
par Christine Orsini
Le titre de ce billet fait penser à Marivaux : La surprise de l’amour, 1722. Quand un homme et une femme qui se désirent se servent du langage pour se rapprocher l’un de l’autre, usant de tous ses prestiges, y compris le mensonge, aussi bien pour séduire l’autre que pour débusquer la vérité derrière les apparences, on parle de « marivaudage ». Le cinéma d’Emmanuel Mouret semble s’être spécialisé, après celui de Rohmer, dans les relations amoureuses qui ont le langage comme principal moyen d’expression et d’action ; c’est pourquoi sans doute on parle à son sujet de marivaudage. Cependant, comme l’indique très explicitement son titre : « Chronique d’une liaison passagère », le sujet du dernier film d’Emmanuel Mouret, salué par la critique comme son meilleur, n’a absolument rien à voir avec une préparation à l’amour et au mariage, à quoi sert le marivaudage des personnages de Marivaux. C’est juste le contraire : il consiste dans le récit, avec un relevé précis des dates de rencontres, d’une relation amoureuse qui n’aurait séduit que les débauchés parmi les libertins du siècle des Lumières, une relation avant tout sensuelle, où chaque « lendemain » est vécu un peu comme une surprise. Il s’agit, en effet, au départ et en principe, d’une liaison sans projet d’avenir, sans lendemain.
Les deux personnages du film (c’est un duo, il faudra attendre le dernier tiers du film pour voir apparaître un triangle) ont passé la première jeunesse. Lui est père de famille, jusque là mari fidèle, elle est nettement plus âgée que lui, mère de grands enfants, mais se présente avant tout comme une « femme libre » et dès les premières minutes du film, c’est elle qui mène la danse, c’est elle qui l’invite à l’aventure de cette « liaison passagère ». Un mari fidèle qui veut garder ce qu’il a, une célibataire affranchie qui a pris en grippe les passions, elle leur règle leur compte avec une éloquence sans faille dans un des musées où ils ont leurs rendez-vous, et voici le scénario, qui tient sur un ticket de métro : une liaison non compromettante qui donne du plaisir aux amants sans promesse ni risque pour personne.
C’est la grande différence avec Marivaux. Marivaux est moderne parce qu’il montre des femmes rivalisant avec les hommes, et des enfants qui obéissent davantage à leurs sentiments qu’à la volonté de leurs parents. Mouret est un contemporain : un auteur qui met en relation (sexuelle, donc) une femme libérée de tous les carcans traditionnels et un homme qui pourrait gagner son examen de passage d’homme « déconstruit ». Il tient debout, mais même Sandrine Rousseau aurait du mal à lui reprocher un quelconque relent de machisme patriarcal. Et donc, la grande différence avec Marivaux tient au fait que pour Charlotte (Sandrine Kiberlain) et Simon (Vincent Macaigne), la guerre des sexes est derrière eux et ne les concerne absolument pas. Et cela entraîne une autre vraie différence : ils sont sincères, ils n’ont pas besoin de se déguiser, de ruser, de tromper l’adversaire, de le prendre à ses propres pièges pour gagner la partie. Ils ne sont pas rivaux (1) : leur langage est un langage de vérité, c’est ce qui fait le charme de dialogues fort bien écrits mais qui sonnent juste avec un grand naturel.
