Histoire, chaos et prophétie

par Hervé van Baren

L’histoire de la théorie du chaos commence en 1887, avec un prix offert par le roi de Suède à qui prouverait que l’orbite des planètes est stable et déterministe. Henri Poincaré gagna le prix, mais en prouvant exactement le contraire : le système dynamique formé par le soleil et les planètes est chaotique, indéterminable.

Un système chaotique se définit par son extrême sensibilité aux conditions initiales. Déplacez l’orbite d’une planète de quelques mètres et progressivement, l’évolution des trajectoires divergera radicalement par rapport au cas initial. Dans le cas du système solaire, on a calculé que son évolution conduirait un jour à la sortie de Mercure de son orbite stable, sans qu’il soit possible de prédire si Mercure terminera son destin planétaire en étant éjectée du système solaire, en entrant en collision avec Vénus ou en étant avalée par le soleil (1). 

Posons la question : l’histoire est-elle un phénomène chaotique ? Yuval Harari répond oui : « L’histoire ne peut pas être expliquée de manière déterministe et ne peut pas être prédite parce qu’elle est chaotique » (2).

Les systèmes chaotiques peuvent donner l’impression d’un déterminisme sur le court terme. Tel personnage ou événement historique peut influencer l’histoire de manière relativement prévisible. Exemple : si Napoléon avait gagné à Waterloo, l’Europe aurait été bien différente de ce qu’elle est, et on peut extrapoler de cet hypothétique événement quelques tendances politiques vraisemblables. Le problème est que ce déterminisme ne tient qu’à court terme (de l’ordre de la décennie). Au-delà, le chaos reprend ses droits. On en a vu l’illustration au moment de la chute de l’Union Soviétique. La fin de la bipolarité est-ouest faisait entrevoir une période de stabilité mondiale soutenue par le modèle civilisationnel des Etats-Unis. Fukuyama annonçait en 1992 la fin de l’histoire ! L’état du monde 30 ans plus tard lui oppose un cruel démenti et apporte de l’eau au moulin de ceux qui postulent le caractère essentiellement chaotique de l’histoire.

Ce constat pose un sérieux problème aux partisans de l’eschatologie (dont je suis). Si l’histoire est mue par le chaos, alors toute croyance en une « fin de l’histoire » perd de facto toute crédibilité, sauf à retenir une « catastrophe » qui y mettrait fin de la manière la plus radicale possible (mais dont la réalité ne pourrait être prouvée, cette fin brutale n’étant qu’une des issues probables).

Même chose avec le prophétisme. Il est par définition impossible de déterminer l’évolution d’un système chaotique, à plus forte raison sa fin apocalyptique.

Le constat de la nature chaotique de l’histoire semble bien enlever tout crédit à la pensée religieuse, et en particulier à toutes les variations sur le thème de la fin du monde.

La question n’est pas de pure rhétorique. Elle hante nos imaginaires, comme un bruit de fond de tous nos questionnements existentiels. Nous sommes écartelés entre les vieilles représentations déistes, celles d’un monde constamment ajusté par l’action d’un dieu-pilote, et la découverte que l’univers est essentiellement régi par les lois du hasard. Elle a un impact profond sur la politique, la société. Elle conditionne bien des fractures idéologiques.

René Girard permet de redonner sens au prophétisme et à l’eschatologie. Tout est question d’échelle de temps. Nous l’avons déjà dit, l’histoire présente des caractéristiques déterministes à court terme, mais la loi fondamentale semble bien être le chaos. Seulement, il est parfaitement possible d’envisager un fonctionnement globalement chaotique sur le moyen-long terme tout en faisant l’hypothèse d’un déterminisme sur le très long terme. Il faut seulement établir les conditions pour que cette cohabitation puisse exister.

Pour que l’histoire chaotique puisse dissimuler un fonctionnement déterministe sous-jacent, il faut qu’au moins un des paramètres du système présente une évolution déterministe, et il faut que ce paramètre influence sensiblement cette évolution. Les autres paramètres présentent une évolution chaotique qui masque ce mouvement de fond.

Ce paramètre, c’est la violence, et plus particulièrement la violence sacrificielle. Girard montre à quel point il est central et universel dans le fonctionnement des sociétés humaines. Or en isolant ce paramètre à l’échelle de l’histoire, on constate que son évolution est bien moins chaotique que les paramètres habituellement retenus par les sciences humaines, et en particulier la science historique, bien qu’il soit quasiment ignoré par cette dernière.

L’histoire des mœurs montre une lente et constante évolution, depuis l’aube du sacrifice – l’anthropophagie – jusqu’à la désacralisation du monde contemporain, le rejet du religieux. Il n’en reste pas moins que, archaïque ou moderne, le sacrifice reste central dans notre monde, et cette prégnance s’explique par la condition, toujours d’actualité, pour qu’il puisse exprimer toute son efficacité pacificatrice : la dissimulation de l’innocence de la victime et de la violence des sacrificateurs.

C’est cela, le déterminisme sous-jacent à l’histoire chaotique. C’est un mensonge. Et parce que c’est un mensonge, il ne peut pas tenir ad vitam aeternam. C’est un mensonge condamné par la lente évolution de l’humanité vers la connaissance, le dévoilement du réel. La fin du sacrifice est inscrite dans notre destin aussi sûrement que la fin de notre vie biologique ou que la mort du soleil par épuisement de son carburant, parce que le sacrifice repose entièrement sur la dissimulation.

Cette connaissance, cette révélation apportée par René Girard remet aussi en selle le prophétisme. La condition pour pouvoir prédire l’événement singulier de l’effondrement de l’ordre violent par la dénonciation du mensonge qui le supporte, c’est tout simplement d’avoir levé la dissimulation avant tout le monde. D’avoir vu, comme Girard l’a vu, la dépendance de l’histoire à ce mensonge.

Une méta-analyse de cette théorie de l’évolution déterministe de l’histoire jusqu’à un inévitable point de basculement montre qu’elle n’est pas seulement une théorie au sens scientifique du terme. Son émergence coïncide nécessairement avec l’advenue de cette singularité historique, de cet aboutissement eschatologique. Ce n’est pas difficile à comprendre : à partir du moment où l’on pose ce rendez-vous de l’histoire avec l’effondrement de la dissimulation sacrificielle, on dénonce le mensonge et on déclenche nécessairement le phénomène qu’on théorise. La compréhension intellectuelle du phénomène est indissociable de son inéluctable aboutissement. L’abstraction devient action, l’hypothèse devient réelle. On peut d’ailleurs inverser la causalité et poser que c’est le déclenchement du phénomène qui induit la possibilité de le décrire par la raison. Prendre conscience du fonctionnement sacrificiel des collectivités humaines est un événement apocalyptique en soi.

(1) Qu’on se rassure : on parle d’une échelle de temps de l’ordre de millions d’années. Il y a déjà assez de prédictions anxiogènes ces jours-ci pour ne pas devoir s’inquiéter de celle-là !

(2) “History cannot be explained deterministically and it cannot be predicted because it is chaotic. So many forces are at work and their interactions are so complex that extremely small variations in the strength of the forces and the way they interact produce huge differences in outcomes. Not only that, but history is what is called a ‘level two’ chaotic system. Chaotic systems come in two shapes. Level one chaos is chaos that does not react to predictions about it. The weather, for example, is a level one chaotic system. Though it is influenced by myriad factors, we can build computer models that take more and more of them into consideration, and produce better and better weather forecasts. Level two chaos is chaos that reacts to predictions about it, and therefore can never be predicted accurately. Markets, for example, are a level two chaotic system. What will happen if we develop a computer program that forecasts with 100 per cent accuracy the price of oil tomorrow? The price of oil will immediately react to the forecast, which would consequently fail to materialize. If the current price of oil is $90 a barrel, and the infallible computer program predicts that tomorrow it will be $100, traders will rush to buy oil so that they can profit from the predicted price rise. As a result, the price will shoot up to $100 a barrel today rather than tomorrow. Then what will happen tomorrow? Nobody knows.” Yuval Noah Harari, Sapiens: a Brief History of Humankind.

Déception / Deception

par Jean-Marc Bourdin

Je me propose de réconcilier ici tous les lecteurs du blogue. Je sais que la tâche est ardue, sauf bien sûr si nous partageons un bouc émissaire selon une méthode désormais éprouvée.

J’ai déjà consacré un billet à l’usage abusif par les experts des chaînes d’information en continu de l’anglicisme “narratif”, dérivé du mot anglais “narrative” alors même que le terme de récit est disponible dans le lexique de la langue française pour un usage équivalent (https://emissaire.blog/2022/06/14/le-narratif-avatar-du-mensonge-romantique/ ). A propos de la guerre d’Ukraine, nos amis experts de plateaux, sans doute soucieux de renforcer notre croyance dans leurs intarissables compétences alors que leur pratique relève sans doute parfois davantage du café du commerce ou de la divination, ont récemment fait sensiblement pire : qu’ils soient généraux du cadre de réserve, car placés en “deuxième section” (un général n’est jamais à la retraite et peut toujours être rappelé au service), universitaires ou journalistes, ils nous parlent désormais de “manœuvres de déception”.

De quoi s’agit-il ? Eh bien contrairement à  ce à quoi nos esprits étroits pourraient nous faire spontanément songer, il ne s’agit pas de provoquer la déception chez l’ennemi, ou du moins pas immédiatement. Car il est d’un de ces faux amis auxquels l’imitation zélée et imprudente de la langue anglaise parée de tous les atours de l’hypermodernité nous expose. Deception, puisqu’il s’agit là d’un mot anglais, loin de signifier la déception, se traduit par tromperie, supercherie, duperie ou leurre. La déception française se dit en anglais par d’autres mots aux racines distinctes : disappointment ou encore disillusion. Nous y reviendrons.

Ces faux amis, nous les utilisons souvent sans en avoir une claire conscience. Ainsi quand nous disons “c’est génial”, les Anglo-saxons emploient genial pour dire que c’est sympa.

Notre bouc émissaire est donc ce phénomène éminemment mimétique de l’emprunt correct ou plus gravement générateur d’incompréhensions de mots anglais pour avoir l’air d’être dans le coup (in), à jour (up to date) pour mieux aborder (to address / adresser) les questions contemporaines de manière globale (comprehensive) en se montrant compréhensif (understanding). Nous autres francophones pensons donner de la valeur à nos propos en les truffant de mots anglais employés de manière plus ou moins pertinente. Et cette catégorie des faux amis est d’autant plus appropriée dans le cas de deception que tout faux ami est en quelque sorte un leurre, un trompeur, un décepteur comme disent les mythologues quand ils évoquent les tricksters (personnages de type filou comme Loki dans les mythologies nordiques et peut-être Hermès chez les Grecs). Donc deception / déception serait une sorte de faux ami au carré. Et qu’est-ce qu’un faux ami sinon un avatar du rival en linguistique, à la fois modèle qui vous fait espérer un accomplissement et obstacle qui nous fait achopper…

Après cet instant de vertige, revenons à nos moutons (back on topic outre-Manche de manière moins imagée pour une fois) avec un seul exemple. Dans une business school, nous apprenons le marketing, nous “brainstormons”, nous pratiquons le benchmark en bons managers formés au leadership dans un flex office. Si j’en avais le courage, je pourrais probablement vous asséner dix fois plus de ces mots que nos jeunes entrepreneurs (start-uppers ?) se sentent obligés d’adopter pour paraître dignes des fonctions auxquelles ils aspirent. Mais l’affaire (business, pas affair, faites attention, on pourrait s’y tromper) est entendue.

Là où le sujet est ici encore plus intéressant, c’est que le mot déception en français est au cœur de la théorie mimétique. Car de quoi nous parle René Girard sinon de déception/deception dans les deux sens du terme, le français actuel et l’anglais contemporain qui est aussi un sens vieilli du terme en français. Voici d’ailleurs ce que nous dit le centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRTL) :

A.− Vieilli. Action de décevoir ; tromperie, surprise.

