Variations littéraires autour du thème du bouc émissaire
Pour nourrir et illustrer ses analyses des processus victimaires, Girard s’est appuyé sur l’ethnologie, la grande littérature européenne et la Bible. Si l’on en juge par deux romans de Gabriel Garcia Marquez [1]Chronique d’une mort annoncée et De l’amour et autres démons, lus un peu par hasard, la littérature latino-américaine offre un riche matériau pour l’analyse des processus victimaires.
Chronique d’une mort annoncée (1981)
Le roman est basé sur un fait réel survenu en 1951 dans un village colombien proche de Carthagène, que Gabriel Garcia Marquez avait suivi en tant que journaliste. C’est le récit des événements ayant conduit au meurtre de Santiago Nasar, accusé d’avoir défloré Angela Vicario avant son mariage avec Bayardo San Roman, un jeune homme riche issu d’une autre ville qui rend son épouse à sa famille le soir même de la noce quand il s’aperçoit qu’elle n’est pas vierge. Le meurtre est perpétré par les deux frères de la mariée, les jumeaux Pedro et Pablo, qui s’imaginent tenus de venger l’honneur de leur famille. Pendant que ces événements se déroulent, l’évêque du lieu en tournée pastorale bénit le village depuis son bateau, sans mettre le pied à terre. Après le meurtre, la police arrête les meurtriers qui seront libérés après un court passage en prison.
Sans entrer plus avant dans les péripéties du récit, voici quelques éléments particulièrement significatifs au plan anthropologique :
Le consentement fataliste de toute une communauté : les frères Vicario informent les villageois qu’ils croisent de leur intention de tuer Santiago Nasar, espérant secrètement qu’on va les empêcher de passer à l’acte. Or, bien que personne ne les approuve officiellement et que certains cherchent même à les calmer, toutes les tentatives pour les retenir (y compris de la part du maire qui leur confisque une première fois leurs couteaux) tournent court. Ce que le récit s’attache à faire sentir, c’est une passivité collective qui équivaut à une approbation. D’ailleurs, les seuls doutes exprimés par les villageois après le meurtre ne concernent pas le le bien fondé de la vengeance, mais seulement la réalité de la culpabilité de Santiago Nasar.
Le roman fait le récit d’une sorte de « lynchage à froid », récit d’autant plus glaçant que seul Santiago Nasar semble ignorer ce qui l’attend, bien qu’il compte en principe plusieurs « amis » dans le village. Son père était un arabe récemment immigré en Colombie et, bien que catholique par sa mère, il reste vaguement perçu comme un étranger.
Le récit s’attarde sur la sourde rivalité mimétique entre les deux jumeaux, dont l’un a servi dans l’armée et l’autre non, le plus enclin à passer à l’acte étant celui qui, n’ayant pas porté les armes, a grand besoin de s’affirmer face à son frère.
Après le meurtre, les autorités du village, y compris le prêtre, procèdent à une autopsie sauvage de la victime, au motif d’établir un rapport circonstancié pour la police. Mais, du fait de leur incompétence, la scène vire au cauchemar baroque : le corps et démembré et à la fin tout le monde pue. Tout évoque ici un rite macabre scellant une forme de complicité collective.
Le mariage lui-même a des aspects sacrificiels : la mariée est une victime à peine consentante, la fête dispendieuse tourne à la beuverie, le rite (raté cette fois) de l’exhibition du drap tâché de sang évoque un rituel violent. En suivant une inspiration girardienne, on est tenté de voir Santiago Nasar comme une victime de substitution, son meurtre réparant la faillite du rite matrimonial.
L’Église est à la fois très présente et complètement hors du coup, ce que symbolise parfaitement l’évêque restant sur son bateau. Le curé du village a vaguement connaissance de ce qui se prépare, mais il est très pris par la visite possible de l’évêque. C’est comme si le sacré archaïque se perpétuait sans qu’elle en ait même conscience.
