
(L’illustration est une œuvre du peintre ukrainien Alexander Mikhalchuk)
Jusqu’à l’invasion guerrière de l’Ukraine par son puissant voisin, la Russie de Poutine, je n’avais pas vraiment compris le texte de Pascal qui ouvre le dernier ouvrage de René Girard, Achever Clausewitz. « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. »
En parlant de « guerre », Pascal semble faire de la violence l’adversaire institutionnelle de la vérité ; mais sa démonstration ne conclut-elle pas, au contraire, à l’impossibilité d’un tel conflit ? On pourrait objecter, en effet, en empruntant le terme à Pascal lui-même, que la violence et la vérité ne sont pas du même « ordre » et que n’ayant rien à voir ni rien à faire ensemble, même pas la guerre, « la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre ». Rien ? Pas tout à fait, puisqu’en se combattant, nous dit Pascal, la violence et la vérité, loin de se détruire, vont se renforcer l’une l’autre. Cette guerre ne serait pas seulement « étrange » mais interminable.
René Girard ne m’avait pas aidée à comprendre la pensée de Pascal. Pourquoi ? Parce qu’il utilise ce texte à ses propres fins, il y voit « la montée aux extrêmes » selon Clausewitz, soit une escalade de la violence à laquelle est voué le duel guerrier où « chacun des adversaires fait la loi de l’autre ». Selon Girard, les vues pénétrantes de Clausewitz sur la guerre nous éclairent davantage sur la violence essentielle qui nous menace aujourd’hui que sur cet objectif particulier de la violence qui serait la vérité. Ainsi, l’étrange guerre selon Pascal, « celle de la violence qui essaie d’opprimer la vérité » est devenue pour René Girard « la guerre essentielle que la vérité livre à la violence » (1).
Girard, en effet, prétend montrer, dans toute son œuvre et spécialement dans la plus apocalyptique, Achever Clausewitz, comment la violence humaine, d’abord canalisée, focalisée sur des boucs émissaires, « enchaînée » à des rituels sacrificiels, s’est « déchaînée » dans le monde moderne sous l’effet de la Révélation : pour lui, c’est bien la vérité qui mène l’offensive et pousse la violence, une fois révélée à elle-même, c’est-à-dire privée de ses illusions et garde-fous, à devenir satanique et à « monter aux extrêmes » .
Pascal ne nous éclaire pas tellement non plus sur son étrange guerre : dans ses « Provinciales », il défend une vérité, celle de ses amis de Port-Royal, qui se voit persécutée par la puissante Congrégation de Jésus, soutien du pouvoir royal et soutenue par lui. Or, la postérité n’aura retenu de cette « guerre », perdue par Port-Royal, que les « attaques » de Pascal contre les Jésuites ; le polémiste est si talentueux, si génial que la communauté dont il prenait la défense s’est alarmée, à juste titre, de son manque de charité chrétienne.
Il a donc fallu cet événement inouï. La tragédie ukrainienne n’incarne pas seulement la violence à l’état pur, une violence purement destructrice, mais aussi l’étrange guerre de la violence et de la vérité. L’intensification réciproque de la violence et de la vérité : cette formule de Benoît Chantre nous semble qualifier parfaitement cette guerre d’invasion qui ne veut pas dire son nom. Un tel acte de violence s’en prend à nos croyances et même à nos certitudes. Notre sidération est telle que presque toutes les explications et interprétations, fussent-elles contradictoires, nous semblent contenir une part de vérité ou de vraisemblance. Par exemple, devant une entreprise qui défie la raison, qui semble contraire à tous les intérêts de la Russie, on a tendance à évoquer la mégalomanie et la solitude de son chef autocrate, Vladimir Poutine. Persuadé que l’implosion de l’URSS a été « la plus grande tragédie du XXème siècle », il est animé d’un ressentiment mimétique colossal à l’encontre des puissances occidentales unies dans l’OTAN. De plus, une Ukraine démocratique est incompatible avec son idéologie tsariste : la démocratie serait un danger mortel pour la Russie elle-même. Enfin, son hubris personnelle plaide en faveur de la paranoïa d’un homme qui se croit investi d’une mission historique et s’est coupé du réel. Mais il est évident aussi que son entourage et une bonne partie du peuple russe, peuple habitué aux mensonges d’Etat, adhèrent à son idéologie et le suivent ; le fait le plus inquiétant est l’adhésion sans réserve du chef de l’Eglise orthodoxe à une guerre défensive contre une civilisation qui voudrait normaliser les péchés, par exemple l’homosexualité ; guerre qui serait métaphysique, selon ses propres termes, engageant le salut de l’humanité. (2)
Avec l’invasion brutale de l’Ukraine, nous assistons à une étrange guerre, en effet, non déclarée, et ce n’est pas non plus une guerre civile, bien que les agresseurs et leurs victimes aient plus qu’un air de famille. C’est une guerre d’invasion qui rappelle « les heures les plus sombres de notre histoire », moins celles qu’ont connues nos parents du fait du nazisme que, pour les plus anciens d’entre nous, la vision des chars russes entrant à Budapest puis à Prague. La Russie de Poutine renoue avec l’URSS, il s’agit toujours de défendre l’unité de la nation en extirpant les germes de la dissidence ; le rapport de forces est tel que la violence peut se légitimer en se présentant comme une opération de police interne. En termes girardiens, le mécanisme victimaire marche à plein régime, on sacrifie les brebis galeuses pour sauver le troupeau. Ce retour de l’histoire, comme on l’a dit, est d’autant plus saisissant qu’on ne peut lui prévoir aucun avenir. D’abord parce que personne ne sait ce que veut l’agresseur (jusqu’où il veut aller) ; ensuite parce que selon cette loi de la guerre mise en lumière par Clausewitz, une fois la guerre déclenchée, c’est l’agresseur qui veut la paix et le défenseur qui veut la guerre. La Russie veut la paix, elle n’arrête pas de la proposer, tandis que l’Ukraine, en défense, veut la guerre. Au prix du sang de son peuple, cette jeune nation refuse d’être « neutralisée ». Du coup, on ne sait pas jusqu’où la guerre peut aller.
