
J’ai toujours éprouvé une gêne par rapport à cette dialectique girardienne entre « médiation interne » et « médiation externe ». Si elle se vérifie expérimentalement (les exemples cités dans ma réponse à l’article « Mimétisme et cordonnerie » le confirment), elle pose néanmoins une frontière (externe-interne) extrêmement floue, impossible à établir formellement. Comment intégrer cette proposition dans l’architecture de la théorie mimétique ? Si toute dialectique est bien « une logique de l’apparence », selon Kant, cette distinction entre deux types de médiation peut-elle y échapper ?
Pour dire les choses plus simplement : pourquoi Ravel et Debussy s’imitent-ils, tout en s’évitant froidement, alors qu’ils auraient très bien pu ne pas bouder leur plaisir à ce jeu ? Et pourquoi Braque et Picasso peuvent-ils s’imiter au point de produire des œuvres interchangeables [1] et n’en éprouver aucune gêne ? Même remarque à propos de Vivaldi-Bach ou de Haydn-Mozart. Quand placer le moment, où situer cette frontière, qui une fois transgressée, transformerait une admiration réciproque en une rivalité pouvant déboucher sur de la violence ?
Comme toujours en théorie mimétique, il faut aller chercher un tiers, trianguler en quelque sorte une structure qui s’épuise rapidement dans une confrontation binaire. Ce peut être, comme Jean-Louis Salasc le montre dans son article sur Ravel-Debussy, le commentaire malveillant du critique Pierre Lalo, mais enfin, on comprend mal comment des esprits aussi cultivés que ces deux compositeurs ne soient pas parvenus à passer outre tant de médiocrité. Aussi, il me semble que la notion de tiers doive être étendue au contexte plus général de l’époque, de l’air du temps.
Au début du vingtième siècle, les effets pernicieux du positivisme dixneuvièmiste se sont largement étendus : on croit au progrès en art, et les diverses écoles prétendant créer du nouveau se succèdent, en voie rapide de création et de dissolution. Elles se présentent comme des factions, où l’on s’exclut mutuellement au nom de principes doctrinaux préalablement forgées, qui définissent des frontières inclusives (l’exclusion de Duchamp du Salon des indépendants de 1912 en témoigne a contrario). C’est en tant que postulants au titre de fondateur de l’impressionnisme en musique que Ravel et Debussy s’affrontent. Heureusement, le ridicule ne tue pas.
Mais alors, pourquoi Braque et Picasso ne se sont-ils pas affrontés pour le titre de fondateur du cubisme ? Ces peintres sont-ils plus intelligents que les musiciens précédemment évoqués ? C’est bien sûr possible [2], mais là encore, mieux vaut aller chercher de l’aide auprès d’un tiers. Il a pour nom Paul Cézanne : « notre père à tous » (Picasso), « une sorte de bon dieu de la peinture » (Matisse [3]). En élaborant ensemble ce qu’un critique nommera ensuite, par dérision, le « cubisme », Braque et Picasso ne songent pas à constituer une école, mais à approfondir l’enseignement d’un maître unanimement reconnu. A cette époque, Picasso gagnait correctement sa vie avec des images complaisantes (ses périodes bleues et roses…) et Braque exploitait les dernières lueurs de l’impressionnisme (le fauvisme). Ils comprirent qu’ils avaient tout à gagner en partageant leurs recherches formelles, et ils furent dès le début de leur entreprise généreusement soutenus par quelques mécènes éclairés (le prix des toiles cubistes est d’emblée très élevé : le mythe romantique de l’artiste pauvre et incompris est un mensonge bien connu).
Le public, les critiques et les collectionneurs tiennent une place très importante. Ces tiers peuvent induire une situation de concurrence, ou bien favoriser au contraire la recherche en commun, l’émulation positive. Pour ce qui concerne la musique, le public est vaste et peu engagé ; ce sont en majorité des consommateurs, et non des mécènes. La peinture exige l’engagement financier conséquent d’un nombre réduit d’amateurs éclairés, ce qui élimine l’effet de foule, si prégnant dans les concerts, au profit d’une réflexion commune (Gertrude Stein est un bon exemple).
Mais cet environnement culturel, jouant le rôle de tiers arbitrant la confrontation des doubles, s’entend dans une dimension plus vaste encore, littéralement historique, dont Tocqueville nous a révélé les arcanes. Il a profondément marqué la pensée de René Girard : « [Tocqueville] explique grosso modo qu’au moment de la Révolution des milliers de jeunes gens ont pensé qu’en abattant le roi, ils abattaient l’obstacle qui les empêchait d’ « être » celui qui avait pris leur place. Ils croyaient alors qu’ils allaient tous « être », et ils ne se rendaient pas compte que cet obstacle unique, lointain, relativement anodin, serait remplacé par tous les petits obstacles que chacun serait dorénavant pour tous les autres. C’est donc le passage du courtisan heureux, qui rit et s’amuse –parce que pour Stendhal, l’Ancien Régime, c’est le rire –, à la vanité triste. La Révolution, c’est la naissance du monde balzacien, où chacun est le rival de l’autre. Il y a là une découverte profonde et qui a nourri tout mon travail [4]. »
Durant l’Ancien Régime, Bach peut transposer les sonates de Vivaldi sans bouder son plaisir et sans crainte d’être accusé de plagiat [5], et il en est encore de même pour Mozart imitant Haydn. Cézanne joue en quelque sorte le rôle du roi sacré pour le petit groupe de peintres que le positivisme ambiant nommera « cubistes ». Car l’esprit du temps aime les classifications, à la manière des entomologistes, des Homais et autres Bouvard et Pécuchet. Cézanne agit comme un contrepoison. La rivalité ridicule au sujet de la place à prendre, celle d’un « fondateur » de la classe désignée par le critique, n’a plus lieu d’être. Tel un « bon dieu » ou un « notre père » surplombant la situation, Cézanne est placé au-dessus d’une prétention aussi puérile, sans pour autant se prétendre lui-même le fondateur de quoi que ce soit. En revendiquant la place du Musée du Louvre pour son œuvre (ce qui ne lui sera hélas pas accordé), Cézanne signifie au contraire son appartenance à une longue tradition, celle qui unit les peintres à travers les siècles.