De l’amour et autres démons (1994)
En 1949, des fouilles dans les soubassements de l’ancien couvent de Santa Clara, à Carthagène des Indes, mettent au jour les restes d’une jeune fille dont la chevelure blonde n’a cessé de pousser depuis son ensevelissement, atteignant une longueur de plusieurs mètres. À partir de ce fait divers, l’auteur invente l’histoire de la jeune Sierva María de Todos los Ángeles, au milieu du XVIIIème siècle.
Tout commence le jour où un chien atteint de la rage sème la panique dans la ville. Sierva María, fille du marquis de Casalduero, est sérieusement mordue. Bien qu’elle ne présente au fil des semaines aucun signe de la maladie, le marquis – qui vit séparé de sa femme, elle-même personnage peu recommandable, et qui a laissé le soin de l’éducation de sa fille à ses esclaves – s’avise du parti qu’il pourrait tirer de cet incident pour redorer une image sérieusement ternie par ses débauches. Contraint de s’intéresser de nouveau à sa fille, il voit qu’elle parle une langue « satanique » – en fait la langue des esclaves – et pratique comme eux des danses et rituels évoquant des possessions démoniaques. S’imaginant qu’elle commerce avec le démon, il informe l’évêque don Toribio de Cáceres y Virtudes, lequel lui recommande de confier sa fille aux religieuses de Santa Maria où elle sera exorcisée par le père Cayetano Delaura. Enfermée parmi d’autres clarisses accusées de différents méfaits par l’abbesse Josefa Miranda, la jeune fille est paniquée par une situation et une institution auxquelles elle ne comprend rien. Habituée à mentir, elle s’enfonce dans son monde intérieur. L’exorciste Cayetano Delaura, homme d’une grande finesse, le comprend très vite, mais c’est pour sombrer lui- même en tombant amoureux. Il est « muté » dans une léproserie et Sierva María finit par mourir sous l’effet de diverses tortures censées chasser un « démon » imaginaire.
Ce roman est un terrifiant récit de persécution, une réplique sud-américaine de nos histoires de chasses aux sorcières :
La jeune fille est clairement présentée comme un bouc émissaire, une sorte d’exutoire de tensions et de haines qui déchirent une communauté malade, à commencer par le conflit permanent doublé d’une inimité profonde entre l’évêque et la supérieure du Couvent.
À un moment du récit, l’exorciste évoque « la leçon de l’Évangile à propos de Légion et des deux mille porcs endiablés. » Référence évangélique d’autant plus significative que c’est la seule dans tout le récit. Tout lecteur de Girard pense ici au commentaire de l’épisode du possédé de Gérasa dans Le Bouc émissaire (chapitre XIII) : le parallèle entre les deux situations est frappant – une personne enfermée dans son rôle de « possédée », et qui s’y enferme elle-même par une sorte de mimétisme, béquille involontaire d’un équilibre social précaire : « il y a une espèce de complicité entre la victime et ses bourreaux pour perpétuer l’équivoque d’un jeu visiblement nécessaire à l’équilibre de l’ensemble géranésien. » (p. 251).
J’ignore totalement si Garcia Marquez avait lu Girard, mais ces rapprochements prouvent une fois de plus que les grands écrivains sont ceux qui éclairent le mieux les mécanismes de la violence.
[1] 1927 – 2014, Colombien, Prix Nobel de littérature
A propos du livre de Martin Pochon L’épître aux Hébreux au regard des Évangiles (Cerf 2020), par Bernard Perret.
Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, René Girard consacre plusieurs pages à critiquer la Lettre aux Hébreux – texte qui, faut-il le rappeler, est considéré par la plupart des exégètes comme n’ayant pas été écrit par Paul lui-même mais par Apollos, l’un des ses disciples dont le nom revient à plusieurs reprises dans les Actes des apôtres. Dans la partie consacrée à la lecture sacrificielle du Nouveau Testament, Girard reproche à l’Épître d’avoir largement contribué à installer cette grille de lecture : « L’auteur de l’épître aux Hébreux interprète la mort du Christ à partir des sacrifices de l’Ancienne Loi. La Nouvelle Alliance, comme l’ancienne, est inaugurée dans le sang, mais comme elle est parfaite, ce n’est plus le sang des animaux, « impuissants à enlever les péchés » qui est répandu, mais celui du Christ. Le Christ, au contraire, étant parfait, son sang est capable d’accomplir une fois pour toutes ce que les sacrifices de l’Ancienne Loi sont incapables d’accomplir. » Certes, comme le reconnaît Girard, « entre le christianisme et les sacrifices de l’Ancienne Loi, la différence paraît énorme au croyant et il a raison » ; cependant « il ne peut pas justifier cette différence tant qu’il définit tout en termes de sacrifice. On dit bien que le sacrifice du Christ, à la différence des autres, est unique, parfait, définitif. En réalité, on ne voit guère que l’identité et la continuité avec les sacrifices antérieurs, faute de parvenir jusqu’au mécanisme victimaire dont la révélation change tout. » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset 1978, p. 251 et 252)
Le problème de l’Épître est au centre des échanges épistolaires entre Girard et le théologien Raymund Schwager entre 1974 et 1991 (Briefwechsel mit René Girard, Herder Verlag 2014). Schwager argumente sur plusieurs fronts, mêlant des arguments d’opportunité – des professeurs de l’Institut biblique de Rome ont été profondément choqués par la manière dont Girard critique l’ Épître, qui risque par ailleurs de donner des arguments à ceux qui défendent une vision sacrificielle de la Passion (« Ils se serviront de votre argument contre vous ») – à des arguments de fond visant à justifier le langage sacrificiel : 1) Dieu a permis que le Fils soit victimisé à cause du péché par le fait que l’humanité entière a transféré sa violence sur lui, 2) L’événement par lequel se révèle un Dieu non violent et non sacrificiel peut être vu comme un sacrifice du point de vue du peuple, et, 3) Les psaumes 50 et 119 évoquent déjà le sacrifice de la prière, le sacrifice du Christ peut donc être compris comme la prière de celui qui prend sur lui les péchés des autres. Au cours de l’échange, Schwager va jusqu’à reprocher à Girard de vouloir, dans une démarche quasi sacrificielle, « expulser » l’Épître pour « unifier » le Nouveau Testament. Girard accorde à Schwager que l’auteur de l’ Épître « veut dire quelque chose de différent » à travers le langage sacrificiel, mais rien n’indique que Girard se range totalement à l’avis de son correspondant. Quoi qu’il en soit, il créditera Schwager de l’avoir convaincu de la légitimité de l’emploi du mot sacrifice pour parler d’un don de soi radical et il ne s’exprimera plus guère sur l’Épître aux Hébreux.
La publication du livre du Martin Pochon fournit l’occasion de revenir sur cette question, une question dont l’enjeu pourrait bien être décisif pour l’avenir du Christianisme. L’auteur est jésuite, bibliste, formateur au Centre d’études pédagogique ignatien. Son ouvrage érudit et volumineux (700 pages!) ne se contente pas de reprendre à son compte (en ne citant que deux fois Girard) la critique girardienne de la conception sacrificielle de la Passion, il analyse plus largement la christologie qui sous-tend le texte en la confrontant aux récits évangéliques. Tous les sujets sont abordés avec une grande rigueur exégétique, depuis l’interprétation de la figure biblique du roi et prêtre Melchisédek à « la symbolique du sang dans la Première Alliance et dans la Lettre », en passant par l’utilisation du psaume 39, l’influence de Paul et les indices de débats au sein des premières communautés, etc. Comme le dit David Roure dans La Croix, « Le lecteur qui a eu la patience de lire jusqu’au bout ce volume est au moins convaincu d’une chose : il s’agit d’une œuvre maîtresse qui renouvelle complètement l’interprétation de la lettre aux Hébreux. »
La thèse principale de Martin Pochon est que la Lettre est structurée par la volonté de l’auteur de penser le Christ dans les catégories du Lévitique. Or, « en prenant comme toile de fond le rituel des sacrifices de la première alliance, l’auteur ne peut intégrer certains éléments sans lesquels on ne peut comprendre la Passion » (262). Le plus dommageable de ces oublis est que, selon les récits de la Cène et du lavement des pieds dans les Évangiles, le Christ se donne aux hommes et non pas à Dieu : « Prenez, ceci est mon corps ». « Le geste dit à qui il se remet, les paroles disent le sens et la finalité de ce don. Ce n’est pas pour satisfaire le Père qu’il se livre, c’est à eux et pour eux. » (304).
