Ukraine, deuxième année

par Jean-Louis Salasc

 Le 24 février 2023 : un an de conflit en Ukraine.

Un récent rapport des services israéliens évalue le nombre de morts à 176 000, de blessés à 278 000 ; il y manque les civils ; ces chiffres regroupent soldats ukrainiens et russes, quelques autres peut-être.  

Pourquoi toutes ces personnes ont-elles perdu la vie ? Parce qu’une fois de plus, les dirigeants du monde sont entrés dans la spirale de la violence réciproque (1). Une fois de plus, ils obéissent à la logique sacrificielle. Une fois de plus, ils ne savent  que verser le sang pour prétendre, qui à la grandeur, qui à la liberté, qui à la justice, qui à la solidarité, qui à un territoire, qui à la démocratie, qui au progrès, etc.

Pourtant, il est un phénomène que René Girard nous a parfaitement révélé : la « montées aux extrêmes » des rivalités mimétiques impose sa propre existence et fait disparaître l’objet qui les a suscitées. Seul n’existe plus que l’affrontement, devenu pour tous une fin en soi. Dimitri Medvedev : « Une puissance nucléaire ne peut être vaincue ». Joe Biden : « Nous ne pouvons pas laisser la Russie gagner ».

Dans cette escalade, chaque camp s’efforce de préserver sa propre cohésion et les dirigeants s’y emploient par la propagande de guerre. Chacun s’enferme dans un dogme fédérateur parfaitement symétrique à celui de l’autre : nous sommes le bien, l’ennemi est le mal ; nous disons la vérité, l’ennemi ment.

De chaque côté, haro sur qui sortira de cette prison mentale : c’est un traître, que les sycophantes auront tôt fait de lyncher, médiatiquement ou d’autre façon. Une pratique qui aide à maintenir les populations dans le confort de l’unanimité belliciste.

La théorie mimétique ne donne aucune « solution » face à l’escalade ; elle donne simplement une chance à chacun de comprendre qu’il s’agit d’un engrenage dont l’issue ne saurait être que le renchérissement de la violence.

J’aimerais témoigner ici de mon admiration pour quelques personnes. Admiration née, non de « l’ensemble de leur œuvre », mais d’un fait précis : elles ont eu le courage de braver cette unanimité belliciste et prendre publiquement position pour un arrêt des combats et la recherche d’une solution diplomatique. Peut-être, cher lecteur de ce blogue, serez-vous tenté, au vu de cette liste, d’y ajouter un ou plusieurs noms, de sorte que, par contagion mimétique, grossisse le nombre de ceux qui appellent à sortir de la boucle des violences réciproques.

Voici d’abord Henry Kissinger. En tant que secrétaire d’état de l’administration Nixon, il a négocié la fin de la guerre du Vietnam ; cela lui valut en 1973 le prix Nobel de la paix, conjointement avec son homologue Le Duc Tho. En décembre 2022, il a appelé à un cessez-le-feu et des négociations, position qui lui coûte des injures voilées (« A 98 ans, on n’a plus toute sa tête », « Il n’a rien compris à ce conflit ») mais position qu’il a réitérée au forum de Davos en janvier dernier.

Poursuivons avec Elon Musk. Il est co-fondateur de Paypal (avec Peter Thiel, ancien étudiant de René Girard et soutien de sa pensée). Il enchaîne avec Space X, Solar City, Tesla. Il met en place un réseau de satellites de communication en orbite basse, Starlink. Il défraie dernièrement la chronique par le rachat de Twitter. Elon Musk ne saurait être considéré comme un agent moscovite : il a financé sur ses propres fonds l’équipement de l’armée ukrainienne en terminaux Starlink lorsque ses infrastructures de communication furent détruites par l’armée russe. En octobre dernier, Elon Musk propose un plan de paix.

Passons à Jeffrey Sachs. Il est économiste, conseiller spécial du secrétaire des Nations Unies et conseiller auprès du pape François. Dans sa jeunesse, il fut un thuriféraire du « Consensus de Washington », c’est-à-dire des potions amères que le FMI inflige aux pays surendettés. Mais il rencontra son chemin de Damas et plaide désormais pour des dispositions soucieuses des personnes. Dès le début, Jeffrey Sachs affirma que ce conflit n’aurait jamais du avoir lieu et il appelle régulièrement à la fin des combats et à des négociations.

Nous avons encore Jürgen Habermas, célèbre philosophe allemand, auteur de L’Ethique de la discussion et Après l’état-nation ? Il a longtemps loué la retenue qu’il percevait dans les paroles et les actes du chancelier Olaf Scholz. Depuis le récent épisode de la fourniture par l’Allemagne de chars lourds à l’Ukraine, il a vigoureusement dénoncé l’escalade en cours et appelle également à une sortie du conflit par des pourparlers.