B.− Action d’être déçu ; chagrin, tristesse, vexation que l’on éprouve quand on s’est laissé prendre au mirage de l’illusion, quand une espérance ne se réalise pas.”

La déception est donc à la fois une tromperie et une espérance qui ne se réalise pas. Et nous retrouvons au passage la locution de “mirage de l’illusion” qui fait écho au mot anglais disillusion comme traduction possible du français contemporain déception. Cela nous rappelle opportunément que le concept de “mensonge romantique” mis en évidence par René Girard dans le titre fameux de son premier essai est un auto-aveuglement, une auto-tromperie, un leurre qui nous fait prendre l’autre pour un modèle, soit encore une vessie (tout aussi vide de lumière que nous) pour une lanterne éclairante sur ce qu’il convient d’avoir et d’être. De manière frappante, la traduction en anglais du titre Mensonge romantique et vérité romanesque a donné Deceit, Desire and the Novel. Or deceit n’est autre qu’un synonyme en anglais du mot deception, le premier dérivant de l’ancien français deceveir et le second de leur origine commune le latin decipere qui voulait déjà dire abuser, duper, tromper.

Finissons sur une réconciliation générale après avoir pris conscience de nos aveuglements : non seulement le franglais, les anglicismes et les faux amis pourraient nous réunir contre eux mais pourquoi ne pas les accueillir dans notre communauté ? Après tout, c’est grâce aux “manœuvres de déceptions” chères à nos experts que nous avons mieux compris comment nous nous leurrons avec des désirs qui, assouvis ou frustrés, nous conduisent à la déception, différée ou immédiate.

Juan de Mariana

par Renaud Malavialle

Trois exemples d’options idéologiques légitimatrices ou de stratégies discursives, justiciables de la théorie mimétique dans le De rege et regis institutione de Juan de Mariana.

La postérité et la notoriété du père jésuite Juan de Mariana présentent quelque paradoxe. Le théologien thomiste espagnol, éditeur des œuvres d’Isidore de Séville, censeur de la Bible Polyglotte royale (Anvers 1571), qualificateur de l’Index inquisitorial de Quiroga (1583), historien de l’Espagne ab origine en latin (1592) et en castillan (1601), théoricien de l’éducation politique du prince, critique de la Compagnie de Jésus et de la politique monétaire de la monarchie, est inégalement connu en Espagne et en Europe. Depuis les régicides d’Henri III par Jacques Clément et d’Henri IV par Ravaillac, l’auteur d’une emblématique théorie du tyrannicide, dans le De rege et regisinstitutione (1599), est en France aussi connu qu’il l’est peu, à ce titre, en Espagne. En revanche et inversement, son Historia general de España (1601) lui vaut reconnaissance comme le grand historien moderne de l’Espagne antique et médiévale mais elle est aussi connue outre Pyrénées qu’elle est ignorée en France. Et ce malgré la thèse déjà ancienne du grammairien Georges Cirot (Bordeaux, 1905) et le renouvellement, depuis une quinzaine d’années, des travaux marianistes par des universitaires anglais, espagnols et français en particulier.

Humaniste chrétien, jésuite polyglotte et érudit, serviteur de la monarchie et cependant fort critique, Juan de Mariana mérite d’être davantage étudié. Pour quelles raisons ?

Tout d’abord parce qu’en enseignant en Sicile, au Collège Romain et à Paris, ce fut un témoin des tensions politiques, sociales, confessionnelles et idéologiques du temps de la Réforme et de la Contre-Réforme ou réforme catholique. Son noviciat a lieu quand Charles Quint, dont le précepteur fut Érasme de Rotterdam, comprend que son projet de surmonter le schisme religieux de la Chrétienté, dont Luther d’abord, appuyé par les princes allemands, avant Calvin et le roi d’Angleterre, ont été les principaux agents, a échoué (Paix d’Augsbourg, 1555). Juan de Mariana voyage, étudie et enseigne en Europe alors que, débarrassée du conflit religieux dans le Saint Empire Romain Germanique, protégée de l’implosion religieuse par le Tribunal de l’Inquisition, la monarchie hispanique de Philippe II atteint le faîte de sa puissance. D’autant que son ennemie la plus assidue, la France, est engloutie dans la guerre civile de religion. La puissance de l’Espagne que les trésors d’Amérique alimentent en partie, est bientôt confirmée par la victoire sur le Turc, en Méditerranée à Lépante (1571), et l’annexion mi dynastique mi militaire, de la couronne du Portugal (1580). La monarchie hispanique réalise l’union ibérique et contrôle alors le plus grand empire de tous les temps, plus grand encore que celui de Charles Quint puisqu’aux Indes occidentales s’ajoutent les Indes orientales portugaises. Durant sa très longue vie d’adulte et de savant, Juan de Mariana a connu et servi le plus grand empire, une monarchie polycentrée, comme la nomment les spécialistes, qui constitue un véritable défi pour la réflexion politique, voire théologico-politique de l’époque. Et le père jésuite a tenté de conseiller et d’éduquer le prince à remplir une mission indispensable, quoiqu’il la pressente démesurée pour un tout jeune prince : prendre conscience de la réalité constitutive de la monarchie hispanique et de sa vocation à lutter contre la Réforme protestante et toute dissidence religieuse.

Une autre raison est que Mariana se forme au moment où a lieu une rupture déterminante dans l’évolution de la pensée politique : Nicolas Machiavel, un humaniste d’un tout autre ordre, publie Il principe (entre autres), un texte à usage pratique de la politique. Pour le formuler un peu trop brièvement, bien sûr, l’État n’est plus, pour Machiavel, au service de la religion, c’est la religion qui peut être instrumentalisée pour les fins que le prince se donne souverainement. Machiavel s’inscrit dans une ligne d’affirmation de l’exception souveraine dont les racines sont au moins médiévales (Julien Le Mauff) et mènent aux théories de la raison d’État. Et par son écriture dense et efficace, par sa maîtrise de l’histoire romaine, par son habilité à mettre en relation les arguments qu’il en retire avec ceux de son expérience personnelle auprès des princes et celle acquise par la lecture des chroniques récentes, l’œuvre de Machiavel va bousculer profondément toute la pensée et la praxis politiques du siècle de Juan de Mariana. Le père jésuite est né l’année qui précède la fin de la protection impériale des érasmistes en Espagne et il appartient à une génération en partie formée pour lutter contre l’humanisme laïque, voire athée, de Machiavel. De ce combat contre une approche réaliste du politique, naîtra ce qu’on a nommé le machiavélisme des anti-machiavéliens : combattre un adversaire ou un ennemi, Girard nous l’explique, c’est souvent s’engager dans un processus d’identification. C’est ainsi que d’autres membres de la Compagnie ont pu, au sujet de la Raison d’État, en distinguer une bonne et une mauvaise : la chrétienne étant bien sûr justifiée en dernière instance, en quelque sorte. Mariana semble avoir conscience de ce risque. En effet, s’il n’attaque pas de front les œuvres de Machiavel, comme c’est le cas de son confrère Ribadeneyra, il offre toutefois un cas typique et spectaculaire de raisonnement typiquement machiavélien, à l’abri du latin discrétionnaire du De rege.

Le séjour de Juan de Mariana à la Sorbonne, où il étudie et enseigne Thomas d’Aquin, le rend témoin des massacres de la Saint-Barthélémy alors qu’apparaît une autre voie de légitimation des puissances et institutions politiques, et donc de règlement des conflits. En pleine controverse confessionnelle, qui nourrit, accompagne ou justifie les camps religieux en lutte, émerge un parti laïque, celui des Politiques, que Juan de Mariana a vu surgir et s’épanouir. Il s’appuie sur l’histoire non pas romaine, cette fois, mais médiévale et c’est sa méthode qui est novatrice et porteuse de règlement du conflit. Les juristes historiens fondent la continuité monarchique et son prestige sur des documents officiels, relevant de la diplomatique, par exemple ou des actes notariés. Jean Bodin donne du sens à l’histoire, et pour légitimer l’institution monarchique face aux pouvoirs rivaux, en particulier l’Église catholique, ces juristes historiens n’invoquent pas une ancienneté immémoriale et mythique des origines, peu fiable. Désignés comme Politiques, ils œuvrent à substituer peu à peu aux critères douteux de l’ancienneté sans fondement documentaire, ceux, plus certains, de documents authentifiés, corroborés par d’autres sources. Une méthode savante s’affirme ainsi en histoire, en France, dans le contexte des guerres de religion, et d’interprétation du passé et du cours de l’histoire. De la Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566) de Jean Bodin (1530-1596) aux Recherches de la France (1560) d’Étienne Pasquier (1529-1611), une véritable révolution historiographique s’opère, que n’ignore pas le père jésuite, parfait contemporain de ces historiens français. Cette révolution traverse suffisamment la République des Lettres pour rendre plus complexe et délicat tout projet d’écriture officielle de l’histoire, forcément légitimateur et orienté. Il faut désormais compter avec les ressources critiques toujours plus affûtées d’un lectorat européen averti de critique historique. Sans entrer dans la problématique de l’affirmation d’une méthode historienne, signalons que le projet poursuivi par Jean Bodin tend à fonder le pouvoir absolu du monarque. Or dans le De rege, Mariana affronte un troisième adversaire, outre les deux déjà évoqués : l’œuvre de Bodin, parce que Mariana récuse toute tendance à affirmer que le pouvoir royal est supérieur à celui de la communauté politique.  Le De rege rejette catégoriquement l’idée que le prince serait solutus legibus, délié des lois. Il s’indigne de la tendance, en Castille, à négliger les Cortes, montrant en exemple celles d’Aragon, moins soumises, prévenant contre toute tendance autoritariste qui conduit à la tyrannie, et au tyrannicide.

L’évocation du contexte européen permet de mesurer l’ampleur de l’émulation intellectuelle que les luttes idéologiques suscitent, sur fond de guerres civiles et religieuses. Émulation et rivalité mimétique sont des phénomènes humains différents. Pour qu’il y ait rivalité mimétique, l’émulation est nécessaire, et néanmoins insuffisante. Il faut aussi du conflit, et l’obligation progressive d’une identification des moyens de poursuivre le conflit, qui prépare une montée aux extrêmes. Le jésuite Mariana est trop habile pour ne pas pressentir ce risque, ce pourquoi il n’affronte pas nommément ses ennemis, exception faite des luthériens qu’il estime n’avoir pas même besoin de dénoncer rationnellement : le bref récit de la guerre des paysans en Allemagne et des guerres de religion en France se passe presque de commentaire.

Dans le cadre de ce billet, citons trois exemples d’options idéologiques légitimatrices ou de stratégies discursives justiciables de la théorie mimétique dans le De rege et regisinstitutione de Juan de Mariana.

En premier lieu, suivant l’économie du texte, une rivalité mimétique constructive entre savoir et pouvoir s’opère dans le prologue. Dans ce texte liminaire se joue une tension entre une stratégie d’autorisation du discours et la majesté théoriquement reconnue, et espérée en pratique, du nouveau roi, âgé de seulement dix-huit ans. L’autorité du De rege se fonde sur une collégialité savante, conviviale et présentée comme idéale : la production, dans l’ambiance du jardin épicurien et des philosophies péripatéticiennes, d’un discours sur l’origine, l’évolution et les conditions de possibilité et d’une saine effectuation du pouvoir monarchique (Livre I), les conseils d’éducation du prince (Livre II) et ceux du bon gouvernement (Livre III). L’institution royale et l’exercice du pouvoir qu’elle autorise sont respectivement définis par une tradition maîtrisée par les sages, qui l’actualisent selon des circonstances que connaît au mieux le marquis de Velada, précepteur du jeune prince à l’aube de son règne (Philippe III), membre de la Junta de gouvernement du défunt Philippe II et commanditaire du De rege, avec García de Loaysa, l’archevêque de Tolède. La description par Mariana de la méthode de travail suivie pour parvenir à la rédaction du De rege, est très instructive. En un locus amœnus au cœur de la Castille et de l’Hispania, selon Mariana, lui et ses amis, le théologien Calderon et Suasola ont croisé leur appréciation critique en un long colloque au terme duquel des années de réflexions politiques et pédagogiques sont passées au crible avant rédaction. Et Mariana insiste sur un apparent paradoxe : les lieux extraordinairement humbles de la réflexion partagée sont vécus par ses comparses comme aussi amènes qu’un palais. Autant dire que la munificence légitimement charismatique du roi doit se fonder sur l’écoute attentive de conseillers à l’évidence désintéressés, en contraste, voire en rivalité non mimétique, avec les assentatores (les flatteurs). Si la rivalité du savoir et du pouvoir  peut être non mimétique, donc, c’est grâce à la médiation de Platon, d’Aristote, des Saintes Écritures et de l’expérience historique ; et c’est aussi la médiation de la sagesse des anciens actualisée en fonction des circonstances historiques qui rend possible une rivalité non mimétique du conseil économiquement désintéressé et de la flatterie corrompue et peu soucieuse des leçons de l’histoire.

