
par Christine Orsini
René Girard aimait bien le mot de Churchill sur la démocratie, « le plus mauvais régime à l’exception de tous les autres ». C’est une formule, en effet, pleine de sens. Elle dit d’abord la singularité de la démocratie : son auto-critique permanente, si souvent soulignée par Girard, constructive quand elle contraint à la vigilance et à des réformes nécessaires à son bon fonctionnement ; mais aussi destructive quand elle se complaît dans le ressentiment et mène à la division ou au repli de chacun sur soi. La formule dit aussi qu’il n’y a pas de bon régime politique ; cette défiance ou cette lucidité à l’égard de la politique est profondément girardienne et de source biblique : contre le rationalisme et le « trop d’humanisme » de la philosophie des Lumières, Girard fait du péché originel une intuition anthropologique fondamentale : « il n’y a pas d’autre homme que l’homme de la chute », l’homme en proie au désir et aux rivalités mimétiques. Enfin, « le pire des régimes » est finalement le meilleur de tous : ne serait-ce que pour cette raison, il mérite amplement, quand il est attaqué, d’être défendu.
La démocratie aujourd’hui est en crise, une floppée de bons livres, l’ensemble des médias et le quotidien de chacun en apportent des témoignages tous les jours. Cette crise concerne non seulement ce que nous appelons « l’Amérique de Trump » mais, à des degrés divers, la plupart des pays d’Europe. La Russie, qui est une « démocrature » est soupçonnée de jeter de l’huile sur le feu, particulièrement en période électorale.
C’est dans ce contexte que la frontière séparant vie publique et vie privée, poreuse mais qu’on croyait sacrée dans notre République, vient d’être violée et un tabou transgressé : la protection de la personne, matrice des « droits de l’homme ». La renonciation de Benjamin Griveaux à sa candidature pour la Mairie de Paris à la suite de la mise en circulation sur un site porno puis sur Twitter d’images à caractère strictement privé, constitue un séisme politico-médiatique. En termes girardiens, cet effacement délictueux de la différence entre le public et le privé constitue une nouvelle étape du processus d’indifférenciation, qui est le nom anthropologique de la violence humaine, celle qui est infligée à l’homme par l’homme.
On nous dit que les campagnes électorales ont été par le passé d’une grande violence : les colleurs d’affiche se tabassaient à coup de barres de fer etc. On nous dit que les mœurs américaines sont en train d’être imitées en France, on nous parle d’ordre moral et de puritanisme (à l’heure du « revenge porn » !) On nous passe en boucle les images des chefs de parti ou des candidats à la magistrature suprême ayant dû démissionner à la suite de révélations sur les « désordres » de leur vie privée. Et, bien sûr, on nous présente la démission du candidat Griveaux comme « inévitable ».
On nous dit aussi que Benjamin Griveaux est une victime. Mais certains ont une façon de le plaindre qui consiste à le condamner. On nous dit : peut-être qu’il n’a démissionné si vite que parce que sa campagne était mal partie. Ou bien : pouvait-il faire autrement quand lui-même s’était réclamé des valeurs familiales, s’étant présenté devant les électeurs comme mari et père ? Là, on croirait entendre parler, dans son atroce pseudo-français, l’activiste russe, actuellement en garde à vue, mais qui fut très loquace sur les médias. Soi-disant à l’origine de toute l’affaire, ce sulfureux personnage, en effet, revendique fièrement son acte délictueux en prétendant épurer les mœurs politiques françaises de leur hypocrisie. En quelque sorte, il présente son action comme un sacrifice de soi pour la cause de la transparence ou de la vérité !
Notre époque est « sentimentale et féroce », comme le dit Mona Ozouf. La chanson de Guy Béart qui opposait les « grands principes » et les « grands sentiments » appartient à une autre époque. Il se peut d’ailleurs que cette opposition, romantique, soit illusoire : loin d’être antagonistes, les grands principes et les grands sentiments se renforcent mutuellement. Toujours est-il qu’ils semblent avoir disparu ensemble de la scène médiatique. On nous dit en effet, que si la classe politique est quasiment unanime à condamner cette « attaque contre la démocratie » qu’est la violation de la vie privée, c’est par un légitime souci de soi. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » : aucune personne publique ne pourrait supporter sans dommage la fameuse transparence que prônent hypocritement les pourfendeurs d’hypocrisie.
On ne souligne pas assez, en faisant ce constat, que ce ne sont pas des particuliers (ou des pervers ?) que menace ce totalitarisme de la transparence, mais la collectivité tout entière. Nous savons que la démocratie peut très bien être totalitaire, que ce qui l’en préserve est une société pluraliste, permettant la plus grande variété possible et mettant l’accent sur l’individualisme. Celui-ci repose sur les droits des individus, dont le premier devrait être le respect de leur vie privée. Bafouer ce « grand principe » est une atteinte grave portée à un bien commun. Dans une démocratie libérale et ouverte, le membre d’une cité ne fait pas seulement partie d’un tout mais il est considéré lui-même comme une totalité, c’est-à-dire une personne. Et si l’on regarde les choses depuis les « grands sentiments », sur le plan romanesque, une personne est avant tout un mixte de déterminisme et de liberté, une énigme ou, mieux, un mystère.