D’un point de vue politique, cette liste offre un spectre des plus larges, depuis le libertarien Musk  jusqu’au néo-marxiste Habermas ; elle est réfractaire à une lecture partisane. D’ailleurs, coller des étiquettes, c’est « désigner l’ennemi » : c’est donc l’antichambre du mécanisme de la violence réciproque,  dont précisément nous aurions avantage à nous déprendre.

Et dont 176 000 personnes au moins, auraient eu avantage à ce que les dirigeants du monde se déprissent.

(1) Cf. notre article « L’éternel Retour » :

https://emissaire.blog/2022/04/05/leternel-retour/

11 réflexions sur « Ukraine, deuxième année »

  1. Nul doute qu’on trouvera toutes les raisons de critiquer le choix des « pacifistes » repris dans cet article. Sachs, Kissinger, Musk… ne traînent pas derrière eux des relents de sainteté. C’est pourtant là que réside la force de cet article. Jean-Louis Salasc ne cherche pas à nous vendre des modèles de vertu, seulement à souligner à quel point il est difficile de s’opposer à l’unanimité sacrificielle. En temps de guerre, le seul crime impardonnable est de ne pas choisir son camp. Merci Jean-Louis.

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    1. « Et qu’on nous épargne à toi et moi, si possible très longtemps, d’avoir à choisir un camp. » (Né en 17 à Leidenstadt, 1990). Ces paroles d’une chanson d’un auteur populaire (JJ Goldman) expriment bien ce que je ressens. Je suis complètement navré depuis l’année dernière d’avoir dû choisir un camp. Anecdotiquement, j’avais prévu un voyage à Saint Pétersbourg à Pâques 2022, avec ma fille. J’aime profondément la culture russe, j’aurais pu faire un peu connaissance avec le peuple russe. Mais voilà… Pour l’instant, ce choix ne m’engage pas vraiment, mais « S’il fallait reprendre les armes… » (Barbara, 1967)… Quand la guerre sera terminée, il faudra « pardonner, ne pas oublier » (N Mandela).

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  2. La guerre en Ukraine a commencé en février 2014, avec l’invasion de la Crimée, et non il y a deux ans. On pourrait bien sur remonter à Holodomor, le génocide par la faim perpétué en 1932 par le régime soviétique, la période entre ces évènements constituant une guerre gelée, tant la guerre fait partie constituante de l’idéologie soviétique à laquelle Poutine se réfère explicitement. Mais cette question de date, effectivement secondaire, est intéressante seulement parce qu’elle rappelle un fait connu : la guerre, comme tous les événements gênants, n’existe vraiment qu’à partir du moment où elle frappe à notre porte.
    Girard a montré en quoi l’occultation de la violence par la culture est un fait constitutif. En l’occurrence, les Français, malgré les coupures des robinets énergétiques russes et les prix dans leur supermarché habituel, malgré l’afflux de réfugiés et la précision des informations reçues, n’ont semble-il pas encore prit conscience de la réalité. Avec les grèves massives des acteurs habituels, ils accusent leur gouvernement, on ressort les gilets jaunes pour se faire plaindre : tout est bon pour fuir la réalité. Ce peuple qui, dans sa majorité, a voté pour les deux partis qui ont ouvertement soutenu Poutine lors du déclenchement de sa guerre (annexion de la Crimée), niera la réalité qui l’entoure jusqu’au bout.
    Il n’y a pas de rivalité mimétique à l’origine de cette guerre. Ce qu’il y a de terrible dans l’affirmation contraire, c’est qu’elle conduit logiquement à confondre Simone Weil et un quelconque milicien embauché par Wagner. Confondre ceux qui ont fait le choix conscient de se sacrifier pour sauver leurs proches et leurs prochains, et ceux qui sacrifient les autres au nom d’une idéologie, ou d’une somme d’argent, c’est-à-dire pour le pouvoir. On ne peut pas imaginer de plus grande confusion… La théorie mimétique, qui a vocation à décrire le réel, est alors utilisée pour s’en prémunir.
    La guerre du xix siècle, brillamment analysée par Clausewitz, qui trouvait son origine dans le duel, a vécu. Sa dernière expression figure dans le film « Duck’s soup », des Marx Brothers (et peut-être, tout de même, dans la seconde guerre du golfe, qui en rappelait certaines scènes…). La guerre moderne est désormais totale, elle vise à éradiquer les vérités révélées dans le judaïsme prophétique et le christianisme. Muray, l’ami, et peut-être le penseur le plus proche de Girard, notamment à travers leur commune et profonde connaissance du xix siècle, écrivait :
    « C’est ainsi que l’occulte, après avoir un peu rôdé sans succès autour par exemple du christianisme (qu’il lui est arrivé de compromettre, et je dirai même que c’est par là seulement que le christianisme apparaît de temps en temps comme une  » religion « , c’est-à-dire comme un programme commun, quelque chose qui fait lien, qui se trouve donc en régression visible par rapport, disons au judaïsme), passe dans la modernité avec armes et bagages, devient la modernité et débarrasse aussi sans le vouloir le christianisme (dont on se détache puisqu’il ne dit plus la vérité) de cette compromission d’avoir à dire la vérité sur l’homme. » (Le xix siècle à travers les âges, Paris, Gallimard, p. 514).
    L’occulte, ou le religieux eschatologique, prétendent prévoir l’avenir, connaitre les voies de Dieu, parler au nom des morts, sacraliser n’importe quel objet (un livre imprimé, un monument, un évènement du passé…). Plutôt que de convoquer la théorie mimétique pour répéter à propos de chaque évènement les morts magiques « sacrificiel », « apocalyptique », je conseille à ceux qui s’intéressent à Simone Weil et à Georges Bernanos, l’une engagée auprès des anarchistes espagnols sur le front d’Aragon, l’autre auprès des phalangistes à Majorque, de lire « Colonne » d’Adrien Bosc (2022). Weil écrivit une longue lettre à Bernanos, qui l’a gardé dans son portefeuille jusqu’à sa mort. Centré sur cette lettre, ce livre précis, modeste et distancié, retrace le parcours croisé de ces deux grands engagés, qui n’étaient certainement pas pacifistes. Ces deux-là ne confondaient jamais le sacrifice de soi et le sacrifice de l’autre. Ou autrement dit, ils ne craignaient pas leur propre mort, contrairement aux pacifistes (« Lieber rot al tot »), parce que Jésus était leur seul modèle.
    Le pacifisme est un puissant facteur de guerre en effet. On peut être surpris de voir citer Elon Musk… « Mercredi 8 février, à Washington, l’entreprise Space X fondée par Elon Musk a dégainé le couperet : des mesures actives ont été prises pour empêcher les forces ukrainiennes d’utiliser son service de connexion Internet par satellite Starlink. » (Libération du 10 02 2023). J’aurais mieux compris que l’on cite Emmanuel Macron, qui a tenté toutes les démarches diplomatiques possibles, avant de se rendre à l’évidence.

