Ukraine, deuxième année

par Jean-Louis Salasc

 Le 24 février 2023 : un an de conflit en Ukraine.

Un récent rapport des services israéliens évalue le nombre de morts à 176 000, de blessés à 278 000 ; il y manque les civils ; ces chiffres regroupent soldats ukrainiens et russes, quelques autres peut-être.  

Pourquoi toutes ces personnes ont-elles perdu la vie ? Parce qu’une fois de plus, les dirigeants du monde sont entrés dans la spirale de la violence réciproque (1). Une fois de plus, ils obéissent à la logique sacrificielle. Une fois de plus, ils ne savent  que verser le sang pour prétendre, qui à la grandeur, qui à la liberté, qui à la justice, qui à la solidarité, qui à un territoire, qui à la démocratie, qui au progrès, etc.

Pourtant, il est un phénomène que René Girard nous a parfaitement révélé : la « montées aux extrêmes » des rivalités mimétiques impose sa propre existence et fait disparaître l’objet qui les a suscitées. Seul n’existe plus que l’affrontement, devenu pour tous une fin en soi. Dimitri Medvedev : « Une puissance nucléaire ne peut être vaincue ». Joe Biden : « Nous ne pouvons pas laisser la Russie gagner ».

Dans cette escalade, chaque camp s’efforce de préserver sa propre cohésion et les dirigeants s’y emploient par la propagande de guerre. Chacun s’enferme dans un dogme fédérateur parfaitement symétrique à celui de l’autre : nous sommes le bien, l’ennemi est le mal ; nous disons la vérité, l’ennemi ment.

De chaque côté, haro sur qui sortira de cette prison mentale : c’est un traître, que les sycophantes auront tôt fait de lyncher, médiatiquement ou d’autre façon. Une pratique qui aide à maintenir les populations dans le confort de l’unanimité belliciste.

La théorie mimétique ne donne aucune « solution » face à l’escalade ; elle donne simplement une chance à chacun de comprendre qu’il s’agit d’un engrenage dont l’issue ne saurait être que le renchérissement de la violence.

J’aimerais témoigner ici de mon admiration pour quelques personnes. Admiration née, non de « l’ensemble de leur œuvre », mais d’un fait précis : elles ont eu le courage de braver cette unanimité belliciste et prendre publiquement position pour un arrêt des combats et la recherche d’une solution diplomatique. Peut-être, cher lecteur de ce blogue, serez-vous tenté, au vu de cette liste, d’y ajouter un ou plusieurs noms, de sorte que, par contagion mimétique, grossisse le nombre de ceux qui appellent à sortir de la boucle des violences réciproques.

Voici d’abord Henry Kissinger. En tant que secrétaire d’état de l’administration Nixon, il a négocié la fin de la guerre du Vietnam ; cela lui valut en 1973 le prix Nobel de la paix, conjointement avec son homologue Le Duc Tho. En décembre 2022, il a appelé à un cessez-le-feu et des négociations, position qui lui coûte des injures voilées (« A 98 ans, on n’a plus toute sa tête », « Il n’a rien compris à ce conflit ») mais position qu’il a réitérée au forum de Davos en janvier dernier.

Poursuivons avec Elon Musk. Il est co-fondateur de Paypal (avec Peter Thiel, ancien étudiant de René Girard et soutien de sa pensée). Il enchaîne avec Space X, Solar City, Tesla. Il met en place un réseau de satellites de communication en orbite basse, Starlink. Il défraie dernièrement la chronique par le rachat de Twitter. Elon Musk ne saurait être considéré comme un agent moscovite : il a financé sur ses propres fonds l’équipement de l’armée ukrainienne en terminaux Starlink lorsque ses infrastructures de communication furent détruites par l’armée russe. En octobre dernier, Elon Musk propose un plan de paix.

Passons à Jeffrey Sachs. Il est économiste, conseiller spécial du secrétaire des Nations Unies et conseiller auprès du pape François. Dans sa jeunesse, il fut un thuriféraire du « Consensus de Washington », c’est-à-dire des potions amères que le FMI inflige aux pays surendettés. Mais il rencontra son chemin de Damas et plaide désormais pour des dispositions soucieuses des personnes. Dès le début, Jeffrey Sachs affirma que ce conflit n’aurait jamais du avoir lieu et il appelle régulièrement à la fin des combats et à des négociations.

Nous avons encore Jürgen Habermas, célèbre philosophe allemand, auteur de L’Ethique de la discussion et Après l’état-nation ? Il a longtemps loué la retenue qu’il percevait dans les paroles et les actes du chancelier Olaf Scholz. Depuis le récent épisode de la fourniture par l’Allemagne de chars lourds à l’Ukraine, il a vigoureusement dénoncé l’escalade en cours et appelle également à une sortie du conflit par des pourparlers.

D’un point de vue politique, cette liste offre un spectre des plus larges, depuis le libertarien Musk  jusqu’au néo-marxiste Habermas ; elle est réfractaire à une lecture partisane. D’ailleurs, coller des étiquettes, c’est « désigner l’ennemi » : c’est donc l’antichambre du mécanisme de la violence réciproque,  dont précisément nous aurions avantage à nous déprendre.

Et dont 176 000 personnes au moins, auraient eu avantage à ce que les dirigeants du monde se déprissent.

(1) Cf. notre article « L’éternel Retour » :

https://emissaire.blog/2022/04/05/leternel-retour/

Conférence de Jean-Pierre Dupuy

« La guerre nucléaire qui vient »

Une conférence de Jean-Pierre Dupuy, le vendredi 17 mars à 20 heures

En quoi la possibilité de la guerre nucléaire confirme ou altère-t-elle les analyses développées par René Girard et Benoît Chantre dans leur livre Achever Clausewitz? Celui-ci met en scène classiquement l’opposition entre l’attaque et la défense et démontre la primauté de cette dernière.

Avec l’arme atomique, on a affaire à trois termes, et non pas deux : la défense, l’attaque, nommée « préemption », et la dissuasion. On démontrera que la défense est mise hors circuit, tant pour des raisons techniques que par le fait que la dissuasion implique que l’on ne se défende pas : on prouve ainsi à l’ennemi qu’on ne l’attaquera pas en premier. On montrera aussi que dans l’histoire de l’ère nucléaire, la préemption l’a emporté sur la dissuasion et que les chefs d’État soviétiques russes et américains n’ont jamais exclu de leurs répertoires d’action la décision de frapper en premier.

On illustrera ces thèses par la question lancinante : si Poutine perd la guerre conventionnelle contre l’Ukraine, aura-t-il recours, contre les puissances de l’OTAN, à ses armes nucléaires tactiques, domaine dans lequel il est de loin le plus fort ?

Jean-Pierre Dupuy est professeur émérite de philosophie politique à l’Ecole Polytechnique de Paris et professeur de science, technologie et société, et de science politique à l’Université de Stanford. Il est membre de l’Académie française des technologies. Il a été le premier président du Comité d’éthique de la Haute Autorité française de sûreté et de sécurité nucléaires.

La conférence de Jean-Pierre Dupuy sera précédée à 19h00 par l’Assemblée mixte 2023 (Générale et extraordinaire) de l’ARM. 

Pour assister à la conférence :

Forum 104
104, rue de Vaugirard – 75006 Paris

ou par visioconférence (modalités dans l’inscription).

>> Inscription à la conférence de Jean-Pierre Dupuy

>> Inscription à l’AG Mixte.

En introduction à cette conférence, à lire et écouter sur le site de l’ARM :

Recherches / Philosophie politique

Voir aussi la récente publication de Jean-Pierre Dupuy aux Editions du Seuil :

 « La guerre qui ne peut pas avoir lieu »

 

« La Conclusion » de Satyajit Ray

par Benoît Hamot

On a parfois reproché à René Girard de reproduire une certaine vision de la femme comme objet du désir. Lecteur des classiques, mais aussi de Freud, les exemples pris à l’appui de ses hypothèses ne lui appartiennent pas ; ce reproche est donc infondé. En contrepoint d’une vision partielle du désir, l’œuvre de Satyajit Ray permet de nourrir la théorie mimétique à travers une approche originale du désir féminin. Elle est inséparable de la volonté des femmes de s’émanciper des conventions et de certaines traditions ancestrales. L’apport au féministe de l’œuvre de Satyajit Ray est d’autant plus bienvenu qu’il provient d’un continent réputé inéquitable, voire cruel à l’égard des femmes.

Le titre du film La maison et le monde est particulièrement explicite d’une problématique féministe globale. Dans La grande ville, une jeune femme assure un revenu à sa famille en travaillant comme vendeuse de machines à tricoter, tout en se confrontant aux conceptions traditionnelles de sa famille qui voudrait la retenir à la maison, puis à son patron faisant preuve d’un abus de pouvoir. Dans La conclusion, une très jeune femme, Mrinmoyee, surnommée Puglee, préfère jouer dehors en compagnie des enfants et grimper aux arbres. Elle est considérée par tous comme insensée, effrontée, elle est aussi marginalisée en raison de la pauvreté de sa famille qui s’est réfugiée là, après avoir tout perdu dans une inondation.

Ce moyen métrage me semble particulièrement intéressant, notamment par la réaction de rejet qu’il a provoquée chez quelques femmes occidentales à qui j’ai pu le montrer. Le réalisme quasiment ethnographique de Ray à propos des usages matrimoniaux dans l’Inde rurale semble avoir subverti, à leurs yeux, l’intelligence du propos et les intentions de son auteur. De façon comparable, un psychanalyste interrogé sur ce qu’il pensait de René Girard me répondit d’un ton sentencieux, sourcils froncés : « Il a un problème avec la violence… ». J’ai dû retenir un éclat de rire. J’aurais pu lui opposer, sur le même ton sérieux : «  Freud a un problème avec le sexe… »

La conclusion décrit le retour au village d’un jeune étudiant en droit, guindé dans ses habits et ses chaussures de ville. Amu commence par s’affaler dans la boue du rivage en descendant de la barque qui le menait sur la rive du fleuve, ce qui provoque les éclats de rire de Puglee qui l’observait de loin, prévoyant le gag. Comme souvent chez Ray, le son précède la vue [1] ; ce rire franc, Amu l’entendra à nouveau peu après, avant de s’enquérir de l’identité de la rieuse. Fils unique d’une mère vivant seule, Amu revient de Calcutta pour passer ses vacances au village. Il époussette ses livres, remet en place un portait de Bonaparte, range sa chambre. Sa mère ne le lâche pas, et lui annonce qu’elle lui a trouvé une épouse et qu’elle a déjà tout arrangé. Malgré ses objections, il se rend dans la maison de la promise. Entouré de prévenances obséquieuses, on lui présente une gamine maussade.