On l’aura compris, il est dans ce film question de désir, de plaisir et de liberté : le rythme des rendez-vous est laissé à la discrétion de chacun, les contraintes, il y en a forcément, sont toutes extérieures et ne comptent pas. Il y a quand même, entre les personnages, un « interdit » et qui relève, lui, d’une « nécessité » toute intérieure : il est exclu de tomber amoureux ou amoureuse. Le désir amoureux souvent précède l’amour véritable mais les deux personnages du film se croient vaccinés : elle, parce qu’elle a jeté son dévolu sur un garçon très doux, timide et maladroit, au profil sans doute très éloigné de celui de ses précédents partenaires, des hommes volages ou possessifs qui l’ont dégoûtée à tout jamais de l’état passionnel. Lui, parce qu’il est un mari fidèle, un mari qui se dit amoureux de sa femme ; « Eh bien, le rassure-t-elle, si tu aimes ta femme, tu ne la trompes pas ! Nous deux, c’est autre chose. »
Bon, ça se passe très bien entre eux et pas seulement au lit. L’apogée de leur bonheur se déroule hors de tout dialogue, dans la campagne, pique-nique et vélo, courses-poursuites et rires d’enfants, puis à l’entrée d’une chapelle où l’on voit leurs visages à contre-jour et où la musique leitmotiv du film, La Javanaise de Gainsbourg chantée par Juliette Gréco (Ne vous déplaise, en dansant la Javanaise, nous nous aimions, le temps d’une chanson), est remplacée par de la musique sacrée. Le disciple est alors sur le point d’avouer la profondeur de ses sentiments à son modèle mais se retient à temps, juste pour ne pas casser l’ambiance, se contentant de dire, avec un air de bonheur confiant : « Tu remarqueras que je n’ai rien dit. »
Le disciple, le modèle : peut-on tenter une lecture girardienne de ce film ? Les apparences sont contraires : on a affaire, dans ce récit à deux « moi » on ne peut plus distincts qui vont s’éprendre l’un de l’autre, sans doute en se complétant et sans imiter personne. Mais comment tombent-ils amoureux ? Sans dissiper le mystère de l’amour, une lecture girardienne pourrait nous aider à mieux comprendre ce qui est montré à l’écran. Je dis bien : ce qui est montré, parce qu’à la différence du théâtre, le cinéma peut à l’aide des images, au montage par exemple, ouvrir au spectateur un chemin vers la vie intérieure des personnages et lui donner accès au non-dit et au dialogue intérieur.
Quand Charlotte vient voir Simon sur son lieu de travail (il est gynécologue et aide les femmes enceintes à préparer leur accouchement), il ne la reçoit pas comme elle l’espérait, elle comprend qu’il compartimente sa vie et qu’après tout, la place qu’elle y tient est plus petite encore que prévu. C’est ce que nous comprenons avec sa fuite précipitée et l’expression de son visage quand elle s’arrête pour y penser. Mais nous voyons simultanément la même expression, grave et songeuse, sur le visage de Simon, qui voulait brusquement la retenir en lui offrant des gâteaux et qui se retrouve seul, comme abandonné avec son plateau inutile. Il réalise sans doute que la place qu’il fait à Charlotte est infiniment plus grande qu’il ne le voudrait.
Comme le roman, mais en faisant exister le temps, le cinéma peut montrer l’incertitude et l’inconstance de nos désirs, le décalage entre ce que croient vouloir les personnages et ce qu’ils veulent vraiment, les ressemblances aussi entre des personnages au départ radicalement différents ; le scénario de cinéma n’a pas besoin de mensonges avérés pour montrer que les personnages les plus épris de sincérité se mentent à eux-mêmes pour mieux mentir aux autres ; et l’on voit que ce ne sont pas des individus tout faits qui entrent en relation les uns avec les autres : Simon le dit à un moment, il a au moins deux « moi », celui qu’il expérimente avec Charlotte (avec ravissement) et son « moi » familier, qui n’a rien à voir avec l’autre. On pense à la vérité romanesque débusquée par Girard : ce ne sont pas des « moi » qui entrent en relation ; ce sont les relations dans lesquelles ils sont pris qui forgent des « moi » distincts. Freud dit que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » et Girard va plus loin : le « moi » est sans domicile fixe, il n’a pas de maison.
C’est bien l’impression que donnent nos personnages qui se voient surtout dans des lieux publics (par exemple des musées, un régal pour le spectateur qui contemple des tableaux magnifiques non sans rapport avec un dialogue qui se poursuit en les ignorant) ou à l’hôtel, ou chez un ami complaisant ; ils ne sont reliés que par l’intérêt qu’ils se manifestent l’un à l’autre et dont on éprouve à la fois l’intensité et la fragilité. Bien sûr, ils s’imitent l’un l’autre, officiellement puisqu’ils ont décidé de jouer le même rôle, celui d’une personne qui refuse de s’attacher, celui de l’oiseau sur la branche. Souterrainement, ils s’imitent aussi en devenant amoureux et c’est très subtilement montré : séduit par la liberté et l’autorité de Charlotte, Simon manifeste une admiration, une presque dévotion pour elle et elle y est sensible, elle l’imite, il lui devient précieux, indispensable. Elle s’attendrit.