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  3. J’ai peut-être une explication à notre désaccord sur la rivalité mimétique. Vous mettez en avant des personnes : Weil, Bernanos que vous distinguez des miliciens de Wagner ou des conscrits russes qui ne sont pas des personnes mais les pions de Poutine. De même pour les Français mus par leurs intérêts égoïstes, pions du consumérisme. Le troupeau, la foule et les individus clairvoyants.

    De mon côté, je vois des convoitises à un niveau d’ensemble : les USA et les pays d’Europe (et la Chine, premier partenaire commercial de Kiev en 2021) investissent massivement sur les terres de l’ancienne URSS et font suivre leur progression commerciale d’une progression militaire, processus inchangé par rapport au XIXe siècle. La Russie se sent menacée et attaque. Que ce soit à tort ou à raison n’a pas d’importance, pour moi l’Ukraine est clairement une terre convoitée par les grandes puissances économiques et militaires.

    La rivalité est mimétique car ces puissances de la modernité se ressemblent plus qu’elles ne divergent : leur économie est libérale avec soutien étatique, le développement technologique est essentiel, elles sont productivistes, matérialistes, dépensent des milliards pour l’armement etc mais il y a heureusement une différence sur laquelle insister, la démocratie d’un côté, l’autoritarisme de l’autre.

    Cette différence majeure se révèlera si les états occidentaux décident d’entrer en guerre contre la Russie. Les jeunes femmes et les jeunes hommes européens mobilisés (nos enfants) parleront entre eux des langues étrangères mais entendront et verront les Ukrainiens et les Russes, de part et d’autre de la ligne de haine, partager la même langue, la même culture, faire leur signe de croix dans le même sens avant de se lancer à l’attaque contre des membres proches ou lointains de leur famille.

    Simone Weil avait assisté aux combats entre anarchistes et communistes espagnols : à leurs yeux, la différence politique était si grande qu’elle valait la mort. Girard décrit cette différence à laquelle on s’accroche d’autant qu’on devient de plus en plus semblable dans l’escalade de la violence. Et c’est alors, si nous en arrivons à cette guerre fratricide mondiale, que se distingueront les individus clairvoyants au sein de la foule anonyme des sacrifiés. Après, quand il est trop tard. 60 millions de morts pendant la deuxième guerre mondiale, majoritairement des civils.