Relisons Clausewitz : la guerre est un duel « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Et nous lisons plus loin : « Même les nations les plus civilisées peuvent être emportées par une haine féroce (…) Nous répétons donc notre déclaration : la guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l’autre, d’où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes ». L’invasion de l’Ukraine est un acte de violence mais l’action guerrière n’y est pas tout à fait réciproque. En Ukraine, l’envahisseur cherche à tout prix à contraindre l’adversaire, mais celui-ci n’est pas seulement une armée de métier qui va imiter sa violence et la redoubler, c’est aussi une population civile prise pour cible. C’est donc bien à la vérité que s’attaque ici la violence : les mensonges énormes de Vladimir Poutine sont des attaques contre la vérité des faits et contre la vérité des croyances. L’Ukraine ne serait pas une nation mais une province russe, dirigée par des néo-nazis et sa guerre une « opération spéciale » destinée à ramener la paix (en multipliant les crimes de guerre). On retrouve dans tout le vocabulaire de Poutine l’inversion du sens des mots caractéristique de la langue « totalitaire ».
Rien ne peut mieux illustrer l’enchaînement de la violence et du mensonge que le fameux panneau qui surplombe l’entrée du camp d’Auschwitz : « Arbeitmacht Frei » (le travail rend libre) ; les allégations de Poutine, qui compare aujourd’hui l’union défensive de l’Europe contre sa guerre d’invasion à un pogrom antisémite, y font irrésistiblement penser. Or, le fait que la violence ait besoin du mensonge (et, en politique, de la propagande) est résolument moderne. Pascal ne nous éclaire pas sur ce phénomène et sa foi lui permet de conclure avec optimisme, que les choses ne sont pas égales, que « la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque, au lieu que la vérité subsiste éternellement ». On remarquera que l’héroïque chef d’Etat de l’Ukraine ne parle pas seulement de défendre la liberté, il prétend incarner aussi la vérité. De quoi peut-il s’agir si l’on reste sur le terrain des affaires humaines ?
Ici, nous avons besoin de l’anthropologie girardienne. Même si l’on est relativiste et si l’on pense que « chacun a ses raisons » et que donc, Poutine a les siennes, il est une vérité qui ne souffre pas la discussion et qui est revendiquée par tout le monde, y compris les fauteurs de guerre, c’est « le souci des victimes ». Pour Girard, il s’agit là d’une révolution anthropologique, toujours en cours, qui trouve sa source dans la Bible et dans la révélation évangélique de la vérité de la violence. Fondée et longtemps protégée de sa propre violence par le « mécanisme victimaire », l’humanité continue à le faire fonctionner, à se chercher des « boucs émissaires » mais le secret est éventé : là où il n’était besoin que d’un bûcher pour ressouder une communauté, il en faut maintenant d’innombrables et on ne peut les allumer qu’en prenant la parole au nom des victimes : Poutine fait-il autre chose en parlant de génocide dans le Donbass, n’entasse-t-il pas les victimes civiles sous ses bombes en invoquant la légitime défense ? Les mensonges les plus grossiers sont inféodés à cette vérité de l’innocence des victimes et du devoir de les secourir.
Cependant, les mensonges de Poutine sont si énormes que seule la certitude qu’il a d’un rapport de forces en sa faveur peut exclure l’hypothèse de la « folie ». En effet, pour la violence, la vérité dans les affaires humaines, même si elle est censée refléter la réalité, n’est jamais indéniable, elle est essentiellement manipulable. On peut comprendre, à partir de là, comment « la violence essaie d’opprimer la vérité ». On a assez dit que l’histoire était écrite par les vainqueurs : le projet de Poutine est bien d’écrire l’histoire et même de la réécrire, en se situant dans la droite ligne de la « grande guerre patriotique » gagnée contre les nazis et en effaçant les crimes du stalinisme. La victoire pour lui est donc une nécessité. Mais « tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité » : en ce qui concerne cette guerre, il y a les images et les reportages, qui nous transportent au cœur du bruit et de la fureur. Nous voyons les atrocités commises et la résistance héroïque du peuple ukrainien comme une vérité et les mensonges quotidiens de Poutine ne servent qu’à la relever davantage. Le président Zelenski, héros de la liberté, incarne avec panache cette vérité : tel le Job biblique, il refuse la main tendue de ses « amis » et persécuteurs, il vitupère contre eux, il veut la guerre contre ceux qui voudraient la paix, c’est-à-dire le mensonge et la domination, son choix est politique dans le sens le plus noble du mot, il a même une signification spirituelle.