La grande habileté du cinéaste est de ne pas nous donner le temps de « trouver le temps long » et par exemple, puisque nous savons que ça doit finir, de nous demander comment ça va finir. Il y a du suspense, de l’imprévu. La dernière partie du film est à peine iconoclaste : une liaison sans amour et un « plan à trois », n’est-ce pas un peu la même chose ? On ne sait pas bien si c’est pour conjurer l’ennui (la répétition) ou si c’est pour éviter l’échec (la passion amoureuse) ou par défi (de qui ? du plus épris ?) mais les amants choisissent d’être un trio et une charmante Louise vient se joindre au duo. Ce n’est pas iconoclaste mais tout de même, sous l’angle girardien, un peu paradoxal, non ? Loin d’être le problème avec son cortège de jalousies, de rivalités, de conflits et de misères, le triangle est devenu la solution. La solution, au sens de dissolution d’une relation potentiellement amoureuse.
L’immense cadeau que fait Mouret à ceux qui aiment son cinéma est de leur offrir un divertissement qui, au lieu de les faire s’échapper d’eux-mêmes, les y ramène par des voies pleines de charme et de fantaisie. Les sentiments sont-ils suscités et renforcés par l’interdit qui les vise ? L’introduction d’un tiers dans le couple est-elle la cause ou l’effet de son obsolescence programmée ? Est-ce par respect du contrat passé avec Simon ou par une « surprise de l’amour » que Charlotte rompt leur liaison ? Le film ne propose que des questions, celles que l’expérience amoureuse de chacun lui fait se poser.
Dans le contexte girardien et chrétien d’un rapport à autrui qui ne peut devenir « le prochain » que dans la mesure où il cesse d’être sacralisé (adoré et détesté), ce film a la grâce : ses trois protagonistes évitent tous les pièges que l’amour-propre tend d’ordinaire à l’amour, on ne les voit souffrir d’aucun sentiment négatif et quand ils cessent de se faire du bien, ils gardent de leur bonheur perdu un souvenir si vif que la reconnaissance l’emporte de loin sur le ressentiment : c’est ainsi, me semble-t-il, qu’on peut interpréter les dernières images du film. L’amour réserve bien des surprises ; pour Emmanuel Mouret et pour notre ravissement, elles sont plus souvent bonnes que mauvaises.
(1) Michel Deguy a écrit jadis un essai sur Marivaux « La Machine matrimoniale » (Gallimard, 1981) dans lequel il lisait le nom de l’auteur comme un abrégé de « mariage des rivaux ».
Dans un article récent, j’écrivais, dans le contexte d’une dissolution des liens amoureux traditionnels : « on peut aimer qui on veut quand on veut, mais plus personne ne sait comment aimer ». Cela vous avait, chère Christine, fait réagir. Merci pour cette critique de film dans laquelle vous nous montrez une porte de sortie à cette situation de vide. D’abord s’affranchir du mensonge romantique et réaliser que « ce ne sont pas des « moi » qui entrent en relation ; ce sont les relations […] qui forgent des « moi » distincts ». Ensuite convenir qu’ « autrui [qui] ne peut devenir « le prochain » que dans la mesure où il cesse d’être sacralisé ». Pour autant, votre admiration pour l’art de Mouret pourrait nous laisser l’impression que vous faites l’apologie de l’adultère. Il me semble (je n’ai pas vu le film) qu’il y a une victime de ces marivaudages qui n’en sont pas : l’épouse trompée, expulsée du film si j’ai bien compris, c’est tout un symbole. Car tout de même, cette relation si plaisante, elle se construit sur le mensonge et la trahison… non ? Quelles seraient, selon vous, les conditions pour éviter cela ?