    La diplomatie vaudrait mieux, non ?

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  4. Il me semble que TOUS les occidentaux souhaitent la paix (cad la victoire sur la Russie de Poutine), avec ou sans négociation. Par intérêt d’abord, compassion ensuite. Nul besoin de faire appel à Kissinger, qui est tout le contraire d’un « modèle de vertu ». Son administration, après la fin de la guerre du Vietnam, a porté au pouvoir la marionnette Lon Nol, qui a pavé la voie aux khmers rouges. Puis la non intervention des Américains au Cambodge pendant le génocide (20 à 30% de la population), c’est lui. Tout cela est d’un cynisme écœurant.

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  5. L’avis d’Hubert Védrine :

    LE FIGARO. – Un an après le début du conflit, comment jugez-vous la gravité de la situation?

    Hubert VÉDRINE. – Peut-être que cette guerre finira par s’enliser, mais, au moment où nous parlons, la situation s’aggrave. Poutine ne nous laisse pas le choix, il nous oblige à une escalade à laquelle nous ne pouvons nous dérober, car, s’il gagnait, ce serait désastreux, immédiatement et demain, à tous points de vue, même les esprits les plus rétifs aux emportements collectifs doivent l’admettre. Le président a eu raison de dire à Munich: «L’agression russe doit échouer.» La grande offensive russe annoncée a conduit l’Ukraine à presser les pays Occidentaux de lui fournir une aide accrue, ce qui pousse la Russie à précipiter sa nouvelle attaque. C’est le moment le plus grave depuis l’échec de l’offensive sur Kiev.

    Le président Zelensky presse les pays européens de lui fournir davantage d’armes, et notamment des avions. Les pays occidentaux peuvent-ils aller plus loin?

    Peut-être le devront-ils. Face à la menace d’une offensive russe massive qui risquerait de submerger les forces ukrainiennes, il y aurait une logique dissuasive à élever le niveau du mur de défense ukrainien. Pour autant, il n’y a pas à accuser les dirigeants d’«hésiter». Biden, Scholz et Macron réfléchissent avant de décider, c’est la moindre des choses. Voyez les décisions sur les chars ou sur d’autres armes. Zelensky est dans son rôle, avec courage et talent. Mais il faut garder le contrôle de l’engrenage et définir l’usage des armes déjà fournies ou à venir.

    Nous sommes des démocraties: nos positions doivent être tenables durablement, donc expliquées et convaincantes. Tout faire pour que Poutine ne puisse pas gagner en Ukraine, mais ne pas se laisser entraîner dans une confrontation directe avec la Russie. C’était la ligne de crête suivie depuis le début par Biden, Macron et Scholz. Je crois que c’était la bonne. Biden a décidé dès le début de ne pas envoyer son armée sur place. Ni les pays de l’Otan. Nous sommes maintenant dans une forme extrême de soutien, qui n’est pas de la cobelligérance. D’ailleurs, quoi qu’elle prétende, la Russie le reconnaît, puisqu’elle ne s’en prend pas à l’Otan.

    Donner assez d’armes pour résister, mais pas assez pour gagner, n’est-ce pas courir le risque de nourrir une guerre sans fin?

    Qu’appelez-vous gagner? Quel dirigeant occidental va assumer de fournir des armes offensives pour attaquer la Russie? Pas Biden, en tout cas. Mais qui assumerait de laisser Poutine réussir son offensive militaire? Personne. Nous devons donc maintenir, voire accroître notre soutien à l’Ukraine pour empêcher Poutine de gagner, ce qui passe d’urgence par plus de munitions. Tout en gardant le contrôle de la suite. Ligne de crête.

    Ne croyez-vous pas que cette guerre oppose deux modèles, la démocratie libérale contre l’autoritarisme?

    Le manichéisme est toujours tentant, mais ne rendons pas les choses plus insolubles qu’elles ne le sont. C’est une guerre pour un territoire: qui contrôle l’Ukraine? Et, notamment, l’Est? Je ne crois pas que nous soyons dans une guerre générale de civilisations, démocraties contre autocraties, et j’espère que cela ne va pas le devenir, à force de le proclamer, car, si ça le devenait, il n’est pas sûr que l’Occident gagne à la fin! N’oublions pas que nous n’avons plus le monopole de la puissance, ni de l’influence. Voyez à l’ONU: une quarantaine de pays n’ont pas condamné Poutine et n’ont pas non plus voulu se ranger dans le camp occidental, dont l’Inde, une démocratie. Ils représentent les deux tiers de l’humanité!
    Les démocraties représentatives, qui souffrent de la désaffection de leurs peuples, ce qui se traduit par la vague populiste, se ressoudent en se redécouvrant le camp du bien. Et c’est vrai que cette guerre est atroce. Mais, si nous faisons de cette guerre en Ukraine une guerre de civilisation, voire de religion, Occident vs Russie, etc., elle ne s’arrêtera jamais, il n’y aura jamais de solutions. Quand l’Occident se grise, il défend mal ses intérêts. Je n’achète pas cette rhétorique. Je suis pour une approche plus chirurgicale, plus réaliste, plus froide, qui, dans l’immédiat, doit faire échouer le recours à la force, mais qui prépare l’avenir.

