Comment finir une guerre ?

par Benoît Hamot

Si l’on peut admettre, avec Jean-Pierre Dupuy, que la guerre entre la Russie et l’Ukraine oppose des peuples frères, il s’agit par conséquent d’une guerre civile. Or cette hypothèse [1] ne résout pas, mais augmente encore la gravité de la situation et la difficulté de parvenir à la paix. Car nous savons désormais, avec René Girard, que la proximité, et à plus forte raison, l’indifférenciation des adversaires augmente l’intensité de la violence, entraîne le risque d’une désintégration de la famille et de la cité (l’oikos et la polis). C’est le thème principal d’Antigone : la malédiction des Labdacide conduit à une guerre civile, une peste.

Carl Schmitt était particulièrement conscient du danger. La guerre civile représentait pour lui la pire des situations, et la plus difficile à résoudre. Dans un article aussi bref que décisif, il observe que dans la guerre civile, « chacun se venge au nom du droit. Est-il possible en somme de rompre le cercle de cette manie mortelle de vouloir avoir toujours raison ? Comment une guerre civile peut-elle trouver une fin ? [2]».

La mondialisation, conduisant à rapprocher les peuples et les individus, à procéder à un effacement des frontières identitaires, linguistiques et nationales, ne nous conduit-elle pas à retrouver une situation d’indifférenciation mimétique entre frères, si courante dans les récits mythiques ? Une guerre civile globale, reproduisant à une échelle immensément augmentée les conditions originelles de l’humanité, peut-elle être évitée ? Ce retour prévisible de la guerre de tous contre tous rejoindrait ainsi l’état de nature hobbesien. Le point d’arrivée espéré – cette fraternité souhaitée entre les peuples, ce melting-pot culturel sous l’égide d’une morale bienveillante : le relativisme culturel – se présenterait alors comme un retour catastrophique à la case départ. Cette situation correspondrait à l’Apocalypse à venir, selon Girard, et la phrase célèbre prononcé par Heidegger prend alors tout son sens : « Seul un dieu peut encore nous sauver. »

Dans cette perspective circulaire, certainement inspirée par l’eschatologie chrétienne annonçant le retour du Christ, la pensée de Carl Schmitt devrait nous intéresser particulièrement : l’amnistie « acte réciproque d’oubli » serait la seule solution, la seule alternative à l’anéantissement mutuel. Et le chœur d’entonner, au cœur de la tragédie : « Puisque la guerre est finie, n’y pensez plus maintenant [3] ». Mais Sophocle décrit une situation qui ne parvient pas à trouver son dénouement. Il en est de même des guerres contemporaines [4]. Pour qu’il y ait amnistie, encore faudrait-il qu’il y ait un vainqueur, un épuisement des combattants, ou une « escalade en vue d’une désescalade », c’est-à-dire, dans le contexte actuel, l’emploi d’une arme nucléaire dite « tactique » [5]. Ce n’est donc pas un point de détail : pour que l’amnistie puisse contribuer à mettre fin à la guerre de façon effective, elle doit être déjà présente dans les esprits des combattants, non seulement acceptée comme une éventualité souhaitable en cas de victoire de l’un ou de l’autre camp, mais comme la seule issue possible au regard de la gravité extrême de la situation, induite par l’existence d’armes nucléaires. En dernier recours, un choix s’établit entre destruction mutuelle ou amnistie.

Schmitt défend l’idée que l’amnistie est « une des grandes formes originelles du droit » (Urform des Rechts). L’amnistie « n’est pas une grâce ni une aumône. Celui qui prend l’amnistie doit aussi la donner, et celui qui donne l’amnistie doit savoir qu’il la prend aussi. (…) Mais qui nous donne la force, et qui nous enseigne l’art du juste oubli ? Avec cette question, il devient de nouveau clair quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé. Les modèles chrétiens naissent dans l’espace de la foi, mais leur lumière se répand au-delà du cercle des croyants. Le cœur de la justice divine, dont la foi connaît quelque chose, n’est pas la récompense, mais le pardon. La scission et le désordre entre Dieu et les hommes n’est pas ramené à l’ordre par des procès, mais par le pardon. Le pardon n’est par conséquent pas renoncement à la justice mais son accomplissement. »

Que la lumière du christianisme se soit répandue au-delà du cercle des croyants, cela est récemment apparu au Rwanda et au Cambodge, à l’issue de guerres civiles particulièrement atroces, où un processus contrôlé de pardon mutuel a pu s’engager. Il n’y a pas d’autre alternative à une guerre civile en effet. La contribution d’une juridiction extérieure et surplombante s’est révélée nécessaire, et la Cour Pénale Internationale (CPI) peut tenir ce rôle. Mais à la condition expresse qu’elle ne soit pas l’émanation du parti victorieux : tel est l’essentiel de la réponse adressée par Schmitt aux forces américaines qui le maintiennent en prison au moment où il écrit ces lignes : « Qu’adviendra-t-il du juriste, si chaque détenteur de puissance devient un impitoyable détenteur du droit ? [6] »

Dans la situation présente, une guerre dont on ne voit pas la fin, et qui risque de s’étendre, on rassemble activement des preuves et des témoignages, et Poutine fait déjà l’objet d’une inculpation par la CPI. C’est seulement en marchant sur ces deux jambes – la justice et le pardon – qu’un tel conflit pourra être surmonté. Et contrairement à une opinion courante, une justice internationale n’appelle nullement le préalable d’un gouvernement mondial, et encore moins le déclenchement d’une « guerre juste » [7]. La guerre civile mondiale qui risque désormais de prendre forme appelle une juridiction mondiale pour prononcer le dernier mot ; il consiste toujours en une ultime représaille, mais ce n’est pas une vengeance. « C’est le système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance : il la limite effectivement à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance [8]. »

Il est intéressant de remarquer ici que le dictionnaire indique que représaille n’existe pas au singulier. Les représailles : ce pluriel rendu obligatoire par les règles de l’orthographe dit tout de la réciprocité mimétique et de l’impossibilité d’en sortir. Mais pour un chrétien, Dieu, surmontant toutes les règles humaines instituées, y compris les lois de la nature, a déjà réalisé l’impossible, l’exceptionnel – son incarnation, puis sa résurrection –précisément pour nous sauver, en nous pardonnant. Si la justice divine s’est incarnée, nous pouvons nous en inspirer. A la réciprocité des accusations et des coups peut succéder la réciprocité du pardon. Le mimétisme peut s’inverser ; « à charge de revanche » se dit aussi pour accepter un don : ce peut être le don de l’amnistie, le don du par-don.