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Cher Hervé, vous êtes terrible. Terriblement juste, aux deux sens du mot. Il est exact que la victime de cette liaison amoureuse est doublement expulsée : la maîtresse ne veut même pas savoir à quoi la femme de son amant occasionnel ressemble et l’auteur du film non plus, il ne lui confère aucune sorte d’existence si ce n’est peut-être celle d’un « garde-fou », mais à la fin du film, on comprend que même ce rôle muet est un leurre, l’amour conjugal semble balayé par l’amour tout court. Il est injuste aussi de construire une relation sur le mensonge et la trahison, vous ne me ferez pas dire le contraire.
Alors ? Eh bien, je pourrais protester que ce film n’est pas consacré à « la femme qui pleure », très beau film de Jacques Doillon, poignant sur la douleur de la femme trahie et abandonnée. Ce n’est évidemment pas son sujet. Mais ce serait refuser de répondre à votre question, n’est-ce pas ? Je pourrais aussi invoquer le procès fait à Flaubert à propos de « Madame Bovary », au motif que la loi du 17 Mai 1819 sanctionnait « tout outrage à la morale publique et religieuse ou aux bonnes mœurs » mais je serais encore à côté de la plaque si je me contentais du constat qu’en deux siècles, on a plutôt fait des progrès en matière de « libertés », ne serait-ce qu’en renonçant à une étouffante hypocrisie.
Je vois bien que votre question concerne les conditions d’un amour véritable, d’un amour qui renoncerait aussi bien au sacrifice des autres qu’au sacrifice de soi, un amour qui ne ferait aucune victime. Et là, je sèche. La grande littérature (Madame Bovary, par exemple) ne nous incline pas à croire que « c’était mieux avant ». Il y a longtemps, très longtemps (depuis Caïn et Abel ?) qu’on ne sait pas « comment aimer » et, en effet, ce n’est pas la relégation ou l’expulsion des interdits qui a rendu la chose plus commode.
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Merci pour cette formidable réponse ; vous dites tout. Je suis, comme vous, bien désemparé lorsqu’il s’agit de trouver une voie de sortie à cette impasse. Comme toujours, pour sortir du dilemme, que vous résumez si bien, entre ordre moral sacrificiel et désordre libertaire tout aussi sacrificiel, je convoque les Évangiles. On pourra trouver mon interprétation tirée par les cheveux.
Tout part d’une question posée par les Pharisiens, présentée comme un piège, mais que je perçois comme étant du même ordre que celle que nous nous posons ; « ils lui demandaient s’il est permis à un homme de répudier sa femme » (Marc 4, 2). Vous connaissez la réponse de Jésus :
« Il répondit : « N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit mâle et femelle et qu’il a dit : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni ! » (Marc 10, 4-6)
Comme il se doit, nous avons interprété ces propos dans l’ordre de la loi, et même d’une loi plus stricte que celle de Moïse, avec tout ce que cela comporte d’hypocrisie et de « dureté de cœur » (Marc 10, 5). Or la réponse de Jésus comporte trois temps :
1) La différenciation originelle qui nous permet de vivre ensemble dans l’ordre sacrificiel : « mâle et femelle il les fit ». L’ordre de la loi. (l’enfance ?)
2) La crise (l’adolescence ?), la rupture du lien aux parents et la formation du couple « indifférencié » : « Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair ». Évidemment, personne ne reconnaît là une critique du couple fusionnel, modèle moderne de l’amour dont on sait aujourd’hui qu’il termine fréquemment en séparation douloureuse. De toute évidence, nous en sommes là. Mais il y a une troisième étape :
3) « Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni ! »
« Ce que Dieu a uni » fait référence à cet amour vrai, incapable de violence et d’injustice, tel que vous le définissez dans votre réponse, et non à une convention, fût-elle sacrée. Bien sûr, c’est vague, laissé à notre entière interprétation, cela ne nous aide pas beaucoup. Mais n’est-ce pas cela, la véritable liberté ? Les conditions pour qu’advienne ce troisième temps, vous les avez parfaitement résumées, me semble-t-il, dans les deux extraits de votre texte que je cite dans mon commentaire.
Merci pour ce dialogue, il me comble !
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Mes références bibliques, c’est n’importe quoi, vous aurez rectifié. Tous les versets sont tirés de Marc 10.