    Certains parlent de l’esprit «munichois» qui serait à l’œuvre dans le refus d’en finir une fois pour toutes avec Poutine. Cette comparaison vous paraît-elle utile?

    Elle est surtout infondée. Depuis des décennies, il ne s’est pas passé une année en Occident sans qu’on dénonce un «nouveau Munich» ou un «nouvel Hitler», ce sont des sortes de catharsis historiques rétroactives qui n’offrent pas l’ombre d’une solution. Je trouve même choquants ces gens qui sont prêts à se battre jusqu’au dernier ukrainien – il y a des précédents. Il y a souvent dans le moralisme proclamé une forme de cynisme (au sens erroné et contemporain du terme). «En finir avec Poutine?» Aucun responsable ne dira cela et aucun Parlement ne le voterait. Faire plus pour défendre l’Ukraine? Oui.

    On vous a reproché, à vous comme à d’autres tenants de la ligne «réaliste», de reprendre la rhétorique du Kremlin. Que répondez-vous à ces accusations?

    Ceux qui travestissent ainsi la ligne réaliste se trompent de cible, de périodes, et mélangent tout. Les «réalistes» n’ont rien à voir avec les quelques pro-Poutine des dernières années. C’est sur 30 ans, de 1992 à 2023, qu’il faut raisonner. Or, dans les dix à quinze premières années après la fin de l’URSS, ce sont d’abord des réalistes américains, vétérans de la guerre froide, Kissinger en tête, mais aussi George Kennan ou encore Jack Matlock (ex-ambassadeur américain à Moscou, qui disait qu’on ne peut pas à la fois étendre l’Otan et avoir une Russie démocratique), John Mearsheimer, et même Zbig Brzezinski, qui n’avaient aucune «complaisance» pour le régime russe, encore moins pour Poutine, qui ont mis en garde contre le triomphalisme aveugle des États-Unis. Kissinger l’a dit plusieurs fois: on a eu tort de ne pas mieux intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité en Europe, et ce pour des raisons de sécurité, car, sinon, elle pouvait redevenir dangereuse. Ces réalistes pensaient à la sécurité de l’Europe à long terme. Si on les avait écoutés, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui.
    Et d’ailleurs, ils n’ont jamais demandé à ce que l’on change la cible des missiles nucléaires. Obama a eu tort de dire que la Russie était devenue une puissance régionale, donc négligeable. L’accord d’association Europe-Ukraine, conçu sous influence polonaise, coupait économiquement l’est de l’Ukraine de la Russie. C’était une provocation grave qui a eu des effets désastreux.

    Mais, quelque part, les réalistes ont été écoutés, puisque l’Ukraine n’a jamais été intégrée à l’Otan…

    Entre 1992 et 2017, on a donné de la verroterie diplomatique à la Russie tout en faisant avancer l’Otan. On dit que la politique réaliste avec la Russie a échoué, mais en réalité elle n’a pas été mise en œuvre. Qu’est-ce qui aurait été vraiment réaliste, realpolitik contre irrealpolitik? De faire de l’Ukraine, dès le début des années 1990, un pays neutre à la finlandaise, militairement lié ni à la Russie ni à l’Otan, avec en contrepartie des garanties de sécurité croisées, une autonomie du Donbass et un traité avec la Russie sur Sébastopol. Cela aurait été sans doute possible entre Eltsine et Clinton. L’Occident – qui avait «gagné la bataille de l’histoire» – a jugé cela superflu.

    L’avenir du conflit dépend essentiellement des États-Unis?

    Pas que, mais, in fine, oui. Mais avec nous aussi. Selon que la Russie gagnera, perdra, ou perdra totalement, ou à moitié, cette guerre, les conséquences ne seront pas les mêmes à long terme pour l’Europe de demain, très différente, ou pour les États-Unis. Pour la Russie aussi. À la fin des fins, ce sont les Américains qui devront prendre les décisions majeures. Si Biden décide qu’il faut donner plus de moyens à l’Ukraine pour que Poutine perde, tout le monde suivra. En revanche, si la Russie n’atteint pas ses objectifs lors de son offensive du printemps, ce sont les États-Unis qui pourraient demander aux Ukrainiens, sans renoncer à rien, de ne pas contre-attaquer plus loin. Et ils penseront la suite. Les Européens sont inhibés sur ce point. Seul Macron a eu le courage de dire à Munich: «Il faut préparer dès maintenant les conditions et les termes de la paix.» Il a raison. Et il faudrait également trouver les moyens de parler plus à l’opinion russe, sans se décourager.