Mais avant d’en arriver à ce dénouement idéal, dont la simple évocation fera sourire les sceptiques les plus indulgents, il convient de préciser que le simple fait d’enquêter sur les exactions perpétrées de part et d’autre d’un conflit permet de briser son apparente symétrie, d’éviter ainsi autant que possible la réciprocité mimétique et l’escalade de la violence. C’était déjà l’effet produit lors du fameux jugement de Salomon : l’essentiel n’est pas de punir, mais de dévoiler la vérité sous-jacente à la confusion des plaignantes, qui l’occultait. Il en est de même des combattants : s’ils sont des frères, Russes et Ukrainiens ne sont ni égaux, ni interchangeables, et il en est de même des actes perpétrés de part et d’autre.

Schmitt exprimait un regret : « …quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé ». En quoi consiste ce modèle ? De nombreux auteurs catholiques partagent ce regret face à la disparition de la Chrétienté ; modèle sociétal dans lequel l’Église orientait le politique. La question est désormais brûlante, car ce que reprochent Poutine – et ses alliés épris de totalitarisme – à la démocratie, c’est précisément l’absence d’un projet eschatologique, c’est-à-dire d’un idéal commun, d’un modèle directeur, d’une forme d’hétéronomie. Ces alliés de la Russie sont la Chine – qui vient de réunir et d’entraîner sous son aile l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite – l’Inde sous domination hindouiste, la Corée du Nord, le Venezuela et Cuba communistes… Entre ce front totalitaire et religieux et celui des démocraties – agnostiques par essence, certains diront laïques, d’autres l’associeront hâtivement à l’OTAN – se placent les hésitants : la Turquie, les pays africains et sud-américains sous influence…

Dans les États soumis au religieux – le communisme étant une religion séculaire –, mais également au sein même des démocraties, de plus en plus tentées par un modèle hétéronome, nous retrouverions une même aspiration vers la caractéristique principale de la civilisation païenne antérieure : l’État redevient le garant de la morale commune. Dès lors, Chrétienté totalitaire – l’Orthodoxie selon le couple Poutine-Kirill – et christianisme dilué dans la « citoyenneté » démocratique [9] risquent fort de se rapprocher, voire se rejoindre in fine dans le Grand soir d’un néo-paganisme qui reste encore à définir. Il succéderait à la « parenthèse éprouvante » du judéo-christianisme, désormais accusé de tous les maux [10].

Dans ce contexte l’appréhension singulière de l’Apocalypse par René Girard offre une alternative. Pensée singulière en effet, parce qu’en rappelant fort à propos le sens du terme grec ; révélation, à une époque qui l’avait oublié, elle nous oblige à revenir aux sources, à prendre du recul par rapport à la représentation grotesque que s’en font nos contemporains : on pense au film Apocalypse Now, par exemple, où de vertueux militaires américains se laissent pervertir par des vietnamiens primitifs et cruels, ou aux innombrables films de zombies, inspirés sur un mode horrifique par la résurrection des morts annoncée, ou encore à ces innombrables héros christiques, sauvant in extremis le monde de la destruction… À travers leur goût prononcé pour des dystopies prétendument « apocalyptiques », les modernes, et particulièrement les américains, ne cessent de s’inspirer de la Bible, mais c’est en pillant ce trésor pour illustrer leurs peurs et leurs fantasmes, quand ce n’est pas pour affirmer naïvement une supériorité morale.

Pensée singulière encore, parce qu’en liant ainsi l’idée de révélation à celle de catastrophe finale à venir, Girard pose une question principale : de quoi cette révélation catastrophique signe-elle la fin ? Est-ce la fin de la Chrétienté, débouchant sur une mondialisation de tous les dangers : retour du paganisme, création de religions séculaires, parmi lesquelles les valeurs montantes de l’écologisme radical ou du cosmisme épris de technologie ? Et dans ce cas, une résistance acharnée autant que désespérée contre la modernité se justifie-elle ? Est-elle à même de provoquer un sursaut, suite à une conversion de masse ?

La tentation réactionnaire menace en réalité toutes les religions instituées : l’exemple de l’Islam Chiite et Sunnite le montre, elle s’étend à l’Hindouisme, à l’Orthodoxie, au Communisme léniniste… toutes s’estiment également menacés par la démocratie. En proposant une « lecture non sacrificielle du texte évangélique », l’entrée remarquée de Girard en théologie a bouleversé des habitudes de pensée bien ancrées au sein de l’Église traditionnelle ; mais on connait sa mise au point ultérieure et sa volonté de ne pas critiquer l’Église, qu’elle soit traditionaliste ou réformiste. Car la question du sacrifice est consubstantielle au judéo-christianisme, et n’entraine aucune réponse simple. Elle est partagée au sein d’une tradition de pensée qui rassemble des auteurs aussi divers que Bernanos, Schmitt, Clavel, Illich, Muray, Dubois de Prisque… Ces auteurs catholiques adoptent, chacun à leur façon, une façon bien particulière de suivre une ligne de crête dominant deux versants :

Du côté gauche ; renversement des hiérarchies et de l’ordre sacrificiel ; anarchie : an-arkhia. C’est-à-dire privé (an) de toute déférence et dépendance vis-à-vis de l’origine, de la fondation (arkhé). Fondation dont Girard nous apprend qu’elle repose sur une violence sacrificielle source de tout Pouvoir (arkhé). Il est remarquable qu’un même terme grec arkhé réunisse origine, fondation et pouvoir. Sans chercher à occulter nos origines, sans renier ces fondations sur lesquelles tous les pouvoirs, toutes les institutions sont assis, le christianisme nous invite à les mettre en pleine lumière, à les regarder en face sans détourner le regard, afin de dépasser leur violence intrinsèque.