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Magnifique dialogue de liberté qui place la relation comme définition de l’être ayant capacité à ne plus consommer autrui comme objet de possession, permettant le choix d’un don de soi mutuel qui évite l’expulsion nécessaire d’un tiers comme aliment de la passion, cette conversion fondamentale qui n’est plus de l’ordre du « je te prends » mais « je me donne à toi », ce double retrait mutuel qui permet alors à l’amour vu comme équilibre de la relation, d’être accueilli comme notre véritable identité féconde.
C’est tellement beau que cela reste presque indicible et, à l’habitude, mon incapacité n’a que la capacité de citer ce que votre dialogue m’inspire et qui, à mon sens, en corrobore l’essence même :
« Comment pouvons-nous le comprendre ? Je pense que ce qui advient au Baptême s’éclaire plus facilement pour nous si nous regardons la partie finale de la petite autobiographie spirituelle que saint Paul nous a laissée dans sa Lettre aux Galates. Elle se conclut par les mots qui contiennent aussi le noyau de cette biographie: «Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi» (Ga 2, 20). Je vis, mais ce n’est plus moi. Le moi lui-même, l’identité essentielle de l’homme – de cet homme, Paul – a été changée. Il existe encore et il n’existe plus. Il a traversé une négation et il se trouve continuellement dans cette négation: c’est moi, mais ce n’est plus moi. Par ces mots, Paul ne décrit pas une quelconque expérience mystique, qui pouvait peut-être lui avoir été donnée et qui pourrait sans doute nous intéresser du point de vue historique. Non, cette phrase exprime ce qui s’est passé au Baptême. Mon propre moi m’est enlevé et il s’incorpore à un sujet nouveau, plus grand. Alors mon moi existe de nouveau, mais précisément transformé, renouvelé, ouvert par l’incorporation dans l’autre, dans lequel il acquiert son nouvel espace d’existence. De nouveau, Paul nous explique la même chose, sous un autre aspect, quand, dans le troisième chapitre de la Lettre aux Galates, il parle de la «promesse», disant qu’elle a été donnée au singulier – à un seul: au Christ. C’est lui seul qui porte en lui toute la «promesse». Mais alors qu’advient-il pour nous ? Paul répond: «Vous ne faites plus qu’un dans le Christ» (Ga 3, 28). Non pas une seule chose, mais un, un unique, un unique sujet nouveau. Cette libération de notre moi de son isolement, le fait de se trouver dans un nouveau sujet, revient à se trouver dans l’immensité de Dieu et à être entraînés dans une vie qui est dès maintenant sortie du contexte du «meurs et deviens». La grande explosion de la résurrection nous a saisis dans le Baptême pour nous attirer. Ainsi nous sommes associés à une nouvelle dimension de la vie dans laquelle nous sommes déjà en quelque sorte introduits, au milieu des tribulations de notre temps. Vivre sa vie comme une entrée continuelle dans cet espace ouvert : telle est la signification essentielle de l’être baptisé, de l’être chrétien. Telle est la joie de la Veillée pascale. La résurrection n’est pas passée, la résurrection nous a rejoints et saisis. Nous nous accrochons à elle, c’est-à-dire au Christ ressuscité, et nous savons que Lui nous tient solidement, même quand nos mains faiblissent. Nous nous accrochons à sa main, et ainsi nous nous tenons la main les uns des autres, nous devenons un unique sujet, et pas seulement une seule chose. C’est moi, mais ce n’est plus moi: voilà la formule de l’existence chrétienne fondée sur le Baptême, la formule de la résurrection à l’intérieur du temps. C’est moi, mais ce n’est plus moi: si nous vivons de cette manière, nous transformons le monde. C’est la formule qui contredit toutes les idéologies de la violence, et c’est le programme qui s’oppose à la corruption et à l’aspiration au pouvoir et à l’avoir. »
https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/homilies/2006/documents/hf_ben-xvi_hom_20060415_veglia-pasquale.html
C’est moi, mais ce n’est plus moi, l’apocalypse assumée en nos relations intimes est ce qui sauvera le monde.
Merci infiniment à tous les deux.
