Nous sommes plusieurs, sur ce blogue girardien, à nous intéresser à cette « grande première anthropologique » qu’est la prise de parole des victimes.La médiatisation de leurs souffrances et la condamnation unanime de leurs persécuteurs semblent ouvrir une nouvelle ère, pas forcément plus pacifique mais plus juste : la publicité faite à des violences privées est censée mettre fin à l’invisibilité des victimes et à l’impunité de leurs bourreaux.
Le scandale déclenché par la révélation du livre nécessaire de Camille Kouchner est double : on ne comprend pas que quelqu’un comme nous, qui n’a rien d’un monstre, ait pu commettre des actes monstrueux ; on n’admet pas le fait qu’il ait pu bénéficier de la plus parfaite impunité sociale. C’est incompréhensible, inadmissible et cela fait partie de la réalité quotidienne ! J’ai appris comme vous que l’inceste ou le viol sur mineur est pratiqué dans une famille sur dix : qui ne connaît pas ou ne pense pas connaître au moins dix familles, au sujet desquelles la question qu’on pourrait se poser tout simplement ne se pose pas, ne peut pas se poser ?
Dans son ultime ouvrage paru en 2019 et intitulé « Relire le relié », Michel Serres évoque assez longuement la question de la transcendance ou des transcendances. Tout en réfléchissant à ces notions délicates, exposées dans le livre en première partie, il me paraît important d’en souligner la proximité avec l’œuvre de René Girard, cité d’ailleurs à la fin du livre, au chapitre consacré à la question de la violence.
Non philosophe moi-même, il est possible que mon propos sombre dans la banalité ou qu’il soit même erroné. Je prie le lecteur de m’en excuser, espérant simplement que ce document incitera à d’autres analyses et d’autres perspectives, plus rigoureuses et plus pertinentes.
Quelques précisions étymologiques pour commencer.
Si le préfixe trans- suggère le passage, le franchissement, le dépassement d’un horizon, le mot se termine par –scendance qui évoque un mouvement, une dynamique, une trajectoire. La transcendance désignerait donc le voyage vers un autre monde, mythique, formel, imaginaire, esthétique, symbolique situé au delà de nos perceptions immédiates.
Michel-Ange et Raphaël, Corneille et Racine, Descartes et Pascal, Goethe et Schiller, Picasso et Dali, Debussy et Ravel, Einstein et Bohr, Sartre et Camus… Notre histoire culturelle regorge de ces duos de génies, contemporains entre eux. Parfois amis, parfois ennemis, parfois les deux. Souvent concurrents sinon rivaux, parce que tournés vers un même objet : le piano pour Liszt et Chopin, le calcul infinitésimal pour Newton et Leibniz, etc. De ce phénomène, la théorie mimétique a bien sûr beaucoup à dire, mais ce n’est pas ici le propos. Il s’agit seulement de suggérer l’ajout d’un nouveau duo à cette liste déjà copieuse : Michel Henry et René Girard.
En quoi peuvent-ils être liés ?
Au chapitre des ressemblances, voici deux philosophes nés à un an d’intervalle ; l’un venu des confins de feu l’Empire français (Michel Henry est né à Haiphong), l’autre parti vers ceux des Etats-Unis (Girard termine sa carrière à Stanford). Tous deux solitaires, en marge de l’intelligentsia institutionnelle ; tous deux méconnus (bien que cela s’arrange un peu pour René Girard). Chacun a développé une vision très originale : Phénoménologie de la vie côté Michel Henry, Théorie mimétique côté René Girard. Ces visions, l’une comme l’autre, sont accordées au message chrétien : caractéristique fort notable quand la plupart des actuelles doxas le congédient. Enfin, tous deux écrivent puissamment et impressionnent par leur rigueur intellectuelle.
Au chapitre des oppositions, nous trouvons d’abord une différence de méthode. Michel Henry s’inscrit dans le courant phénoménologique. René Girard l’avait envisagé avant de l’abandonner assez vite. La pensée de Michel Henry s’épanouit progressivement à partir des intuitions qu’il expose dès sa thèse. Au contraire, René Girard moissonne de tous côtés : mythes, littérature, ethnologie, histoire, religions, pour converger vers la synthèse de la théorie mimétique.
Toujours au chapitre des divergences, nous avons le contenu même des deux théories. En hyper résumé, nous pourrions dire que Michel Henry est un penseur de l’intériorité, et René Girard un penseur de l’altérité. Ce dernier fonde sa théorie sur le mimétisme : il lui faut donc au moins un autre, celui que l’on imite. Quant à Michel Henry, le point départ de sa pensée est notre propre perception intérieure de nous-mêmes, dans laquelle il voit la certitude ultime.