Elargissons encore cet environnement au sein duquel se forment les relations mimétiques, les rivalités, les doubles. Pour un chrétien, c’est évidemment Jésus qui occupe la place du roi sacré, ou plus directement, celle du « bon dieu », que l’on peut, et que l’on doit même imiter ensemble, sans qu’aucune rivalité n’en découle. Cela n’a pas toujours été évident pour les disciples… « Une pensée leur vint à l’esprit : qui pouvait bien être le plus grand d’entre eux ? …» (Lc 9, 46, et Mc 9, 33, Mt 18, 1).
La question posée par la réalité empirique qui nous occupe, dans laquelle semble apparaître une dialectique nommée « médiation externe / médiation interne », se complique dès lors qu’on s’en approche, si bien que Girard a préféré la laisser de côté. Mais sans l’éviter pour autant, car cette question parcourt l’ensemble de son œuvre sans qu’il ait éprouvé le besoin de l’exprimer en une formulation aussi réductrice. On finira néanmoins par la voir ressurgir dans la tentative puritaine d’isoler un « bon mimétisme» (« good models and positive mimesis ») par rapport au « mauvais mimétisme» (rivalitaire) sensé déboucher sur une violence incontrôlable. J’ai montré dans mon article précédent, à propos du film « Charulata » de Satyajit Ray, à quel point cette distinction n’était pas seulement difficile à définir, mais qu’elle se révélait simplement impossible à pratiquer. Et si la dialectique qui nous occupe semble se matérialiser parfois, c’est uniquement pour des raisons statistiques évidentes : en les imitant, j’ai plus de chances d’entrer en rivalité avec mon voisin qu’avec tel acteur de cinéma… Nul besoin de la théorie mimétique pour expliquer le phénomène
S’acharner à rechercher la frontière entre le bien et le mal reviendrait en quelque sorte à céder à la tentation qui se présente au premier couple humain dans le mythe de le Genèse. En croquant le fruit défendu qui leur permettrait d’accéder précisément à cette connaissance du bien et du mal, convoitée par les idéologues – « Et vous serez comme des dieux… » – le couple mythique comprend bien vite que la promesse du serpent était non seulement illusoire, mais qu’elle est vouée à déboucher sur une violence démultipliée entre les hommes. Ces considérations, réputées religieuses ou morales, trouvent également un écho dans le domaine de l’art et des idées. Une idéologie, une école artistique, toutes ces organisations abstraites, mais qui prétendent connaître une limite entre ce qui doit être inclus et ce qui doit être rejeté, ignorent la présence bienveillante, surplombante et inaccessible du créateur invisible de l’univers.
Dans le domaine artistique, cela entraine une forme de modestie. Les prétendus « créateurs » autoproclamés d’œuvres culturelles feraient mieux d’admirer la Création : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » Cette pensée de Blaise Pascal mérite d’être rappelée régulièrement, particulièrement à notre époque, et on peut remarquer que les peintres qui ont suivi l’enseignement de Cézanne se sont tous méfiés de l’abstraction, de l’art conceptuel et des écoles artistiques en général. Ils ont su garder leur liberté en approfondissant leur regard sur le monde.
[1] Je dois ici raconter une erreur que j’ai commise il y a fort longtemps. En pleine discussion avec mon ami peintre Philippe Bluzot, je prétendais pouvoir distinguer facilement une œuvre de Braque de la période cubiste d’une œuvre de Picasso – j’avoue avoir toujours préféré Braque et méprisé (injustement) la virtuosité (imitative) de Picasso –, et Philippe affirmait que la distinction était impossible. A court d’arguments, il eut l’idée de me présenter la reproduction d’un certain tableau, en cachant le nom de l’auteur. J’hésitais, pour finir par l’attribuer à Braque : il était de la main de Picasso. La discussion était close…
[2] Les musiciens, comme les mathématiciens, explorent un univers abstrait, chiffré, invisible, ce qui a tendance à les éloigner de certaines réalités plus tangibles. Leur intelligence n’est pas à mettre en question, mais une certaine forme, assez courante, d’inadaptation sociale ou de naïveté peut en découler. Ces observations n’engagent que moi…
[3] Je prends connaissance à l’instant de l’article de J-L Salasc sur la rivalité Picasso-Matisse, et il me semble aller dans le même sens que mon propos.
[4] René Girard (2008), La conversion de l’art, Carnet Nord, p. 17
[5] « Un compositeur pouvait arranger, réorchestrer et adapter la musique d’un collègue. Aujourd’hui, c’est illégal, mais à l’époque, le processus était perçu comme flatteur pour le compositeur copié. » Raar Schaad, cité dans l’excellent article : Bach plagiaire de Vivaldi ?