C’est pourquoi je pense qu’à cet épisode très significatif non seulement d’une crise de la démocratie représentative mais d’un rapport de forces qui ne lui est pas favorable, la bonne réaction n’était pas la démission. Il est clair que les réseaux sociaux, par leur anonymat, leur immédiateté, leur mondialisation ont une puissance de diffusion non des seules infos mais des passions qu’elles suscitent, ils ont une telle puissance de contagion de désirs inavouables que la seule pensée de ce pouvoir (de nuisance) a suffi au candidat à la mairie de Paris pour jeter l’éponge. Candidat maladroit à la mairie de Paris, il n’était décidément pas candidat à l’héroïsme. Sans pouvoir le lui reprocher, on peut le regretter.
Parce que le résultat, tout de même, c’est que ce totalitarisme d’un genre nouveau qui s’est essayé, par un procédé punissable par la loi, à « descendre en flammes » un proche d’Emmanuel Macron a réussi son coup. Une grande partie des électeurs, au lieu de s’indigner du procédé employé pour les renseigner, se régalent : comment un homme aussi irresponsable, déjà critiqué pour son arrogance, n’aurait-il pas « bien mérité » ce qui lui arrive ? Ils sont ainsi confortés dans leur haine des élites et du macronisme. Une autre partie, bien sûr, se désole sincèrement de la montée en puissance de la violence et se lamente des dégâts causés par l’effacement progressif de toute vie privée. Mais j’entends dire partout que cette ascension de la foule lyncheuse, via les nouvelles technologies, est irrésistible. Ne faut-il pas au contraire, tout faire pour lui résister ?
La pièce de Bertolt Brecht à qui j’ai emprunté mon titre « La résistible ascension d’Arturo Ui » raconte de façon épique la montée au pouvoir d’Adolph Hitler et de sa bande de gangsters criminels. J’en ai été très frappée quand j’ai pu voir au TNP, dans les années 60, cette pièce écrite en 1941. Nous savions ce qu’il en était des crimes d’Hitler et du nazisme. Ce qui frappait, c’était l’idée portée par le titre : l’irrésistible relève toujours d’un consentement, actif ou passif à la loi du plus fort.
Ne pas démissionner, certes, c’était sans doute tenant. Mais imaginer les meetings avec des affiches haut levées, supporter les menaces de mort et tout le reste, était-ce supportable par un homme « normal » ? j’en doute. En démissionnant, BG a coupé court. As tu d’autres analyses girardiennes de ce sujet ? ce serait intéressant d’en lire plusieurs. Bien à toi, cher Jean-Marc
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« Aucune personne publique ne pourrait supporter sans dommage la fameuse transparence que prônent hypocritement les pourfendeurs d’hypocrisie. ». Cette vérité que nous rappelle Christine Orsini s’applique aussi bien aux « personnes privées » que nous sommes. La vie privée est sacrée, n’est-ce pas une autre manière de dire que nous avons toutes et tous des zones d’ombre que nous n’aimerions pas voir exposées aux yeux de tous ? Et objectivement, ces recoins obscurs ne participent-ils pas au mal ?
Ce sacré, comme toujours, cache la part médiocre de notre humanité. C’est un pacte de non-agression collectif : faites ce que je dis, et ne dites pas ce que je fais. La question de savoir s’il est moral de dénoncer ce pacte cache la réalité. Moral ou pas, le dévoilement du réel est synonyme de destruction du sacré, de tabous transgressés. N’en déplaise aux partisans de ce grand déballage, le résultat, loin d’être un monde débarrassé de ses miasmes, c’est le tous contre tous, une autre manière de dire : chacun pour soi. Il semble que toutes nos vertueuses tentatives de rendre le monde meilleur nous condamnent à l’enfer.
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Je crois qu’Hervé von Baren voit ici quelque chose d’essentiel. La question de savoir s’il faut dénoncer le pacte social qui sacralise la vie privée ne concerne pas la morale (la distinction du bien et du mal) et il serait en effet contre-productif de penser que la transparence incline à la vertu. Il serait donc vrai à la fois que l’opacité d’un individu, comme celle d’un Etat, reflète plutôt des mauvaises intentions que des bonnes : on ne se cache pas pour « faire le bien » ; et que cette opacité est nécessaire à l’individu pour exister comme « personne morale », qu’elle doit lui être garantie par un Etat de droit, au sein duquel la liberté individuelle est un bien commun, sacré comme tel.
Je souscris tout à fait à la conclusion selon laquelle « nos vertueuses tentatives de rendre le monde meilleur nous condamnent à l’enfer » parce que l’histoire l’a démontré. Mais en l’occurrence, pour revenir à nos petits scandales du moment, je ne vois pas trace d’une quelconque « tentative pour rendre le monde meilleur » dans les actions et réactions des protagonistes de l’affaire Griveaux. On est plutôt dans le « chacun pour soi ».
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J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et un blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.
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Je profite de la distinction établie par Christine entre vie publique et vie privée pour suggérer qu’à proprement parler il n’y a pas de vie publique (hormis bien sûr au sens habituel du terme). Or la vie elle-même ne saurait être publique car elle n’apparaît jamais qu’à la personne même dont c’est la vie. Et encore, elle ne lui apparaît pas comme apparaissent les objets, c’est-à-dire dans un horizon de visibilité, mais seulement dans le sentiment qu’il en a. Ce point crucial de la phénoménologie de Michel Henry ne contredit pas mais souligne le propos du présent article : la chute immémoriale de l’homme est radicalement une chute hors de sa propre vie, soit un dévalement (terme repris de Heidegger, qui en trouve la source chez Nietzsche) dans un monde d’objets, d’où la vie est, par essence, absente.
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