    À Washington, s’il est toujours hors de question de laisser Poutine gagner, ce qui créerait un précédent pandoresque, on a à l’esprit d’autres enjeux: la Chine et Taïwan, mais aussi un éventuel affrontement entre Israël et l’Iran. Les think-tanks commencent à réfléchir. Une note de la Rand Corporation (laboratoire d’idées spécialisé dans les questions de défense, NDLR) parue en janvier, intitulée «Éviter une guerre longue en Ukraine» (préjudiciable à l’Occident) ose évoquer la question de la neutralité de l’Ukraine à l’issue du conflit, et même l’utilisation de la levée des sanctions comme un levier! Si les Européens s’enferment dans des discours sur la guerre des démocraties contre les autoritarismes, ils ne joueront aucun rôle à l’issue du conflit.

    On dit que l’Union européenne est sortie renforcée de cette guerre à ses portes, qui lui donne enfin l’occasion de s’affirmer en tant que puissance géopolitique. Est-ce votre avis?

    C’est plutôt l’Otan que Poutine, par sa décision aberrante, a remis au premier plan, en réveillant, dans l’Alliance, un esprit de défense qui avait disparu en Europe. Rappelons-nous que ce sont les Européens qui avaient supplié les Américains, en 1949, de créer une Alliance pour les protéger de la menace stalinienne, puis, en 1952, l’Organisation, pour qu’elle soit crédible. Depuis lors, hormis les moments gaullo-mitterrandiens en France, les alliés européens ont continué à vouloir rester sous le parapluie américain. Ils n’ont jamais eu la volonté de constituer une force européenne en tant que telle. Les Européens ont cru après-guerre qu’ils allaient pouvoir forger un monde idéal sous le parapluie américain grâce au marché commun, à l’État de droit et à leurs valeurs.

    Les Européens craignent le concept français d’«autonomie stratégique» (mais pas celui de «souveraineté»). Néanmoins, ce n’est pas l’Otan en tant qu’organisation qui est à la manœuvre, ce sont les gouvernements nationaux de chaque pays allié. Pourquoi ne s’affirmeraient-ils pas demain comme une force collective dans l’alliance? Plus largement, nous devons commencer à repenser notre action dans l’Europe de demain, élargie, militarisée, avec des équilibres différents.

    Le principe gaullien d’une France comme «puissance d’équilibre» n’est-il pas aussi un mythe?

    Non. C’est ce qui a caractérisé la politique étrangère de la Ve République par rapport aux États-Unis: la France est un pays ami, allié, mais pas aligné. La France se reconnaissait une liberté de mouvement, à l’est et au sud. Emmanuel Macron reprend cette idée avec ses mots et il dit que la France n’est pas un pays lambda de l’Alliance atlantique. Il a raison. Après, il faut trouver des points d’appui pour se servir de nos leviers.

    Pensez-vous que l’écosystème médiatique dans lequel nous vivons condamne tout effort diplomatique au profit de la surenchère, tout raisonnement de long terme au profit de l’émotion immédiate?

    C’est un risque évident qui s’est aggravé constamment depuis que l’opinion publique s’est constituée en Europe en 1830 pour soutenir les Grecs face à l’Empire ottoman. À chaque étape – presse écrite, radio, télévision, réseaux sociaux -, la pression dans les démocraties est de plus en plus forte. Cela peut avoir des vertus morales, mais faut-il souhaiter que nos pays soient dirigés par des followers qui suivent l’émotion dominante du moment plutôt que par des leaders? Non. Le réalisme doit prendre en compte les émotions, souvent justifiées, mais ne pas se laisser diriger par elles. La convergence Biden-Macron-Scholz inspire confiance.

    https://www.lefigaro.fr/vox/monde/hubert-vedrine-si-nous-faisons-de-cette-guerre-une-guerre-de-civilisation-elle-ne-s-arretera-pas-20230219

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  6. « Il est hors de question de laisser Poutine gagner »: cette prise de position, dans l’état actuel des choses, est forcément belliciste et ressemble à cette « escalade en vue d’une désescalade » dont nous a parlé JP Dupuy hier soir. Et de toute évidence, le paradoxe de Clausewitz, selon lequel c’est le défenseur qui veut la guerre quand l’agresseur, lui, veut la paix, est expérimentalement vérifié par la guerre d’invasion en Ukraine. Il y a plus de « pacifistes » aux côtés des Russes qu’il y en a dans le camp occidental.