Sur le versant opposé, à droite de cette ligne de crête, se place l’attachement des mêmes auteurs à la loi. La pratique judiciaire a précisément pour fonction d’éviter l’emballement mimétique, le cycle de la vengeance. Suivre cette ligne de crête, c’est donc reconnaître que l’an-arkhia n’est praticable qu’à la condition expresse d’accepter l’autorité souveraine d’une justice à la fois indépendante du Pouvoir et de son origine sacrificielle [11]. « Le point de rupture se situe au moment où l’intervention d’une autorité judiciaire indépendante devient contraignante. Alors seulement les hommes sont libérés du devoir terrible de la vengeance [12]. »

Mais sans la volonté de pardonner, toute tentative judiciaire reste vaine : voici le contenu de cette révélation, que la catastrophe de la guerre civile appelle, remet à jour, révèle. En ce sens, les pensées de Girard et de Schmitt ne sont pas « apocalyptiques » dans le sens de pessimistes, obsédées par une violence qui serait inéluctable, mais elles constituent des apocalypses, dans le vrai sens du terme. Elles nous révèlent en substance que la mondialisation démocratique, si elle est souhaitable, nous entraîne néanmoins dans une guerre civile globale, qui ne peut être surmontée autrement qu’en respectant notre besoin de justice, et en pardonnant à ceux qui nous ont offensés.


[1] Quelle que soit la validité théorique de cette hypothèse, il est bien évident qu’il s’agit d’états indépendants ; cela ne peut être remis en question, tant du point de vue juridique que dans les faits. Le point de vue adopté ici est donc plus psychologique (inimicus) que politique (hostis), et se démarque de La notion de politique, de Carl Schmitt, où les deux figures de l’ennemi sont distinguées. Le présent article ignore donc un aspect principal de sa pensée, qui exigerait un développement approfondi. Les seuls articles de Schmitt cités ici ont été écrits pendant ou peu après sa captivité suivie d’un interrogatoire serré, à un moment où ce juriste mondialement reconnu se retrouve confronté à des questions qu’il ne peut éviter par des considérations techniques surplombantes. Ces questions, toutes personnelles, mettent en cause son intégrité et sa foi. C’est sans doute ce moment critique qui lui permettra de dépasser un point de vue académique pour approcher le réel, où les deux figures de l’ennemi se rencontrent dans le cadre de la guerre civile.

[2] Carl Schmitt (1949) Amnestie – Urform des Rechts, in Christ und Welt n°45, tr. fr. L’amnistie – forme première du droit, in : Ex Captivae Salus. Expériences des années 1945-1947, pp.325-327

[3] Antigone, v.150

[4] Dont Schmitt avait saisi la particularité dans Théorie du partisan.

[5] Voir l’article de J-P. Dupuy : La guerre nucléaire qui vient.

[6] Ex Captivitae Salus, op.cit. p.153

[7] C’est pour cette raison que la CPI doit être indépendante du Conseil de sécurité de l’ONU ; la critique de Schmitt est pertinente dans la mesure où la Cour de justice serait en mesure de décider d’une intervention armée conduite par les vainqueurs d’un précédent conflit : ces nations qui, comme on le sait, sont toujours les membres permanents du Conseil de sécurité.

[8] La violence et le sacré, p.32 (Grasset, 1972)

[9] En France, le terme citoyen, qui désigne un individu en âge et en capacité de voter, est devenu un qualificatif moralisateur : « un comportement citoyen » consiste, par exemple, à jeter ses emballages dans une poubelle jaune.

[10] Et la théorie mimétique, théorisant l’impossibilité de trancher les conflits par un sacrifice – procédé rendu inopérant par la révélation judéo-chrétienne : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt.10, 34) –pourrait alors être convoquée par ces accusateurs, invoquant la nécessité de la paix.

[11] Le sacrifice fonde en effet tout Pouvoir, toute autorité surplombante, y compris l’institution judiciaire, puisque la culture humaine dans son ensemble en dépend, nous apprend Girard. Néanmoins, la justice parvint à s’en défaire lors de l’épisode du jugement de Salomon, où la recherche de la vérité succède à une justice visant à sacrifier un tiers, c’est-à-dire en l’occurrence l’objet du conflit.

[12] La violence et le sacré, p.39 Je reprends cette citation à la suite de Claude Julien répondant à l’article La justice contre la paix ?

Pourquoi le mal frappe les gens biens ?

par Benoît Hamot

Dans le Livre de Job, le Prologue – où Yahvé accepte que Satan provoque les malheurs qui s’abattent sur Job afin d’éprouver sa foi – et l’Épilogue– où il le réhabilite en doublant sa fortune initiale – font l’objet d’une hypothèse de la part de Girard : il les suppose surajoutés et sans pertinence aucune, car étrangers au propos initial, qui consisterait à dévoiler une forme pernicieuse du mécanisme victimaire. « Nous voyons bien ici que le prologue est dénué de toute pertinence [1]. » Frédérique Leichter-Flack intègre en revanche Prologue et Épilogue dans un propos philosophique portant sur « le problème du mal dans toute son aporie [2]. » Le mal est assimilé au malheur qui peut s’abattre à tout moment sur n’importe qui. Pour un véritable athée, Dieu et Satan deviennent les deux visages du hasard…

Dans le Prologue, ce n’est pas Yahvé qui provoque le malheur, mais Satan – l’accusateur public – et si l’on cherche à identifier ce personnage dans la réalité plausible du Dialogue, on est obligé de convenir avec René Girard que ce sont bien les amis de Job qui « font le job » : c’est l’accusateur qui désigne une victime, et non l’inverse. Bien sûr, le cas se présente de plus en plus souvent, où un quidam se pose en victime en accusant des accusateurs réels ou imaginaires : il s’agit d’une tentative d’inversion des positions respectives, ce que Chesterton désignait – peut-être – comme « ces anciennes vertus chrétiennes devenues folles », entraînant la modernité dans sa chute. Mais au fond, cela revient au même. Fondamentalement, un point ne produit aucun cercle, mais chaque cercle produit nécessairement son point central en suivant l’index de l’accusateur. Celui qui veut se poser en victime en accusant un tiers le fait en tant que membre du cercle de bien-pensants, où cherchant à en faire partie, quand la position de la victime se caractérise toujours par sa solitude, par un puissant sentiment d’abandon. Job est seul, il est ce point central.

