé. Le christianisme, les lumières et aussi le développement des communications et de l’information, sont passés par là.
2.Thierry Berlanda
A vrai dire l’analyse de Jean-Marc, et les perspectives sombres qu’elle dessine, me convainc, mais la réponse optimiste de Bernard me convainc tout autant. Dans le « temps de paix » abhorré tant par De Gaulle que par Churchill, dans ce temps bourgeois voué à la consommation à outrance, à l’imperium du désir et marquée par le sentiment de pronoïa induit (je dis bien « pronoïa”), dans ce temps où chasser l’ennui est finalement la seule priorité, certains (ou beaucoup) avaient oublié que notre humanité, entendu en genre et en nombre, est sans cesse au bord du gouffre. Renvoyés à notre faiblesse ontologique, qui consiste en ce que nous « ne nous apportons pas nous-mêmes dans la vie » (Michel Henry) et que donc nous sommes dans une situation permanente de passivité par rapport à la vie, nous faisons l’épreuve de notre propre vérité. Bref, nous vivons une apocalypse, c’est-à-dire l’effondrement de ce qui masque la vérité. S’il s’ensuivait que l’Ego triomphant mette enfin un genou à terre, ce n’est pas moi qui m’en plaindrais. J’espère toutefois que la plupart de mes contemporains ne paieront pas d’un prix trop élevé notre péché d’orgueil collectif, et même qu’éventuellement je serai moi-même là pour le vérifier 🙂
3. Jean-Marc Bourdin
En réponse à Bernard, une société qui se trouve dans une situation où elle fait le choix de ne pas envoyer sa jeunesse étudier et ses travailleurs travailler, par voie de conséquence, et ce pour une durée indéterminée mais significative est pour moi dans une situation critique. Je suis d’accord que cette crise ne débouche pas sur le chaos, ce que mon papier ne dit d’ailleurs pas, et qu’elle fournit l’occasion de belles réactions, ce qui mériterait effectivement d’être analysé.
4. Hervé van Baren
J’abonde dans le sens de tout ce qui a été dit, et je prends Jean-Marc au mot, avec une autre approche, biblique comme d’habitude. Je pense que le commentaire de Bernard mériterait une analyse plus poussée, parce qu’en effet, les réponses positives à la crise du Covid-19 sont en contradiction flagrante avec l’apocalypse évoqué par Thierry. Lecteurs de Girard, nous pourrions nous attendre à une explosion de violence et à des tentatives de résolution sacrificielle beaucoup plus nombreuses et violentes.
[…] Bien d’accord avec toi, Thierry, je souscris à ta définition : « l’effondrement de ce qui masque la vérité ». Désolé pour cette formulation maladroite. C’est de la vision convenue de l’apocalypse que je parlais.
Deuxième article : COVID-19 : un autre fragment d’anthropologie mimétique proposé par Hervé van Baren
https://emissaire.blog/2020/03/17/covid-19-un-autre-fragment-danthropologie-mimetique/
- Christine Orsini
Les crises, à l’échelle mondiale, se succèdent et s’interpénètrent de telle façon qu’on n’a plus besoin d’avoir lu René Girard pour être devant cette évidence : « la dimension apocalyptique du présent ». Par contre, on aurait bien besoin 1) de donner à « apocalypse » son sens de « révélation » et 2) d’essayer la méthode girardienne pour donner du sens à ce qui nous arrive, particulièrement quand l’événement et ses conséquences sont de l’ordre de l’inédit !
Merci, Hervé van Baren, de faire usage de cette méthode à l’occasion de ce fléau sanitaire mondialisé. Ce qui est mondial, à part l’économie, c’est la géographie, qui nous fait voir d’un seul coup d’œil et dans l’immédiateté la progression de la pandémie. En relisant la Bible, vous nous ouvrez à l’universel, dont la dimension n’est pas spatiale mais temporelle : l’universel a sans doute des lieux d’origine mais il les transcende ; il a surtout une histoire et repose non sur des chiffres mais sur des textes.
On est actuellement bombardé de chiffres, certains nous parlent plus que d’autres (un milliard de jeunes privés d’école et de terrains de jeux !) mais les chiffres ne sont pas des paroles. Et maintenant qu’on est « confiné » pour une durée inconnue mais qu’on devine assez longue pour créer de l’inédit dans nos relations avec nous-mêmes et avec les autres, on ressentira sûrement le besoin d’échanges qui passent par la parole, orale ou écrite, une parole de vérité, ne serait-ce que pour échapper au règne qui va devenir sans partage des « réseaux sociaux »et des écrans.