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Je vous suis très reconnaissante, Aliocha, de vos magnifiques citations et aussi de nous donner le lien avec le discours de Benoît XVI : vous élevez considérablement le débat en déplaçant vers l’ordre de la charité une réflexion qui se situe plutôt, comme le film de Mouret, dans l’ordre de la chair. Bavo et merci.
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Merci pour cette remarquable homélie de Benoit XVI. « C’est moi, mais ce n’est plus moi: si nous vivons de cette manière, nous transformons le monde. C’est la formule qui contredit toutes les idéologies de la violence, et c’est le programme qui s’oppose à la corruption et à l’aspiration au pouvoir et à l’avoir.» Je voudrais simplement établir un parallèle avec le Moi, tel qu’il est théorisé et placé au centre de la théorie psychanalytique (freudienne) et dans la théorisation opérée par Oughourlian à partir de la théorie mimétique. Ce qui m’a toujours gêné dans sa critique de la psychanalyse, c’est qu’il en reprend les termes pour les adapter à la théorie mimétique, et en particulier : le Moi freudien. Ce qui au fond n’apporte pas grand-chose. J’y vois pour ma part un phénomène mimétique, où la psychanalyse devient un modèle-obstacle indépassable, une pierre d’achoppement. Henri Grivois parvient à surmonter cet obstacle sans s’y opposer ; il n’a pas besoin du Moi, et je pense que nous n’en avons pas besoin non plus, puisque tout est relations, y compris l’inconscient psychanalytique (homéomorphe au transfert, selon Nasio). Le Moi est donc une illusion, qu’il convient de dépasser, tant du point de vue de la foi (chrétienne) que de la théorie et de la pratique en psychologie. Excusez-moi pour ces considérations spécialisées et fort complexes : il m’a paru intéressant de faire le parallèle avec la pensée de Paul, et de Ratzinger.
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Ne nous excusons plus, Benoit, de ce savoir que nous partageons et que, pour paraphraser Mme de Stael qu’hier Luchini et Finkielkraut citaient, la parole devient notre langage qui, vous avez à mon sens raison, permet de surmonter l’obstacle psychanalytique et met en lumière le phénomène qui ne se fait connaitre que dans son expulsion, le moi alors ne se définissant que par sa négation, c’est moi et ce n’est plus moi, ce que Alison définit magnifiquement dans son dernier texte accessible :
« En termes girardiens classiques : le désir de l’Autre est vraiment massivement antérieur au « moi » de toute réalité existante. »
https://jamesalison.com/fr/repenser-la-sacramentalite-apres-rene-girard/
Cette simultanéité de l’intervention du réel dans nos vies, et il est intéressant d’observer qu’Alison et Ratzinger en leur différend même se rejoignent, témoigne de la confiance engendrée par cette invitation à résister à ce qui n’est qu’une erreur d’interprétation, nous laissant faire par ce que nous reconnaissons pour véritable, cette trace du réel en nous, qui n’est pas le réel, mais sa trace :
« Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont « l’impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/25
Voilà qui rejoint peut-être la description du film de Mouret que fait Mme Orsini où on prendrait un amour comme on prend le train du « J’arrive » de Brel, pour plus être seul, pour être ailleurs, pour être bien, et fuir la mort de l’habitude du couple avachi jusqu’à l’exultation des corps qui fuiraient le désastre jusqu’au « Londres » de Céline, où le vice ne sait disputer qu’au désespoir les raisons de sa joie :
« Le cul des femmes c’est comme le ciel, ni commencement ni fin.
…
Faudrait écouter avec le cœur, on n’a pas de cœur. »
Le constat est sans appel et le cœur fermé par les souffrances du chagrin et des oppressions n’empêche pourtant pas la vérité de sourdre aux désordres de la médiation interne.