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Sans quitter la démonstration girardienne – cette géométrie du sacrifice – on peut néanmoins aborder le Livre de Job en prenant en compte le Prologue, à condition d’adopter deux angles de vue complémentaires : historique et philosophique. Il est dit que les amis de Job habitent dans trois villes orientales – Témân, Shuah, Naama – « considérées en Israël comme des patries de la sagesse [3] », détail que Girard ne relève pas. Ce ne sont pas des voisins malveillants. Ils viennent de loin pour assister à la chute de l’homme puissant et admiré. Les rois mages feront un trajet similaire, mais les intentions sont strictement inverses…

On peut lire ce texte en tenant compte des événements. Le dialogue entre l’élite juive déportée à Babylone et leurs puissants voisins orientaux n’a pas manqué de se produire. Les vaincus furent maintenus en captivité avec tous les égards dus à leur rang pendant de longues années. Ces hôtes de marque furent accueillis dans le palais royal, avec toute l’ambiguïté contenue dans ce terme au regard de son origine : ennemi – étranger – hôte. Dans le Dialogue, les vainqueurs tentent de persuader Job que sa situation pitoyable est une conséquence de ses fautes. Transposé au niveau collectif : pour les babyloniens, les juifs auraient offensé le dieu ancestral (Shaddaï), qui a réagi en conséquence pour les punir.

Le Livre de Job date du début du Ve siècle, après le retour de Babylone. Nous savons que la population juive restée en Palestine, revenue entretemps à des pratiques païennes, s’est également montrée hostile aux rapatriés. Le texte pourrait synthétiser cette double hostilité : durant la captivité, puis lors du retour en Judée. C’est à travers ces épreuves que s’est formé le judaïsme comme religion à la recherche de la vérité, opposée à toute sagesse ancestrale et philosophique. Les épîtres de Paul confirmeront cette opposition fondamentale entre la folie de la foi et l’amour de la sagesse.

Cette lecture historique permet d’approcher l’ambiguïté des relations entre Job et ses amis, qui ne sont pas des lyncheurs à proprement parler : « Les trois personnages paraissent très exaltés mais ils ne s’écartent jamais d’un scénario très classique. Il y a de la méthode dans leur transe. Tout suggère qu’ils n’improvisent guère et que leurs plus belles envolées sont des formules éprouvées, d’assez vénérables imprécations religieuses. » (p.114) Pour confirmer son hypothèse principale, Girard convoque à maintes reprises une foule hostile, pourtant absente du texte, si ce n’est en tant qu’idée. Ce décalage entre la présence des amis et la foule virtuelle, confirmerait l’hypothèse d’une double temporalité : exil à Babylone, puis retour au pays.

Les accusateurs cherchent à persuader Job de son erreur pour justifier le système sacrificiel. « Oui, heureux l’homme que Dieu corrige ! Aussi, ne méprise pas la leçon de Shaddaï ! » (5,17) Shaddaï étant le nom divin de l’époque patriarcale, le texte montre que ces sages associés aux juifs revenus à des pratiques ancestrales croient en un dieu archaïque, un dieu violent. Girard compare finalement le Dialogue avec les procès totalitaires et les séances d’autocritique : « Les trois amis cherchent à obtenir de Job son assentiment au verdict qui le condamne. » (p.166) Les amis de Job sont amicaux comme les camarades qui adorent les « damnés de la Terre » ; quand ils entreprennent de les rééduquer, c’est pour leur bien…

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Leichter-Flack nous dit écrire « un livre de philosophie avec la littérature », parce que « la littérature nous empêche de nous satisfaire des solutions trop intellectuelles », nous obligerait à rester « au ras du sol, au niveau des émotions » quand la philosophie serait apte à « apporter des solutions ou des résolutions » au problème du mal, qui malgré tout reste « impossible à résoudre [sic] ».

Le livre posthume de Maurice Clavel (Critique de Kant, 1979) permet de saisir ces limites et ces apories propres à la philosophie. Kant dit être « sorti de son sommeil dogmatique » après avoir été secoué par l’affirmation de David Hume : « Il n’y a pas de loi de cause à effet. » Éliphaz affirme : « Je l’ai bien vu : ceux qui labourent le malheur et sèment la souffrance, les moissonnent. » (4, 8) Job met frontalement en question cette affirmation. Si, depuis sa position de faiblesse extrême, la foi devient la seule issue envisageable, Kant limite le savoir « pour faire place à la foi ». Mais que signifie la foi dans ce contexte ?

La foi n’est certainement pas soumission à une destinée. Aucune « loi de cause à effet » n’est écrite dans un ailleurs métaphysique. Les arguments d’Eliphaz sont bien métaphysiques, dans le sens où il postule une cause surplombante aux effets dévastateurs qui se déchaînent sur Job, dont la réponse en forme de question ne peut que l’embarrasser : « Instruisez-moi, alors je me tairai ; montrez-moi en quoi j’ai pu errer. On supporte sans peine des discours équitables, mais vos critiques, que visent-elles ? Prétendez-vous critiquer des paroles, propos de désespoir qu’emporte le vent ? » (6, 24).

Cinq siècles plus tard, Jésus veut réhabiliter les victimes, y compris les victimes des « coups du sort » : les malades, les infirmes, mais à partir du moment seulement où ils croient en lui, ou autrement dit ; où ils placent leur confiance dans l’amour. Toute révélation et toute résolution possible du problème du Mal provient du centre souffrant, où Jésus se place lui-même, et non de la pratique d’une sagesse contenue dans une métaphysique et une pratique rituelle ; de celles « qui ont fait leurs preuves », disent les sages.

Pour Hume, la causalité est une habitude de l’esprit, issue de la constatation d’une conjonction répétée entre deux phénomènes successifs. Or si ces « preuves » que les sages mettent en avant découlent de la simple habitude, ils en déduisent une loi métaphysique assez tenace pour conduire les disciples eux-mêmes, cinq siècles plus tard, à demander naïvement à Jésus : « Rabbi, qui a pêché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » (Jn.9, 3). Les disciples comme les amis de Job reproduisent le même schéma, et ils le font sans méchanceté apparente. Il faut seulement prendre la place de Job, ou de cet aveugle, pour se rendre compte de leur erreur, et de leur redoutable cruauté : ils ajoutent une faute morale à une souffrance physique et psychologique. La protestation d’un homme riche et estimé de tous, tragiquement confronté au triple malheur de la ruine, de la maladie et de la mort de ses enfants, parvient ainsi à déjouer la perversité de ceux qui justifient leur Schadenfreude en raisonnant sur une relation de cause à effet.