Mrinmoyee, qui l’a suivi discrètement et observe la scène grotesque par la fenêtre, provoque le chaos en lâchant son écureuil familier dans la salle, puis traverse la pièce en coup de vent, bousculant tout sur son passage. Scène comique, où le carcan des conventions et des obligations qui enserre le jeune étudiant vole en éclat, ce qui lui permet de fuir une situation aussi burlesque que gênante. Dans sa fuite, Mrinmoyee a dérobé les souliers d’Amu déposés dans l’entrée. Leurs visages se verront en face à face pour la première fois, alors qu’elle l’oblige à patauger dans la boue, en chaussettes, pour récupérer ses souliers. Le jeune homme est saisi par le visage de la jeune femme.

Pour desserrer l’étau que sa mère a resserré autour de lui, Amu déclare qu’il veut choisir lui-même son épouse, et que son choix est fait : ce sera Mrinmoyee, au grand désespoir de sa mère. Mais elle finit par s’y résigner et arrange ce mariage comme la tradition le recommande, c’est-à-dire sans que personne ne demande son avis à la jeune fille. La nuit de noce ne se passe évidemment pas comme prévu. Le seul couple que Mrinmoyee semble connaître – son père est également absent – se compose d’un voisin, Haran, qui bat régulièrement sa femme, et elle ne veut pas subir ce sort qu’elle croit inévitable. Lorsqu’elle s’adresse à lui pour la première fois, dans la chambre : « Pourquoi m’avoir épousée ? Amu répond : Parce que j’en avais envie. » Et elle lui fait comprendre l’iniquité de la situation, refuse de s’approcher de son mari, finit par s’éclipser pendant son sommeil pour aller passer la nuit dehors, près de son arbre favori, au bord du fleuve. Elle est retrouvée au matin, endormie sur la balançoire qui pend sous une branche de cet arbre majestueux, puis enfermée dans la chambre par la communauté scandalisée des villageois.

On peut évidemment se scandaliser du choix souverain de l’homme et de la contrainte imposée à sa femme. Mais c’est précisément sa liberté de mouvement et l’effronterie dont elle fait preuve qui ont ébloui l’étudiant sérieux et ordonné, oppressé par sa mère et les conventions sociales. Il n’est pas favorable à ce système traditionnel liberticide, et s’il est parvenu pour sa part à imposer sa liberté de choix, elle n’était nullement acquise au départ. Pendant que prisonnière dans la chambre d’Amu, Mrinmoyee se met à jeter avec rage ses livres et ses objets personnels à travers la pièce, il se tient seul au dehors. Il subit la situation à l’écart du groupe, puis finit par la rejoindre : « Pourquoi se venger sur mes livres ? » Puis évoquant la réaction violente qui était sans doute attendue de sa part : « Sais-tu ce que Haran t’aurait fait ? » Il lui prouve ainsi sa différence avec ce mari violent, et reconnaissant l’iniquité de ce mariage non consenti, il lui annonce sa décision de retourner à Calcutta en la laissant chez elle, tout en lui promettant : « Si tu as besoin de moi, écris-moi et je reviendrai ».

Cinq mois difficiles se passent pour la jeune fille. Elle ne sort plus. Sa décision mûrit lentement, les ultimes vestiges de l’enfance disparaissent, comme son écureuil qu’elle a laissé mourir de faim dans sa cage, au dehors. L’animal familier est une victime de substitution – pléonasme notoire – car elle refusait de s’alimenter sans quitter sa chambre, mais c’est l’écureuil qu’elle laisse mourir de faim à sa place. Suite à ce sacrifice, son visage s’éclaire peu à peu, reflet de ses pensées. La conclusion, suite au retour d’Amu et à l’intrusion par surprise de Mrinmoyee dans la chambre, consistera pour les amants, qui se sont acceptés au-delà de toutes les conventions et de toutes les révoltes, à claquer la porte au nez de la mère qui montait un plateau repas pour son fils. Le titre du film désigne ainsi cette seule scène finale.

Cette conclusion si brève – une porte qui claque au nez d’une mère intrusive, et du spectateur qui reste lui aussi devant cette porte close, dernière image du film – mérite qu’on s’y attarde un peu. Si cette histoire est un conte, quelle en serait la morale implicite ou, autrement dit, la conclusion ? Il apparait que de ces deux personnages, c’est elle qui se conduit avec une liberté de mouvement et un plaisir non dissimulé, quand le jeune homme est tristement empêtré dans les conventions et les règles imposées, à l’image de ses souliers bien cirés et de ses études de droit. Cette dissymétrie s’inverse brusquement lorsque le mariage est décidé ; Amu ne prend pas conscience sur le coup de l’inversion des positions initiales. Mais devant les conséquences, son attitude compréhensive le conduit à prendre sur lui toute la responsabilité de la situation, sans accuser personne, et surtout, sans tenir compte de l’humiliation de se voir ainsi publiquement rejeté. Il aurait pu, en effet, soit accuser sa mère et l’oppression exercée par des traditions archaïques, c’est la voie de la révolte contre l’ordre social, soit s’en prendre au contraire à sa femme en raison de ce double affront : le rejeter en tant qu’homme, et jeter ses affaires personnelles, auxquelles il apportait tant de soin et d’attention, c’est la voie de l’application d’un droit de propriétaire et de mâle dominant que l’ordre social lui a concédé.

La dissymétrie entre les positions sociales et hiérarchiques respectives de l’homme et de la femme produit dans un premier temps un effet de balancier qui les éloigne l’un de l’autre, car il est évident qu’un homme a plus de poids sur le plateau de la balance, symbolisant le droit coutumier. Mais la jeune fille prend peu à peu conscience de son attirance pour cet homme, qui est réelle, car sa façon de le suivre et de lui jouer des tours, de se mettre en travers de la voie imposée par la mère du jeune homme trahit visiblement un désir naissant, encore inconscient : ses provocations sont des dénégations. L’attitude respectueuse de son mari, inédite dans le milieu qui est le sien, lui ouvre une porte de sortie hors du refuge provisoire de l’enfance, vers l’âge adulte et l’avenir, et lui permet également d’échapper à la misère de sa condition sociale.

D’une certaine façon, ce moyen métrage reproduit sur un mode légèrement différent la scène du mariage imprévu d’Apu et Aparna [2], où le couple ne se connaissait même pas, et leur amour n’en sera pas moins profond. Nous avons tendance, dans une société portant l’individu et ses choix personnels au pinacle – mais en le condamnant à sa solitude – à négliger le milieu social et ses conventions, sans lesquels nous ne pouvons exister. Nous croyons aveuglément en la spontanéité du désir, croyance qui préside désormais à la formation des couples. Sans faire l’apologie de l’une ou l’autre situation particulière, sans définir un système idéal, Ray nous montre des personnages en prise avec les aspérités du réel : dans une société pauvre, elles s’imposent durement, et ses films ne font qu’envisager quelques voies de contournement et de survie. Le réalisateur se différencie ainsi radicalement du cinéma populaire hindi, c’est-à-dire du kitsch régnant sur « Bollywood ». Il ne boude pas pour autant le pathétique ni la forme classique du conte. Dans ses films, chaque personnage doit trouver son chemin à travers les épreuves de la vie et les contraintes imposées soit par la tradition, notamment en milieu rural, soit par la profusion des modèles-obstacles, notamment en ville : ce qui sera particulièrement montré dans L’adversaire. Chacun doit atteindre le seul but qui mérite d’être poursuivi, qui est d’aimer, mais sans toujours y parvenir [3].

Un prêtre me fit remarquer qu’autrefois, on mariait des couples qui ne se connaissaient pas, ou à peine, en leur indiquant une finalité : parvenir à s’aimer. L’amour est désormais condition première pour décider d’un mariage. La généralisation dans les sociétés libérales du mariage unisexe – dit « mariage pour tous » – n’a pu être acceptée qu’à la faveur de ce profond changement. L’institution du mariage, fondée initialement en vue de protéger les femmes et les enfants en responsabilisant les géniteurs mâles, est devenue une chambre d’enregistrement du sentiment amoureux. Et qui oserait critiquer le mariage d’amour ?

Pourtant, en plaçant au début d’un parcours de vie commune ce qui était un but à atteindre, cet état amoureux initial s’étiole bien souvent avec le temps, et les couples durent de moins en moins. Désormais, le but n’étant plus d’atteindre, mais de conserver l’état amoureux, la perspective se retrouve inversée et devient dès lors peu encourageante. Le chanteur Stromae se pose en interprète de nos interrogations sur l’indifférenciation des sexes et le délitement des couples, qui se rencontrent de plus en plus fréquemment avec l’aide d’algorithmes : ces systèmes de mise en relation occupent la place encore chaude des marieuses. Le dire ne revient pas à s’en moquer, et encore moins à critiquer ceux qui recourent à ce type de réseaux, mais à regretter que les lieux et les usages sociaux disparaissent : le retour en force du terme convivialité témoigne d’une absence et d’un besoin réels.

Satyajit Ray s’intéresse au mariage dans le cadre d’une société indienne en mutation, accédant à l’indépendance et à la démocratie, mais également travaillée par l’influence du christianisme. Plongé dans la mondialisation, l’individu refuse de voir son existence déterminée par la tradition et par son groupe d’origine. Les couples qui explorent, dans les scénarios de Ray, les voies nouvelles qui s’offrent à eux, ne mettent pas en question le mariage dans ses fondements mêmes, comme c’est le cas en Occident, là où la responsabilité de chacun est diluée dans l’aide sociale abondante consentie par l’Etat, car un tel luxe ne leur est pas donné. Mais en fin de compte, entre le conformisme dû à l’absence de choix individuel dans les sociétés traditionnelles et le conformisme d’un désir mimétique exacerbé par la société libérale, l’écart, généralement réputé abyssal par des occidentaux sans doute un peu trop arrogants, pourrait se révéler moins important que prévu.


[1] Lire à ce propos : Charles Tesson, Satyajit Ray, éd. de l’étoile/ cahiers du cinéma, 1992, p.125

[2] Dans Le monde d’Apu, dernier volet de la trilogie d’Apu.

[3] Notamment dans La déesse, La maison et le monde, Tonnerres lointains, Le directeur de la poste…

Pierre Gardeil, un girardien à redécouvrir

par Jean-Louis Salasc

Il s’appelait Pierre Gardeil. Il était fils de cette incroyable terre lot-et-garonnaise. Quelques kilomètres-carrés d’où, en quelques décennies, sont issus Michel Serres, Francis Cabrel, Carmen, alias Béatrice Uria-Monzon, le compositeur Jacques Castérède et le récent prix Nobel de physique, Alain Aspect.