Juan de Mariana, cependant, est un humaniste chrétien tardif. L’heure n’est plus à l’espoir érasmien d’une résorption du schisme chrétien ou d’une troisième voie, par la critique interne de l’Église catholique. S’il reste un continuateur du Vives éducateur et soucieux d’histoire, il défend le Tribunal de la Sainte Inquisition. On peut lire cette option comme celle d’un moindre mal, peut-être d’inspiration thomiste, celui de sacrifices de victimes émissaires qui ont épargné à l’Espagne les ruptures de l’ordre théologico-politique propices aux montées aux extrêmes dans le Saint Empire ou dans le royaume de France.

Une autre violence sacrificielle mériterait peut-être une mise en perspective avec sa défense de l’Inquisition : l’invitation à l’entretien de petits conflits militaires, alors même qu’il décrit la paix, dans la ligne d’Érasme, comme le plus précieux des biens pour l’ensemble de la communauté politique. On peine à ne pas songer à la théorie du bouc émissaire : Juan de Mariana prône le recours à des conflits limités, aux marges de la monarchie, afin de susciter ce que nous nommerions aujourd’hui l’union sacrée. A se demander si quelque émulation machiavélienne ne nourrit pas ici, pour le coup, une rivalité intellectuelle mimétique, fût-elle à la marge.

Enfin, dans une bien plus large perspective, suggérons la possibilité de recherches conduites par des seizièmistes avertis de la théorie mimétique qui identifieraient assurément bien des phénomènes de production culturelle relevant des mécanismes qu’elle décrit. Citons quelques perspectives possibles :

– la rivalité mimétique entre les chroniqueurs officiels et les sollicitants moins en cour (Cabrera de Córdoba / Herrera y Tordesillas),

– celle entre les chroniqueurs/historiens ex-diplomates et ceux issus des ordres religieux comme Mariana,

– la rivalité entre l’épopée comme genre historique et les histoires, qui émergent de la chronique dans un effort pour produire un récit interprétatif du passé au style grave, plus crédible et plus proche des documents solennels qu’il utilise,

– celle entre la comedia (Fuenteovejuna…), l’épopée historique et les histoires,

– très intense et générale aussi, celle entre les royaumes, les villes, les institutions ecclésiastiques.

Référence : L’humanisme tardif de Juan de Mariana (1536-1624) dans le De rege et regisinstitutione (1536-1624). Racines anciennes et médiévales d’une modernité, par Renaud Malavialle

Comment finir une guerre ?

par Benoît Hamot

Si l’on peut admettre, avec Jean-Pierre Dupuy, que la guerre entre la Russie et l’Ukraine oppose des peuples frères, il s’agit par conséquent d’une guerre civile. Or cette hypothèse [1] ne résout pas, mais augmente encore la gravité de la situation et la difficulté de parvenir à la paix. Car nous savons désormais, avec René Girard, que la proximité, et à plus forte raison, l’indifférenciation des adversaires augmente l’intensité de la violence, entraîne le risque d’une désintégration de la famille et de la cité (l’oikos et la polis). C’est le thème principal d’Antigone : la malédiction des Labdacide conduit à une guerre civile, une peste.

Carl Schmitt était particulièrement conscient du danger. La guerre civile représentait pour lui la pire des situations, et la plus difficile à résoudre. Dans un article aussi bref que décisif, il observe que dans la guerre civile, « chacun se venge au nom du droit. Est-il possible en somme de rompre le cercle de cette manie mortelle de vouloir avoir toujours raison ? Comment une guerre civile peut-elle trouver une fin ? [2]».

La mondialisation, conduisant à rapprocher les peuples et les individus, à procéder à un effacement des frontières identitaires, linguistiques et nationales, ne nous conduit-elle pas à retrouver une situation d’indifférenciation mimétique entre frères, si courante dans les récits mythiques ? Une guerre civile globale, reproduisant à une échelle immensément augmentée les conditions originelles de l’humanité, peut-elle être évitée ? Ce retour prévisible de la guerre de tous contre tous rejoindrait ainsi l’état de nature hobbesien. Le point d’arrivée espéré – cette fraternité souhaitée entre les peuples, ce melting-pot culturel sous l’égide d’une morale bienveillante : le relativisme culturel – se présenterait alors comme un retour catastrophique à la case départ. Cette situation correspondrait à l’Apocalypse à venir, selon Girard, et la phrase célèbre prononcé par Heidegger prend alors tout son sens : « Seul un dieu peut encore nous sauver. »

Dans cette perspective circulaire, certainement inspirée par l’eschatologie chrétienne annonçant le retour du Christ, la pensée de Carl Schmitt devrait nous intéresser particulièrement : l’amnistie « acte réciproque d’oubli » serait la seule solution, la seule alternative à l’anéantissement mutuel. Et le chœur d’entonner, au cœur de la tragédie : « Puisque la guerre est finie, n’y pensez plus maintenant [3] ». Mais Sophocle décrit une situation qui ne parvient pas à trouver son dénouement. Il en est de même des guerres contemporaines [4]. Pour qu’il y ait amnistie, encore faudrait-il qu’il y ait un vainqueur, un épuisement des combattants, ou une « escalade en vue d’une désescalade », c’est-à-dire, dans le contexte actuel, l’emploi d’une arme nucléaire dite « tactique » [5]. Ce n’est donc pas un point de détail : pour que l’amnistie puisse contribuer à mettre fin à la guerre de façon effective, elle doit être déjà présente dans les esprits des combattants, non seulement acceptée comme une éventualité souhaitable en cas de victoire de l’un ou de l’autre camp, mais comme la seule issue possible au regard de la gravité extrême de la situation, induite par l’existence d’armes nucléaires. En dernier recours, un choix s’établit entre destruction mutuelle ou amnistie.

Schmitt défend l’idée que l’amnistie est « une des grandes formes originelles du droit » (Urform des Rechts). L’amnistie « n’est pas une grâce ni une aumône. Celui qui prend l’amnistie doit aussi la donner, et celui qui donne l’amnistie doit savoir qu’il la prend aussi. (…) Mais qui nous donne la force, et qui nous enseigne l’art du juste oubli ? Avec cette question, il devient de nouveau clair quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé. Les modèles chrétiens naissent dans l’espace de la foi, mais leur lumière se répand au-delà du cercle des croyants. Le cœur de la justice divine, dont la foi connaît quelque chose, n’est pas la récompense, mais le pardon. La scission et le désordre entre Dieu et les hommes n’est pas ramené à l’ordre par des procès, mais par le pardon. Le pardon n’est par conséquent pas renoncement à la justice mais son accomplissement. »

Que la lumière du christianisme se soit répandue au-delà du cercle des croyants, cela est récemment apparu au Rwanda et au Cambodge, à l’issue de guerres civiles particulièrement atroces, où un processus contrôlé de pardon mutuel a pu s’engager. Il n’y a pas d’autre alternative à une guerre civile en effet. La contribution d’une juridiction extérieure et surplombante s’est révélée nécessaire, et la Cour Pénale Internationale (CPI) peut tenir ce rôle. Mais à la condition expresse qu’elle ne soit pas l’émanation du parti victorieux : tel est l’essentiel de la réponse adressée par Schmitt aux forces américaines qui le maintiennent en prison au moment où il écrit ces lignes : « Qu’adviendra-t-il du juriste, si chaque détenteur de puissance devient un impitoyable détenteur du droit ? [6] »

Dans la situation présente, une guerre dont on ne voit pas la fin, et qui risque de s’étendre, on rassemble activement des preuves et des témoignages, et Poutine fait déjà l’objet d’une inculpation par la CPI. C’est seulement en marchant sur ces deux jambes – la justice et le pardon – qu’un tel conflit pourra être surmonté. Et contrairement à une opinion courante, une justice internationale n’appelle nullement le préalable d’un gouvernement mondial, et encore moins le déclenchement d’une « guerre juste » [7]. La guerre civile mondiale qui risque désormais de prendre forme appelle une juridiction mondiale pour prononcer le dernier mot ; il consiste toujours en une ultime représaille, mais ce n’est pas une vengeance. « C’est le système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance : il la limite effectivement à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance [8]. »

Il est intéressant de remarquer ici que le dictionnaire indique que représaille n’existe pas au singulier. Les représailles : ce pluriel rendu obligatoire par les règles de l’orthographe dit tout de la réciprocité mimétique et de l’impossibilité d’en sortir. Mais pour un chrétien, Dieu, surmontant toutes les règles humaines instituées, y compris les lois de la nature, a déjà réalisé l’impossible, l’exceptionnel – son incarnation, puis sa résurrection –précisément pour nous sauver, en nous pardonnant. Si la justice divine s’est incarnée, nous pouvons nous en inspirer. A la réciprocité des accusations et des coups peut succéder la réciprocité du pardon. Le mimétisme peut s’inverser ; « à charge de revanche » se dit aussi pour accepter un don : ce peut être le don de l’amnistie, le don du par-don.

Mais avant d’en arriver à ce dénouement idéal, dont la simple évocation fera sourire les sceptiques les plus indulgents, il convient de préciser que le simple fait d’enquêter sur les exactions perpétrées de part et d’autre d’un conflit permet de briser son apparente symétrie, d’éviter ainsi autant que possible la réciprocité mimétique et l’escalade de la violence. C’était déjà l’effet produit lors du fameux jugement de Salomon : l’essentiel n’est pas de punir, mais de dévoiler la vérité sous-jacente à la confusion des plaignantes, qui l’occultait. Il en est de même des combattants : s’ils sont des frères, Russes et Ukrainiens ne sont ni égaux, ni interchangeables, et il en est de même des actes perpétrés de part et d’autre.

Schmitt exprimait un regret : « …quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé ». En quoi consiste ce modèle ? De nombreux auteurs catholiques partagent ce regret face à la disparition de la Chrétienté ; modèle sociétal dans lequel l’Église orientait le politique. La question est désormais brûlante, car ce que reprochent Poutine – et ses alliés épris de totalitarisme – à la démocratie, c’est précisément l’absence d’un projet eschatologique, c’est-à-dire d’un idéal commun, d’un modèle directeur, d’une forme d’hétéronomie. Ces alliés de la Russie sont la Chine – qui vient de réunir et d’entraîner sous son aile l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite – l’Inde sous domination hindouiste, la Corée du Nord, le Venezuela et Cuba communistes… Entre ce front totalitaire et religieux et celui des démocraties – agnostiques par essence, certains diront laïques, d’autres l’associeront hâtivement à l’OTAN – se placent les hésitants : la Turquie, les pays africains et sud-américains sous influence…

Dans les États soumis au religieux – le communisme étant une religion séculaire –, mais également au sein même des démocraties, de plus en plus tentées par un modèle hétéronome, nous retrouverions une même aspiration vers la caractéristique principale de la civilisation païenne antérieure : l’État redevient le garant de la morale commune. Dès lors, Chrétienté totalitaire – l’Orthodoxie selon le couple Poutine-Kirill – et christianisme dilué dans la « citoyenneté » démocratique [9] risquent fort de se rapprocher, voire se rejoindre in fine dans le Grand soir d’un néo-paganisme qui reste encore à définir. Il succéderait à la « parenthèse éprouvante » du judéo-christianisme, désormais accusé de tous les maux [10].