La dimension verticale, certes, n’est pas absente car Jésus « fait sienne la volonté de son Père » et l’on pourrait dire de manière métaphorique qu’il lui « fait l’offrande de sa volonté » à Gethsémani, mais c’est bel et bien aux hommes qu’il donne son corps et son sang. Comme le résume Pochon « [Le] principe de transposition [de la lettre] conduit à ne retenir que les événements qui ont une symbolique ascendante car « tout grand prêtre est établi pour offrir des dons et des sacrifices » (He 5,1) à la divinité. Les éléments descendants ne sont pas présents. Si une solidarité est affirmée avec ses frères – il offre à Dieu en faveur des hommes – le service des hommes n’est pas présenté comme l’expression la plus fondamentale de la volonté de Dieu, du moins dans la partie de la lettre qui traite du sacrifice du Christ. » (263). D’où, finalement, cette question « incontournable » : « Le Christ, dans sa mort, nous obtient-il la faveur de Dieu, ou nous manifeste-t-il la faveur et la miséricorde de Dieu ? » (286).
La vision sacrificielle de la Passion a d’autres conséquences théologiques, que l’auteur détaille longuement. Tout d’abord sur la vision de Dieu et de sa relation filiale avec Jésus. Dans les Évangiles, Dieu reconnaît Jésus comme son fils bien aimé et le manifeste au moment de son baptême. Pour l’auteur de la Lettre, ce sont les souffrances de la Passion qui rendent le fils parfait et digne de servir d’intercesseur : « Il convenait que, devant conduire à la gloire un grand nombre de fils, Celui pour qui sont toutes choses et par qui sont toutes choses, rendît parfait par des souffrances l’initiateur de leur salut. » Conception fort éloignée d’une théologie trinitaire, ce que confirme le fait que, pour l’auteur de la lettre, « L’Esprit Saint parle essentiellement par les Écritures ».
De cette conception pré-trinitaire de Dieu procède une conception verticale et « patriarcale » de sa paternité qui s’étend aux relations entre Dieu et les hommes : « L’auteur considère que Dieu est un père qui n’hésite pas à soumettre ses enfants aux pires épreuves et aux persécutions sanglantes pour qu’ils soient vraiment des fils et non des bâtards : « C’est pour votre éducation que vous souffrez, c’est en fils que Dieu vous traite (…). Si vous êtes privés de la correction, dont tous ont leur part, alors vous êtes des bâtards et non des fils. » (He 12, 7-8) » (264) L’auteur de la lettre évoque la résurrection des morts, mais pas spécifiquement celle de Jésus : « il n’est pas dit que sa résurrection ait été manifestée à ses disciples. ». Si le Christ est désormais « assis à la droite de la majesté », la « Résurrection est présentée comme la suite logique du parcours d’épreuves auquel le Père l’avait soumis », « il n’a pas à se manifester vivant à ses disciples pour achever de leur transmettre un élément essentiel de la Bonne Nouvelle. Son premier souci n’est pas d’aller à la rencontre de Pierre et des autres disciples, ce n’est pas de les combler de sa présence, de raviver leur espérance et de leur pardonner leur désertion. Il n’a pas à confirmer que sa Passion exprimait la miséricorde infinie du Père à l’égard de tout homme, même à l’égard de ceux qui l’ont renié ou abandonné. Ce n’est pas nécessaire puisque la Passion, selon l’auteur de la lettre, est d’abord un acte d’offrande au Père et non l’expression du pardon du Père à l’égard des hommes pécheurs. » (410) Dans la lettre, le pardon de Dieu est d’ailleurs