Pierre Gardeil est né à Astaffort, près d’Agen, en 1932. Sa maîtrise en poche, il choisit d’enseigner la philosophie, puis y ajoute les lettres. Après une année à Albi, il devient professeur au Lycée Saint-Jean, à Lectoure dans le Gers. Il y a été élève, il en deviendra directeur. De 1967 à 1986, sous son impulsion, l’établissement acquiert une grande notoriété. Il développe les activités musicales et théâtrales. Pierre Gardeil, passionné de musique, fonde la chorale du lycée. C’est en y chantant que Béatrice Uria-Monzon se découvre la vocation qui fera d’elle l’une des plus grandes sopranos de sa génération.

 Mais Pierre Gardeil est également un écrivain et un théologien. Il publie une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles. Depuis l’évocation de son enfance avec « Mon grand-père avait aussi un grand-père » jusqu’à la théologie exigeante des « Quinze regards sur le corps livré ».

Ce livre fut publié en 1997 ; il était préfacé par René Girard. Car Pierre Gardeil fut et demeure un grand girardien.

Non seulement de conviction, mais aussi de pratique. Car sa découverte de la pensée de Girard est l’œuvre d’un médiateur : en l’occurrence Michel Serres. En 1969, Michel et Pierre firent connaissance, par l’intermédiaire de leurs frères respectifs, Claude et André. Leur amitié fut immédiate, nourrie, outre la philosophie, par leurs passions communes pour le rugby et la musique.

A cette époque, Michel Serres s’efforçait de faire connaître l’œuvre d’un autre de ses amis : René Girard. Pierre Gardeil, bien sûr, ne put échapper à son zèle. C’est en 1972, quand parut « La Violence et le sacré » que Michel Serres parla de René Girard à Pierre Gardeil. Jean-François, l’un des fils de Pierre, se souvient précisément de Michel Serres déclarant solennellement : « Pierre, tu vas devenir girardien ! »

Ce qui advint. Comme pour beaucoup, la découverte de la théorie mimétique, d’ailleurs encore en gestation, constitua un véritable choc intellectuel. Et ce choc poussa Pierre Gardeil à écrire lui-même.

Cette épisode illustre le mimétisme dans ce qu’il a de positif et de meilleur. Car Pierre Gardeil n’est pas un répétiteur de la vision girardienne. Sa rencontre avec Girard a fécondé sa pensée propre.

Pour preuve, ses « Quinze regards sur le corps livré ». Pierre Gardeil y approfondit la question du sens de l’eucharistie, terrain sur lequel René Girard  ne s’était pas engagé.

Les trois premiers chapitres de ce livre présentent la théorie mimétique de façon étonnante. La plupart du temps, pour ne pas dire toujours, les exposés de la vision girardienne commencent par le mimétisme, puis passent au désir mimétique, aux rivalités, et parviennent enfin à la théorie du bouc émissaire.

Pierre Gardeil s’y prend différemment. Il commence par le sacrificiel, et le mot « mimétisme » n’apparaît sous sa plume qu’au bout de quarante-six pages d’explication de l’anthropologie girardienne. Pourtant, c’est bien Girard. Tout Girard, mais pas seulement Girard.

Après les chapitres de présentation de la théorie mimétique, Pierre Gardeil soutient sa propre thèse relative à l’eucharistie ; il y fait preuve d’une impressionnante rigueur intellectuelle. Il constate d’abord que ce sacrement constitue un « angle mort » de la théologie, parfois même source de mésinterprétation (« … et de son Père apaiser le courroux »). Il rappelle ensuite la lecture girardienne de la Passion,  révélatrice de la fausseté fondamentale du mécanisme sacrificiel. Mais une fois déconstruit ce mécanisme, où trouver l’espérance ? Et c’est là que Pierre Gardeil va plus loin que Girard. Quand ce dernier en appelle à une décision unanime de ralliement à la non-violence, Pierre Gardeil voit le chemin de l’amour dans l’eucharistie. La Cène et la Croix sont indissociables, car Jésus ne meurt pas pour Dieu, mais pour les hommes ; l’eucharistie renouvelle le lien entre les fidèles et Jésus, lien qui donne force contre la séparation, la séparation où réside le péché. Il retrouve ainsi Jean-Paul II : « Le mystère redoutable de l’amour, dans lequel la création est renouvelée ».

Pierre Gardeil propose ensuite quelques chapitres dans lesquels il détecte en sous-jacent, dans diverses œuvres, sa vision de l’eucharistie, soit comme contre-exemple, soit comme matrice : un roman d’Ismaël Kadaré, un poème de Baudelaire, un passage de Proust, un film de Fellini, des nouvelles de Pierre Klossowski.

Et il termine son livre par une scène théâtrale : des anges et un personnage, à découvrir, évoquent deux épisodes de la vie d’Isaac. D’abord celui de ses doutes quant à l’amour de Rébecca, puis la scène du sacrifice évité. Extraordinaire chapitre final, dans lequel Pierre Gardeil réalise le tour de force de récapituler la théorie mimétique en même temps qu’il dévoile une clef de compréhension de la Passion et du sens de l’eucharistie. Dans un style concis et plein de grâce.

Car Pierre Gardeil écrit de façon très heureuse. Il a le sens de la formule : « Le sacré est l’avatar bénéfique de la méchanceté humaine » ou encore « La science ne produit pas le sens, elle ne produit que le pouvoir ». Citons encore : « … celui de notre sommeil, à un jet de pierre de Jésus accablé, lui-même à des années-ténèbres des trois apôtres, en qui nous reconnaissons si bien notre torpeur ».

Quant au mimétisme lui-même, il le résume en une phrase vertigineuse :  « Mimétisme : le désir prend pour objet le miroir de soi-même et le jeu mortel installe dans sa solitude le sujet « mis en abîme », à jamais incapable de comprendre l’autre qu’il se condamne à ne pas voir ».

Mais, mieux que ces commentaires, il faut lire la préface de René Girard, élogieuse et profonde, et entrer dans ces « Quinze regards sur un corps livré ».

Pierre Gardeil s’éteignit le 14 septembre 2010 à Agen. Lors de ses obsèques, Michel Serres prononça un éloge dont voici quelques extraits :

(…)

« Pierre, tu fus aussi, tu fus surtout un homme d’œuvre : une dizaine de livres magnifiques resteront pour témoigner longtemps parmi nous de tes talents de conteur fascinant et de théologien subtil. Ton ouvrage ultime, où éclate ton génie, te parvint, fraîchement imprimé, sur ton dernier lit de souffrance.

 (…)

​Ta voix joviale, ton éloquence nombreuse, ta langue d’oc sonore, ta générosité gasconne m’avaient rendu le monde meilleur, plus dense, plus solide, réel. Ta culture d’excellence ne planait pas dans des brumes abstraites, mais s’enracinait dans notre sol commun.

(…)

 Adishatz, Pierre, adieu, comme on dit ici, sans y penser. À Dieu. »

Le site consacré à Pierre Gardeil donne une foule de renseignements et propose des enregistrements audio et vidéo de conférences données par Pierre Gardeil. Lien vers le site :

https://www.pierregardeil.fr/

Quelques-uns de ses ouvrages :

« Quinze regards sur le corps livré », préface de René Girard, Ad Solem, 1997

« Alors, le bon Dieu, c’est fini ? », Ad Solem, 1999

« Mon livre de  lectures », Ad Solem, 2001

« Le levain de village », préface de Michel Serres, Kephas, 2008

« Mon grand-père avait aussi un grand-père », Dialogues, 2010

La Déesse

par Benoît Hamot

Le rapport de Satyajit Ray à la religion apparait avec évidence dans ses films destinés au public bengali et plus largement, indien. Dire que l’Inde est particulièrement marquée par la présence et la confrontation de diverses religions est une évidence qu’il n’est pas besoin de rappeler. Lorsqu’il filme une Inde rurale profondément attachée à ses traditions, cet homme de la ville se confronte à un monde qui n’est pas le sien, qu’il découvre d’une certaine manière en même temps que nous, avec une curiosité et une distance critique évidentes.

Dans le film « La Déesse » (1960), Ray instaure encore une fois un désir triangulaire. Le père Kalikinkar et son fils Umaprasad s’opposent autour de la figure principale d’une jeune femme, Doyamorjee, l’épouse du fils. Le père, riche propriétaire, figure patriarcale dominante, est un adorateur obsessionnel de la déesse Kali, considérée au Bengale comme « mère » (« Ma »). Déesse bifrons à la fois positive et négative, donnant la vie et la détruisant. La jeune femme vit dans la vaste demeure familiale, pendant que son mari poursuit ses études à Calcutta. Kalikinkar prend ouvertement sa belle-fille, serviable et complaisante, pour une « petite mère » consolatrice, « envoyée par Kali » pour prendre soin de ses vieux jours.

Ce palais accueille également un autre fils, sa femme et leur enfant Khoka, très attaché à Doyamorjee, qui prend là encore la place de mère. L’enfant fuit manifestement la mésentente de ses parents en raison de l’alcoolisme de son père, soumis à l’ordre patriarcal imposé par Kalikinkar, quand son frère Umaprasad – manifestement influencé par la Renaissance bengali et le mouvement Brahmo Samaj – s’oppose sourdement à lui.

Suite à un rêve, Kalikinkar est convaincu que Doyamorjee est la réincarnation (ou avatar) de la déesse Kali. Il instaure aussitôt un culte autour d’elle, qu’elle subit avec passivité malgré sa pénibilité : son évanouissement suite à la longueur des séances imposées avec musique répétitive et fumées d’encens est pris pour une extase. Un enfant malade est amené à ses pieds par son grand-père désespéré, et sa guérison au bout de quelques jours est considérée comme preuve de sa réincarnation. Les foules accourent, les guérisons semblent s’enchaîner, et la jeune femme ne sait plus qui elle est. Son mari Umaprasad, revenu de Calcutta, tente en vain de la sortir de la situation. Son épouse lui est en quelque sorte enlevée par son père, mais la question dépasse largement celle du désir triangulaire, de la rivalité, ou d’un patriarcat oppressif, à l’image du « père de la horde primitive » freudienne, qui se réserve toutes les femmes de la tribu.

Séparé de cette mère de substitution, devenue inquiétante parce qu’avatar de Kali, son neveu Khoka tombe malade, et l’enfant lui est confié, car même le médecin s’incline devant le « pouvoir » de la déesse Kali. Il ne survit pas. Umaprasad revient alors de Calcutta pour la seconde fois, enfin décidé à affronter son père et à sauver sa femme de son influence, mais il est trop tard. La pression sociale qui s’est retournée contre Doyamorjee, l’a rendue folle. Pour ses adorateurs, la déesse mère s’est retournée en une « ogresse » redoutée, incarnant désormais le versant destructeur et négatif de Kali : mais c’est bien la foule des dévots qui menace la jeune femme, et non l’inverse, ce que Ray montre clairement car elle déclare à son mari qui l’a rejoint : « Vite, vite, il faut nous en aller, ils vont me tuer ! » avant de disparaitre seule, dans le brouillard.