René Girard nous a quittés le 4 novembre 2015. Pour marquer ces cinq années, voici l’hommage que Michel Serres a prononcé à sa mémoire, le 15 février 2016 en l’église de Saint-Germain-des-Prés. C’est un commentaire des Sept dernières Paroles du Christ. La musique de Haydn accompagnait cet hommage ; ci-dessous à la fin du texte, des liens permettent de retrouver cette œuvre.
Michel Serres
Paroles du Christ : Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.
Paroles des hommes : Aussi loin que nous remontions en nos souvenirs personnels ou par la mémoire de l’histoire, nous étonne la répétition monotone de nos fautes de violence : nous faisons la guerre, nous versons le sang, blessons des innocents, les enfants et les femmes, exploitons les faibles et les misérables, infligeons à autrui des hiérarchies vaines, des cruautés physiques, des humiliations sexuelles ou affectives, jouissons tous les jours du spectacle de la mort, saccageons la face de la Terre, méprisons la connaissance et la beauté… Nous devrions au moins avoir appris depuis notre origine ce que nous faisons. Comment pouvons-nous encore ignorer ce péché originel inscrit au plus noir de nos âmes et continûment dans notre histoire : cette pulsion meurtrière ?
Seul un Dieu d’une miséricorde infinie pourrait nous pardonner la série infinie de ces actes infâmes et l’inconscience où nous restons de ne cesser d’y revenir.
Paroles du Christ qui demande à Dieu qu’Il efface les fautes monotones des hommes : Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.
* * *
Paroles du Christ : Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis.
Paroles des hommes : Nous voulons réussir notre vie. De la paille d’une étable qui vit sa naissance chez les animaux, d’une vie errante sans domicile fixe ni table, jusqu’au supplice final réservé aux misérables, Jésus-Christ donne l’exemple d’une vie ratée ; voilà le premier Dieu qui accepte de mener une existence minuscule, sans maîtrise ni domination, parmi des hommes de rien, jusqu’à l’échec mortel. De cet oubli de la puissance et de la gloire, de ce naufrage social, d’une telle sortie de l’histoire, d’une telle fragilité naturelle jaillit une résurrection surnaturelle.
Son voisin de peine, le larron, donne, lui, l’exemple qu’une vie, plus ratée encore, peut aussi et soudain, par une grâce d’extrême minute, réussir. Cette espérance fait vivre : un seul mot peut nous sauver. Un seul mot peut nous ressusciter.
Le mot de qui ? Écoutons la parole des amants : dans mes bras, aujourd’hui, tu seras au paradis.
Paroles du Christ qui chante l’espérance des misérables et enchante les amants : Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis.
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Paroles du Christ : Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère.
La deuxième thèse de la théorie mimétique postule que le mécanisme de la victime émissaire est fondateur des sociétés humaines. Il coïnciderait avec l’hominisation qu’il aurait déterminée et donc remonterait – au moins – à l’apparition de l’homme moderne, notre espèce homo sapiens sapiens, aujourd’hui située il y a 200 à 300 000 ans ; et plus probablement à la bifurcation entre grands singes et premières espèces qualifiées d’homo. Des situations de tous contre un ont au demeurant été observées par des éthologues dans des populations de chimpanzés, information déjà signalée dans le blogue. Également dans le blogue, nous avons évoqué l’identification d’un culte du crâne dans un site cérémoniel en Anatolie au mésolithique, avant la révolution de l’agriculture et de l’élevage. Reste une zone de plusieurs centaines de milliers d’années, voire de plusieurs millions d’années dans laquelle les données archéologiques et paléoanthropologiques manquent ou sont interprétables de manière plus que hasardeuse.
Face à cette impasse, peut-on solliciter les mythes de manière scientifique ? Les mythes renvoient-ils comme le postule la théorie mimétique à des événements réels qu’on appellerait aujourd’hui lynchage remontant au moins au Paléolithique, voire plus loin encore dans l’histoire de l’humanité ? Pour être traitée, cette question doit être décomposée en deux items :
1/ Les mythes, ou du moins certains d’entre eux, sont-ils la relation d’événements réels plus ou moins mensongère, estompée ou édulcorée dans la durée et du fait de leur transmission longtemps orale ?
2/ Fictions symboliques ou témoignages altérés, ces récits peuvent-ils remonter au moins au Paléolithique ?