entièrement lié au sacrifice, comme en témoigne cette phrase terrible : « Car si nous péchons délibérément après avoir reçu la pleine connaissance de la vérité, il ne reste plus pour les péchés aucun sacrifice, mais seulement une attente terrible du jugement et l’ardeur d’un feu qui doit dévorer les rebelles. » (He 10, 26) On comprend dès lors, comme le note Pochon, la tentation, pour échapper au jugement, de faire de l’Eucharistie une réactualisation du sacrifice de Jésus « une offrande sans cesse renouvelée comme les sacrifices de l’Ancienne Alliance. » (586)
Dans les Évangiles, Jésus ne se sacrifie pas, mais il se livre aux mains des hommes : « Exprimant le sens de sa Passion, la Cène nous invite à penser qu’à Gethsémani, il s’agit pour le Christ d’accepter d’aller à l’extrême de ce don, de se livrer aux mains des adversaires et des meurtriers. » Or, dans la lettre, les hommes meurtriers n’ont aucune place, ce ne sont que les instruments abstraits de la volonté divine : « les développements sur la fonction sacerdotale et l’accomplissement des sacrifices pour le péché ne laissaient pas de place aux adversaires, car les rituels du Lévitique ne leur en donnent aucune. » De ce fait, « l’attitude du juste à l’égard de ses ennemis ne retient pas l’attention. » (362), et il semble bien que l’auteur « n’ait jamais fait sienne l’invitation du Christ à aimer ses ennemis. » (493) Or, c’est bien d’abord le don de soi, y compris, aux ennemis qu’il faudrait imiter dans la Passion.
On peut cependant regretter que, quand il évoque les ennemis et les circonstances violentes de la mort de Jésus, Martin Pochon ne mobilise pas plus largement l’anthropologie girardienne. À la question « Pourquoi la rédemption passe-t-elle par la croix et la mort violente de Jésus ? », il donne la réponse suivante : « parce que les hommes pêcheurs en leur totalité, païens comme juifs, ont refusé l’annonce du Royaume et ont mis à mort le Juste dont ils ont considéré la présence au milieu d’eux comme insupportable. » (362) Or, la vision de Girard est plus riche et plus éclairante pour chacun d’entre nous, car elle met en évidence une forte cohérence anthropologique entre le processus victimaire qui aboutit à la mort de Jésus et la nature profonde du mal. Le mot révélation prend ainsi un sens précis et tangible : la mort et la résurrection de Jésus révèlent, en pleine cohérence avec la prédication du Royaume, les ressorts de la violence humaine, les fondements pervers de l’ordre social et la possibilité de fonder sur une autre base nos vies personnelles et collectives. Dans la perspective de Girard, le sens universel de la Passion apparaît immédiatement, comme conséquence d’une violence représentative de l’essence universelle du mal – ce que soulignent Luc en évoquant le sang « répandu depuis la fondation du monde » et Jean en faisant des pharisiens les fils du diable « homicides dès le commencement » – , sans qu’il soit nécessaire d’accorder trop d’importance aux motivations particulières de telle ou telle catégorie d’adversaires de Jésus (et courir ainsi le risque d’incriminer spécifiquement les juifs). Par ailleurs, comme Girard ne cessait de le souligner, seule l’élucidation du mécanisme victimaire permet de comprendre la Passion comme un « anti-sacrifice » qui, par certains aspects, ressemble suffisamment à un sacrifice expiatoire pour qu’une interprétation sacrificielle comme celle de la Lettre aux Hébreux puisse paraître crédible.