Dans ce contexte l’appréhension singulière de l’Apocalypse par René Girard offre une alternative. Pensée singulière en effet, parce qu’en rappelant fort à propos le sens du terme grec ; révélation, à une époque qui l’avait oublié, elle nous oblige à revenir aux sources, à prendre du recul par rapport à la représentation grotesque que s’en font nos contemporains : on pense au film Apocalypse Now, par exemple, où de vertueux militaires américains se laissent pervertir par des vietnamiens primitifs et cruels, ou aux innombrables films de zombies, inspirés sur un mode horrifique par la résurrection des morts annoncée, ou encore à ces innombrables héros christiques, sauvant in extremis le monde de la destruction… À travers leur goût prononcé pour des dystopies prétendument « apocalyptiques », les modernes, et particulièrement les américains, ne cessent de s’inspirer de la Bible, mais c’est en pillant ce trésor pour illustrer leurs peurs et leurs fantasmes, quand ce n’est pas pour affirmer naïvement une supériorité morale.

Pensée singulière encore, parce qu’en liant ainsi l’idée de révélation à celle de catastrophe finale à venir, Girard pose une question principale : de quoi cette révélation catastrophique signe-elle la fin ? Est-ce la fin de la Chrétienté, débouchant sur une mondialisation de tous les dangers : retour du paganisme, création de religions séculaires, parmi lesquelles les valeurs montantes de l’écologisme radical ou du cosmisme épris de technologie ? Et dans ce cas, une résistance acharnée autant que désespérée contre la modernité se justifie-elle ? Est-elle à même de provoquer un sursaut, suite à une conversion de masse ?

La tentation réactionnaire menace en réalité toutes les religions instituées : l’exemple de l’Islam Chiite et Sunnite le montre, elle s’étend à l’Hindouisme, à l’Orthodoxie, au Communisme léniniste… toutes s’estiment également menacés par la démocratie. En proposant une « lecture non sacrificielle du texte évangélique », l’entrée remarquée de Girard en théologie a bouleversé des habitudes de pensée bien ancrées au sein de l’Église traditionnelle ; mais on connait sa mise au point ultérieure et sa volonté de ne pas critiquer l’Église, qu’elle soit traditionaliste ou réformiste. Car la question du sacrifice est consubstantielle au judéo-christianisme, et n’entraine aucune réponse simple. Elle est partagée au sein d’une tradition de pensée qui rassemble des auteurs aussi divers que Bernanos, Schmitt, Clavel, Illich, Muray, Dubois de Prisque… Ces auteurs catholiques adoptent, chacun à leur façon, une façon bien particulière de suivre une ligne de crête dominant deux versants :

Du côté gauche ; renversement des hiérarchies et de l’ordre sacrificiel ; anarchie : an-arkhia. C’est-à-dire privé (an) de toute déférence et dépendance vis-à-vis de l’origine, de la fondation (arkhé). Fondation dont Girard nous apprend qu’elle repose sur une violence sacrificielle source de tout Pouvoir (arkhé). Il est remarquable qu’un même terme grec arkhé réunisse origine, fondation et pouvoir. Sans chercher à occulter nos origines, sans renier ces fondations sur lesquelles tous les pouvoirs, toutes les institutions sont assis, le christianisme nous invite à les mettre en pleine lumière, à les regarder en face sans détourner le regard, afin de dépasser leur violence intrinsèque.

Sur le versant opposé, à droite de cette ligne de crête, se place l’attachement des mêmes auteurs à la loi. La pratique judiciaire a précisément pour fonction d’éviter l’emballement mimétique, le cycle de la vengeance. Suivre cette ligne de crête, c’est donc reconnaître que l’an-arkhia n’est praticable qu’à la condition expresse d’accepter l’autorité souveraine d’une justice à la fois indépendante du Pouvoir et de son origine sacrificielle [11]. « Le point de rupture se situe au moment où l’intervention d’une autorité judiciaire indépendante devient contraignante. Alors seulement les hommes sont libérés du devoir terrible de la vengeance [12]. »

Mais sans la volonté de pardonner, toute tentative judiciaire reste vaine : voici le contenu de cette révélation, que la catastrophe de la guerre civile appelle, remet à jour, révèle. En ce sens, les pensées de Girard et de Schmitt ne sont pas « apocalyptiques » dans le sens de pessimistes, obsédées par une violence qui serait inéluctable, mais elles constituent des apocalypses, dans le vrai sens du terme. Elles nous révèlent en substance que la mondialisation démocratique, si elle est souhaitable, nous entraîne néanmoins dans une guerre civile globale, qui ne peut être surmontée autrement qu’en respectant notre besoin de justice, et en pardonnant à ceux qui nous ont offensés.


[1] Quelle que soit la validité théorique de cette hypothèse, il est bien évident qu’il s’agit d’états indépendants ; cela ne peut être remis en question, tant du point de vue juridique que dans les faits. Le point de vue adopté ici est donc plus psychologique (inimicus) que politique (hostis), et se démarque de La notion de politique, de Carl Schmitt, où les deux figures de l’ennemi sont distinguées. Le présent article ignore donc un aspect principal de sa pensée, qui exigerait un développement approfondi. Les seuls articles de Schmitt cités ici ont été écrits pendant ou peu après sa captivité suivie d’un interrogatoire serré, à un moment où ce juriste mondialement reconnu se retrouve confronté à des questions qu’il ne peut éviter par des considérations techniques surplombantes. Ces questions, toutes personnelles, mettent en cause son intégrité et sa foi. C’est sans doute ce moment critique qui lui permettra de dépasser un point de vue académique pour approcher le réel, où les deux figures de l’ennemi se rencontrent dans le cadre de la guerre civile.

[2] Carl Schmitt (1949) Amnestie – Urform des Rechts, in Christ und Welt n°45, tr. fr. L’amnistie – forme première du droit, in : Ex Captivae Salus. Expériences des années 1945-1947, pp.325-327

[3] Antigone, v.150

[4] Dont Schmitt avait saisi la particularité dans Théorie du partisan.

[5] Voir l’article de J-P. Dupuy : La guerre nucléaire qui vient.

[6] Ex Captivitae Salus, op.cit. p.153

[7] C’est pour cette raison que la CPI doit être indépendante du Conseil de sécurité de l’ONU ; la critique de Schmitt est pertinente dans la mesure où la Cour de justice serait en mesure de décider d’une intervention armée conduite par les vainqueurs d’un précédent conflit : ces nations qui, comme on le sait, sont toujours les membres permanents du Conseil de sécurité.

[8] La violence et le sacré, p.32 (Grasset, 1972)

[9] En France, le terme citoyen, qui désigne un individu en âge et en capacité de voter, est devenu un qualificatif moralisateur : « un comportement citoyen » consiste, par exemple, à jeter ses emballages dans une poubelle jaune.

[10] Et la théorie mimétique, théorisant l’impossibilité de trancher les conflits par un sacrifice – procédé rendu inopérant par la révélation judéo-chrétienne : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt.10, 34) –pourrait alors être convoquée par ces accusateurs, invoquant la nécessité de la paix.

[11] Le sacrifice fonde en effet tout Pouvoir, toute autorité surplombante, y compris l’institution judiciaire, puisque la culture humaine dans son ensemble en dépend, nous apprend Girard. Néanmoins, la justice parvint à s’en défaire lors de l’épisode du jugement de Salomon, où la recherche de la vérité succède à une justice visant à sacrifier un tiers, c’est-à-dire en l’occurrence l’objet du conflit.

[12] La violence et le sacré, p.39 Je reprends cette citation à la suite de Claude Julien répondant à l’article La justice contre la paix ?

Les promesses d’une autre justice

par Bernard Perret

A propos du film « Je verrai toujours vos visages »

La Justice restaurative (ou restauratrice) propose à des personnes victimes et auteurs d’infraction de dialoguer dans des dispositifs sécurisés, encadrés par des professionnels et des bénévoles, sans interférer avec l’exécution des sanctions pénales. Pratiquée depuis la fin des années 1980 au Canada, elle a été introduite en France par la loi du 15 août 2014 et mise en œuvre à partir de 2017. Le film de Jeanne Herry est le premier consacré à cette nouvelle forme de justice. C’est un film engagé qui rend un hommage appuyé aux bénévoles et aux travailleurs sociaux, mais c’est surtout une œuvre magistrale, pétrie d’humanité, portée par une brochette de grands acteurs.

Le film entrecroise deux histoires. La première est celle des rencontres hebdomadaires, dans les murs de la prison, de Nassim, Issa, et Thomas, condamnés pour vols avec violence, avec Grégoire, Nawelle et Sabine, victimes de homejacking, de braquages et de vol à l’arraché. Le dialogue s’engage, sans concession, entre des victimes dont la vie est durablement pourrie par la peur et la colère et des auteurs d’agression qui tentent de se justifier en évoquant leur enfance et la lutte pour la vie dans un monde qui ne leur fait aucun cadeau. Au fil des rencontres, on voit se construire non sans douleur l’espace d’une communication et d’une reconnaissance mutuelle, jusqu’à laisser entrevoir la perspective d’une guérison, pour les uns comme pour les autres : les victimes s’apaisent et les agresseurs sortent du déni. Le second récit est celui d’une médiation à haut risque entre Chloé, victime de viols incestueux dans son enfance, et son frère violeur, autrefois tant aimé, tout juste sorti de prison. Informée que son frère revient vivre dans la ville où ils ont grandi, elle veut le voir afin qu’ils se mettent d’accord pour éviter de se rencontrer. Mais elle veut aussi lui poser les questions qui la taraudent. Pas vraiment de pardon ici, mais un échange de paroles sincères qui, on peut le penser, apportera à Chloé comme à son frère une certaine paix. Il s’agit bien-sûr de fictions, mais tout indique que le film met en scène des situations qui peuvent réellement exister. 

Quel rapport avec la théorie mimétique ? Tout d’abord, comme l’indique le titre du film, le thème du visage est central : c’est en se faisant face que des individus séparés par un abîme de ressentiment et d’incompréhension apprennent à se reconnaître comme des êtres humains. On pense ici au philosophe Emmanuel Lévinas, chez qui l’expérience d’autrui prend la forme du visage, mais aussi aux travaux sur les neurones miroirs, qui montrent l’importance des regards échangés comme vecteurs d’une communication infra-langagière. On pense aussi aux commentaires des récits évangéliques de la trahison de Pierre et de la femme adultère par René Girard : les regards échangés, ou évités, sont, dans les deux cas, au cœur de sa lecture mimétique des rapports humains.  

L’efficacité sociale d’une justice non sacrificielle

L’apport majeur de ce film est de donner corps à une autre idée de la justice. Il ne s’agit certes pour l’instant que d’expériences limitées – on devine la difficulté de trouver des professionnels et des bénévoles, mais aussi des détenus et des victimes volontaires. Par ailleurs, redisons-le, la justice restaurative ne remplace pas la justice punitive : les peines de prison sont exécutées. Mais il n’en demeure pas moins que le film donne à voir une justice qui ne se contente pas d’exorciser violemment la violence mais vise la réconciliation et l’inclusion – en termes girardiens, une justice non sacrificielle. Ce qu’il faut souligner, c’est que la justice restaurative atteint, au moins dans les cas favorables, une forme d’efficacité sociale incomparablement supérieure à celle de la justice punitive : les victimes, quoi qu’elles en pensent au départ, retirent de ces échanges un apaisement qui va bien au-delà de celui qu’apporte la trouble satisfaction de savoir les coupables se morfondre dans leur prison. Surtout, les risques de récidive sont moindres pour des délinquants ayant pris, de manière à la fois rationnelle et émotionnelle, la mesure de leurs responsabilités dans les souffrances endurées par les victimes. Ce constat suggère une réflexion plus générale sur l’impact civilisationnel des ferments anti-sacrificiels présents dans notre culture – dont le « souci des victimes » est l’une des manifestations, témoignant selon René Girard des effets au long cours de la révélation chrétienne. Loin d’être seulement des facteurs « apocalyptiques » de délégitimation des pouvoirs et de déstabilisation de l’ordre social établi, ils sont susceptibles de s’incarner dans des pratiques sociales viables, de s’incorporer dans de nouvelles logiques institutionnelles et de participer d’une forme de progrès [1].   