Lorsque Girard prend le parti de dégager le Dialogue du Prologue et de l’Épilogue, accusés de masquer le réel, on comprend très bien pourquoi il le fait. Cette superstructure conduit en effet à une impasse ; à cette aporie relevée par Frédérique Leichter-Flack. Mais si on établit, avec Girard, la liaison négligée par les modernes entre Satan – représentation métaphysique et religieuse –et le discours des amis de Job, il apparait que le Prologue contribue à une critique radicale de la philosophie. Elle se confond avec la protestation de Job à l’encontre de toutes les persécutions, justifiées depuis la nuit des temps par une métaphysique institutionnelle agissant à travers le rite. C’est une critique du principe de rétribution (hébreu : Sakar), abordé par Girard dans un chapitre de son essai (17. La rétribution). Le principe théologique de la rétribution se confond avec la loi métaphysique de cause à effet, contestée par Hume. Le chapitre suivant (18. Les défaillances de Job) aborde la puissance explicative de ce principe dominant : « Cette vision paraît aussi contraignante que de nos jours l’évidence scientifique. » (p.197)

Dans le Prologue, le ressort métaphysique et religieux autorisant la sévérité du jugement des amis à l’encontre de Job est nommé Satan. Puis l’accusation s’incarne à travers les amis de Job. Le Prologue conforte ainsi la lecture girardienne, à condition de rappeler, comme Girard ne cessera de le faire à notre intention, l’équivalence première entre l’hébreu ha-satan et la personne de l’accusateur public : ce procureur s’oppose, dans le cadre d’un procès – et le livre de Job n’est rien d’autre que cela – à l’avocat de la défense ou paraclet : autre nom du Saint-Esprit.

Mais encore : comment Satan pourrait-il être notre ami, notre camarade et notre conseiller vertueux, venu nous expliquer les raisons de nos malheurs ? En nous laissant croire qu’il suffit d’accepter son idéologie totalitaire pour quitter le centre de l’accusation, et rejoindre ainsi le cercle des bien-pensants : les séances d’autocritique et les aveux publics extorqués dans les régimes communistes fournissent un exemple bien connu, toujours actuel, où l’intervention du paraclet est systématiquement empêchée.

Le lien contradictoire entre l’évènement tangible et le discours métaphysique se noue à travers le Prologue. L’ensemble forme ainsi une parabole révélant l’ignorance des persécuteurs [4]. La parabole contient un piège sous forme de paradoxe ; en effet, il est précisé que c’est en raison de sa droiture que Job est mis à l’épreuve, et non pas en raison de ses fautes, comme le soutiennent les accusateurs !

***

Contrairement à son apparence mythique, le Prologue nous permet ainsi de protester, avec Job, contre l’irréalité des conceptions portant sur Shaddaï – le dieu des persécuteurs – ou sur Satan régnant en maître sur notre vallée de larmes, la divinité archaïque toute-puissante décidant parfois d’intervenir à l’encontre de son ange déchu, à condition seulement que nous nous tenions bien sages. Ce deus ex machina appartient au théâtre antique, et c’est de façon ironique qu’il est ainsi mis en scène.

Prologue et Épilogue construisent une parabole qui nous permet de regarder de haut ce qu’il en est réellement ici-bas : la route antique des hommes pervers est pavée de niaiseries métaphysiques. Le fait que nous ayons eu besoin de 2 500 ans pour pouvoir reconnaître cette parabole, passée inaperçue de René Girard lui-même, montre la formidable puissance à retardement de ce procédé si particulier. Car son effet boomerang est toujours volontaire : « … afin qu’ils voient sans voir et entendent sans comprendre. » (Lc.8, 10)

La Bible déplace certaines questions métaphysiques au profit de l’attention portée sur ceux qui n’ont pas le loisir de se les poser. Ceux-là, le dos au mur, menacés dans leur vie même, aux prises avec une réalité des plus tangibles, ont osé protester face à une injustice justifiée (sic) par la sagesse des anciens et des rois. Car à Eliphaz, qui prétend avoir reçu une révélation de la présence divine (4, 12), Job répond : « S’il passe sur moi, je ne le vois pas et il glisse imperceptible [5]. » (9,11) – mais perçoit parfaitement la réalité du mécanisme victimaire  – « A l’infortune, le mépris ! opinent les gens heureux ; un coup de plus à qui chancelle ! » (12, 5) – et refuse d’entendre leur prétendue sagesse : « Vos leçons apprises sont des sentences de cendre… » (13, 8)

On n’invente pas de telles répliques ! Bien sûr, le personnage n’est pas historique, mais si de tels événements ne s’étaient pas produits, s’ils n’avaient pas stupéfait quelques témoins, au point qu’ils éprouvèrent la nécessité d’en parler, ou de l’écrire – écriture certes remaniée, traduite, complétée ou épurée par d’autres à leur suite – les protestations de ces innocents n’auraient pas entraîné l’humanité vers une prise de conscience progressive de la vérité, et donc vers une déprise tout aussi progressive du mécanisme sacrificiel.

Le Livre de Job vient d’être lu sous les aspects du témoignage (littéraire), de la pensée (métaphysique) et de l’histoire (collective). Il n’y a pas à choisir une lecture préférentielle, car sont entrelacés des évènements historiques (l’Exil et le Retour en Palestine), l’élaboration d’une pensée (le judaïsme prophétique), et les revers de fortune accompagnés de jugements sévères, que chacun peut être à même de subir encore de nos jours. Séparer l’un ou l’autre aspect de la révélation biblique, cela reviendrait à appauvrir notre lecture [6].


[1] p.22, et pp. 18, 48, 49, 71, 113, 210-213, 237 : Girard, La route antique des hommes pervers, 1985, Grasset

[2] 8 janvier 2023, Signes des temps, France Culture. F. Leichter-Flack, Pourquoi le mal frappe les gens biens ? 2023, Flammarion.