L’ordre vertical qui, pour ceux qui ont reconnu en la parole du Christ le sens de leur langage, est subverti de l’intérieur pour rejoindre l’horizontalité qui place la relationnalité avant la rationalité, ouvrant ce lieu du cœur où la communion est possible, l’incarnation alors intériorisée de la médiation externe :
« Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu’il nous fera suivre. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/46
La conversion romanesque ne serait-elle pas alors de reconnaître en ce lieu du cœur de l’humain qu’il est un instinct qui sait lui dicter son devoir alors que l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder, et qu’avec Girard, Alison, Bergoglio et Ratzinger, nous sommes à même d’en dégager l’intelligibilité, acceptant l’invitation d’imiter la confiance infinie qui nous est proposée d’en savoir incarner la vérité :
« La distinction entre le sacré et le saint qui a commencé à émerger lorsque Girard lui-même a accepté l’impossibilité d’un autre mot pour un sens positif du sacrifice, marquerait-elle l’indice d’une nouvelle source d’intelligibilité de la crise[6] ? Une nouvelle capacité à discerner comment nous nous impliquons dans toute péripétie de la crise sacrificielle où nous nous trouvons. La sacramentalité n’est pas le domaine des signes muets. Il y a toujours des mots interprétatifs qui forgent un nouveau sens. Comment pourrions-nous, relativement indépendamment de l’appartenance religieuse formelle, découvrir avec les outils linguistiques que Girard nous a donnés, une participation créatrice aux signes faibles que le pardon continue à rendre vivants alors même que la violence de la crise qu’est l’être humain tente sans cesse de nous faire revenir à l’ancien et au plus simple, aux vieilles outres du sacré. »
https://jamesalison.com/fr/repenser-la-sacramentalite-apres-rene-girard/
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Effectivement Aliocha (je fais ici encore une exception en répondant à un message anonyme…), comme il est difficile de surmonter les obstacles laissés par des conceptions périmées, qui ont trait à la sacralisation de soi et des autres ! Le Moi constitue l’un de ces obstacles majeurs. Dernièrement, je tentais de répondre, sans me poser en obstacle, à un acteur reconverti en auteur médiocre, qui débitait des propos insultants sur Paul et la religion chrétienne. Je lui fis remarquer qu’il citait Girard implicitement (la violence du sacré) sans en tirer les conséquences (le christianisme contre le sacré violent), et sa réponse n’en fut pas une, mais une diversion, car elle était centrée sur lui-même, sur son « moi », qui visiblement l’obsédait. C’était assez impressionnant…Le Moi agit alors comme un bandeau, qui nous empêche de voir, et ce d’une façon quasiment littérale.
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Hervé, merci pour la référence biblique, on ne peut plus adéquate pour notre sujet. Oui, votre interprétation, je la trouve en effet « tirée par les cheveux ». (Ma lecture « girardienne » du film de Mouret l’était un peu aussi.) Mais comme toujours, même si l’on ne vous suit pas tout à fait, vous nous forcez à chercher et à donner un sens neuf à de vieux souvenirs de textes anciens.
Ici, la réponse de Jésus, que vous séparez en trois moments, je lui trouve une belle unité, centrée autour de la chair : homme et femme sont faits l’un pour l’autre, créés séparés à seule fin de s’unir. Vous avez raison, il ne s’agit pas de fusion mais d’union. Une seule chair ?
En philosophe, j’ai pensé que cette union, c’est juste le contraire de l’amour platonique, où « l’on cause, on cause, c’est tout ce qu’on sait faire », c’est un amour charnel. Juste le contraire aussi de cette idée très répandue qu’on trouve exprimée avec drôlerie par Aristophane dans le Banquet de Platon, selon laquelle chacun ou chacune ne serait qu’une moitié cherchant ardemment son autre moitié pour ne faire qu’un seul être : encore cet appétit de fusion, très suspect à tous égards. Là, l’union nécessite des séparations; il y a des êtres créés séparément et qui doivent encore se séparer de leurs géniteurs pour s’unir l’un à l’autre : il faut quitter père et mère. Girard et Simone Weil ont raison, la Bible est un grand livre d’anthropologie ! Tout est là, l’alliance et la filiation, la seconde, biologique, précédant de fait la première, véritablement humaine parce que voulue par Dieu.
C’est ce que dit Jésus. Maintenant, la volonté divine ou la transcendance s’étant retirée de nos raisonnements, l’alliance apparaît comme le produit du hasard ou de déterminismes sociaux, culturels, psychologiques etc. Le film de Mouret chronique une rencontre de hasard, déterminée à progresser ou à s’effilocher : pourquoi y trouvons-nous de l’intérêt, y trouvons-nous du plaisir ? Parce que le réalisateur sait évoquer le mystère de l’amour, les quelques moments où la créature est reconnaissante envers son créateur, se sent justifié d’exister (« je suis content » dit Simon) même si dans le film, il est plus question de la Nature que de Dieu.