Merci donc de nous indiquer la marche à suivre : prendre le recul de la réflexion en « transposant de vieilles histoires à notre situation présente », comprendre que le vrai fléau présent ou à venir n’est pas et ne sera pas un virus très contagieux plus ou moins mortel mais « notre façon d’y répondre » (il semble pour l’instant que celle-ci soit à la hauteur de notre espérance d’en sortir « meilleurs », plus solidaires, plus responsables etc.), enfin « inventer les rites qui donnent sens à la crise et reconstruisent du lien ». On a tout le temps de s’y mettre.
Troisième article : COVID-19 : une épidémie de confinements proposé par Jean-Marc Bourdin
https://emissaire.blog/2020/03/21/covid-19-une-epidemie-de-confinements/
- Christine Orsini
La thèse est contenue, me semble-t-il, dans les dernières lignes : notre décroissance, volontaire ou pas, aurait comme résultat de nous rendre incapables de mener une lutte efficace et solidaire contre les maladies courantes et a fortiori les virus inconnus. Mais si c’était une croissance débridée qui nous rendait malades ? La question est toujours celle des sacrifices à consentir…sur fond d’incertitude.
2. Thierry Berlanda
L’article pose le choix crucial devant lequel la rigueur des temps nous place. Dans l’esprit des commentaires de Christine, je voudrais réfléchir avec toi, et vous, à une alternative qui me semble elle aussi cruciale.
Nous pourrions (hypothèse britannique initiale) laisser aller le virus. La plupart d’entre nous serait alors contaminée, une partie plus ou moins importante en mourrait , mais le reste de la population survivrait, en ayant amélioré en outre son immunité. C’est l’hypothèse darwinienne. Si nous appliquions la politique qu’elle induit, nous ne serions pas au bord de la rupture du système de soin, et, pour peu que le monde entier la fasse sienne, l’économie tournerait aujourd’hui comme hier et demain : à fond les ballons ! Pourquoi donc alors ne nous comportons nous pas ainsi ? Simplement parce qu’en terre chrétienne comme ailleurs, le contenu éthique de la vie elle-même, avant même que la culture et les usages s’y impriment, nous détermine à porter attention aux plus faibles, et donc à valoriser et favoriser les structures sociales de cette attention (l’hôpital, et plus généralement l’école, l’assurance chômage, les APL, etc.) Etre vivant, c’est donc être généreux, quel qu’en soit le coût ! La prise de pouvoir des contrôleurs de gestion et des pseudo-managers portés en triomphe par leur aréopage de communicants avait bien failli nous le faire oublier, et même nous le faire détester. On peut au moins espérer que cette engeance déplorable sera emportée dans le maelström coronaire.
Est-ce que cela signifie qu’on pourra se goberger à loisir de finances publiques gagées sur une dette abyssale, certes non ! Il suffira (…) de régler notre pratique, et y compris notre croissance J sur le principe intangible du respect de la vie, et donc de l’attention aux plus faibles. Et nous serions alors plus économes, plus sobres et plus solidaires qu’avant.
3. Bernard Perret
Personnellement, je trouve compliqué d’essayer de tirer des leçons de cette épidémie tant que nous ne savons pas quelle ampleur elle va prendre et comment nous allons en sortir. Il y a de vraies inquiétudes à ce sujet : certains médecins ont l’air de penser que le virus ne nous lâchera pas les baskets tant qu’un vaccin n’aura pas été mis au point, c’est à dire dans une bonne année au minimum. A ce stade, je constate seulement deux choses: 1) les pays asiatiques semblent avoir agi avec plus de détermination et d’efficacité que les pays européens, 2) j’ai de grosses interrogations, pour ne pas dire plus, sur l’action du gouvernement, son manque d’anticipation, l’incohérence de certaines décisions, etc. De toute évidence, ce n’est pas le moment de le dire. Quand on est girardien, on n’aime pas désigner des boucs émissaires, mais il faut quand même reconnaître que certains se sont mis en bonne position pour jouer ce rôle si l’affaire devient trop grave. Quant à l’activité économique, elle sera de toute façon sérieusement plombée parce que, confinement ou pas, les gens ont autre chose en tête (par exemple le sort de leurs vieux parents, ou leur propre sort quand ils approchent de 70 ans) que de contribuer à la croissance du PIB. Macron l’a dit: nous sommes en guerre. Or, l’économie de guerre, c’est d’abord la production des objets les plus utiles (les masques, le gel, les tests, la nourriture) et la logistique (faire fonctionner a minima les réseaux nécessaires à la continuité de la vie et des institutions). Il y a suffisamment à faire avec tout cela pour ne pas trop se préoccuper des indicateurs économiques pour l’instant. J’ajoute que, quand il le faut, on trouve toujours les moyens de plumer les riches, lesquels, en plus, deviennent consentants dans ce genre de circonstances.