[3] Note de l’E.B.J. sur Jb.2, 11.

[4] Voir Le bouc émissaire, p.271, Grasset.

[5] Girard conclut en comparant le Livre de Job au récit de la Passion (p.239), ou les dernières paroles du fils, de l’homme et de Dieu témoignent de sa traversée d’une situation extrême, où l’angoisse et le sentiment d’abandon sont exprimées.

[6] Et cela vaut également pour les apocalypses prophétisant les destructions du temple et de la ville de Jérusalem. Évènements historiques qui, comme tout tremblement de terre majeur, donnent lieu à de multiples répliques, y compris celles que nous traversons en ce moment au niveau mondial : car tout est révélé, mais nous avons des oreilles pour ne pas entendre.

La conscience comme une peau de chagrin

par Joël Hillion

La désinformation, ou ce qu’on appelle « la fabrique du mensonge », est devenue une industrie internationale à gros budget, comme l’a courageusement mis en lumière l’association Forbidden Stories. Cette dernière a dénoncé le consortium Story Killers, basé en Israël, avec des ramifications en Grèce, aux Émirats, en Russie, etc. : cette usine à trolls se vante, moyennant (grosse) finance, de démolir la réputation de quiconque sur la planète, ou de modifier les résultats des élections dans des pays aussi grands que le Kenya.
Dans le fonctionnement de ce système quasi-maffieux, tout est aveugle, occulte, sous les apparences les plus « respectables » qui soient. Les identités fictionnelles des avatars qui « agissent » dans l’ombre paraissent plus vraies que vraies. Mais derrière ce rideau virtuel, opèrent des personnes réelles, évidemment anonymes, ignorant même à qui elles ont affaire sur les réseaux où elles s’exécutent. Et quand on les interroge sur leur conscience, elles déclarent très sereinement qu’elles n’en ont aucune. Comme des tueurs à gage, elles travaillent pour des clients qu’elles ne connaissent pas, dont elles ne veulent pas connaître les motivations ― et pour cause, elles sont particulièrement honteuses ―, elles se contentent de « faire le job » et d’être payées en crypto-monnaie.
La conscience individuelle existe encore, mais collectivement, les consciences ont tendance à reculer, elles cèdent du terrain. Pas seulement les consciences des escrocs, mais aussi celles de tous les petits anonymes autonomes qui sont manipulés par millions par les mêmes escrocs ! Ce sont ces anonymes écervelés qui rendent « virales » les fake news fabriquées par d’autres écervelés. Quand l’individu moderne, centré sur sa bulle, n’a d’autre philosophie que d’écouter ses désirs plus ou moins délirants, et ses pulsions mauvaises, quand il a bien intégré qu’il « ne faut surtout pas culpabiliser », quand son sens de la responsabilité ne dépasse pas celui de ses propres intérêts, nous approchons d’un monde à la conscience zéro, proprement déshumanisé, un monde glacé où les gens, comme les citadins qui marchent dans les rues bondées, avancent les yeux braqués sur leur seul smartphone, insensibles à leur environnement humain. Pourquoi des avatars auraient-ils une conscience ? Comme les petits robots super intelligents que l’on nous fabrique, ils ont une puce électronique à la place de la conscience : ils n’ont ni sensibilité, ni empathie, ni connaissance des autres robots qui les entourent.
Cette conscience « peau de chagrin » participe de l’immense « Crise du désir » (référence à mon essai chez L’Harmattan, 2021) que nous traversons. (1) Elle n’est pas une crise comme les autres, une de plus, elle est la plus grave de toutes. Car faute de conscience, que nous reste-t-il comme système d’alerte pour nous dire que nous avons fait fausse route ?
Caïn repose, désormais, bien confortable dans sa tombe, aucun œil ne le regarde plus. Même l’enfer de Victor Hugo semblait charitable par rapport au monde sans conscience que nous nous préparons.

(1) Essai chroniqué dans ce blogue :

La justice contre la paix ?

par Benoît Hamot

La conférence de Jean-Pierre Dupuy intitulée « La guerre nucléaire qui vient », se concluait sur une idée qui mérite d’être discutée : « L’arme nucléaire a enfoncé un coin entre la paix et la justice ». Cela s’applique en particulier à la guerre qui sévit en Ukraine, où le choix de défendre ce pays injustement agressé conduirait à une montée aux extrêmes, ouvrant à l’éventualité d’une guerre nucléaire, c’est-à-dire à l’anéantissement de toute vie sur la Terre. Dupuy conclut que c’est Volodymyr Zelensky qui pourra alors être tenu pour le déclencheur de cet enchainement catastrophique, et non Vladimir Poutine, puisque le président ukrainien en appelle à la justice contre la « paix russe ». En précisant implicitement que, de son point de vue, l’Ukraine et la Russie sont un seul et même pays, Dupuy renvoie la responsabilité de cette guerre à l’OTAN, ou plus précisément, à sa volonté supposée de s’étendre sur le territoire de l’ex-URSS. Cette organisation étant dirigée de fait par les USA, la guerre en cours reprendrait en fin de compte l’affrontement « classique » entre les deux superpuissances nucléaires.

En outre, l’enchainement mortifère engagé par la simple existence de l’arme nucléaire, et des armes en général, relèverait d’une logique d’auto-extériorisation, ou auto-engendrement, ou auto-transcendance quasiment indépendante de notre volonté : Dupuy rejoint ici Girard au plus près, qui écrit : « Le sacrifice n’est pas, dans son principe, une invention humaine [1]. ». Quelle phrase extraordinaire ! Dupuy emploie plusieurs termes pour décrire ce phénomène, central pour la théorie mimétique, ce qui lui permet d’étendre son emploi au-delà du phénomène religieux, principal dans la théorisation girardienne. Toujours en suivant Dupuy, on peut déduire qu’il n’y a pas de rapport entre un processus auto-transcendantal engendrant, par exemple, le premier dieu à travers une polarisation sur un individu tué puis adoré, et la question de la justice.

On peut alors se demander si la justice est, de son coté,« une invention humaine ». Mais de quelle justice s’agit-il ? De quoi parlons-nous ? En effet, la justice s’est exercée pendant des siècles exclusivement à travers le sacrifice (l’ordalie), et il a fallu attendre le retournement opéré par le jugement de Salomon pour que la justice s’accorde, enfin, avec la recherche de la vérité des faits. Désir de justice et désir de vérité sont désormais indissociables.