Martin Pochon consacre de longs développement à l’auteur présumé de la lettre, à sa connaissance sans doute fragmentaire des récits de la vie de Jésus et à la caractérisation du public juif auquel il s’adressait. Il voit dans la lettre « un document qui fraie un passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance » et note que la dernière partie du texte, souvent négligée, témoigne de « l’étape la plus tardive de la réflexion de l’auteur » et d’une vision plus évangélique du sacrifice demandé aux croyants. Elle représente « la manière dont l’auteur exhortait sa communauté avec deux composantes essentielles vis-à-vis de Dieu, « le sacrifice de louange, c’est à dire le fruit des lèvres qui confessent son nom », et vis-à-vis des hommes, « la bienfaisance et l’entraide communautaire, car ce sont de tels sacrifices qui plaisent à Dieu. » (He 13, 15-16) »
L’un des apports importants du livre de Pochon est d’analyser l’influence de la lettre non seulement sur la théologie mais aussi sur la liturgie catholique. Depuis le concile de Trente, « on a pris comme clé d’interprétation de la Cène un texte qui n’en parle pas… ». Et cette grille d’interprétation reste prégnante dans les formules de la liturgie. À cet égard, la comparaison entre les formulations de la messe de Pie V et la messe de Paul VI souligne les progrès accomplis dans l’alignement de la liturgie sur la compréhension évangélique de la Cène, mais il note cependant que le Concile Vatican II nous a laissé « au milieu du gué », au risque de rendre la messe incompréhensible (ce qu’elle est pour nombre de nos contemporains) : « Beaucoup de paroles du rituel de la messe ne peuvent se comprendre que dans la perspective d’une mort du Christ conçue comme une offrande à Dieu. La structure elle-même est marquée par cette conception. Par exemple, la doxologie, placée à la fin du Canon, ne trouve sa cohérence que dans la conception sacrificielle de l’Épître aux Hébreux. Ce qui conduit l’assemblée à s’associer à l’offrande que le Fils a fait de lui-même au Père. Cette conception sous-tend beaucoup de préfaces, comme celle de la fête du Saint Sacrement, et nombre d’oraisons. » En cohérence avec son influence sur la liturgie, l’esprit de la Lettre aux Hébreux structure la figure traditionnelle de prêtre : « Le presbytéros va endosser toutes les fonctions du prêtre lévitique ; seule la matière de son offrande changera, et ce changement de matière, qui était accompagné dans la lettre par une sortie définitive du ritualisme, s’accompagnera alors d’une reprise du ritualisme. » (331)
Sur la base de ses analyses, Martin Pochon prend le risque de formuler des propositions de réforme liturgique pour « avancer dans le passage du gué » (694) : suppression du rite pénitentiel au début de la messe, geste de paix après la communion, reformulation de « nombreuses oraisons, préfaces et mementos », et enfin, rappel du lavement des pieds à la fin de la célébration. De quoi susciter la réflexion des catholiques.
À propos du livre de Hans Joas, La foi comme option – Possibilités d’avenir du christianisme (Salvator 2020)
Hans Joas est un sociologue allemand de renommée internationale né en 1948. Il s’est fait connaître par une importante contribution à la théorie de l’action (cf. La Créativité de l’agir, Cerf 1999). C’est aussi un catholique affiché qui a écrit plusieurs ouvrages engagés sur des questions en rapport avec la religion (The Genesis of Values, Comment la personne est devenue sacrée – Une nouvelle généalogie des droits de l’homme…) Contrairement à ce que semble indiquer le titre, son dernier ouvrage n’est ni un témoignage personnel, ni une réflexion théologico-philosophique, et il y est fort peu question de la foi en tant qu’expérience vécue. L’intention du livre est de montrer la fragilité des « préjugés sécularistes » associant rationalité et incroyance et d’ouvrir l’« espace de parole qui permet aux individus d’accéder à la liberté d’exercer soit l’option séculière, soit l’option de la foi, d’une foi déterminée. » La démonstration repose sur une analyse sociologique du phénomène de sécularisation, notion dont l’auteur montre qu’il est difficile d’en donner une définition univoque, dans la mesure où elle renvoie à différentes tendances qui ne sont pas toujours aussi étroitement liées qu’on le pense à l’affaissement des convictions, telles que le déclin de certaines pratiques rituelles ou le retrait de la religion hors de l’espace public.