Le paradoxe sacrificiel se manifeste là, qui réunit la foule autour d’une victime successivement adorée puis rejetée. Ray n’ignore pas la dimension désirante, parallèle au religieux, qui conduit certains hommes à hisser une jeune femme jusqu’au panthéon des dieux, avant de la lyncher. Dans le cadre de la théorie mimétique, le phénomène de bouc émissaire est habituellement décrit dans le sens opposé – la victime est déifiée – mais la position critique de la Pythie ne nous est pas inconnue. Le pouvoir de divination ou de guérison miraculeuse qui lui est attribué pouvait à tout moment s’inverser : la confrontation entre la Sphinge et Œdipe l’amène à se jeter dans le vide lorsqu’Œdipe parvient à résoudre l’énigme. Ce jeu de devinettes désigne toujours l’un ou l’autre comme bouc émissaire. Ces « suicides » imposés par la foule sont toujours d’actualité en Inde ou en Chine. La dimension sexuelle du phénomène était déjà décelable, notamment dans le mythe des Sirènes ou de Méduse, où attirance et répulsion, séduction féminine et danger se confondent [1]. Ray réactualise le mythe en montrant sa réalité concrète sur une victime féminine de la bigoterie hindoue : les effets du doute sur sa propre identité bouleversent le visage de Doyamorjee.

La critique de l’hindouisme traditionnel est constante dans l’œuvre de Ray. Dans « Le Saint », le personnage typique du guru sera tourné en dérision : il s’agit de vulgaires charlatans, de bandits, de bouffons. Il en sera de même dans « Le Dieu éléphant » où, à travers les yeux d’un enfant, les dieux du panthéon hindou se placent au même niveau que les super-héros de bande dessinée. Tintin, Tarzan et Ganesh se côtoient gaîment dans les livres illustrés étalés dans sa chambre. Le phénomène religieux traditionnel est ainsi présenté dans toutes les modalités, allant de la terreur sacrificielle au burlesque ravageur, tel ce guru racontant ses conversations avec les dieux, en passant par le refus du jeune héros de devenir prêtre dans « L’Invaincu ». Le sacré est entièrement démonétisé, il appartient au registre de l’horreur, du kitsch, du mensonge ou du ridicule.

Ray est-il pour autant hostile au phénomène religieux, à la manière de l’anticléricalisme athée ou du rationalisme occidental ? En parvenant à aborder dans son œuvre cinématographique tous les aspects de l’expérience humaine, Ray épouse au plus près le point de vue anthropologique de René Girard, dont on sait ce qu’il doit au christianisme. Il est donc légitime de se demander ce qu’il nous dit à ce sujet. La pensée chrétienne deviendra le thème principal du film « L’Expédition » (1962), mais elle apparaît implicitement dans l’ensemble de son œuvre, elle constitue sa ligne et son point de fuite : c’est la recherche constante de l’amour et de la vérité.


[1] Selon P. Legendre cité par F. Caumont, la Sphinge grecque « provient de « sphiggô » signifiant « serrer, lier étroitement, nouer » : elle est littéralement « l’Etrangleuse » », et la déesse Kali est très proche de cette figure de l’antiquité. Caumont Frédéric : « Quand Œdipe rencontre la Sphinge », Imaginaire & Inconscient, vol. 20, no. 2, 2007, pp. 109-121.

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Les urgences de Benoît XVI

par René Girard

Le pape émérite Benoît XVI, alias Joseph Ratzinger, s’est éteint le 31 décembre dernier. Il laisse, outre sept encycliques, une œuvre théologique considérable, pas moins de cinquante-et-un ouvrages, dont vingt publiées pendant son pontificat, entre 2005 et 2013.

Pour marquer cette disparition, nous redonnons ici un article publié par René Girard dans le Figaro à l’occasion de la sortie, en 2007, du premier tome de l’ouvrage de Benoît XVI consacré à Jésus.

POURQUOI les interprétations des Béatitudes, du Notre Père ou de la parabole du Bon Samaritain, dans le Jésus de Nazareth de ­Joseph Ratzinger-Benoît XVI, m’ont-elles à ce point touché ? Au-delà de la méditation théologique qu’il propose, il y a dans ce livre dense un aspect qui me semble essentiel. Le Pape nous dit qu’il lui semble « urgent de présenter la figure et le message de Jésus durant son activité publique, dans le but de favoriser pour le lecteur la croissance d’un rapport vivant avec Jésus ».

Pourquoi cette « urgence » d’un « rapport vivant avec Jésus » ? Voilà la vraie question. Benoît XVI, qui prononça à Ratisbonne un plaidoyer pour une théologie rationnelle, seule à même d’éviter les « pathologies de la raison et de la foi », nous livre aujourd’hui une image « urgente » du Christ, nourrie par « une abondance de matériaux et de connaissances, qui présentent la personne de Jésus de façon bien plus vivante et bien plus profonde que nous ne pouvions l’imaginer il y a encore quelques décennies ». Le Christ nous serait-il plus proche aujourd’hui qu’il ne l’était hier ? Il faut le croire. Si le livre du Pape en dit long sur les avancées de l’exégèse, il en dit plus encore sur les temps dans lesquels nous sommes entrés.

Nous croyions jadis le Christ proche parce que nous ignorions tout de son histoire. Seule « la foi en sa divinité (avait) façonné son image après coup », écrit Benoît XVI. Les hypothèses de la méthode historico-critique, en même temps qu’elles prétendaient nous révéler le Christ historique, ont contribué au fait que « la figure même de Jésus s’éloignait encore plus de nous ».

C’est dans ce vide que s’est engouffré le matérialisme du monde occidental. Les reconstitutions du Christ en « révolutionnaire anti romain » ou en « doux moraliste » nous ont fait perdre la spécificité du rapport intime que le dernier des prophètes est venu nouer avec chaque homme. Elles ont obscurci notre rapport à celui qui se définit comme l’unique Modèle. Le Christ nous invite moins à le suivre qu’à imiter la relation qu’il tisse avec son Père. C’est Dieu et Dieu seul que Jésus apporte aux hommes, répète Benoît XVI. Suivre le Christ, c’est par lui entrer en relation avec le Père.

Mais le fossé s’est tellement élargi depuis les années 1950 entre le « Jésus historique », difficilement perceptible à travers les textes, et le « Christ de la foi », modèle de vie et sauveur des hommes, qu’il était devenu urgent de réconcilier la vérité scientifique avec l’intégrité de la foi. C’est cette tâche qu’entreprend Joseph Ratzinger, fort de l’autorité que lui confère Benoît XVI.

L’un des enjeux exégétiques de ce livre consiste à radicaliser l’entreprise de Rudolf Schnackenburg, exégète catholique allemand qui constatait, au terme d’une vie de recherche, « qu’une entreprise scientifique usant de méthodes historico-critiques aura bien du mal à fournir une image satisfaisante du personnage historique de Jésus de Nazareth ». Benoît XVI s’applique donc à présenter en Jésus le prophète juif qui, par sa mort et sa résurrection, nous donne Dieu même.

Le « centre de la personnalité » de Jésus est d’abord et avant tout sa « communion avec le Père ». D’où l’importance pour Benoît XVI de l’Évangile de Jean, où la proximité du Christ à son Père se dit avec le plus de force : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que Je Suis / et que je ne fais rien de moi-même / mais je dis ce que le Père m’a enseigné » (Jean, VIII, 28). Cette élévation n’est autre que la crucifixion, c’est-à-dire le don total que Dieu fait de lui en la personne de son Fils. Que nous suggère ici Benoît XVI, sinon que le vrai visage du Christ tient dans une discontinuité historique et une continuité divine ? Tel est l’événement inouï de la Passion : elle rompt avec la continuité sacrificielle en même temps qu’elle renoue avec la divinité. Le Dieu que toutes les religions archaïques ont entrevu sans le connaître, Jésus nous le révèle par sa mort et par sa résurrection. Ainsi Benoît XVI ne s’interdit pas de « voir transparaître dans l’histoire de Cana le Mystère du Logos et de sa liturgie cosmique, dans laquelle le mythe de Dionysos est complètement transformé tout en étant conduit à sa vérité cachée ».

Le vrai débat est entre Dionysos et le Christ

Nous pouvons maintenant entrevoir cette « urgence » dont nous parle Benoît XVI. Elle tient toute dans ce « dévoilement » du Fils « consubstantiel » au Père. Restituer la parole des Écritures dans leur contexte originel, ce n’est pas leur faire perdre leur actualité. C’est retrouver leur ­climat apocalyptique. C’est donc quitter l’historicisme pour l’urgence du temps qui vient. L’« exégèse canonique », telle qu’elle s’ébauche dans les pays de langue anglaise, nous rendra peut-être capables de saisir le sens eschatologique de la Bible et des Évangiles.

Retrouver la continuité prophétique, c’est comprendre l’événement qui, en Jésus-Christ, vient « nous arracher aux simples habitudes ». Ce n’est plus la reconstitution historique qui importe alors, mais bien la récapitulation de l’histoire, et celle-ci s’effectue à partir de la Passion. Le vrai débat est entre l’archaïque et le chrétien, Dionysos et le Christ, le sacré et la sainteté. Il est urgent de le dire, car le sacré fait retour au moment même où nous pensons nous en être débarrassés. De cette dangereuse proximité, qui ne fait qu’un avec la violence planétaire, seul le Christ peut nous protéger.

Qu’en conclure, sinon que Jésus est l’unique modèle auquel nous pouvons nous identifier sans risque ? Les Béatitudes, affirme Benoît XVI, sont « une manière d’aller contre ce que tout le monde fait, contre les modèles de comportement qui s’imposent à l’individu ». Voilà pourquoi le visage de Jésus est aujourd’hui plus proche qu’il ne l’a jamais été. Nous avons plus que jamais à choisir entre un conformisme dévastateur ou ­cette « imitatio Christi » que le salut du monde impose.

Publié initialement le 24/05/2007

Le lien vers la publication originale par le Figaro :  

https://www.lefigaro.fr/livres/2007/05/24/03005-20070524ARTWWW90358-les_urgences_de_benoit_xvi.php

Référence :

Benoît XVI, Jésus de Nazareth : du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, Paris, Flammarion, 2007

Imitation, cognition et hominisation

par Claude Julien

Si l’on retient que c’est le développement inouï de la culture, au sens le plus large du terme, qui distingue l’espèce humaine, Homo sapiens, de toutes les autres espèces vivantes de notre planète, il est tentant d’intégrer le fait culturel non seulement comme un résultat du processus d’hominisation, mais aussi comme son moteur.