Résonances théologiques

Il n’est jamais question de Dieu dans ce film, à peine du pardon, et rien n’autorise à en faire une œuvre d’inspiration chrétienne. Mais il n’en a pas moins de profondes résonances théologiques. Il offre en effet une analogie suggestive pour penser la justice divine, apportant ainsi un élément de réponse à une question lancinante posée par la théorie mimétique. Si la violence est la figure centrale du mal, Dieu doit en être exempt, et c’est d’ailleurs ce que René Girard n’a cessé d’affirmer. Penser Dieu comme étranger à toute violence est d’autant plus nécessaire que Jésus en fait un modèle de non réciprocité à imiter [2]. Il n’en demeure pas moins qu’il est impossible pour un chrétien de renoncer totalement à l’idée d’une Justice divine transcendant la justice humaine – une justice, qui plus est, irréductible aux conséquences immanentes de la violence, fussent-elles apocalyptiques. L’une des tâches de la théologie post-girardienne est donc d’élaborer un concept de justice divine non sacrificielle. Or, la pensée théologique a besoin de modèles humains, de réalités connues par expérience à partir desquelles des raisonnements analogiques peuvent être construits – c’est ce qu’a fait, par exemple, Anselme de Cantorbéry avec sa « théologie de la satisfaction ». Si l’on suit James Alison, il est dit dans Jean 16, 7-11 que, sous l’action de l’Esprit, « toute notre compréhension de ce que sont le péché, la justice et le jugement sera complètement remodelée. » (12 leçons sur le christianisme). Dans d’autres textes, James Alison tente d’imaginer ce que cela pourrait signifier pour la Justice divine. En voici deux exemples :

« Il est permis d’espérer que la justice divine sera autre chose qu’une violente séparation entre les bons et les mauvais, opérée par un Dieu vengeur. » (Raising Abel)

« Le Jugement dernier n’est pas simplement l’effondrement de l’histoire et le début de l’ « éternité ». Il est la manifestation de l’histoire telle qu’on l’a construite pour qu’elle puisse participer à la vie divine et non s’effacer dans la vanité et l’insignifiance de la violence. Nous en avons l’assurance par le fait que ce sont les victimes pardonnantes qui seront les juges, les principes de manifestation de la réalité de l’histoire : ce seront elles qui auront rendu possibles la continuité entre cette Création-ci et la nouvelle Création. » (Le péché originel à la lumière de la Résurrection)

Telles qu’elle est montrée dans le film, la justice restaurative fournit un précieux point d’appui pour imaginer une justice divine non vengeresse, qui soit avant tout une confrontation douloureuse à la vérité participant d’une nouvelle création à partir de tout ce qui a été si mal fait dans ce monde-ci.


[1]    Je développe cette idée au chapitre 5 de mon livre Violence des dieux, violence de l’homme – René Girard, notre contemporain (Seuil 2023)

[2]    Mt. 5 : 44

Contrindicactions

par Jean-Marc Bourdin

La dénomination de “double bind” pour qualifier une double contrainte ou un double impératif contradictoire est en général attribuée à l’anthropologue Gregory Bateson dans les années 1940, lorsqu’il contribua à l’élaboration d’une théorie de la communication au sein d’un groupe d’intellectuels qui fut appelé l’école de Palo Alto. Parmi ceux-ci se trouvait par exemple Milton Erickson qui relança l’hypnose thérapeutique, après que Freud avait contribué à sa déconsidération plusieurs décennies auparavant.

René Girard se référa à ce rapport humain dont il mit en évidence une des formes les plus fréquentes au cœur de sa théorie mimétique, celle du modèle-obstacle : en tant que modèle, il suggère l’imitation de son désir auquel il peut faire obstacle en s’opposant à l’autre qui voudrait le satisfaire à son détriment. En termes simples, le rival dit en effet à son concurrent à la fois “imite moi” et “ne m’imite pas” pour l’appropriation de l’objet convoité. René Girard fit d’ailleurs avec ses coauteurs une référence explicite au “double bind” de Gregory Bateson dans Des choses cachées depuis la fondation du monde auquel une section de la troisième partie de l’ouvrage est consacrée.

Or ce double impératif est désormais devenu un des mots d’ordre favoris des politiques de santé publique. Alors que la consommation de masse sur laquelle repose une grande partie de la croissance de l’économie et les équilibres des finances publiques, que tout gouvernement se doit de rechercher, sa stimulation par la publicité est désormais systématiquement (hypocritement ?) assortie d’un message dit de prévention. Une célèbre marque de hamburgers vous invite à lui faire confiance sur une chaîne de télévision, le cas échéant publique, tandis qu’il vous est simultanément enjoint de ne pas manger trop salé, trop sucré ni trop gras : il nous faut donc manger et ne pas manger le hamburger. Et si le conseil positif est de manger cinq fruits et légumes chaque jour (voir l’illustration), alors m’est avis que vous n’y parviendrez pas en mordant dans un cheeseburger ni en trempant vos frites dans un délicieux mélange de ketchup et de mayo. Depuis que la publicité pour les jeux d’argent est autorisée dans tous les médias, les mêmes mises en garde sont doctement énoncées contre les risques d’addiction que miser peut provoquer. Sans parler de la vente des cigarettes dans des paquets qui nous informent que fumer tue, ou des boissons alcoolisées à consommer avec modération puisque l’abus est en la matière dangereux. Lors de l’épidémie de COVID, il fallait à la fois rester chez soi et aller travailler. Il faut à la fois être toujours plus mobile et émettre de moins en moins de gaz à effet de serre, sans que des solutions de transports collectifs ne soient disponibles dans la plupart des cas.

Plus généralement, il faut à la fois faire croître au maximum le produit intérieur brut tout en privilégiant l’abstinence, la sobriété, le non-renouvellement des objets tant qu’ils ne tombent pas en panne et qu’ils peuvent encore être réparés, ou encore leur réemploi. En pratique, ces contradictions se traduisent par des demi-mesures comme la refonte des emballages en verre triés par les particuliers et collectés par les collectivités à grands frais (refonte forte consommatrice d’énergie et de matière première additionnelle mais indispensable au maintien de l’activité des verriers) plutôt que le retour à la consigne, beaucoup plus vertueuse sur le plan écologique mais qui impliquerait la normalisation des flacons.

Bref, il semble désormais que la pointe avancée de nos politiques sur des questions aussi importantes que la santé publique ou la protection de l’environnement soit fondée sur l’injonction double d’imiter et de ne pas imiter des comportements auxquels sont assortis des qualifications de danger, risque, abus, addiction, etc. Dans ce cadre, le succès de la locution adverbiale “pas trop” traduit un bel effort de conciliation des injonctions : pas trop gras, pas trop sucré, par trop salé, on pourrait aussi nous dire jouez au loto mais pas trop, pariez sur des compétitions sportives mais pas trop, empruntez pour consommer mais pas trop. Allez  soyez sympa : évitez de grâce de ruiner votre famille mais ne laissez pas la croissance s’affaisser ! Faites toutes vos démarches par écrans interposés mais ne passez pas trop de temps devant et soutenez le commerce de proximité. Je vous laisse ajouter à la liste nos autres activités quotidiennes soumises à des injonctions inconciliables.

Nous revoilà invités à la sophrosynè de la philosophie grecque antique. Soyons des modérés du progrès comme se voulaient certains centristes dans les années 1970 ! Mais attention, vivons simultanément des passions intenses pour éviter la médiocrité du quotidien. Soyons intensément passionnés mais pas trop !

La figure du modèle-obstacle me semble ainsi investir toujours davantage nos vies quotidiennes. Sans que personne ou presque ne s’en émeuve.

Je propose donc d’adopter et de promouvoir un néologisme dans la veine de “linterdividuel” girardien, construit comme un mot-valise à entrées multiples : les contrindicactions. Dans ce mot se mêlent joyeusement les contre-indications, les contradictions, les actions qui vont à l’encontre des indications qui vous sont données, etc. Cela semble être désormais le mode de vie que nous suggèrent les autorités. Pour en revenir à Gregory Bateson, celui-ci établissait un lien entre ces impératifs contradictoires et la schizophrénie que pouvait engendrer un couple de parents chez son enfant à force de lui enjoindre des comportements contraires. Et l’hypocrisie du faites ce que je dis ne faites pas ce que je fais [1] n’est jamais très loin non plus.

Au terme de ce billet, je vous conseille d’y réfléchir mais sans y penser.


[1] “Tout ce qu’ils vous disent [de respecter], faites-le donc et respectez-le, mais n’agissez pas comme eux, car ils disent et ne font pas” (Matthieu 23:3).

Les influenceurs virtuels sont-ils plus puissants que les influenceurs humains ?

par Oihab Allal-Chérif

Voici un article publié récemment sur le site The Conversation. La question des influenceurs a été maintes fois traitée dans notre blogue :

Aujourd’hui, il s’agit d’influenceurs virtuels. Le parallèle entre influenceur et médiateur au sens de Girard n’est pas nouveau. Le caractère virtuel l’est-il pour autant ? Ce n’est pas certain,  les médiateurs fictifs ont toujours été présents ; l’exemple de Werther et de la vague de suicides qu’il a provoquée en est une illustration. Peut-être le plus intrigant dans cet article est-il le constat qu’un personnage fictif trop réaliste met les « followers » mal à l’aise et brise l’effet mimétique. Quelle serait l’interprétation girardienne de ce constat ? A vos commentaires…

Si certains acteurs, chanteurs, sportifs, ou présentateurs sont considérés comme des valeurs sûres en termes d’influence et attirent de nombreuses marques, même les stars internationales dotées d’une très bonne image peuvent tomber de leur piédestal du jour au lendemain. Les influenceurs – au sens large du terme – sont en effet régulièrement impliqués dans toutes sortes de scandales.

Ce fut le cas de Will Smith après la gifle qu’il a donnée à Chris Rock en direct lors de la Cérémonie des Oscars. Sony, Netflix et Apple TV+ ont immédiatement annulé ou retardé leurs projets avec l’acteur dont la cote de popularité s’est effondrée. A noter cependant que Will Smith n’a pas perdu de followers et que son compte Instagram est même passé de 59 à 64 millions d’abonnés depuis l’incident.

Face aux dangers liés à la réputation et au comportement des influenceurs « réels », les influenceurs virtuels apparaissent comme une solution efficace, car ils accomplissent des missions similaires sans exposer aux mêmes risques. Le phénomène des influenceurs virtuels prend de plus en plus d’ampleur et semble être privilégié par certaines entreprises. Plus fiables, moins chers, toujours disponibles, les influenceurs virtuels sont aussi incroyablement populaires et réalisent des performances remarquables auprès des consommateurs. Ils permettent aux marques d’être plus créatives tout en maîtrisant totalement le contenu.

Des entités numériques sociales et intelligentes

Un influenceur virtuel est un personnage numérique créé grâce à des logiciels de design graphique 3D, de simulation et d’animation. Il n’a donc pas d’existence physique, même si la Barbie virtuelle constitue une exception. La puissance du storytelling et du feuilletonnage est mise au service de l’influence via ces personnages de fiction. L’intelligence artificielle leur permet de simuler une vie réelle, une personnalité et des interactions qui paraissent naturelles.

Les influenceurs virtuels sont comme des héros de séries ou de mangas qui fascinent leurs followers auxquels ils font vivre leurs aventures. Ils s’appuient à la fois sur les codes de Netflix, de la téléréalité, et des magazines people, le tout associé à une parfaite maîtrise des réseaux sociaux. On peut regarder leurs clips musicaux ou leurs concerts, les voir prendre leur petit déjeuner avant d’aller à un événement, ou faire des essayages et des défilés de mode. Certains aiment les sports extrêmes, les jeux vidéo, ou les voyages.

