Mon premier article dans ce blogue1 faisait référence à un passage du livre de la Genèse (chapitre 9, versets 18-28). Noé s’est saoulé avec le vin de sa vigne. Son fils Cham « découvre sa nudité » et va tout raconter à ses frères. Il est maudit par son père.
Dans mon interprétation de ce texte, je m’opposais aux interprétations qui majoritairement accusent Cham de viol contre son père. L’argument classique est que l’expression « dévoiler la nudité » est utilisée dans Lévitique 18 (les interdits sexuels) comme métaphore des relations sexuelles.
J’avais tort. Le passage nous parle bien d’inceste.
Autant la façon de présenter les faits est ambiguë, autant elle ne laisse aucun doute dans un autre passage de Genèse : l’inceste commis par les filles de Lot (chapitre 19, versets 30-38). Or ces deux passages partagent la même structure et les mêmes thèmes2. Dans ces récits, Dieu constate la corruption du monde (de Sodome) et décide de faire table rase de sa création (de la ville). Dans les deux cas, un seul homme est trouvé juste et se voit épargné par Dieu. Les deux récits se clôturent par un épisode familial et dans les deux cas il est question de l’ivresse du père. Les deux filles de Lot le font boire et couchent avec lui ; le parallèle avec Cham et Noé est trop évident pour nier l’allusion à l’inceste.
René Girard nous a quittés le 4 novembre 2015. Pour marquer ces cinq années, voici l’hommage que Michel Serres a prononcé à sa mémoire, le 15 février 2016 en l’église de Saint-Germain-des-Prés. C’est un commentaire des Sept dernières Paroles du Christ. La musique de Haydn accompagnait cet hommage ; ci-dessous à la fin du texte, des liens permettent de retrouver cette œuvre.
Michel Serres
Paroles du Christ : Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.
Paroles des hommes : Aussi loin que nous remontions en nos souvenirs personnels ou par la mémoire de l’histoire, nous étonne la répétition monotone de nos fautes de violence : nous faisons la guerre, nous versons le sang, blessons des innocents, les enfants et les femmes, exploitons les faibles et les misérables, infligeons à autrui des hiérarchies vaines, des cruautés physiques, des humiliations sexuelles ou affectives, jouissons tous les jours du spectacle de la mort, saccageons la face de la Terre, méprisons la connaissance et la beauté… Nous devrions au moins avoir appris depuis notre origine ce que nous faisons. Comment pouvons-nous encore ignorer ce péché originel inscrit au plus noir de nos âmes et continûment dans notre histoire : cette pulsion meurtrière ?
Seul un Dieu d’une miséricorde infinie pourrait nous pardonner la série infinie de ces actes infâmes et l’inconscience où nous restons de ne cesser d’y revenir.
Paroles du Christ qui demande à Dieu qu’Il efface les fautes monotones des hommes : Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.
* * *
Paroles du Christ : Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis.
Paroles des hommes : Nous voulons réussir notre vie. De la paille d’une étable qui vit sa naissance chez les animaux, d’une vie errante sans domicile fixe ni table, jusqu’au supplice final réservé aux misérables, Jésus-Christ donne l’exemple d’une vie ratée ; voilà le premier Dieu qui accepte de mener une existence minuscule, sans maîtrise ni domination, parmi des hommes de rien, jusqu’à l’échec mortel. De cet oubli de la puissance et de la gloire, de ce naufrage social, d’une telle sortie de l’histoire, d’une telle fragilité naturelle jaillit une résurrection surnaturelle.
Son voisin de peine, le larron, donne, lui, l’exemple qu’une vie, plus ratée encore, peut aussi et soudain, par une grâce d’extrême minute, réussir. Cette espérance fait vivre : un seul mot peut nous sauver. Un seul mot peut nous ressusciter.
Le mot de qui ? Écoutons la parole des amants : dans mes bras, aujourd’hui, tu seras au paradis.
Paroles du Christ qui chante l’espérance des misérables et enchante les amants : Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis.
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Paroles du Christ : Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère.
Une lecture du chapitre 20 de l’Evangile selon St Luc
Première partie – Les paraboles cachées
par Hervé van Baren
Le chapitre 20 de l’évangile selon St Luc est une suite de controverses entre Jésus et les autorités religieuses de son temps. On y trouve une unique parabole : les vignerons meurtriers. La métaphore en semble claire. Nous ne sommes pas propriétaires de la création, nous n’en avons que l’usufruit. Le maître c’est Dieu, le fils que le maître envoie pour récupérer la part de la vendange qui lui est due, c’est Jésus, et il sera massacré comme les prophètes qui l’ont précédé.
James Alison, un théologien anglais, relit cette parabole[1] déjà commentée par René Girard[2]. Girard privilégiait la version de Matthieu (Matthieu 21, 33-46) au motif que la pointe de la parabole, la réponse à la question de Jésus : « Lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons ? », est laissée à l’appréciation de son auditoire. Dans la version lucanienne, Jésus pose la question et donne la réponse. Dans les deux versions, la parabole est suivie d’une citation du psaume 118, « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ». James Alison commente :
« Ceux qui sont scandalisés par leur propre implication dans le meurtre qui va se produire […] et par cet enseignement [de Jésus] à ce sujet, vont rester emmurés dans leur scandale ; tandis que ceux qui reconnaissent leur complicité avec les meurtriers et acceptent d’être pardonnés pourront produire le fruit désiré de la vigne ».
Et il en conclut que la révélation de l’amour divin est cette merveille
qui ne nous devient vraiment accessible qu’en traversant notre hostilité.
Pour Girard,
Par un retournement inouï, des textes vieux de vingt et vingt-cinq siècles, d’abord aveuglément vénérés, aujourd’hui rejetés avec mépris, vont se révéler seuls capables […] de ruiner à jamais le sacré de la violence.
Ces lectures éclairées trouvent un écho dans tout le chapitre, et cela constitue un bel exemple de ce que nous avons appelé les paraboles cachées. La parabole visible constitue la « pointe émergée de l’iceberg ».