Jusqu’à une époque récente, les paléoanthropologues se sont appuyés sur (et contentés de) l’idée avancée par Charles Darwin dès 1871 que les préhominiens qui avaient acquis la bipédie pouvaient ainsi disposer de leurs mains pour fabriquer, utiliser et transporter des outils, notamment pour chasser et se défendre des prédateurs, et que cela représentait un avantage évolutif. En continuité directe, était apparu dans les années 1980 le scénario dit « East Side Story » selon lequel l’assèchement de l’Afrique orientale secondaire à la formation de la « Great Rift Valley » (grande faille Est-Africaine qui court de l’Érythrée jusqu’au Mozambique) avait favorisé les individus bipèdes dans un espace de savane herbeuse (Coppens, 1983). Là encore, la bipédie était vue comme un préalable à l’hominisation, et même comme son moteur. La découverte de fossiles de préhominiens bipèdes très à l’Ouest de la vallée du Rift et sans présence d’outils autour d’eux a mis à mal cette hypothèse : tout d’abord Abel (Australopithecus Bahrelghazali) en 1995 vieux de 3,5 millions d’années (Ma), puis en 2001, Toumaï (Sahelanthropus tchadensis), hominidé vieux d’environ 7 Ma, probablement bipède. Plus récemment encore (Böhme et coll., 2019), la découverte en Bavière des restes d’un singe à la fois arboricole et bipède (Danuvius guggenmosi) vieux de près de 12 Ma ne laisse plus de doute sur le fait que l’aptitude à la bipédie est un trait, sinon anecdotique, du moins non déterminant dans le processus ayant conduit à l’émergence d’Homo (Brunet & Jaeger, 2017).

Kevin Laland (2017) fait l’hypothèse d’une boucle de rétroaction positive entre culture et biologie : « Les esprits humains ne sont pas seulement façonnés pour la culture ; ils sont façonnés par la culture. » (2017, traduit de l’anglais en 2022 aux éditions La Découverte sous le titre La symphonie inachevée de Darwin : comment la culture a façonné l’esprit humain). En outre, il apporte des arguments convaincants tirés de l’éthologie animale sur le rôle majeur de l’imitation dans ce processus. Cependant, il n’intègre pas la composante potentiellement rivalitaire et donc violente, de l’imitation dans son schéma. En effet, lorsqu’elle porte sur des comportements acquisitifs, l’imitation devient rivalitaire et potentiellement violente. C’est ce que René Girard appelle la mimesis d’appropriation, qui produit le désir mimétique (Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961). Girard fait jouer à l’imitation un rôle moteur dans le processus d’hominisation par le biais des stratégies cognitives de plus en plus sophistiquées qui ont dû être mises en œuvre par les primates en voie d’hominisation pour résoudre le problème de la rivalité destructrice au sein de leurs groupes. L’ensemble de ces stratégies constitue l’essentiel du fait religieux. Cette hypothèse est exposée tout d’abord dans son livre Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) et reprise, pour tout ou partie, dans certains de ses ouvrages suivants, en particulier dans Les origines de la culture (2004) : « Une des thèses de la théorie mimétique qui devrait changer pas mal de choses si on la prenait au sérieux, c’est l’idée […] que toute culture est fille du religieux ».

Le scénario mimétique

Il peut sommairement se résumer comme suit. Le moteur de l’hominisation, c’est-à-dire le trait sur lequel la pression de sélection s’est exercée, est l’aptitude du groupe pré-humain à contenir sa violence interne. Cette violence s’est accrue dans un groupe particulièrement doué pour l’imitation, ce qui représente un danger lorsque celle-ci porte sur les comportements acquisitifs (mimesis d’appropriation), car cela génère des rivalités de plus en plus âpres. Ces rivalités, par contagion mimétique, sont susceptibles de gagner l’ensemble du groupe et donc de le conduire à sa perte. Un tel trait aurait été immédiatement éliminé par la sélection naturelle si, dans le même temps, ce groupe pré-humain, n’avait pu recourir à cette même pulsion mimétique pour convertir la violence du tous contre tous en violence du tous contre un, c’est-à-dire se trouver un bouc émissaire. Le lynchage ou l’expulsion de ce bouc émissaire ramène instantanément le calme et l’entente dans le groupe. Ces effets saisissants du sacrifice font que la victime est « pensée » comme responsable à la fois du désordre qui a précédé son élimination et de la paix immédiatement retrouvée ensuite. Dès lors, la victime se trouve dotée de pouvoirs très extraordinaires qui l’autorisent à prohiber et prescrire. Prohiber, c’est-à-dire poser des interdits destinés à prévenir les comportements mimétiques pouvant conduire à la violence. Prescrire, c’est-à-dire exiger la répétition des gestes qui ont conduit à la réconciliation, autrement dit le rituel sacrificiel. Plus tardivement, et sans doute avec l’apparition d’un langage apte à manipuler et transmettre des symboles, viendra l’élaboration mythologique, autre pilier essentiel de toute religion.

Girard propose qu’un accroissement graduel de la mimesis conduit à la fois à l’augmentation des rivalités et au recours accru à un processus victimaire dont l’efficacité croît en proportion, puisqu’il est de plus en plus apte à produire des interdits, des rituels et finalement des mythes, donc du religieux. « La culture humaine et l’humanité elle-même sont filles du religieux », nous dit-il (Les origines de la culture). Girard postule donc une simultanéité parfaite entre l’augmentation de la mimesis et des capacités cognitives, ce qui peut paraître assez hasardeux. Je crois d’ailleurs qu’il voit le problème. Dans Des choses cachées, il avance au détour d’une phrase « … le surcroît de mimétisme lié à l’augmentation du cerveau. » Pourquoi l’augmentation de la taille du cerveau résulterait-elle nécessairement en un surcroît de mimétisme, ou réciproquement ? Je ne vois à cela aucune raison biologique. Un peu plus loin, Girard concède (Des choses cachées) qu’« il faut concevoir le mécanisme victimaire sous des formes d’abord si grossières et élémentaires que nous pouvons à peine nous les représenter… ».

      Luc-Laurent Salvador (1996) fait justement remarquer que « des capacités de quelque ordre que ce soit qui susciteraient une violence de plus en plus mal contrôlée auraient nécessairement à subir une contre sélection interdisant tout simplement leur apparition ». Pour résoudre cette aporie, il propose le recours à un mécanisme victimaire ébauché, tel qu’on peut l’observer dans certains groupes animaux, en insistant sur les autres modes de gestion de la violence, observables eux aussi dans certaines espèces animales, en particulier les chimpanzés. Les comportements victimaires sont repérables très tôt dans la phylogénie, chez certains poissons et chez les oies cendrées (K. Lorenz cité par Girard dans Des choses cachées), mais aussi chez les poules, tel que rapporté par Boris Cyrulnik (1983) et bien sûr, chez les primates, tel que décrit par Frans de Waal (1986, 1987). Cependant, ces comportements peuvent concerner un nombre très variable de sujets et ne gagnent jamais l’ensemble du groupe au même moment. L’éthologie animale indique donc que le détournement de la violence rivalitaire sur un bouc émissaire est un mécanisme assez archaïque. Mais, s’il permet de résoudre certains conflits, jamais il ne conduit à l’émergence d’une pensée symbolique. C’est peut-être la raison pour laquelle il n’est jamais invoqué par Girard pour combler le « no man’s land présymbolique » dont il parle dans La voix méconnue du réel (2002), et qui constitue la plus grande partie du processus d’hominisation, si l’on estime l’apparition du genre Homo entre 2,5 et 3 Ma, et celle de l’espèce H. sapiens à environ 300 000 ans (Hublin et coll., 2017).

L’hypothèse cognitive

Il me semble que pour résoudre la difficulté du cercle vertueux, au sens évolutionniste du terme, c’est-à-dire la possibilité d’une rétroaction positive entre mimesis et intelligence, il faut postuler une précédence entre l’accroissement de la propension à l’imitation et celui des capacités cognitives. En effet, comme souligné par Salvador et Girard lui-même, un surcroît de mimesis dans un groupe animal ne peut que conduire à la disparition de ce groupe, sauf s’il s’accompagne d’une efficacité accrue et proportionnelle du mécanisme de réconciliation victimaire. C’est ce que postule Girard. Mais, et c’est une simple remarque de bon sens, le mécanisme victimaire, s’il n’a pas d’effet durable, ne peut pas protéger le groupe des rivalités destructrices, qui elles, sont en permanence à l’œuvre sous l’effet de la mimesis. La pérennité des effets bénéfiques du processus victimaire dépend nécessairement de capacités cognitives accrues. En effet, même si les effets du sacrifice sont instantanément prodigieux pour ses auteurs, il faut que ces derniers puissent reconstituer mentalement la séquence d’évènements de la crise victimaire et sa résolution, et donc concevoir un rapport de causalité entre eux, puis en garder le souvenir. En somme, s’il l’on admet l’effet destructeur immédiat d’un surcroît de mimesis, il est nécessaire et suffisant d’imaginer qu’il se produise à chaque fois dans un groupe d’hominiens plus intelligents. Donc, la précédence que je postule doit porter sur cet accroissement des capacités cognitives. Et ce, d’ailleurs, pour une seconde raison : la cognition et l’imitation sont engagées dans une autre boucle de rétroaction positive, celle de la culture matérielle. La production de nouveaux outils, l’innovation technique, qui est un corollaire naturel des facultés cognitives de représentation, de simulation subjective, au sens où l’entendait Jacques Monod (1970), ne présente un intérêt évolutif que si ces progrès sont transmissibles de l’inventeur ou d’un autre adulte possédant ces savoir-faire, aux jeunes en apprentissage. Les données éthologiques indiquent que cette transmission « culturelle » s’effectue essentiellement par imitation (Laland, 2017). En effet, les primates anthropoïdes actuels, en particulier chimpanzés et bonobos, possèdent une culture matérielle rudimentaire qu’ils transmettent de génération en génération, essentiellement par imitation (Chalmeau & Gallo, 1993 ; Whiten & de Waal, 2018). Je fais donc l’hypothèse que les progrès cognitifs ont pu favoriser les groupes préhumains doués de capacités imitatives accrues et ce pour au moins deux raisons, la transmission des savoir-faire techniques et celle des innovations « religieuses », aussi rudimentaires soient-elles.

Les aptitudes cognitives n’ont pas nécessairement été utiles, ou utilisées, tant que les dominance patterns (rapports hiérarchiques stables ; voir de Waal, 1986, 1987) ont régulé la violence au sein du groupe. Dès que ceux-ci ont été débordés par les rivalités mimétiques, elle se sont retrouvées essentielles pour produire des interdits, des rituels et un embryon de pensée symbolique. A l’appui de cette hypothèse, je mentionnerai une publication (Harmand et coll., 2015) qui rapporte la découverte d’outils en pierre rudimentaires vieux de 3,3 Ma, dans un environnement arboré. Cette période correspond à celle des fossiles d’australopithèques et précède d’au moins 500 000 ans les premiers fossiles du genre Homo (Spoor et coll., 2015 ; Villmoare et coll., 2015). Girard aurait peut-être été d’accord avec cette hypothèse : « Et afin d’être en mesure de gérer la complexité cognitive qu’implique le maniement de la sphère symbolique émergente, il fallait un cerveau plus vaste : le mécanisme du bouc émissaire a donc agi comme une forme de pression évolutionniste, comme un élément de la sélection naturelle » (Les origines de la culture).