    Dupuy, hier, ne plaidait pas ouvertement pour la paix en Ukraine (à quelles conditions?) mais contre l’illusion de la « dissuasion nucléaire ». Les bombes existent, en particulier les « armes nucléaires tactiques », il est donc possible que Poutine décide de s’en servir : il est hors de question, pour lui, de perdre cette guerre ! Et le possible n’est pas l’antithèse du réel mais ce qui en fait pleinement partie et qui en dépend étroitement.

    Ce qui m’a frappée, c’est la remarque finale de la conférence d’hier, à l’AG du 17Mars 2023. Dupuy a opposé la justice et la paix ou du moins il a noté que la situation actuelle nous commande de choisir entre l’une et l’autre. On peut estimer, en effet, qu’une paix obtenue injustement est préférable à ‘une « montée aux extrêmes » vers la guerre absolue.

    J’ai quand même pensé à la distinction que fait Spinoza dans son traité théologico-politique entre deux sortes de paix : « la paix des cimetières », à laquelle il compare la paix obtenue par la terreur, et la paix civile, vraiment humaine, parce qu’elle est fondée sur la justice. Même si l’on pense avec Pascal qu’il n’y a pas de vraie justice sur terre pour l’homme après la Chute, puisque « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste », il nous semble en tous points préférable de vivre dans un Etat de droit que sous une dictature.

    Et l’intervention d’un participant américain m’a semblé d’une grande justesse. Il a dit que la justice est une exigence morale alors que la paix n’a rien à voir avec la morale, c’est une nécessité anthropologique.
    C’est toute la différence, très essentielle chez les Grecs, entre la « vie bonne » et la vie tout court ou la survie. Qu’on soit amené à renoncer à l’une pour assurer l’autre serait vraiment catastrophique !

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    1. Selon Pascal, la paix est le souverain bien, qui justifierait que la force soit injuste pour le garantir.
      Il semblerait que nous en soyons là, à l’image des libertariens de la silicone valley qui réclament une intervention de l’État, qu’ils fustigent en permanence, quand leur banque perd pied, où de Mélenchon qui se découvre chrétien quand la vindicte qu’il pratique en permanence se retourne contre l’un des siens, dénonçant le buzz par le buzz sur une quelconque pogrom-TV.
      J’ai bien peur que la révélation finisse par confondre Weil et le milicien de Wagner au cerveau de ceux qui nient l’apocalypse, se pensant évidemment du côté du bien à faire ainsi la guerre, plutôt que de reconnaitre ce trouble intérieur engendré par la révélation de l’inanité totale de l’idée mensongère du sacrifice, et qu’offrir sa vie pour ceux qu’on aime n’a plus, depuis le Christ, aucune rétribution sacrée que cette image pour nous du Dieu vivant, un homme mort, supplicié sur une croix, révélation de l’échec monstrueux du sacrifice menteur, de soi comme de l’autre, niant que la crise du désir mimétique va effectivement jusqu’à cette confusion suprême .
      Girard n’est qu’une étape vers le modèle christique qui permet de se voir en son miroir amoureux, indiquant la seule alternative du choix devenu cartésien, entre l’amour et la destruction.

      « 27Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous donne pas comme le monde donne. Que votre cœur ne se trouble point, et ne s’alarme point. 28Vous avez entendu que je vous ai dit: Je m’en vais, et je reviens vers vous. Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père; car le Père est plus grand que moi. 29Et maintenant je vous ai dit ces choses avant qu’elles arrivent, afin que, lorsqu’elles arriveront, vous croyiez. 30Je ne parlerai plus guère avec vous; car le prince du monde vient. Il n’a rien en moi; 31mais afin que le monde sache que j’aime le Père, et que j’agis selon l’ordre que le Père m’a donné, levez-vous, partons d’ici. »

      https://saintebible.com/lsg/john/14.htm

      On se réjouit de voir la vidéo des conférences d’hier.

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  7. Le Mal.
    Et les êtres en qui il s’incarne.
    Girard nous a appris qu’en réalité, il s’agit bien sûr de nous tous, sous une forme individuelle et minuscule, dont pourtant le flot grossi finit par être ce substrat d’où jaillissent sans cesse, à la manière des têtes de l’Hydre de Lerne renaissantes aussitôt que coupées, ces incarnations du Mal majuscule dont les noms jalonnent l’histoire humaine.

