
par Hervé van Baren
L’histoire de la théorie du chaos commence en 1887, avec un prix offert par le roi de Suède à qui prouverait que l’orbite des planètes est stable et déterministe. Henri Poincaré gagna le prix, mais en prouvant exactement le contraire : le système dynamique formé par le soleil et les planètes est chaotique, indéterminable.
Un système chaotique se définit par son extrême sensibilité aux conditions initiales. Déplacez l’orbite d’une planète de quelques mètres et progressivement, l’évolution des trajectoires divergera radicalement par rapport au cas initial. Dans le cas du système solaire, on a calculé que son évolution conduirait un jour à la sortie de Mercure de son orbite stable, sans qu’il soit possible de prédire si Mercure terminera son destin planétaire en étant éjectée du système solaire, en entrant en collision avec Vénus ou en étant avalée par le soleil (1).
Posons la question : l’histoire est-elle un phénomène chaotique ? Yuval Harari répond oui : « L’histoire ne peut pas être expliquée de manière déterministe et ne peut pas être prédite parce qu’elle est chaotique » (2).
Les systèmes chaotiques peuvent donner l’impression d’un déterminisme sur le court terme. Tel personnage ou événement historique peut influencer l’histoire de manière relativement prévisible. Exemple : si Napoléon avait gagné à Waterloo, l’Europe aurait été bien différente de ce qu’elle est, et on peut extrapoler de cet hypothétique événement quelques tendances politiques vraisemblables. Le problème est que ce déterminisme ne tient qu’à court terme (de l’ordre de la décennie). Au-delà, le chaos reprend ses droits. On en a vu l’illustration au moment de la chute de l’Union Soviétique. La fin de la bipolarité est-ouest faisait entrevoir une période de stabilité mondiale soutenue par le modèle civilisationnel des Etats-Unis. Fukuyama annonçait en 1992 la fin de l’histoire ! L’état du monde 30 ans plus tard lui oppose un cruel démenti et apporte de l’eau au moulin de ceux qui postulent le caractère essentiellement chaotique de l’histoire.
Ce constat pose un sérieux problème aux partisans de l’eschatologie (dont je suis). Si l’histoire est mue par le chaos, alors toute croyance en une « fin de l’histoire » perd de facto toute crédibilité, sauf à retenir une « catastrophe » qui y mettrait fin de la manière la plus radicale possible (mais dont la réalité ne pourrait être prouvée, cette fin brutale n’étant qu’une des issues probables).
Même chose avec le prophétisme. Il est par définition impossible de déterminer l’évolution d’un système chaotique, à plus forte raison sa fin apocalyptique.
Le constat de la nature chaotique de l’histoire semble bien enlever tout crédit à la pensée religieuse, et en particulier à toutes les variations sur le thème de la fin du monde.
La question n’est pas de pure rhétorique. Elle hante nos imaginaires, comme un bruit de fond de tous nos questionnements existentiels. Nous sommes écartelés entre les vieilles représentations déistes, celles d’un monde constamment ajusté par l’action d’un dieu-pilote, et la découverte que l’univers est essentiellement régi par les lois du hasard. Elle a un impact profond sur la politique, la société. Elle conditionne bien des fractures idéologiques.
René Girard permet de redonner sens au prophétisme et à l’eschatologie. Tout est question d’échelle de temps. Nous l’avons déjà dit, l’histoire présente des caractéristiques déterministes à court terme, mais la loi fondamentale semble bien être le chaos. Seulement, il est parfaitement possible d’envisager un fonctionnement globalement chaotique sur le moyen-long terme tout en faisant l’hypothèse d’un déterminisme sur le très long terme. Il faut seulement établir les conditions pour que cette cohabitation puisse exister.
Pour que l’histoire chaotique puisse dissimuler un fonctionnement déterministe sous-jacent, il faut qu’au moins un des paramètres du système présente une évolution déterministe, et il faut que ce paramètre influence sensiblement cette évolution. Les autres paramètres présentent une évolution chaotique qui masque ce mouvement de fond.