Références :

Böhme M, Spassov N, Fuss J, Tröscher A, Deane AS, Prieto J et al. A new miocene ape and locomotion in the ancestor of great apes and humans. Nature 575 : 489-493, 2019.

Brunet M, Jaeger JJ. De l’origine des anthropoïdes à l’émergence de la famille humaine. Comptes Rendus Palevol 16: 189-195, 2017.

Chalmeau R, Gallo A. La transmission sociale chez les primates. L’année psychologique, 93 : 427-439, 1993.

Coppens Y. Le singe, l’Afrique et l’Homme. Fayard, 1983.

Cyrulnik B. Mémoire de singe et paroles d’homme. Hachette, 1983.

de Waal FB. The integration of dominance and social bonding in primates. Q Rev Biol 61 : 459-479, 1986.

de Waal FB. La politique du chimpanzé. Le Rocher, 1987.

Harmand S, Lewis JE, Feibel CS, Lepre CJ, Prat S, Lenoble A et al. 3.3-million-year-old stone tools from Lomekwi 3, West Turkana, Kenya. Nature 521 : 310-315, 2015.

Hublin JJ, Ben-Ncer A, Bailey SE, Freidline SE, Neubauer S, Skinner MM et al. New fossils from Jebel Irhoud, Morocco and the pan-African origin of Homo sapiens. Nature 546 : 289–292, 2017.

Laland KN. Darwin’s unfinished symphony: how culture made the human mind. Princeton University Press, 2017.

Monod J. Le hasard et la nécessité. Le Seuil, 1970.

Salvador LL. Imitation et attribution de la causalité : la genèse mimétique du soi, la genèse mimétique du réel : application à la « psychose naissante » et à l’autisme. Université Paris V, 1996. http://l.salvador.free.fr./publis/hominisation.pdf.

Spoor F, Gunz P, Neubauer S, Stelzer S, Scott N, Kwekason A, Dean MC. Reconstructed Homo habilis type OH 7 suggests deep-rooted species diversity in early Homo. Nature 529 : 83-86, 2015.

Villmoare B, Kimbel WH, Seyoum C, Campisano CJ, Dimaggio E, Rowan J et al. Early Homo at 2.8 Ma from Ledi-Geraru, Afar, Ethiopia. Science 347 : 1352-1355, 2015.

Whiten A, van de Waal E. The pervasive role of social learning in primate lifetime development. BehavEcolSociobiol 72 : 80, 2018.

Guérisons et résurrections dans les évangiles (2ème partie)

par Benoît Hamot

3 – Foi et révélation

Lorsque Légion s’écrie : «  Ne me tourmente pas ! » il révèle avant tout la peur qui s’empare de lui devant une puissance inconnue autant que réelle, et qui le traverse. Ce n’est pas un refus de la guérison, une « résistance », mais bien au contraire, si Légion accourt au-devant de Jésus, s’il se prosterne devant lui, c’est qu’il est mû par l’espoir d’une délivrance hors de son état d’extrême souffrance. Il sait, il comprend d’emblée que cette délivrance est imminente. Mais sa crainte de l’inconnu demeure : « Que va-t-il m’arriver ? A quoi ressemblera l’état dans lequel je vivrai ? » La révélation implique toujours un passage douloureux, Jacob lutte avec l’ange, qui le blesse, Jonas ne veut pas quitter sa cabane en marge de Ninive et préfère mourir plutôt que renoncer à son ressentiment [1], Paul tombe à terre, aveuglé, Thérèse d’Avila résiste au péril de sa vie à la présence de Jésus, et dans un registre plus récent, Maurice Clavel fut le témoin lucide des dégâts occasionnés par sa douloureuse conversion [2]

On peut penser que cette crainte devant une puissance de transformation et de guérison inouïe est également partagée par les Géranésiens constatant ce qui vient de se produire. Ils ne chassent pas Jésus, mais ils « le prient de s’éloigner ». Leur crainte est empreinte de respect, mais le temps d’une conversion collective à la dimension universelle du judaïsme n’est pas venu, cela exigerait pour le moins une longue préparation, et c’est aussi pour amorcer ce passage que Jésus demande à l’homme délivré de ses démons de rester parmi les siens, afin de témoigner.

Girard a beau jeu de se défendre à l’avance des critiques, consistant à l’accuser de choisir les passages des évangiles qui seraient à l’avantage de son hypothèse tout en excluant les autres, et notamment les nombreux miracles [3]. Il n’en reste pas moins vrai que ce passage est particulièrement bien choisi pour servir la théorie mimétique, et qu’il n’a pas analysé les autres guérisons miraculeuses. Aussi, la tentation d’extrapoler son interprétation particulière devrait-elle être engagée avec circonspection, au risque d’appliquer ce schéma à l’ensemble des miracles, guérisons et résurrections. Une telle approche néglige non seulement la réalité et la spécificité psychotique, mais également l’absence évidente de lien entre, par exemple, une cécité ou une surdité congénitale et un phénomène de polarisation mimétique de type bouc-émissaire. De plus, la folie n’est pas une maladie, mais un état de conscience correspondant à un dérèglement des interactions mimétiques qui fondent notre humanité, et nous permettent de vivre ensemble.

Il n’en reste pas moins vrai que toute maladie ou handicap, fut-il congénital, est à cette époque considéré comme la marque infamante d’un péché, d’une faute, et la mort elle-même reste toujours plus ou moins suspecte à cet égard. C’est bien pour cela qu’il faut se méfier des cas où le terme « possession » est employé dans le texte évangélique : toute maladie est alors interprétée comme l’intrusion et la possession du corps par un esprit mauvais, mais cela n’implique pas pour autant qu’un problème relationnel en soit la cause. Cette idée reste néanmoins présente jusqu’à nos jours dans nombre de « médecines parallèles », extrapolant la réalité avérée de certains troubles psychosomatiques connus. Si Jésus précise que la guérison implique le pardon des péchés, c’est aussi en réponse à cette équivalence douteuse. S’adressant à un paralytique, il lui déclare de prime abord : « Tes péchés te sont remis » (Mt.9, 2 Mc. 2,1 Lc. 5,17), avant de lui ordonner : « Lève-toi ». Il donne à cette occasion une leçon aux scribes qui l’accusent de blasphème.

On peut se demander si la tentation d’inverser l’accusation ne revient pas au même. Initialement orientée vers la personne souffrante et supposée fautive, elle se dirigerait désormais vers le groupe supposé persécuteur. On ne sort pas de l’accusation, la recherche de coupables ne cesse jamais. Mais il ne suffit pas de critiquer l’approche girardienne de l’épisode géranésien, et je voudrais maintenant proposer une interprétation alternative.

4 – La foi agissante

Il n’y a pas de point commun entre la paralysie, la cécité, la lèpre, la surdité, l’épilepsie, la possession démoniaque, l’hyperménorrhée ou métrorragie, des œdèmes, la fièvre, la mort… toutes souffrances que Jésus parvient à guérir, et quelquefois même sans exercer sa propre volonté : le simple fait de toucher son manteau produit sa prise de conscience de « la force qui était sortie de lui » (Mc.5, 30) quand la foule se presse autour de Jésus. La guérison immédiate de la femme souffrant de saignements s’ensuit, et Jésus ne parvient même pas à l’identifier parmi tous ceux qui l’entourent.

Par contre, un point commun réunit toutes les guérisons miraculeuses : c’est la foi des malades ou des possédés, et parfois la foi de ceux qui intercèdent en leur faveur (notamment la femme cananéenne et sa  fille, le centurion et son fils, le pharisien Jaïre et sa fille…) La foi, ou autrement dit, la « certitude de la vérité » (Tresmontant) qui est en lui. La certitude que Jésus est bien fils de Dieu, et donc cocréateur de l’univers, vivant au-delà de l’espace et du temps, et qu’à ce titre, rien ne lui est impossible, et que selon ce point de vue, sa capacité à guérir tous les maux imaginables n’est qu’un détail, et celle de ressusciter les morts aussi. Cette dernière question est principale, notamment du point de vue de la controverse théologique qui divise sadducéens et pharisiens.

Le récit de la résurrection de Lazare montre encore l’importance de la foi en Jésus pour que le miracle s’accomplisse, et c’est Marthe, c’est-à-dire encore un tiers, qui la rend possible en venant elle-même au-devant de Jésus, qui s’est mis en marche vers Béthanie quatre jours après la mise au tombeau de Lazare. Jésus lui demande alors directement : « Je suis la résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Le crois-tu ? » Et la réponse positive de Marthe ouvre la voie. Pourtant, Jésus reste encore sur place, attend la venue de Marie et des autres personnes présentes à Béthanie, qui l’amènent ensuite jusqu’au tombeau.

C’est cet événement, volontairement effectué au grand jour et en public, qui provoque la décision du conseil des prêtres de faire mourir Jésus, mais aussi Lazare. Si lors des miracles précédents, Jésus demandait la discrétion des témoins, c’était afin de ne pas se mettre en danger, et ceux qui bénéficiaient de la guérison aussi, à plus forte raison lorsqu’il s’agissait de résurrections. Ce n’est pas en raison d’une prétendue « consigne du secret messianique » comme le prétend une certaine tradition théologique (voir Mc 1, 34 et la note de l’E.B.J.) dont on ne voit pas quelle pourrait être la justification. L’enseignement du rabbi est public, et s’il ne laisse pas pénétrer la foule dans la maison de Jaïre, c’est parce que ce n’est pas un spectacle – Matthieu signale la présence de joueurs de flûte…– et non parce que la foule serait responsable de quelque façon que ce soit de la mort de la fillette (ou de son coma hypoglycémique : mais là n’est pas la question).

Pourquoi avons-nous autant de mal à admettre que la foi puisse être agissante ? Des générations d’exégètes ont tenté de minimiser l’importance des miracles, voire de la résurrection de Jésus. Pourtant, ce qui différencie les chrétiens des innombrables sympathisants de Jésus, c’est la certitude de sa résurrection. Cette certitude n’est pas sans fondement logique, car sans résurrection, nous n’aurions certainement jamais entendu parler de Jésus.