    Il me semble d’ailleurs que le mythe de l’Hydre de Lerne peut nous fournir une image particulièrement terrible et désespérante du mimétisme rivalitaire qui nous oppose pour l’éternité les uns aux autres, individus ou nations. En effet, même la mort de la Bête, tuée par Héraklès, ne met pas fin à ses dévastations : son sang, passé dans la tunique de Nessus, se révèlera être le poison qui causera la mort du Héros, et ce même sang, en s’écoulant dans le fleuve qui baignait la région, le rendra pestilentiel.

    De la même manière, comment ne pas voir qu’une fois l’escalade en cours en Ukraine interrompue par l’épuisement ou la terreur réciproques et une fois les têtes de la haine coupées, la paix signée, loin d’être la justice rêvée par chacun, sera comme le sang de l’Hydre, empoisonnée.
    C’est que le mécanisme rivalitaire qui emporte les nations et les individus, et dont on cherche toujours l’origine et les causes dans l’espoir de le contrôler, n’a en vérité ni commencement ni fin. Il est le sol qui nourrit nos haines et le flot qui emporte nos vies.

    Vladimir Poutine sera l’homme qui nous aura rappelé que, semblables aux têtes grimaçantes de haine sans arrêt renaissantes de l’Hydre de Lerne, il y aura toujours des individus comme lui qui surgiront, tout aussi grimaçants, de chaque coin de nos sociétés, à n’importe quel moment.
    C’est horrible, et peut-être salvateur.

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    1. Salvateur ?
      Il y a de l’invariant culturel, c’est le sacrifice, et une certaine « unité des cultures » dans la théorie mimétique. Mais il y a aussi l’histoire et des différences entre les peuples. Elles ne comptent pas sur le temps long, très long de l’anthropologie, mais elles importent dans le temps court de nos vies historiques. Je pense par exemple, sans pouvoir le prouver, bien sûr ni le justifier, que l’irrésistible ascension d’un personnage comme Hitler, une incarnation du Mal, n’aurait pu se produire ailleurs qu’en Allemagne à cette époque là. Et j’ai tendance à croire que Poutine est un produit made in URSS.
      Bref, j’ai tendance à penser qu’il y a des circonstances historiques particulières dont il faut tenir compte non seulement pour comprendre d’où vient le Mal mais comment faire pour l’empêcher de prospérer, pour le canaliser.
      Ce qui signifierait que la politique est tout à fait nécessaire, même en temps de guerre. Qu’il ne faut pas baisser les bras, en somme, en pensant que le « système » est plus fort que nous.
      La conférence de JP Dupuy, en voulant nous débarrasser d’une illusion, nous mettait en face de notre impuissance collective. A quoi bon la lucidité si c’est pour désespérer ??

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      1. Levez-vous, partons d’ici !
        Sainte cohorte transportée des joies de la lucidité, puisque tout est accompli, et que tout est possible en pleine conscience et entière liberté, la mort que nous offrirons en son saint nom ne saura que certifier la justice de notre choix, même si le monde disparaissait, le Liban de notre cœur est devenu ce verger d’Isaïe, et notre intelligence est à même d’entendre désormais les sens cachés.
        S’il faut prendre les armes, nous les prendrons, mais fort de cette conscience que ce don alors plus jamais ne se couvrira des oripeaux sacrificiels, car aucun système n’est plus fort que Lui, que nous servons en cette pleine conscience que ce nous est fondé sur Son expulsion, conscience de ce vice et de sa résolution par le pardon qu’Il nous offre et qu’il nous reste à avoir assez de foi en la vie pour, petits enfants que nous sommes, L’imiter avec confiance.

         »
        17Encore un peu de temps, Et le Liban se changera en verger, Et le verger sera considéré comme une forêt.

        18En ce jour-là, les sourds entendront les paroles du livre; Et, délivrés de l’obscurité et des ténèbres, Les yeux des aveugles verront.

        19Les malheureux se réjouiront de plus en plus en l’Éternel, Et les pauvres feront du Saint d’Israël le sujet de leur allégresse.

        20Car le violent ne sera plus, le moqueur aura fini, Et tous ceux qui veillaient pour l’iniquité seront exterminés,

        21Ceux qui condamnaient les autres en justice, Tendaient des pièges à qui défendait sa cause à la porte, Et violaient par la fraude les droits de l’innocent.

        22C’est pourquoi ainsi parle l’Éternel à la maison de Jacob, Lui qui a racheté Abraham: Maintenant Jacob ne rougira plus, Maintenant son visage ne pâlira plus.

        23Car, lorsque ses enfants verront au milieu d’eux l’œuvre de mes mains, Ils sanctifieront mon nom; Ils sanctifieront le Saint de Jacob, Et ils craindront le Dieu d’Israël;

        24Ceux dont l’esprit s’égarait acquerront de l’intelligence, Et ceux qui murmuraient recevront instruction. »

        https://saintebible.com/lsg/isaiah/29.htm

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