La dernière livraison du MAUSS contient les Actes d’une journée d’étude, le 16 mars 2019, sur le thème « Mauss, Girard et la violence », organisée par le MAUSS et l’ARM. Il n’est pas si fréquent que des chercheurs en sciences sociales et des anthropologues se réunissent pour présenter et discuter les thèses de Girard. Ils l’ont fait sérieusement (en connaissant tous à fond la théorie mimétique) et courtoisement (la plupart trouvent le système girardien « très séduisant »). La rencontre entre les girardiens et les chercheurs du MAUSS ne s’est pas déroulée sous le signe de la rivalité mais de la convivialité.
Pour pouvoir discuter, il faut un fonds commun : les girardiens partagent l’anti-utilitarisme qui caractérise le MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales). Dans le paysage actuel des sciences sociales, dominées par l’économie, qui met au centre l’intérêt, les deux écoles de pensée sont fraternellement marginales. Le titre choisi par la revue du MAUSS « La Violence et le mal », a un accent girardien. Mauss ne thématise pas la violence mais, comme le dit Bernard Perret, « le caractère obligatoire du don s’inscrit sur un arrière-fond de violence ». Et pour Mauss comme pour Girard, l’énigme anthropologique du social ne peut être résolue qu’en allant chercher, dans le plus lointain passé, des faits, des « invariants » qui transcendent la diversité des cultures, tels le don et le sacrifice. Ce sont des réponses au problème de la violence assez universelles pour permettre de penser le présent et même l’avenir à partir d’elles.
Le très fin historien de l’anthropologie qu’est Lucien Scubla navigue entre les deux « écoles » et ne voit pas les œuvres de Mauss et de Girard comme deux théories anthropologiques concurrentes. Seul Girard est un penseur systématique, un théoricien. Marcel Mauss s’est consacré à l’ethnographie. Dans le texte produit pour la revue, Scubla montre à partir d’exemples, que toute tentative pour éradiquer la violence en ouvre le déchaînement. Il faut combattre le mal et il ne peut l’être que par des institutions appropriées. Il est en cela plus proche du MAUSS que de la pensée apocalyptique de Girard.
A propos du livre de Benoît Chantre Le Clocher de Tübingen – Œuvre-vie de Friedrich Hölderlin, paru aux éditions Grasset.
Cet ouvrage se veut à la fois une suite à l’enquête sur la relation franco-allemande ouverte avec René Girard, dans Achever Clausewitz en 2007, et une introduction à l’œuvre fondamentale et curieusement mal connue d’un des plus grand poètes modernes.
Le magazine Artpress, dans son dernier numéro de février, publie un entretien avec Benoît Chantre :
« En vous lisant, on pense aux travaux que vous avez menés avec René Girard. Particulièrement lorsque vous évoquez « La Mort d’Empédocle », figure qui renvoie à l’autosacrifice de Hölderlin s’abîmant dans une prétendue folie. Ne pourrait-on pas voir dans le poète le bouc émissaire caché d’une génération égarée dans la poursuite d’idéaux politiques ou philosophiques voués à l’échec ?Lire la suite
Nous vous proposons ci-dessous l’article de Francine de Martinoir, paru dans le journal La Croix du 2 janvier 2020.
» Dans l’immense continent du Romantisme allemand, peu arpenté par les lecteurs français, une figure demeure aujourd’hui singulièrement floue : de Friedrich Hölderlin (1770-1843), on a retenu quelques oeuvres et l’image d’un poète devenu fou, isolé dans une tour à Tübingen, de 1807 à sa mort. Dans un magistral retour aux différents épisodes de sa vie, à tous ses textes, aux données historiques, aux interrogations politiques et philosophiques de l’Allemagne, en particulier à Iéna, au tournant du siècle, que Xavier Tilliette a appelé « une heure étoilée de l’humanité», Benoît Chantre reconstitue comme on l’avait rarement fait la vie intérieure et la création de Hölderlin. «
René Girard aimait bien le mot de Churchill sur la démocratie, « le plus mauvais régime à l’exceptionde tous les autres ». C’est une formule, en effet, pleine de sens. Elle dit d’abord la singularité de la démocratie : son auto-critique permanente, si souvent soulignée par Girard, constructive quand elle contraint à la vigilance et à des réformes nécessaires à son bon fonctionnement ; mais aussi destructive quand elle se complaît dans le ressentiment et mène à la division ou au repli de chacun sur soi. La formule dit aussi qu’il n’y a pas de bon régime politique ; cette défiance ou cette lucidité à l’égard de la politique est profondément girardienne et de source biblique : contre le rationalisme et le « trop d’humanisme » de la philosophie des Lumières, Girard fait du péché originel une intuition anthropologique fondamentale : « il n’y a pas d’autre homme que l’homme de la chute », l’homme en proie au désir et aux rivalités mimétiques. Enfin, « le pire des régimes » est finalement le meilleur de tous : ne serait-ce que pour cette raison, il mérite amplement, quand il est attaqué, d’être défendu.