« En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, Je Suis. » (Jn.8, 58). Cette déclaration dépasse toute tentative d’explication scientifique [4], fut-elle induite par la théorie mimétique. Et le miracle suivant est destiné à confirmer la divinité de Jésus : la guérison d’un aveugle de naissance. Où s’exprime la persistance d’une croyance en l’équivalence de la faute et du handicap chez les disciples eux-mêmes – « Rabbi, qui a pêché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » – et la réponse : « Ni lui ni ses parents n’ont pêché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu. » (Jn.9, 3) Et il le guérit en enduisant ses yeux d’un peu de boue formée de sa salive et de la terre couvrant le sol, reprenant ainsi les gestes d’Elohim formant « le glébeux » à son image : Adam [5]. Ce travail de création est opéré, comme souvent, le septième jour, pendant le sabbat. L’inachèvement de la création originelle, Jésus prétend l’achever pendant ce temps qui lui fut réservé depuis l’origine. « Autrement dit, le Père, en Jésus, apporte la continuation et l’accomplissement de la Création elle-même. Le sabbat est pour Jean le symbole de la Création interrompue, qui enferme les observateurs dans une incapacité à participer davantage aux œuvres du Père [6]. »

La lecture anthropologique de la Bible opérée par René Girard nous a ouvert les yeux sur une dimension inédite, qui nous apparait désormais nécessaire, évidente. Elle est également source de créativité dans de nombreux domaines. Il me semble qu’elle comporte néanmoins un risque, celui d’un certain dogmatisme comparable à celui qui anime des scribes accusant Jésus de blasphème. Ce point de vue dogmatique, sensiblement différent de celui des théologiens – notamment les scribes et les pharisiens des évangiles –se veut désormais rationnel, scientifique, et il en vient parfois à s’appuyer sur l’hypothèse mimétique elle-même. Mais si l’on convient, avec Dupuy et Friedman, que la science est une théologie qui s’ignore [7], c’est de ce côté-là qu’il faut diriger notre attention vigilante, afin de laisser toute sa place à la foi qui seule, permet d’opérer des transformations profondes.

Ce point de vue chrétien ne prétend pas pour autant se poser en surplomb par rapport à ceux qui ne partagent pas la foi en la résurrection. On est tout à fait en droit de retenir les implications anthropologiques de la lecture girardienne de la Bible sans se convertir au christianisme, et c’est déjà beaucoup. Loin de toute position surplombante et dogmatique, la foi doit au contraire nous permettre de porter toute notre attention aux plus petits parmi nous, aux enfants, aux « simples en esprit », à ceux qui souffrent d’injustices, et parfois, aux fous, qui croient aux miracles, qui croient en Dieu, qui espèrent en la vie éternelle.


[1] Je me réfère et reconnais ici la pertinence de l’analyse d’Hervé van Baren, exprimée dans une vidéo sur Jonas.

[2] Voir : Maurice Clavel, Ce que je crois

[3] Le bouc émissaire, p.236

[4] Alison précise : « Voici donc la place d’où Jésus parle : il n’est pas seulement l’aboutissement du projet, il est le projet lui-même. » La foi au-delà du ressentiment, p.120

[5] Alison a écrit des pages remarquables à ce sujet, dont je me suis inspiré : La foi au-delà du ressentiment, p.35 et suivantes.

[6] James Alison, Le péché originel à la lumière de la Résurrection, p.231, voir également p.241 et suivantes.

[7] J-P. Dupuy, La marque du sacré, Carnets Nord, p.71-117

Guérisons et résurrections dans les évangiles (1ère partie)

par Benoît Hamot

1 – La folie de Légion

Qui est contre Jésus ? A cette question, personne n’ose plus lever le doigt. Est-ce à dire que le christianisme a triomphé ? Cela se saurait… Pourtant, chaque parti entend bien se prévaloir de l’enseignement de Jésus, depuis le Dalaï-Lama jusqu’à Vladimir Poutine, chacun entend tirer parti de celui qui est devenu un modèle universel. Dans ce contexte, la théorie mimétique se propose d’approfondir l’enseignement du Rabbi galiléen dans une direction désormais scientifique, c’est-à-dire dans tous les domaines des sciences humaines, de la psychologie à l’économie politique. Selon René Girard, les évangiles achèvent un long processus de dévoilement du réel, dont la Bible dans son ensemble, et particulièrement les prophètes, rendent compte.

Néanmoins, la question des résurrections telles qu’elles sont relatées dans les évangiles reste largement controversée ; par d’autres que Girard,bien sûr. Résurrections du fils de la veuve de Naïn, de la fille de Jaïre, de Lazare, et enfin, résurrection de Jésus. La croyance en la réalité de ces résurrections serait apparemment un reliquat d’une « lecture sacrée, mythologique », ou relevant d’une pure mystification pour Gérald Messadié [1] et pour tant d’autres, qui se réclament de la science ou du simple « bon sens ». Un passage célèbre du livre de René Girard, Le bouc émissaire, dans lequel il est question de la guérison du dénommé Légion, le possédé de Gérasa, permettrait d’analyser l’ensemble des exorcismes et des guérisons opérées par Jésus du point de vue d’un rapport pernicieux entre un groupe et un individu bouc-émissaire. Selon cette interprétation, le possédé ou le malade « somatise » en intériorisant la violence de son entourage.

L’analyse de Girard portant sur Légion est d’autant plus percutante qu’elle s’accorde avec la parole des fous, telle que le psychiatre et psychanalyste Henri Grivois a su la recueillir. Par exemple : «  Je suis tout le monde, je suis vous, vous et vous. Essayez de comprendre ça. […] Je suis le résultat de tout le monde [2] ». Sur la base de ces témoignages poignants, Grivois fonde non seulement une théorie, mais surtout une pratique thérapeutique efficace. Trente ans d’urgences psychiatriques, une amitié féconde et des recherches menées avec Girard, Dupuy, Anspach… lui ont permis d’élaborer un vocabulaire précis : concernement et centralité décrivent les phases remarquables et caractéristiques de l’entrée dans la psychose. Girard restait à cet égard fort imprécis en utilisant un même terme – mimétisme – s’appliquant à une théorie générale de l’homme, toutes disciplines confondues. Et ce n’est certes pas lui faire un reproche que de signaler ce manque de précision. Comme il le dira lui-même, il incombe à d’autres que lui de poursuivre la recherche et ses applications possibles dans des domaines précis et variés.

L’épisode de Légion est particulier entre tous, car il s’agit assez clairement d’un cas de psychose. C’est une exception dans la longue série des miracles réalisés par Jésus, si on veut bien exclure les nombreux cas de « possessions », trop imprécisément relatés pour qu’un tel diagnostic puisse être posé [3]. Or s’il parait légitime d’établir un parallèle entre la folie de Légion et la théorie girardienne du bouc émissaire – ce qui correspond à la centralité dans le cadre de la théorie de Grivois –, complétée par des phénomènes de réciprocité mimétique – ou concernement–, on doit néanmoins reconnaître que l’analyse de type anthropologique présentée par Girard ne suffit pas à expliquer la psychose. Elle revient à affirmer, en gros, que les Géranésiens seraient parvenus à un stade de développement trop avancé pour pratiquer des sacrifices humains en toute visibilité, mais qu’ils ont encore besoin d’un bouc émissaire humain sous une forme trop dégradée pour y reconnaître les rituels antérieurs. Si c’était vraiment le cas, le nombre de psychotiques ne serait pas resté constant dans toutes les cultures, et vraisemblablement de tous les temps, touchant invariablement 1% de la population. Bien sûr, les phénomènes de bouc émissaire n’ont pas cessé autour de nous, mais on peut raisonnablement espérer que notre capacité à les déceler a augmenté avec la diffusion du christianisme ; cette constatation forme d’ailleurs l’argument principal développé dans Le bouc émissaire.

Girard ne parvient pas non plus à expliquer pourquoi Légion reconnaît immédiatement Jésus de loin, accourt, et déclare en se prosternant devant lui : « Que me veux-tu, Jésus, fils du Dieu très haut ? Je t’adjure, par Dieu, ne me tourmente pas ! » (Mc.5, 7) Ce qui n’est pas mal vu de la part d’un prétendu païen, étranger au judaïsme… Et Jésus ne rencontrera à aucun moment un juif capable d’une acuité aussi extraordinaire, bien que toute sa culture aurait dû l’y conduire. Bien sûr, on peut objecter que ce n’est pas un individu qui parle, mais la foule en lui : « Légion » ou « tout le monde » comme l’expriment les témoignages recueillis par Grivois. Mais on également est en droit de supposer, avec Girard, qu’un bouc émissaire est mieux à même de reconnaître la vérité du christianisme que ses propres persécuteurs. Or « Légion » s’exprime ici à la première personne, et non au pluriel. Dans ce dialogue, la succession des « je » et des « nous » est à cet égard remarquable : « Légion est mon nom, car nous sommes beaucoup. » (Mc. 5, 9).

2 – Psychose et connaissance

On peut alors risquer l’hypothèse suivante : la psychose correspondrait à une forme supérieure de connaissance, dont les témoignages recueillis par Grivois permettent également de rendre compte. L’entrée dans la folie suit fréquemment une extrême sensibilité à la présence de ce bain mimétique dans lequel nous nageons tous, mais sans nous en rendre compte. Car les humains ont enclenché, dès leur venue au monde, une forme de pilotage automatique consistant en une réciprocité gestuelle et comportementale largement inconsciente [4]. Et Grivois de préciser à ce sujet : « Les mécanismes déréglés dans la psychose naissante sont ceux-là même qui, régulés, font l’être humain [5]. » Lorsque ces mécanismes de pilotage automatique se dérèglent un peu, une « inquiétante étrangeté » (Freud) apparaît, ce que chacun peut ressentir à un moment ou à un autre de sa vie. Elle s’amplifie parfois, pour finir par devenir attirante – source de connaissance et de puissance –autant qu’envahissante car également source d’angoisse, de perte des repères fondamentaux, y compris de son propre nom. Le fou a le sentiment d’être dirigé par les autres, et parfois de les diriger par l’effet d’un fluide télépathique, d’ondes d’influence,ou autre formulation typique d’une réalité qu’il est seul à percevoir avec autant d’acuité. Cette forme particulière de connaissance l’isole irrémédiablement, car elle n’est pas prise au sérieux : et la méthode de Grivois consiste précisément à la prendre au sérieux.

Cette hypersensibilité aux interactions mimétiques est douloureuse autant qu’exaltante, et il serait simpliste d’en accuser les autres, d’en rendre responsable la société, la culture, ou je ne sais qui. Simplification qui est le fait conjoint d’une certaine sociologie et psychologie, mais aussi, dans ce cas précis, le fait de l’interprétation girardienne du récit évangélique. Encore une fois : ce n’est pas une critique, car les corrélations entre sa théorie du sacrifice, structurant l’ordre social, et le potentiel déstructurant du mimétisme, origine de la folie telle qu’elle apparait dans l’épisode de Légion, sont trop évidentes pour ne pas mériter d’avoir été soulignées avec force. René Girard nous ouvre ici des perspectives passionnantes.