Reprenons la question posée par Dupuy : en nous entraînant à choisir la justice au détriment de la paix, Zelensky peut-il être tenu pour responsable d’une montée aux extrêmes menant à la catastrophe nucléaire ? Remplaçons maintenant « justice » par « recherche de la vérité », et nous voyons que la paix qui nous est proposée repose sur l’abandon de la vérité, c’est-à-dire sur le mensonge. Une paix mensongère, nous savons très bien, grâce à René Girard, ce qu’il en est : c’est le système sacrificiel qui préside à toutes les religions. Je suis en effet d’avis, avec Muray, que le judaïsme prophétique et le christianisme ne sont pas des religions, mais constituent une anthropologie, dans le sens d’une recherche de la vérité sur l’homme.

Le choix qui se présente à nous, imposé par ce qui me semble, depuis le début, constituer une troisième guerre mondiale déclenchée par Poutine, dépasse donc très largement la question de savoir si les Ukrainiens sont des Russes ou pas. L’ontologie n’a pas sa place ici, et de toute façon, la violence et l’injustice touchent à peu près également Russes et Ukrainiens, tous ceux qui, dans ce contexte, ont soif de vérité. Ceux qui défendent la paix font alors nécessairement le choix du mensonge. En désignant le président Zelensky comme responsable du désordre, ou du pire, on ne fait que reproduire un mécanisme bien connu. Ce qui est nouveau et assez extraordinaire, c’est que des personnes bien intentionnées puissent être à la manœuvre en s’aidant de la théorie mimétique. Les références au duel, à l’indifférenciation des partenaires, au mimétisme des coups et des intentions (s’emparer du territoire, etc.) se soutiennent en effet notamment du livre « Achever Clausewitz », qui malgré ses grandes qualités, ne suffit pas à rendre compte de la guerre actuelle. Une critique précise et argumentée, a été formulée par Dupuy : la doctrine de la dissuasion nucléaire change la donne en répondant immédiatement à l’attaque par la contre-attaque. Réagir par la défensive est désormais impraticable.

Une critique complémentaire peut être avancée. La volonté d’indifférencier les adversaires, afin de coller au plus près d’une certaine appréhension de l’hypothèse mimétique, suit la logique de la contagion mimétique développée par Clausewitz à partir du duel. Logique que René Girard et Benoît Chantre annoncent vouloir « achever ». L’hypothèse du duel et de la contagion est féconde, mais elle ne tient pas compte de la différence relevée par Carl Schmitt entre l’ennemi intime et l’ennemi politique (inimicus-hostis). L’hypothèse de Clausewitz postule en effet une inimitié première entre des personnes physiques, débouchant à terme sur une guerre totale, ce qui est manifestement inexact dans le cas qui nous occupe. Le déclenchement de la guerre par Poutine relève d’emblée d’un projet totalitaire, englobant des aspects économiques, politiques, religieux. Le projet est en réalité inédit en raison de sa dimension mafieuse, englobant jusqu’au chef de l’Église orthodoxe.

Tout totalitarisme n’a d’autre justification que celle de la pacification, et toute recherche de la paix à tout prix débouche sur la solution sacrificielle ; mais c’est une illusion de paix, fondée sur une résolution victimaire sans cesse à réitérer par la violence de la guerre ou du rituel : cercles vicieux bien connus.

La bifurcation tragique postulée par Dupuy entre la voie de la justice et celle de la paix, peut néanmoins être abordée dans une perspective d’avenir différente. Si la paix était vraiment assurée en renonçant à la justice – que ce choix s’impose à nous sous l’effet du « coin » nucléaire ou pas est somme toute secondaire – on pourrait considérer cette option comme raisonnable. On pense à ceux qui ont subi la guerre dans leur chair, et qui ne veulent pour rien au monde se retrouver confrontés à cette violence. Nous pouvons bien les comprendre, mais rien ne nous dit que Poutine compte s’arrêter là, et que les mouvements de résistance, qui couvent toujours sous la cendre des totalitarismes, ne relanceront pas indéfiniment la guerre.

Toute guerre est une guerre civile si nous sommes tous frères, et lorsqu’il n’est pas permis de se confronter aux autres dans l’arène démocratique, la guerre devient la seule issue. Le totalitarisme ne peut pas subsister sans la présence de l’ennemi, et de la guerre. Ils constituent son carburant, sa raison d’être. Le choix de la justice en tant que recherche de la vérité, c’est-à-dire le choix de l’état de droit, de la démocratie, est en réalité le plus judicieux pour parvenir à une paix durable. Que serait-il advenu si Barack Obama n’avait pas renoncé à intervenir militairement en Syrie, malgré la transgression de cette « ligne rouge » qu’il avait précédemment tracée ? Nous ne le saurons jamais, mais il est probable que Poutine n’aurait pas osé s’engager dans cette funeste aventure. Nous, membres de l’OTAN, américains et européens, avons fait le choix de la lâcheté jusqu’à présent, les Syriens et les Kurdes en savent quelque chose, mais le moment est venu de réagir, parce que la guerre frappe à notre porte.

Bien sûr, retenons tout ce que Dupuy développe brillamment sur le mensonge d’État concernant la prétendue sûreté de la dissuasion nucléaire. Le risque est grand que Poutine fasse usage de ses armes nucléaires si le territoire russe est attaqué. C’est pour cela qu’il ne faut pas entrer dans une spirale mimétique et renvoyer à l’adversaire ce qu’il fait subir aux ukrainiens – aux tchéchènes, aux syriens, aux géorgiens… et aux russes – mais faire valoir ce en quoi nous croyons : en la justice. Et je salue la décision de la Cour Pénale Internationale, officialisée le lendemain de cette conférence, et qui, à la suite d’une enquête minutieuse, lance un mandat d’arrêt à l’encontre de Poutine. Il serait temps que les USA reconnaissent enfin cette juridiction, s’ils veulent rester, ou devenir crédibles aux yeux du monde… On ne peut pas justifier ses actes au nom de la justice tout en cherchant à y échapper soi-même.