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Excusez-moi pour l’anonymat involontaire, mon commentaire est parti avant que je le signe et même avant d’être relu.
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Merveilleux échanges que nous offre le billet de Christine. Je vais pour ce qui me concerne aller plus au ras des pâquerettes.
Nous sommes en fait prisonniers d’une confusion sur le terme d’amour qui s’emploie pour dire à la fois (s’)aimer et faire l’amour (terme que je déteste au demeurant comme celui de tomber enceinte…). Chacune des deux actions peut s’envisager distinctement ou conjointement. On peut aimer quelqu’un sans lui faire l’amour et lui faire l’amour sans l’aimer, sachant que, dans les rapports entre adultes, la morale, la religion et la loi peuvent prévoir de les conjoindre dans l’institution du mariage.
Pour corser l’affaire et nous amener au coeur de la théorie mimétique, il y a une idée d’appropriation et d’exclusivité dans le fait que les deux membres d’un couple s’astreignent devant Dieu et le maire à la fidélité (article 212 du code civil). Pour autant, l’obligation de fidélité semble porter sur le simple acte de faire l’amour puisque, par ailleurs, on est autorisé, voire incité, à aimer les membres de sa famille et, au-delà, son prochain (comme soi-même ou comme Jésus nous l’a enseigné pour se limiter aux références chrétiennes).
Après beaucoup d’autres, Emmanuel Mouret pose la question de ce qu’on appelait autrefois l’amour libre. Tenant de ce dernier comme bien des artistes de son époque, Marcel Duchamp distinguait entre cette chose sans importance qu’on fait à deux et l’amitié, laissant de côté l’ambiguïté du terme amour. Chez Emmanuel Mouret, il semble que notre couple ait commencé par l’un pour finir par atteindre l’autre en les distinguant assez clairement.
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Très juste, Mr Bourdin, aux deux « orsiniens » sens du terme, l’eros des passions, suivant le fleuve de Jésus des soufis, avance jusqu’à l’agape des tentes blanches du rite marial où toutes les montures de l’appropriation font halte, nous laissant latitude d’invoquer tous les saints, fredonnant avec eux telle la source la question qui n’a pour réponse que le sourire de l’aimée, celui qui épanouit le serviteur adorateur jusqu’aux stations sublimes, qui sait alors qu’elles sont avec lui dans la station de l’intimité et de la beauté totalisatrice, ce temple du corps du Christ :
Invoque Da’d,
Ar-Rabâb, Zaynab,
Hind, Salmâ et lubnâ
Et fredonne telle une source !
Demande-leur : al-Halba est-elle la demeure
De cette jeune fille au corps souple ?
Elle qui te laisse voir l’éclat du soleil
Au moment même où elle sourit.
Ibn’Arabi, Amoureuse salutation.
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Il me semble que le mot qui décrit cette union qui n’est pas fusion, c’est communion, mot suggéré par les citations d’Aliocha. Être en communion c’est être soi dans le sens le plus riche du terme. L’amour dans le couple nous donne un accès privilégié à cet état. Et celui-ci n’est pas incompatible avec l’union charnelle, bien au contraire, comme nous le rappelle Christine.
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Merci pour le mot « communion », Hervé : je découvre à quel point il m’a manqué pour désigner la grâce de ces instants où l’amoureux est pleinement lui-même, comme réconcilié avec sa condition et reconnaissant.
Mais si l’union charnelle (à ne pas confondre avec ce qu’on appelle « le sexe », à la manière anglo-saxonne) est un accomplissement, on devrait aussi, me semble-t-il, faire sa place à l’amitié, dont parle Jean-Marc.
Non seulement les couples qui durent sont soudés par une solide amitié entre les partenaires mais cette relation, quand elle est épargnée par la rivalité mimétique, est la plus enrichissante qui soit et elle l’est dans la durée. Sans compter que c’est aussi la plus élégante porte de sortie pour une « liaison passagère ».
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