Les détails de leur vie imaginaire, très réaliste sur le long terme, permettent de générer un attachement et une identification durable. Les influenceurs virtuels humanoïdes dont la vie correspond à celle des méga-influenceurs humains et qui maîtrisent les codes de TikTok et Instagram apparaissent crédibles et experts grâce à leur anthropomorphisme. Ils parviennent à créer de la proximité et à gagner la confiance de leurs abonnés.

Les influenceurs virtuels les plus connus

La grande majorité des influenceurs virtuels sont de jeunes influenceuses à l’apparence humaine auxquelles il est possible de s’identifier et avec lesquelles se crée un attachement socio-émotionnel. Elles ont des goûts, des valeurs, et des expériences nourries par le storytelling de leurs créateurs.

La plus suivie du monde est Lu do Magalu, la porte-parole du groupe brésilien de grande distribution Magalu qui possède 1477 magasins physiques Magazine Luiza. Depuis 2009, l’égérie cumule 24 millions de followers à travers les différents réseaux sociaux où elle partage son mode de vie et ses coups de cœur. Ses vidéos YouTube d’unboxing, de conseils pratiques ou de gaming cumulent plus de 300 millions de vues, même si leur audience reste limitée au Brésil. Lu apparaît également sur le site d’e-commerce, l’application de vente en ligne et la marketplace où elle « incarne » la relation client.

Imma Gram est considérée comme le premier mannequin virtuel. Créée en 2018 au Japon, elle a fait la couverture de nombreux magazines de mode et a travaillé pour des marques telles que Dior, Valentino, Nike, Puma, Ikea et Amazon. Sollicitée par de nombreux artistes et start-ups, elle est une actrice majeure de la virtual fashion, c’est-à-dire de la mode qui n’existe que dans le cyberespace. Imma est hyperréaliste car sa modélisation très détaillée dans des mises en scènes de la vie quotidienne la rend difficile à différencier d’une vraie personne. Elle a même une famille et un chien. L’entreprise qui l’a développée – ModelingCafe Inc. spécialisée dans les images de synthèse pour les jeux vidéo et les films – fait tout pour qu’on oublie qu’elle est un personnage numérique. Imma est l’ambassadrice de la plus grande marque chinoise d’eau gazeuse, Watson’s.

Créée en avril 2016, Lil Miquela (Ndlr : notre illustration) est apparue sur Instagram comme n’importe quelle influenceuse californienne de 19 ans… mais elle ne vieillit pas. Lil Miquela a une apparence extrêmement réaliste et se vexe si on dit qu’elle n’existe pas ; elle est dotée d’une personnalité très extravertie et n’hésite pas à afficher ses opinions.

Cette activiste défend la diversité sous toutes ses formes, milite pour les droits des femmes et ceux des robots, lutte contre le racisme, les discriminations et les violences policières, et encourage ses followers à faire des dons pour des associations et à aller voter. C’est une artiste musicale qui a une vie sociale et sentimentale avec des influenceurs soit virtuels, soit réels, et a participé aux campagnes de communication de Prada et Calvin Klein.

Parmi les autres influenceuses virtuelles les plus connues, on trouve Bermuda, Noonouri, Zoe Dvir, Ella Stoller, Pippa Pei, Ai Angelica, Leya Love, Esther Olofsson, Shudu Gram, Thalasya Pov et Binxie. Bien que moins nombreux et populaires, des influenceurs virtuels masculins existent également comme Knox Frost, Pol Songs, Koffi Gram et Ronald F. Blawko alias Blawko22.

Trouver l’équilibre entre réalisme et étrangeté

Pour être acceptés par le consommateur et créer un lien émotionnel, les influenceurs virtuels sont très majoritairement anthropomorphes dans leur apparence, leur personnalité et leur comportement. Les performances de la modélisation 3D et de l’intelligence artificielle les rendent difficiles à identifier comme virtuels. Cependant, un degré de réalisme trop élevé a un impact négatif, selon la théorie de la vallée de l’étrange du roboticien Masahiro Mori : une trop grande ressemblance d’un robot, ou ici d’une intelligence artificielle, avec un humain est gênante et même angoissante.

Dans le contexte de l’influence virtuelle, ce sentiment de rejet va totalement à l’encontre de l’objectif recherché. L’interaction avec des abonnés et consommateurs potentiels génère des réactions négatives qui peuvent tourner au bad buzz. Pour contrer ce phénomène, les influenceurs bio-digitaux cultivent une certaine ambiguïté sur leur véritable nature, ce qui leur donne une aura mystérieuse.

S’il peut parfois y avoir une réaction négative de dégoût, ou même de peur lors des premières interactions avec un influenceur virtuel, cette perception évolue positivement avec l’expérience et une exposition régulière à ces personnages numériques. L’influenceur virtuel devient rassurant pour ses abonnés comme pour les annonceurs car il est idéalisé et ne peut pas entrer dans les mêmes dérives qu’un humain. L’esthétique de l’influenceur et la qualité du contenu qu’il diffuse sont extrêmement soignées, à la recherche d’une forme de perfection au fort pouvoir de séduction.

D’autres influenceurs virtuels se différencient des humains avec une apparence plus proche d’un personnage d’animé ou de comics, comme Arvi le renard bleu et FN Meka le robot rappeur. Cependant, même un personnage qui n’a pas une apparence humaine vivra des situations et aura des valeurs et des références qui sont familières aux utilisateurs des réseaux sociaux et auxquelles ils s’identifieront facilement. Voir l’influenceur virtuel effectuer des activités quotidiennes, fréquenter des lieux connus, et interagir avec des célébrités renforce sa crédibilité.

Des supers-pouvoirs très avantageux

Le taux d’engagement des influenceurs virtuels est presque trois fois plus élevé que celui des influenceurs humains. L’audience des influenceurs virtuels est composée à 45% de femmes entre 18 et 34 ans qui constituent leur cœur de cible. Les adolescentes entre 13 à 17 ans représentent environ 15%, soit deux fois plus que pour les influenceurs réels.

Paradoxalement, le fait de savoir que l’influenceur virtuel est une création numérique le rend plus authentique et sincère d’un influenceur humain qui se met en scène et monétise son discours et ses actions. Cette honnêteté apparente s’appuie sur la connivence entre l’influenceur virtuel et ses abonnés qui savent qu’il est virtuel mais qui se laissent prendre au jeu. La qualité du storytelling et la cohérence de la ligne éditoriale parviennent à faire oublier que l’histoire de l’influenceur virtuel est inventée. Les internautes interagissent avec lui comme avec une vraie personne.

Un influenceur virtuel n’a pas les limitations associées à une existence physique. Il peut être actif 24H/24, 7J/7, pour développer une relation para-sociale encore plus puissante que celle entretenue par les spectateurs d’une série ou d’une émission avec leurs héros ou présentateurs préférés. L’intelligence collective du groupe de personnes qui gère l’influenceur virtuel le rend authentique et accessible. L’apparence plus ou moins réaliste de l’influenceur ne semble pas impacter significativement la qualité de la relation perçue comme amicale et réciproque, même si le sentiment d’identification est moins fort.

L’influenceur virtuel n’a pas de saute d’humeur, de propos déplacés ou de comportement inapproprié, sauf si on le programme pour. Le baiser entre Lil Miquela et la mannequin Bella Hadid pour une publicité Calvin Klein a été très critiqué par la communauté LGBTQIA+ qui y a vu une instrumentalisation purement commerciale sans aucune sincérité. La marque a dû publier un communiqué pour s’excuser.

Un autre avantage est qu’un influenceur virtuel peut parler toutes les langues et adapter son style d’influence au contexte socio-culturel. Il est donc possible et même souhaitable d’avoir plusieurs versions ou déclinaisons d’un influenceur, parfois présentés comme des amis ou des frères et sœurs, qui interagissent les uns avec les autres d’un pays à l’autre.

De puissants alliés des marques pour conquérir le métavers

Les influenceurs virtuels sont particulièrement utilisés dans le luxe, la mode, les cosmétiques, l’équipement et le tourisme. Ces secteurs nécessitent une maîtrise rigoureuse de l’image et reposent sur des codes très spécifiques. Noonoouri est ainsi devenue l’égérie virtuelle de Dior. Prada a choisi de créer sa propre ambassadrice virtuelle, Candy, qui apparaît dans des courts métrages réalisés par Nicolas Winding Refn, connu pour avoir réalisé le film Drive avec Ryan Gosling. D’autres secteurs plus technologiques comme la téléphonie ou l’automobile sont également cohérents avec l’univers des influenceurs virtuels comme avec l’ambassadrice virtuelle Liv du Renault Kadjar.

L’influence virtuelle donne aux entreprises qui y recourent une dimension moderne et innovante. Elle rajeunit l’image de marque et est encore très différenciante. Alors que la guerre des métavers est commencée entre des groupes comme Meta, Google, Apple, Amazon, Microsoft, Sony, Alibaba, Nvidia, ou Ubisoft, la présence des marques dans ces univers virtuels est cruciale pour leur pérennité et leur développement. Les influenceurs virtuels sont une des armes qui leur permettront de les conquérir.

René Girard, la littérature, le désir et le sacré

par Eugénie Bastié

Chronique initialement publiée par le Figaro le 29 mars dernier. Le dernier roman de Michel Houellebecq, cité par Eugénie Bastié en fin d’article, avait fait l’objet d’une analyse de Jean-Marc Bourdin dans notre blogue :

Houellebecq : “anéantir” la théorie mimétique ?

Grasset republie La Conversion de l’art de René Girard. Un recueil d’exercices d’admiration allant de Malraux à Proust qui rapproche la littérature de l’expérience religieuse.

Il est des lectures qui bouleversent une vie. René Girard en fait partie. On peut garder pour toujours en mémoire le geste d’un directeur de lycée qui, en terminale, lors d’un cours de morale et religion (et oui) se mit à tracer au tableau un triangle pour expliquer la loi universelle du désir mimétique. Ce fut une révélation. Notre désir n’est jamais propre, mais suscité par l’Autre. Nous désirons moins avoir un objet qu’être celui qui le possède. Et plus le rival nous ressemble, plus la violence se déchaîne. Du fonctionnement de la publicité à celui de la dissuasion nucléaire en passant par le mouvement #MeToo, cette clé permet d’ouvrir bien des portes. Né il y a un siècle, René Girard est assurément un immense penseur dont l’œuvre profonde, aux confluents de l’anthropologie, de la critique littéraire et de la psychanalyse n’a pas fini de nous éclairer.

Il est curieux que Girard, tout comme un autre grand critique littéraire français du XXe siècle, George Steiner, ait préféré passer l’ensemble de sa carrière universitaire aux États-Unis, se tenant éloigné de l’université française où triomphaient alors la pensée de la déconstruction et le structuralisme. Il dira même lors d’une interview à propos de l’exportation de la «French theory» aux États-Unis : «En 1966, nous avons vraiment apporté la peste avec Lacan et la déconstruction… Du moins dans les universités.» Il ne croyait pas si bien dire.

Le recueil que republie Grasset en cette année du centenaire de la naissance de l’un des plus grands penseurs français du XXe siècle, rassemble huit essais épars sur la littérature, des exercices d’admiration qui ne s’arrêtent pas au simple souci esthétique mais développent une vision profonde et originale de l’art.

On y trouve une analyse de l’humanisme tragique d’André Malraux, «le seul auteur non chrétien et non marxiste de notre temps qui soit réellement hanté par l’ambition d’une synthèse humaniste globale». Mais aussi une plongée assez fine dans les rapports entre Wagner et Nietzsche, une comparaison entre Valéry et Stendhal ou une brillante réflexion sur l’évolution du narcissisme dans l’œuvre de Proust.