Ce paramètre, c’est la violence, et plus particulièrement la violence sacrificielle. Girard montre à quel point il est central et universel dans le fonctionnement des sociétés humaines. Or en isolant ce paramètre à l’échelle de l’histoire, on constate que son évolution est bien moins chaotique que les paramètres habituellement retenus par les sciences humaines, et en particulier la science historique, bien qu’il soit quasiment ignoré par cette dernière.
L’histoire des mœurs montre une lente et constante évolution, depuis l’aube du sacrifice – l’anthropophagie – jusqu’à la désacralisation du monde contemporain, le rejet du religieux. Il n’en reste pas moins que, archaïque ou moderne, le sacrifice reste central dans notre monde, et cette prégnance s’explique par la condition, toujours d’actualité, pour qu’il puisse exprimer toute son efficacité pacificatrice : la dissimulation de l’innocence de la victime et de la violence des sacrificateurs.
C’est cela, le déterminisme sous-jacent à l’histoire chaotique. C’est un mensonge. Et parce que c’est un mensonge, il ne peut pas tenir ad vitam aeternam. C’est un mensonge condamné par la lente évolution de l’humanité vers la connaissance, le dévoilement du réel. La fin du sacrifice est inscrite dans notre destin aussi sûrement que la fin de notre vie biologique ou que la mort du soleil par épuisement de son carburant, parce que le sacrifice repose entièrement sur la dissimulation.
Cette connaissance, cette révélation apportée par René Girard remet aussi en selle le prophétisme. La condition pour pouvoir prédire l’événement singulier de l’effondrement de l’ordre violent par la dénonciation du mensonge qui le supporte, c’est tout simplement d’avoir levé la dissimulation avant tout le monde. D’avoir vu, comme Girard l’a vu, la dépendance de l’histoire à ce mensonge.
Une méta-analyse de cette théorie de l’évolution déterministe de l’histoire jusqu’à un inévitable point de basculement montre qu’elle n’est pas seulement une théorie au sens scientifique du terme. Son émergence coïncide nécessairement avec l’advenue de cette singularité historique, de cet aboutissement eschatologique. Ce n’est pas difficile à comprendre : à partir du moment où l’on pose ce rendez-vous de l’histoire avec l’effondrement de la dissimulation sacrificielle, on dénonce le mensonge et on déclenche nécessairement le phénomène qu’on théorise. La compréhension intellectuelle du phénomène est indissociable de son inéluctable aboutissement. L’abstraction devient action, l’hypothèse devient réelle. On peut d’ailleurs inverser la causalité et poser que c’est le déclenchement du phénomène qui induit la possibilité de le décrire par la raison. Prendre conscience du fonctionnement sacrificiel des collectivités humaines est un événement apocalyptique en soi.
(1) Qu’on se rassure : on parle d’une échelle de temps de l’ordre de millions d’années. Il y a déjà assez de prédictions anxiogènes ces jours-ci pour ne pas devoir s’inquiéter de celle-là !
(2) “History cannot be explained deterministically and it cannot be predicted because it is chaotic. So many forces are at work and their interactions are so complex that extremely small variations in the strength of the forces and the way they interact produce huge differences in outcomes. Not only that, but history is what is called a ‘level two’ chaotic system. Chaotic systems come in two shapes. Level one chaos is chaos that does not react to predictions about it. The weather, for example, is a level one chaotic system. Though it is influenced by myriad factors, we can build computer models that take more and more of them into consideration, and produce better and better weather forecasts. Level two chaos is chaos that reacts to predictions about it, and therefore can never be predicted accurately. Markets, for example, are a level two chaotic system. What will happen if we develop a computer program that forecasts with 100 per cent accuracy the price of oil tomorrow? The price of oil will immediately react to the forecast, which would consequently fail to materialize. If the current price of oil is $90 a barrel, and the infallible computer program predicts that tomorrow it will be $100, traders will rush to buy oil so that they can profit from the predicted price rise. As a result, the price will shoot up to $100 a barrel today rather than tomorrow. Then what will happen tomorrow? Nobody knows.” Yuval Noah Harari, Sapiens: a Brief History of Humankind.