Pour autant, reconnaissons que cette forme de psychologie, consistant à accuser un milieu environnant toxique qui serait responsable de la plupart des manifestations psychopathologiques, a connu son apogée dans les années 70, et ce indépendamment de l’élaboration de la théorie mimétique. On peut considérer le livre célèbre du psychiatre et psychanalyste Bruno Bettelheim [6] comme fondateur à cet égard. Suite à l’expérience des camps de concentration, Bettelheim en déduit que si une telle épreuve peut rendre fou, un milieu aménagé de façon strictement inversée devrait être à même de restaurer la santé mentale d’enfants qu’il suppose être victimes de l’influence pernicieuse de leur mère, ou plus généralement de leur entourage affectif. On connaît la suite ; s’étant particulièrement appliquée à l’autisme, sa méthode s’est révélée largement inopérante, voire toxique, entraînant de surcroît un sentiment de culpabilité chez les parents d’enfants autistes, sommés de se livrer eux-mêmes à une cure psychanalytique pervertie par cette accusation pernicieuse. Après la découverte d’une cause organique à ces troubles, Bettelheim et à travers lui, la psychanalyse dans son ensemble se sont trouvés discrédités. Bien qu’il s’agisse d’une erreur manifeste, le reproche est en partie injustifié, car pour avoir vécu quelques années dans un « lieu de vie » empruntant largement au modèle de Bettelheim, je peux témoigner de son efficacité sur d’autres troubles que l’autisme [7]. L’influence du milieu est réelle, évidente, et on peut regretter que de tels lieux aient été remplacés trop souvent par des « camisoles chimiques ».

Cet aparté sur Bettelheim vise simplement à signaler son influence sur l’approche girardienne de l’épisode géranésien, à une époque où « la société » était largement mise en accusation et l’individu placé en position de victime. Mais la psychose ne s’explique pas aussi simplement, la folie ou la possession démoniaque de Légion non plus. Car si la société actuelle continue à exclure les fous, c’est que nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que les géranésiens, même si nos camisoles chimiques retiennent nos fous plus efficacement que les anciennes chaînes.

(la suite de l’article sera publiée ultérieurement)


[1] Gérald Messadié, L’homme qui devint Dieu, présenté sous une forme romancée et : Les sources du précédent ouvrage, où le rédacteur en chef de Sciences et vie, appuie une démonstration qui se veut aussi historique et scientifique que contestable.

[2] Henri Grivois, Grandeur de la folie, p.16

[3] Je rappelle que l’Eglise Catholique forme toujours des exorcistes, et que dans le cadre de cette formation, on apprend avant tout à distinguer ce qui est d’ordre psychologique (ou psychiatrique) de la possession satanique. Dans le cas de Légion, cette distinction reste difficile à établir, mais il est possible de considérer son versant psychotique sans pour autant nier l’aspect satanique : c’est cette voie que je propose d’explorer ici, à titre d’hypothèse, malgré le fait de n’être ni psychiatre, ni exorciste.

[4] Certains n’ont pas hésité à élever cette réciprocité, une fois parvenue à la conscience, au rang de recette du bonheur : « Smile and the world smiles with you ».

[5] Henri Grivois, Crise sacrificielle et psychose naissante, in : Girard, 2008, Cahiers de l’Herne p.70

[6] Bruno Bettelheim, Le cœur conscient (1960)

[7] Des troubles psychosociaux, évidemment. L’association « Lieu de vie  de Sautou » à Castanet (Tarn-et-Garonne) a été un haut lieu de ce mouvement, sous l’impulsion du couple Nosal, où beaucoup d’enfants ont pu retrouver le chemin de l’exigence et de la liberté. 

Nouvelle édition du dernier livre de René Girard

Sept ans après le décès de René Girard le 4 novembre 2015, les éditions Grasset rééditent « Achevez Clausewitz », son dernier ouvrage. Cette réédition est augmentée d’une lettre inédite et d’une nouvelle préface de Benoît Chantre, l’interlocuteur de René Girard dans ce livre en forme d’entretiens. L’hebdomadaire Marianne a publié sur son site, le 4 novembre dernier, une interview de Benoît Chantre par Nidal Taibi, interview que nous reprenons ici avec leur aimable autorisation.

« Pour René Girard, la montée aux extrêmes peut être une source d’espérance »

Marianne : En 2007, vous avez publié Achever Clausewitz un livre d’entretien de René Girard, dans lequel il analyse le traité De la guerre du célèbre militaire prussien Carl von Clausewitz (1780-1831). Sa pensée y est délibérément apocalyptique. En quoi permet-elle de décrypter la menace de recours à l’arme nucléaire brandie par Vladimir Poutine ?

Benoît Chantre : René Girard n’était pas un stratège, mais un lecteur exigeant de « grande littérature » : Sophocle, Shakespeare, Cervantès, Stendhal, Dostoïevski ou Proust. C’est ainsi qu’il a découvert le texte clausewitzien, dont le romantisme l’a vite frappé. Clausewitz est un être de passion. Il nourrit pour Napoléon une haine admirative, qui le fait parfois ressembler à certains héros de Dostoïevski. Le stratège prussien participe ainsi de l’histoire du nihilisme, qui ne fait qu’un avec la montée du ressentiment.

Il y a des points de ressemblance avec la situation actuelle, c’est indéniable. La défense de la « vieille Russie » est un leurre, quand il est clair que Poutine veut détruire pour détruire et non pour négocier. De là à passer « au stade supérieur », il peut s’en falloir d’un cheveu.

Justement. Votre entretien s’ouvre par une réflexion sur le « concept fascinant et effrayant » de « montée aux extrêmes » . Vous semble-t-il d’actualité dans la conjoncture actuelle ?

Le concept de « montée aux extrêmes » permet à Clausewitz de définir la « guerre absolue », celle où aucune « friction » (élément imprévisible, retard, distance géographique…) n’empêche plus la « guerre réelle » de devenir « absolue ». Quand la « volonté de fer » du chef de guerre sait faire passer le peuple et son armée de l’« intention d’hostilité » au « sentiment d’hostilité », quand le général sort de son ordre et dicte ses fins au chef d’État, alors la « guerre absolue » se profile à l’horizon.

C’est l’un des risques du moment que nous sommes en train de vivre, où la contre-offensive des Ukrainiens soutenus par l’Occident surprend le monde entier. Mais, en réalité, ce n’est pas ce type de guerre qui nous menace. Poutine ne réussira pas à mener une « guerre totale », c’est-à-dire à mobiliser tout son peuple. L’Ukraine tient bon, mais sa contre-attaque reste pour l’instant limitée. Comment mettre fin au conflit sinon par une surenchère fatale ? Cette dernière peut se déclencher toute seule. Comme elle peut aussi ne pas se déclencher.

Pourtant, René Girard, en bon chrétien, n’était pas effrayé par cette hypothèse apocalyptique…

Je ne sais pas ce que veut dire l’expression « bon chrétien ». René Girard a connu la Deuxième Guerre en France et les explosions de Hiroshima et Nagasaki. Parti aux États-Unis, il a connu les guerres de Corée et du Vietnam. Sa biographie, dont j’achève la rédaction, va révéler tout ce que son œuvre doit à l’angoisse ressentie dans les années 1950 et 1960. Sa conversion n’a rien d’une médication.

Girard a toujours été « effrayé » par la possibilité d’une guerre nucléaire. Mais sa pensée apocalyptique, qui « mord » malheureusement si bien sur notre époque, fait aussi de cette montée des périls la source d’une espérance. C’est maintenant que les textes prophétiques vont se faire entendre. C’est au cœur du péril que nous est aussi donnée la chance de le conjurer.

L’une des raisons pour laquelle l’opinion publique exclut le risque d’une guerre nucléaire est sans doute qu’on estime nos États suffisamment rationnels pour ne pas y céder. Or, Clausewitz alertait que « même les nations les plus civilisées peuvent être emportées par une haine féroce »

Clausewitz parle ici de la « guerre totale », celle qui est soutenue par le « sentiment d’hostilité » de tout un peuple. Il l’a vu monter avec les guerres napoléoniennes. Mais nous ne sommes plus à l’époque des guerres de masses qui ont culminé avec la bataille de Stalingrad. Je ne pense pas, en effet, que les peuples veuillent aujourd’hui la guerre au sens où la voulaient les États totalitaires. On le voit bien dans la mobilisation des Russes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas un succès. Le risque nucléaire, en revanche, est technologique. Dans la tension qui monte, avec cette guerre conventionnelle qui s’éternise, une étincelle pourrait faire exploser la poudrière.

René Girard reste avant tout connu pour sa théorie du « désir mimétique ». Quel est le lien entre le désir mimétique et la perspective apocalyptique ? Autrement dit : dans quelle mesure le désir mimétique peut-il conduire à l’apocalypse ?

Le désir mimétique constitue une impasse de la relation, que René Girard a décrite dans les œuvres romanesques et les tragédies grecques, avant de la retrouver dans la menace conjurée par les rituels et les prohibitions des sociétés premières. Cette pathologie du désir, qui peut prendre une dimension collective, est fondée sur une « méconnaissance » : je ne veux pas entendre que j’imite mon rival, qui, lui non plus, ne veut pas entendre qu’il m’imite.

C’est ce que Girard appelle la « médiation double », le stade où les deux ennemis s’accrochent à des différences mensongères au moment même où ils se ressemblent de plus en plus aux yeux d’un observateur extérieur. Cette « indifférenciation », longtemps conjurée par les boucs émissaires, les sacrifices rituels et les interdits, a été ensuite contenue, au niveau de territoires entiers, par la création de l’État moderne.

C’est quand les États entrent, à leur tour, dans des rivalités mimétiques, avec les pathologies génocidaires qui s’ensuivent, qu’on peut voir apparaître la « montée aux extrêmes », comme au temps de Hitler et Staline. À l’heure où le droit international peine à nouveau à se faire entendre, un conflit qui s’enlise peut, de manière aléatoire, se voir imposer un point final. Mais ce pourrait être aussi celui de l’humanité.

Vous avez publié Achever Clausewitz en 2007, à savoir dans un contexte où la menace d’une guerre nucléaire paraissait quasi complètement exclue. Quelle en est la genèse ?

Le contexte de ces entretiens était celui de l’après 11-septembre. Il appelait une compréhension du terrorisme, à laquelle nous nous sommes attelés. Nous pensions que cette forme de violence politique pouvait devenir l’étincelle que je viens d’évoquer. En réalité, nous sommes en train de découvrir que Daech, ce fruit vénéneux d’une institution théologico-politique en cours de décomposition, préfigurait la bénédiction récemment donnée par le patriarche Kirill au nihilisme dont Poutine est le nom. C’est donc une nouvelle étape de la montée aux extrêmes à laquelle nous assistons.

Achever Clausewitz, René Girard avec Benoît Chantre, Grasset, 496 p., 25 €

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