Pour Girard, l’art, et notamment l’art littéraire, ce n’est pas le divertissement pascalien, ni la simple recherche du plaisir esthétique. La grande littérature a une mission révélatrice : elle nous dévoile la nature profonde du désir. C’est toute la thèse de son grand livre Mensonge romantique et vérité romanesque. La littérature romantique ment en présentant le désir comme une originalité de l’individu, un acte d’authenticité, là où les grands romanciers de génie Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski, Proust, montrent la nature triangulaire du désir qui passe nécessairement par un médiateur. Don Quichotte imite Amadis de Gaule. Madame Bovary imite les héroïnes de ses romans. Julien Sorel n’aime pas véritablement Mathilde, et les snobs de Madame Verdurin s’ennuient dans son salon.

C’est écrivant Mensonge romantique et vérité romanesque que Girard se convertit peu à peu. «C’est la littérature qui m’a conduit au christianisme», écrit-il dans La Conversion de l’art. Comment passe-t-on de la lecture de Proust au pied de la Croix ? Pour René Girard, la mortalité du désir, sa finitude, son échec est le vrai problème de notre monde. La rivalité permanente du désir conduit les hommes à la violence. Les romantiques, tous comme les existentialistes et les postmodernes individualistes, mentent en niant l’échec du désir, en affirmant que celui-ci permet de nous réaliser, en s’illusionnant sur l’autonomie de l’homme. «Comprendre l’échec du désir mène à la sagesse, et, en fin de compte, à la religion», dit Girard. Le christianisme propose d’imiter le Christ pour sortir de l’enfer sans issue de la rivalité mimétique. Mais la grande littérature, parce qu’elle ne triche pas avec le désir, parce qu’elle en montre l’essence foncièrement pessimiste, partage cette sagesse. On peut lire A la recherche du temps perdu comme les Évangiles, comme une révélation canonique sur la condition humaine.

Les auteurs jouent leur âme

Pour Girard, «les formes les plus extraordinaires de création littéraire ne sont pas l’œuvre du seul talent inné», ni l’œuvre d’une seule habileté technique, mais relèvent d’une forme de conversion absolue du regard. Est-ce à dire que les grandes œuvres littéraires sont des œuvres morales ? «Le roman constitue dans sa ferveur, dans sa morale, dans sa métaphysique, une autobiographie esthétique et même spirituelle qui s’enracine dans une transformation personnelle, structurée exactement comme l’expérience chrétienne de la conversion», plaide René Girard, pour qui la distinction entre roman à thèse et roman sans thèse n’a pas de sens. «Tout dans la vie et dans la légende de Marcel Proust correspond au schéma de la conversion (…) il est entré en littérature exactement comme certains entrent en religionCrime et châtiment, Madame Bovary et la Recherche sont des œuvres où les auteurs ont joué leur âme (Flaubert affirmait sentir dans sa bouche l’arsenic qu’avalait son héroïne) et témoignent d’une évolution : ces auteurs ont compris, au terme d’un cheminement, quelque chose d’essentiel sur la nature humaine.

Pour René Girard, la créativité culturelle de l’humanité est intimement liée à la violence et au sacré. La violence révolutionnaire accouche d’un siècle littéraire, le XIXe siècle, extraordinaire floraison du roman. «La Révolution, c’est la naissance du monde balzacien où chacun est le rival de l’autre», écrit Girard.

Cela pose la question de l’avenir du roman aujourd’hui. Pour Girard, le roman est d’abord un contenu avant d’être une forme, c’est pourquoi il tiendra pour insignifiantes les tentatives du nouveau roman dans les années 1970 comme celles des tenants de l’écriture blanche.

 «Je connais René Girard surtout pour une thèse, que je trouve fausse, et qui s’énonce ainsi : on désire ce que l’autre désire. Pour moi, c’est plus simple que ça : on désire ce qui est désirable. Un corps de jeune fille, c’est désirable en soi.» dit un personnage d’anéantir. Michel Houellebecq céderait-il à l’illusion romantique d’un sujet désirant de façon autonome ? Toute son œuvre prouve l’inverse, où la rivalité permanente du désir excitée par la société de consommation conduit à la souffrance des personnages. «L’art ne m’intéresse que dans la mesure où il intensifie l’angoisse de l’époque», confie René Girard à Benoît Chantre, artisan de cette réédition. Houellebecq rentre dans cette définition.

Il y aura encore des grands romanciers, car la nature humaine ne change pas. Tant qu’il y aura des hommes, il y aura du roman.

La Conversion de l’art, René Girard, Grasset, 269 pages, 20,90 €.

La justice contre la paix ? Réponse de Jean-Pierre Dupuy à Benoît Hamot

par Jean-Pierre Dupuy

Je remercie Benoît Hamot pour son article dans le blogue « L’Emissaire », qui donne beaucoup à penser et ouvre un champ de discussions qui mérite d’être longuement exploré (1).

Je ne veux pas le faire ici, car il y a une question préalable que j’aimerais lui poser : comment expliquer que vous commenciez votre propos en vous méprenant complètement sur ce que j’ai dit en conclusion de mon exposé ? Vous me faites dire que si la montée aux extrêmes, ouvrant à l’éventualité d’une guerre nucléaire, c’est-à-dire à l’anéantissement de toute vie sur la Terre se produit, « c’est Volodymyr Zelensky qui pourra alors être tenu pour le déclencheur de cet enchainement catastrophique, et non Vladimir Poutine, puisque le président ukrainien en appelle à la justice contre la « paix russe ». En précisant implicitement que, de son point de vue, l’Ukraine et la Russie sont un seul et même pays, Dupuy renvoie la responsabilité de cette guerre à l’OTAN, ou plus précisément, à sa volonté supposée de s’étendre sur le territoire de l’ex-URSS. »

Jamais je n’ai dit ni pensé cela. J’ai même dit explicitement le contraire. Le texte de ma conférence, qui est accessible pour ceux qui veulent le lire, dit ceci, vers la fin (2) (3) :

« Cette analyse a fait presque entièrement l’impasse sur la dimension géopolitique de la question. Loin de moi le désir de minimiser son importance. J’ai simplement voulu montrer la puissance décisive de l’outil, en l’occurrence l’outil de destruction, l’arme atomique. L’outil n’est pas neutre, il ne fait pas le bien ou le mal selon les intentions de ceux qui le manient. Si une guerre nucléaire devait se déclencher en Europe, ce qu’aucun des acteurs en présence ne veut, le responsable en dernière instance ne serait ni Poutine, ni Zelensky, ni Biden, ni l’OTAN, mais bien l’arme atomique elle-même et sa puissance démesurée. »

Le livre sur lequel se base ma conférence conclut que la simple possession de l’arme nucléaire est un mal, un crime contre l’humanité. Je suis fier d’avoir montré et dit cela avant le pape François ! Cela n’implique pas que je préconise un désarmement irréfléchi, qui pourrait conduire à la guerre qu’on veut éviter. Mais c’est une autre histoire.

La justice et la paix dont je parle à la fin ne sont évidemment pas des idéaux sans tache. La paix, c’est la paix nucléaire, c’est-à-dire l’absence de guerre nucléaire grâce à la bombe : c’est la dissuasion. La justice, c’est de chasser Poutine des territoires qu’il a envahis. Ma conclusion me semble être une banalité : vouloir écraser Poutine, comme le disent tant l’Occident que Zelensky, au nom de cette justice, c’est le plus court chemin pour déclencher une guerre nucléaire mondiale, le contraire de la paix nucléaire.

Je m’étonne que vous vous soyez mépris sur ce point essentiel, car vous avez parfaitement compris que j’étendais le concept d’auto-transcendance de la violence (Günther Anders) pour le faire sortir du seul cas qu’envisage Girard, à savoir le mécanisme du bouc émissaire, et l’appliquer à d’autres domaines, comme celui de la Bombe. La violence devient comme un quasi-sujet et on peut parler de ses ruses, de ses revirements et de sa responsabilité.

Je profite de ce blogue pour signaler que les événements vont aussi vite sinon plus que la réflexion. Poutine vient d’avertir qu’il allait placer ses missiles nucléaires tactiques en Biélorussie. Un de ces militaires français que les médias sollicitent à répétition a décrit la situation d’une manière qui signifiait : rien d’intéressant, leur puissance est une fraction d’Hiroshima et la portée des missiles de l’ordre d’un champ de bataille. On gonfle leur importance pour faire peur, mais rien de bien dangereux.

En vérité, ils peuvent atteindre sept ou huit fois la puissance d’Hiroshima, soit 100 kilotonnes de TNT, de quoi détruire Manhattan, et leur portée peut atteindre plusieurs milliers de kilomètres. Toujours ce mensonge sur la réalité de la menace nucléaire. En revanche, et cela illustre un autre thème que j’ai abordé dans ma conférence, Poutine a lui-même passé sous silence la supériorité de son arsenal tactique, quelque vingt fois supérieur à celui des États-Unis en Europe. Ce n’est pas la dissuasion qu’il pratique, mais la préemption.

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(1) L’article de Benoît Hamot :

(2) Le lien vers la conférence de Jean-Pierre Dupuy :

(3) Le texte de la conférence en PDF :

Pourquoi le mal frappe les gens biens ?

par Benoît Hamot

Dans le Livre de Job, le Prologue – où Yahvé accepte que Satan provoque les malheurs qui s’abattent sur Job afin d’éprouver sa foi – et l’Épilogue– où il le réhabilite en doublant sa fortune initiale – font l’objet d’une hypothèse de la part de Girard : il les suppose surajoutés et sans pertinence aucune, car étrangers au propos initial, qui consisterait à dévoiler une forme pernicieuse du mécanisme victimaire. « Nous voyons bien ici que le prologue est dénué de toute pertinence [1]. » Frédérique Leichter-Flack intègre en revanche Prologue et Épilogue dans un propos philosophique portant sur « le problème du mal dans toute son aporie [2]. » Le mal est assimilé au malheur qui peut s’abattre à tout moment sur n’importe qui. Pour un véritable athée, Dieu et Satan deviennent les deux visages du hasard…

Dans le Prologue, ce n’est pas Yahvé qui provoque le malheur, mais Satan – l’accusateur public – et si l’on cherche à identifier ce personnage dans la réalité plausible du Dialogue, on est obligé de convenir avec René Girard que ce sont bien les amis de Job qui « font le job » : c’est l’accusateur qui désigne une victime, et non l’inverse. Bien sûr, le cas se présente de plus en plus souvent, où un quidam se pose en victime en accusant des accusateurs réels ou imaginaires : il s’agit d’une tentative d’inversion des positions respectives, ce que Chesterton désignait – peut-être – comme « ces anciennes vertus chrétiennes devenues folles », entraînant la modernité dans sa chute. Mais au fond, cela revient au même. Fondamentalement, un point ne produit aucun cercle, mais chaque cercle produit nécessairement son point central en suivant l’index de l’accusateur. Celui qui veut se poser en victime en accusant un tiers le fait en tant que membre du cercle de bien-pensants, où cherchant à en faire partie, quand la position de la victime se caractérise toujours par sa solitude, par un puissant sentiment d’abandon. Job est seul, il est ce point central.

***

Sans quitter la démonstration girardienne – cette géométrie du sacrifice – on peut néanmoins aborder le Livre de Job en prenant en compte le Prologue, à condition d’adopter deux angles de vue complémentaires : historique et philosophique. Il est dit que les amis de Job habitent dans trois villes orientales – Témân, Shuah, Naama – « considérées en Israël comme des patries de la sagesse [3] », détail que Girard ne relève pas. Ce ne sont pas des voisins malveillants. Ils viennent de loin pour assister à la chute de l’homme puissant et admiré. Les rois mages feront un trajet similaire, mais les intentions sont strictement inverses…

On peut lire ce texte en tenant compte des événements. Le dialogue entre l’élite juive déportée à Babylone et leurs puissants voisins orientaux n’a pas manqué de se produire. Les vaincus furent maintenus en captivité avec tous les égards dus à leur rang pendant de longues années. Ces hôtes de marque furent accueillis dans le palais royal, avec toute l’ambiguïté contenue dans ce terme au regard de son origine : ennemi – étranger – hôte. Dans le Dialogue, les vainqueurs tentent de persuader Job que sa situation pitoyable est une conséquence de ses fautes. Transposé au niveau collectif : pour les babyloniens, les juifs auraient offensé le dieu ancestral (Shaddaï), qui a réagi en conséquence pour les punir.