Mes propres réflexions girardiennes sur la crise sanitaire pointent dans une autre direction: celle de l’apocalypse au sens de révélation, c’est à dire de « moment de vérité ». Il m’a fallu longtemps pour comprendre que la pensée apocalyptique de Girard, même si elle se présente sous le visage de l’extrême pessimisme, est d’abord un schème épistémologique, une manière de lire l’histoire humaine, au niveau individuel autant que collectif, comme une histoire « catastrophique », ponctuée d’événements dramatiques qui sont aussi des moments d’émergence d’un sens nouveau. Que l’on pense à son récit de l’hominisation, à la révélation christique ou à sa compréhension de ce qu’est une conversion. Je pense aussi à la lecture très girardienne de la « conversion » du prophète Ezechiel au moment de l’Exil, interprétée à la mode girardienne par James Alison dans Faith beyond Resentment. Dans tous les cas on a le même schème d’une transcendance, c’est à dire d’un « point de vue plus élevé » qui se révèle à travers un événement douloureux et apparemment contingent. L’événement dramatique qui frappe nos sociétés aura certainement des répercussions importantes sur nos manières de vivre, la vraie hiérarchie des valeurs, l’importance du lien avec ses proches, le regard porté sur les personnels de soin, la gouvernance publique, les risques liés aux excès de la mondialisation, le fait que l’on peut très bien se passer de vacances au bout du monde, le développement du télétravail, l’importance de la démocratie et de la continuité des institutions en période de crise, etc. En tout cas, c’est une bonne répétition générale pour les crises bien plus graves qui nous attendent quand les effets du changement climatique se feront pleinement sentir.
4. Christine Orsini
Cher Bernard, personne ne me semble vouloir ni bien sûr pouvoir tirer les leçons d’une aventure mondiale en cours et inédite de surcroît. Par contre, personne ne nie qu’il y aura non seulement des leçons (de toutes sortes) à en tirer mais qu’il y aura un avant et un après cette crise, que nous allons en sortir changés, individuellement et collectivement. On ne peut être sûr si ce sera en mieux mais on y compte bien, toi le premier , qui crois au pouvoir révélateur et convertisseur d’une crise : tu dresses à la fin de ton mail la liste, non exhaustive mais déjà impressionnante des changements (positifs !) auxquels il faut s’attendre et en tous cas auxquels il est intellectuellement et moralement sain de déjà réfléchir.
Car « Que faire en un gîte à moins que l’on ne songe… » ?
5. Hervé van Baren
Merci de nous mettre face à une réalité de la crise qui n’est guère apparente dans les médias. La réflexion sur le caractère mimétique de la réponse internationale est profonde. Comme on pouvait s’y attendre, le modèle socio-économique dominant, le libéralisme, a vu une tentative de résistance à cette lame de fond inattendue de la part de ses plus ardents partisans, les pays anglo-saxons, mais ce baroud n’était pas tenable. Comment les dirigeants de ces pays auraient-ils pu justifier l’hécatombe que cela aurait occasionné ? Voilà longtemps qu’une majorité de gens dénonçaient les excès d’un système dont nous semblions incapables, pourtant, de sortir. A cause de (grâce à ?) un organisme de quelques microns, c’est chose faite. Pour autant, c’est un changement subi, et les répliques de la secousse initiale n’ont pas fini de se faire sentir.
Voici donc à quoi ressemblent les coulisses de notre blogue. Bien entendu, nous sommes preneurs de vos propres remarques. Une zone “commentaires”, trop peu fréquentée de notre point de vue, est prévue à cet effet : n’hésitez pas à vous y exprimer !
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