La démocratie aujourd’hui est en crise, une floppée de bons livres, l’ensemble des médias et le quotidien de chacun en apportent des témoignages tous les jours. Cette crise concerne non seulement ce que nous appelons « l’Amérique de Trump » mais, à des degrés divers, la plupart des pays d’Europe. La Russie, qui est une « démocrature » est soupçonnée de jeter de l’huile sur le feu, particulièrement en période électorale.
C’est dans ce contexte que la frontière séparant vie publique et vie privée, poreuse mais qu’on croyait sacrée dans notre République, vient d’être violée et un tabou transgressé : la protection de la personne, matrice des « droits de l’homme ». La renonciation de Benjamin Griveaux à sa candidature pour la Mairie de Paris à la suite de la mise en circulation sur un site porno puis sur Twitter d’images à caractère strictement privé, constitue un séisme politico-médiatique. En termes girardiens, cet effacement délictueux de la différence entre le public et le privé constitue une nouvelle étape du processus d’indifférenciation, qui est le nom anthropologique de la violence humaine, celle qui est infligée à l’homme par l’homme.
Lors du décès de Michel Serres, Benoît Chantre avait publié sur notre blogue un hommage qui a touché beaucoup d’entre vous. À l’occasion de la publication de son ultime essai, Relire le relié, Olivier Joachim, professeur de physique en classe préparatoire au lycée Saint Louis à Paris, qui était un proche de Michel Serres, nous offre un bel article et nous invite à lire cet ouvrage. Il est également un Girardien de longue date, notamment par sa famille, qui connaissait en Avignon René Girard et son père.
De la dédicace à Suzanne, feue son épouse, exemple de sainteté, jusqu’à la signature finale qui embrasse plus de sept décennies, Michel Serres, né à la philosophie sous les aurores nucléaires d’Hiroshima, nous offre, par son ultime ouvrage, l’œuvre de toute une vie. Tant il contient et enrichit l’ensemble de sa pensée, nous comprenons mieux à présent pourquoi ce livre lui tenait tant à cœur. Plus intime que tous les autres, il s’exprime davantage à la première personne et ose même quelques confidences très émouvantes.
« Je crois et je ne crois pas, presque en même temps », oscillations de foi qui l’amène à cet aveu poignant : « La religion de mon adolescence me manque. Je reste inconsolable de l’avoir perdue. »
Un des objectifs réussis de ce dernier livre consiste donc à « rendre au christianisme les trésors qui réjouirent ma jeunesse ».
Selon le nouveau classement PISA, notre Éducation Nationale atteint tout juste la moyenne mondiale. Pas brillant ! Certains vous diront qu’il faudrait en augmenter le budget (vous savez, les braves gens qui pensent qu’on fabrique les billets de banque comme ceux de Monopoly). Or le budget de l’éducation nationale tourne déjà autour des 70 milliards d’€, ce qui en fait l’un des plus importants budgets publics mondiaux (en valeur relative bien sûr). Alors, comme on ne peut pas augmenter un budget déjà colossal, et qui bien que colossal ne donne pas d’excellents résultats, que peut-on faire ? D’abord, admettre que le rêve d’une école universelle ne sera réalisé (et sans doute doit-il l’être) qu’à la condition suivante : admettre que tous nos enfants ne deviendront pas Einstein ou Pic de la Mirandole. Beaucoup seront, ou devraient être, boulangers, plâtriers, horticulteurs ou menuisiers. Ce qui compte, ce ne sont pas les médailles ou les brevets, mais bien faire ce qu’on sait faire, ne pas prétendre à autre chose qu’à soi, et bien se convaincre qu’entre un mathématicien de génie et une repasseuse qui sait faire un pli impeccable, ou qu’entre Edith Stein et un maçon qui sait construire une voûte qui ne vous tombera pas sur la tête, il n’y a aucune différence de dignité, aucune présomption de supériorité de l’un ou l’une sur l’autre, ni donc aucune raison que les parents croient encore que la réussite de leurs enfants ne serait appréciée qu’au nombre de palmes universitaires assorties.