L’idée que nous sommes en guerre contre une violence que plus rien ne contraint ni ne maîtrise, telle est la perspective apocalyptique du dernier ouvrage de René Girard. Que signifie « être du côté des victimes » quand il y a des victimes de tous les côtés ? Ainsi, écrit Girard, il faut inscrire dans le réel « la possibilité d’une fin de L’Europe, du monde occidental et du monde dans son ensemble. » La menace d’une guerre nucléaire d’extermination réciproque plane à nouveau autour de la question ukrainienne, nous le savons mais comment y croire ? On pourrait dire, dans une perspective non plus politique mais anthropologique, que la vérité la moins supportable, la moins gérable par l’humanité des « Lumières », qui croit en la raison, c’est la vérité de la violence. Pour Girard, cette vérité ne nous a pas été dévoilée par les progrès de la science mais dans des textes religieux vieux de plus de deux mille ans : ces textes, en révélant nos fondations, ont rendu la violence progressivement inopérante à fonder ou à restaurer un ordre quel qu’il soit et l’ont faite de moins en moins capable de se « contenir » elle-même. Ainsi, c’est bien sous l’effet de cette « guerre essentielle que la vérité livre à la violence » que celle-ci, mise à nu, s’est déchaînée.
Précisons ce point. Qu’as-tu fait de ton frère ? Cette accusation du Dieu biblique révèle que la violence n’est pas divine mais humaine et que le meurtre est le péché originel de l’humanité. Une humanité violente ne pouvait accepter l’offre du Royaume, la miséricorde à la place du sacrifice. L’événement de la Passion a révélé la vérité de la violence, l’innocence de toutes les victimes depuis Abel. Ainsi, le Christ n’est pas venu apporter la paix mais la guerre (Mt10, 34-36), cette guerre essentielle que la vérité livre à la violence en la privant de la protection efficace de ses mensonges. Finalement, dans un monde où la place de la victime est devenue centrale, où chaque Etat prétend ne mener contre ses ennemis que des guerres « justes », en faveur des victimes, c’est-à-dire défensives, aucun ordre humain ne semble pouvoir s’imposer sans une surenchère de violence jusqu’à la montée aux extrêmes qui nous menace à nouveau.
On rappellera, pour conclure, qu’il y a deux interprétations de la « montée aux extrêmes » selon Clausewitz. Celle de Raymond Aron : loin d’être naïvement rationaliste, Aron, homme du XXème siècle, savait que les hommes sont prêts à sacrifier leurs intérêts à leurs passions. Mais, en contemporain de la Guerre Froide, il avait foi en la dissuasion nucléaire. Donc en la raison humaine. Il pense comme Clausewitz que la politique peut contenir la violence. « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Aujourd’hui, les puissances occidentales, en refusant les provocations de Poutine, jouent la carte aronienne, celle de la politique. A l’inverse, contemporain des attentats terroristes et penseur apocalyptique (3), René Girard voit la politique « courir derrière la guerre ». La façon dont Poutine a conduit jusqu’à présent son affaire, au nez et à la barbe des puissances occidentales, semble lui donner raison. N’oublions pas cependant que pour Girard, la vérité est notre planche de salut. « Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire » (4).
Notes :
1. « Je pense au contraire, avec Pascal, que la vérité livre une guerre essentielle à la violence. » Achever Clausewitz, Carnets Nord p.140
2. « Alors qu’il n’y a plus de religion archaïque, tout se passe comme s’il y en avait une autre qui se serait faite sur le dos du biblique » dit Girard à propos de l’islam radical (p.357). Une religion sacrificielle renforcée par les apports du biblique et du chrétien, cette définition peut s’appliquer à tous les fondamentalismes qui entendent mener des guerres de « purification » ; la guerre « idéologique » de Poutine a quelque chose à voir avec le religieux.
3. La montée aux extrêmes a pour Girard la double dimension apocalyptique d’une catastrophe finale et d’une « révélation » : elle est la vérité de la violence en même temps que la résistance de la violence à cette vérité. « On ne s’achemine pas nécessairement vers la réconciliation. Mais l’idée que les hommes n’ont d’autre salut que la réconciliation est bien l’envers de la montée aux extrêmes. » Achever Clausewitz, p.185
4. L’auteure de ce texte remercie Benoît Chantre, fin lecteur à la fois de Pascal et de Girard, d’avoir bien voulu le relire et l’améliorer de ses précieux conseils.