En nous privant de rencontres directes avec nos semblables et d’interactions langagières informelles facilitées par le contact physique, la pandémie nous oblige à explorer plus systématiquement le pouvoir des images et des sons transmis par nos écrans et à découvrir des aspects insoupçonnés de la mimesis.
En voici deux exemples frappants.
En Corée du sud, un étudiant s’est filmé en train de lire ses manuels scolaires pour prouver à ses parents qu’il préparait sérieusement ses examens. Diffusée sur Youtube par la chaîne « The man sitting next to me », la vidéo a été vue par des milliers d’étudiants qui se sont aperçus qu’ils pouvaient trouver là une réelle incitation à travailler. Selon l’Express du 28 février, le concept serait en plein essor à travers le monde, y compris depuis peu en France, la chaîne américaine « The Strive studies » comptant plus de 320 000 abonnés et cumulant quasiment 20 millions de vues. Selon la sociologue Catherine Lejealle, citée par le journal, « on n’a besoin pas forcément d’un coach, mais de quelqu’un qui va s’entraîner avec vous pour tenir sur la longue durée. Ceux qui réussissent, c’est ceux qui ont travaillé avec les autres. Et l’aide des autres, ici, c’est regarder ces vidéos ou en poster ». Pour plus de détail sur le « gongbang » (c’est le nom de cette nouvelle pratique), voir :
La période actuelle est marquée par des irruptions de violence inattendues et déconcertantes, apparemment irrationnelles, face auxquelles les observateurs et les intellectuels paraissent souvent démunis. Bien qu’elle ne dispense pas d’analyser les causes exogènes de chaque situation de violence, la pensée de Girard permet seule d’en comprendre la logique interne. Elle fournit un cadre d’intelligibilité de portée très générale qui pourrait se révéler fort utile pour guider la réflexion et l’action politique.
Voici quelques propositions au sujet de la violence, évidentes pour ceux qui ont lu Girard :
On n’en finirait plus de dresser la liste des « petites phrases » provocantes d’Emmanuel Macron. Provoquer n’est pas toujours une mauvaise chose, mais ce ne peut être une méthode de gouvernement, surtout quand les provocations sont perçues comme des transgressions, des marques ostensibles de non-respect des codes qui doivent régir la politique comme les rapports sociaux ordinaires. Le caractère transgressif de sa vie privée aurait dû nous alerter : on sent chez Emmanuel Macron la tentation permanente d’agiter des chiffons rouges, de montrer qu’il est assez fort et sûr d’être investi d’une mission pour dire de qu’il pense et s’affranchir de certaines règles non écrites de la vie publique. Avant même d’être élu, il n’avait pas craint de déclarer « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires », ce qui ne peut qu’être perçu comme dévalorisant par tous ceux qui rêvent d’accomplir de grandes choses au service désintéressé de leur pays et de l’humanité. Et l’on a eu ensuite le fameux « pognon de dingue ».
Mentionnons rapidement quelques provocations récentes. Commençons par « l’Otan est en état de mort cérébrale » : c’est largement vrai, mais à le dire aussi crûment on risque de se faire de nouveaux ennemis parmi les pays qui ne peuvent envisager de se passer du parapluie américain. Dans un tout autre registres, annoncer au cours d’une rencontre avec des viticulteurs que l’État ne s’associera pas à l’opération « Janvier sans alcool », c’est dire sans prendre de gants que l’on est à l’écoute des lobbies économiques et qu’on se moque de l’avis des médecins et associations qui luttent contre les ravages de l’alcoolisme. Dernière en date de ces provocations : faire voter par l’Assemblée nationale une résolution affirmant que l’antisionisme est une forme de l’antisémitisme, ce qui est insultant non seulement pour les palestiniens mais aussi pour ceux, y compris juifs, à qui l’État hébreux pose de sérieux problèmes purement politiques par sa nature ethno-religieuse, son histoire faite de violence et d’exclusion et son mépris assumé de la légalité internationale, mais qui n’en considèrent pas moins l’antisémitisme comme une monstruosité.