Le Livre de Job date du début du Ve siècle, après le retour de Babylone. Nous savons que la population juive restée en Palestine, revenue entretemps à des pratiques païennes, s’est également montrée hostile aux rapatriés. Le texte pourrait synthétiser cette double hostilité : durant la captivité, puis lors du retour en Judée. C’est à travers ces épreuves que s’est formé le judaïsme comme religion à la recherche de la vérité, opposée à toute sagesse ancestrale et philosophique. Les épîtres de Paul confirmeront cette opposition fondamentale entre la folie de la foi et l’amour de la sagesse.

Cette lecture historique permet d’approcher l’ambiguïté des relations entre Job et ses amis, qui ne sont pas des lyncheurs à proprement parler : « Les trois personnages paraissent très exaltés mais ils ne s’écartent jamais d’un scénario très classique. Il y a de la méthode dans leur transe. Tout suggère qu’ils n’improvisent guère et que leurs plus belles envolées sont des formules éprouvées, d’assez vénérables imprécations religieuses. » (p.114) Pour confirmer son hypothèse principale, Girard convoque à maintes reprises une foule hostile, pourtant absente du texte, si ce n’est en tant qu’idée. Ce décalage entre la présence des amis et la foule virtuelle, confirmerait l’hypothèse d’une double temporalité : exil à Babylone, puis retour au pays.

Les accusateurs cherchent à persuader Job de son erreur pour justifier le système sacrificiel. « Oui, heureux l’homme que Dieu corrige ! Aussi, ne méprise pas la leçon de Shaddaï ! » (5,17) Shaddaï étant le nom divin de l’époque patriarcale, le texte montre que ces sages associés aux juifs revenus à des pratiques ancestrales croient en un dieu archaïque, un dieu violent. Girard compare finalement le Dialogue avec les procès totalitaires et les séances d’autocritique : « Les trois amis cherchent à obtenir de Job son assentiment au verdict qui le condamne. » (p.166) Les amis de Job sont amicaux comme les camarades qui adorent les « damnés de la Terre » ; quand ils entreprennent de les rééduquer, c’est pour leur bien…

***

Leichter-Flack nous dit écrire « un livre de philosophie avec la littérature », parce que « la littérature nous empêche de nous satisfaire des solutions trop intellectuelles », nous obligerait à rester « au ras du sol, au niveau des émotions » quand la philosophie serait apte à « apporter des solutions ou des résolutions » au problème du mal, qui malgré tout reste « impossible à résoudre [sic] ».

Le livre posthume de Maurice Clavel (Critique de Kant, 1979) permet de saisir ces limites et ces apories propres à la philosophie. Kant dit être « sorti de son sommeil dogmatique » après avoir été secoué par l’affirmation de David Hume : « Il n’y a pas de loi de cause à effet. » Éliphaz affirme : « Je l’ai bien vu : ceux qui labourent le malheur et sèment la souffrance, les moissonnent. » (4, 8) Job met frontalement en question cette affirmation. Si, depuis sa position de faiblesse extrême, la foi devient la seule issue envisageable, Kant limite le savoir « pour faire place à la foi ». Mais que signifie la foi dans ce contexte ?

La foi n’est certainement pas soumission à une destinée. Aucune « loi de cause à effet » n’est écrite dans un ailleurs métaphysique. Les arguments d’Eliphaz sont bien métaphysiques, dans le sens où il postule une cause surplombante aux effets dévastateurs qui se déchaînent sur Job, dont la réponse en forme de question ne peut que l’embarrasser : « Instruisez-moi, alors je me tairai ; montrez-moi en quoi j’ai pu errer. On supporte sans peine des discours équitables, mais vos critiques, que visent-elles ? Prétendez-vous critiquer des paroles, propos de désespoir qu’emporte le vent ? » (6, 24).

Cinq siècles plus tard, Jésus veut réhabiliter les victimes, y compris les victimes des « coups du sort » : les malades, les infirmes, mais à partir du moment seulement où ils croient en lui, ou autrement dit ; où ils placent leur confiance dans l’amour. Toute révélation et toute résolution possible du problème du Mal provient du centre souffrant, où Jésus se place lui-même, et non de la pratique d’une sagesse contenue dans une métaphysique et une pratique rituelle ; de celles « qui ont fait leurs preuves », disent les sages.

Pour Hume, la causalité est une habitude de l’esprit, issue de la constatation d’une conjonction répétée entre deux phénomènes successifs. Or si ces « preuves » que les sages mettent en avant découlent de la simple habitude, ils en déduisent une loi métaphysique assez tenace pour conduire les disciples eux-mêmes, cinq siècles plus tard, à demander naïvement à Jésus : « Rabbi, qui a pêché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » (Jn.9, 3). Les disciples comme les amis de Job reproduisent le même schéma, et ils le font sans méchanceté apparente. Il faut seulement prendre la place de Job, ou de cet aveugle, pour se rendre compte de leur erreur, et de leur redoutable cruauté : ils ajoutent une faute morale à une souffrance physique et psychologique. La protestation d’un homme riche et estimé de tous, tragiquement confronté au triple malheur de la ruine, de la maladie et de la mort de ses enfants, parvient ainsi à déjouer la perversité de ceux qui justifient leur Schadenfreude en raisonnant sur une relation de cause à effet.

Lorsque Girard prend le parti de dégager le Dialogue du Prologue et de l’Épilogue, accusés de masquer le réel, on comprend très bien pourquoi il le fait. Cette superstructure conduit en effet à une impasse ; à cette aporie relevée par Frédérique Leichter-Flack. Mais si on établit, avec Girard, la liaison négligée par les modernes entre Satan – représentation métaphysique et religieuse –et le discours des amis de Job, il apparait que le Prologue contribue à une critique radicale de la philosophie. Elle se confond avec la protestation de Job à l’encontre de toutes les persécutions, justifiées depuis la nuit des temps par une métaphysique institutionnelle agissant à travers le rite. C’est une critique du principe de rétribution (hébreu : Sakar), abordé par Girard dans un chapitre de son essai (17. La rétribution). Le principe théologique de la rétribution se confond avec la loi métaphysique de cause à effet, contestée par Hume. Le chapitre suivant (18. Les défaillances de Job) aborde la puissance explicative de ce principe dominant : « Cette vision paraît aussi contraignante que de nos jours l’évidence scientifique. » (p.197)

Dans le Prologue, le ressort métaphysique et religieux autorisant la sévérité du jugement des amis à l’encontre de Job est nommé Satan. Puis l’accusation s’incarne à travers les amis de Job. Le Prologue conforte ainsi la lecture girardienne, à condition de rappeler, comme Girard ne cessera de le faire à notre intention, l’équivalence première entre l’hébreu ha-satan et la personne de l’accusateur public : ce procureur s’oppose, dans le cadre d’un procès – et le livre de Job n’est rien d’autre que cela – à l’avocat de la défense ou paraclet : autre nom du Saint-Esprit.

Mais encore : comment Satan pourrait-il être notre ami, notre camarade et notre conseiller vertueux, venu nous expliquer les raisons de nos malheurs ? En nous laissant croire qu’il suffit d’accepter son idéologie totalitaire pour quitter le centre de l’accusation, et rejoindre ainsi le cercle des bien-pensants : les séances d’autocritique et les aveux publics extorqués dans les régimes communistes fournissent un exemple bien connu, toujours actuel, où l’intervention du paraclet est systématiquement empêchée.

Le lien contradictoire entre l’évènement tangible et le discours métaphysique se noue à travers le Prologue. L’ensemble forme ainsi une parabole révélant l’ignorance des persécuteurs [4]. La parabole contient un piège sous forme de paradoxe ; en effet, il est précisé que c’est en raison de sa droiture que Job est mis à l’épreuve, et non pas en raison de ses fautes, comme le soutiennent les accusateurs !

***

Contrairement à son apparence mythique, le Prologue nous permet ainsi de protester, avec Job, contre l’irréalité des conceptions portant sur Shaddaï – le dieu des persécuteurs – ou sur Satan régnant en maître sur notre vallée de larmes, la divinité archaïque toute-puissante décidant parfois d’intervenir à l’encontre de son ange déchu, à condition seulement que nous nous tenions bien sages. Ce deus ex machina appartient au théâtre antique, et c’est de façon ironique qu’il est ainsi mis en scène.

Prologue et Épilogue construisent une parabole qui nous permet de regarder de haut ce qu’il en est réellement ici-bas : la route antique des hommes pervers est pavée de niaiseries métaphysiques. Le fait que nous ayons eu besoin de 2 500 ans pour pouvoir reconnaître cette parabole, passée inaperçue de René Girard lui-même, montre la formidable puissance à retardement de ce procédé si particulier. Car son effet boomerang est toujours volontaire : « … afin qu’ils voient sans voir et entendent sans comprendre. » (Lc.8, 10)

La Bible déplace certaines questions métaphysiques au profit de l’attention portée sur ceux qui n’ont pas le loisir de se les poser. Ceux-là, le dos au mur, menacés dans leur vie même, aux prises avec une réalité des plus tangibles, ont osé protester face à une injustice justifiée (sic) par la sagesse des anciens et des rois. Car à Eliphaz, qui prétend avoir reçu une révélation de la présence divine (4, 12), Job répond : « S’il passe sur moi, je ne le vois pas et il glisse imperceptible [5]. » (9,11) – mais perçoit parfaitement la réalité du mécanisme victimaire  – « A l’infortune, le mépris ! opinent les gens heureux ; un coup de plus à qui chancelle ! » (12, 5) – et refuse d’entendre leur prétendue sagesse : « Vos leçons apprises sont des sentences de cendre… » (13, 8)

On n’invente pas de telles répliques ! Bien sûr, le personnage n’est pas historique, mais si de tels événements ne s’étaient pas produits, s’ils n’avaient pas stupéfait quelques témoins, au point qu’ils éprouvèrent la nécessité d’en parler, ou de l’écrire – écriture certes remaniée, traduite, complétée ou épurée par d’autres à leur suite – les protestations de ces innocents n’auraient pas entraîné l’humanité vers une prise de conscience progressive de la vérité, et donc vers une déprise tout aussi progressive du mécanisme sacrificiel.

Le Livre de Job vient d’être lu sous les aspects du témoignage (littéraire), de la pensée (métaphysique) et de l’histoire (collective). Il n’y a pas à choisir une lecture préférentielle, car sont entrelacés des évènements historiques (l’Exil et le Retour en Palestine), l’élaboration d’une pensée (le judaïsme prophétique), et les revers de fortune accompagnés de jugements sévères, que chacun peut être à même de subir encore de nos jours. Séparer l’un ou l’autre aspect de la révélation biblique, cela reviendrait à appauvrir notre lecture [6].


[1] p.22, et pp. 18, 48, 49, 71, 113, 210-213, 237 : Girard, La route antique des hommes pervers, 1985, Grasset

[2] 8 janvier 2023, Signes des temps, France Culture. F. Leichter-Flack, Pourquoi le mal frappe les gens biens ? 2023, Flammarion.

[3] Note de l’E.B.J. sur Jb.2, 11.

[4] Voir Le bouc émissaire, p.271, Grasset.

[5] Girard conclut en comparant le Livre de Job au récit de la Passion (p.239), ou les dernières paroles du fils, de l’homme et de Dieu témoignent de sa traversée d’une situation extrême, où l’angoisse et le sentiment d’abandon sont exprimées.

[6] Et cela vaut également pour les apocalypses prophétisant les destructions du temple et de la ville de Jérusalem. Évènements historiques qui, comme tout tremblement de terre majeur, donnent lieu à de multiples répliques, y compris celles que nous traversons en ce moment au niveau mondial : car tout est révélé, mais nous avons des oreilles pour ne pas entendre.

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