[1] Le sacrifice, p.24)

Thierry n’est plus là

Thierry Berlanda s’est éteint jeudi dernier, après deux années de combat contre la maladie. Son départ nous laisse dans une profonde affliction. Il était l’un des contributeurs de notre blogue, l’un des tout premiers. Que ses proches, en particulier Sabine sa compagne, Matthias, Judith et Raphaëlle leurs enfants, sachent combien nous partageons leur chagrin et nous associons à leur peine.

Thierry était un grand connaisseur de la pensée de René Girard, et plus encore de celle de Michel Henry. Il désirait partager tout ce savoir ; conférencier, consultant, il avait également épousé la vocation de romancier, d’auteur de « thrillers » dans lesquels il se jouait des lois du genre et savait faire passer sa vision de la vie. En témoignent, entre autres, « L’affaire Creutzwald », la trilogie « Naija », « Jurong Island » et « Cerro Rico », ou encore « Destination  Nord », ainsi que son dernier opus, « Idol ».

Thierry avait monté, en 2016, avec l’appui de l’Association Recherches Mimétiques », un colloque consacré à l’exploration des liens entre la pensée de René Girard et celle de Michel Henry : le Désir de l’Autre.

Voici les vidéos de cet événement :

https://youtu.be/EDydFd8Mo8c (première partie),

https://youtu.be/GfhWhYG4MCU (seconde partie).

Laissons-lui maintenant la parole, avec cet extrait d’un texte envoyé à son cercle voici deux ans, pas encore publié, dans lequel son amour de la vie nous touche au plus profond du cœur :

« Qu’est-ce qu’un sentiment ? C’est ce qui vous fait entrer en présence de vous-même chaque fois que vous l’éprouvez. Je ne parle pas ici des sentiments évoqués dans les bluettes à l’eau-de-rose, mais du sentiment que vous avez d’être vous-mêmes, d’être des « soi » vivants et cela, vous en avez le sentiment parce que vous avez préalablement, et souvent inconsciemment, le sentiment constant et insurmontable de vivre. Car votre tristesse, votre fatigue, votre honte, votre fierté, votre faim, votre soif, votre joie, ce sont toujours, in fine, la tristesse, la fatigue, la honte, la fierté, la faim, la soif ou la joie de vivre. »

La politique bolivienne à la lumière de la théorie mimétique (II)

Le président Luis Arce au centre ; à sa droite, le vice-président David Choquehuanca ; à sa gauche, l’ex-président Evo Morales.

Par Fernando Iturralde, enseignant à l’Université Catholique Bolivienne « San Pablo » à La Paz, Bolivie

(cet article fait suite à notre précédente publication du 12 juillet dernier)

2. Les divisions à l’intérieur du MAS

Le problème aurait été provoqué par un nouveau ministre (Sergio Cusicanqui) qui aurait fait le signe de la croix lors de sa prestation de serment. Il est alors accusé de haute trahison à l’encontre du « processus de changement » (un slogan qui résume les réformes introduites par le MAS), ce qui met à nu les factions au sein du parti. Le phénomène du factionnalisme n’est pas inconnu des Boliviens : le prêtre jésuite Xavier Albó a réfléchi au cas particulier des organisations politiques aymara dans les années 1970 (La paradoja aymara : solidaridad y faccionalismo, 1977) et l’historien de la révolution nationale bolivienne (1952), James Malloy (Bolivia : la revolución inconclusa, 1970), a identifié le même phénomène dans le parti qui avait pris le pouvoir après cette révolution, le MNR.

Cela dit, la théorie mimétique peut également nous donner des outils pour comprendre ces comportements. C’est ce que dit un passage clé du chapitre X de La violence et le sacré :

« Les sujets qui, en présence du roi, se sentent incommodés par l’excès de sa puissance, de son silwane, seraient terrifiés s’il n’y avait plus de roi du tout. Notre « timidité » et notre « respect » ne sont, en vérité, que des formes adoucies de ces mêmes phénomènes. Face à l’incarnation sacrée,il y a une distance optima qui permet de recueillir les effets bénéfiques tout en se préservant des maléfiques. Il en est de l’absolu comme du feu ; il brûle si on est trop près, il n’a plus aucun effet si on est trop loin. Entre ces deux extrêmes, il y a le feu qui réchauffe et qui éclaire. »

Girard semble nous dire ici que la vénération excessive du sacré est un héritage du passé rituel et mythique. Nous pouvons donc postuler une certaine insubordination de la part d’Arce par rapport au pouvoir sacré de Morales. Cette insubordination serait présente dans la volonté de se différencier de son prédécesseur. La nécessité de se différencier politiquement dépend de la pression exercée sur Arce par l’aile indigène de son gouvernement, c’est-à-dire de la faction représentée par le vice-président David Choquehuanca. Ce secteur s’oppose à la fois à Morales (duplicité monstrueuse en termes de représentation indigène) et à García Linera (duplicité monstrueuse en termes de vice-présidence et de couleur de peau) et veut exercer et démontrer son indépendance. En arrière-plan, on voit une volonté de démystifier la figure de Morales de la part de ce secteur aux ambitions de pouvoir très importantes (Choquehuanca avait été choisi par le MAS comme candidat à la présidence en 2020, mais a été récusé sous l’influence de Morales). Le 24 juin, le communiqué officiel d’une réunion nationale du MAS exhorte le vice-président à ne pas créer de divisions et à ne pas utiliser sa position pour former un nouveau parti.

L’indépendance du gouvernement élu par des élections légitimes se reflète dans la sévérité du procès d’Añez, et le gouvernement d’Arce est également composé de personnes qui ne se sont pas réfugiées dans des ambassades ou ne sont pas parties à l’étranger pendant la crise de 2019. Le fait qu’Evo Morales reste un obstacle à la démocratie bolivienne semble confirmer les affirmations girardiennes sur notre timidité et notre respect du caractère sacré des autorités : plus elles obéissent à des catégories religieuses telles que le charisme, plus elles nous semblent antidémocratiques.

Après avoir admis que le procès contre Añez était une affaire résolue en termes politiques plutôt que judiciaires (voir ci-dessous), l’opinion publique a confirmé son soupçon que le pouvoir d’Arce à la présidence est purement illusoire. Il serait absolument soumis au pouvoir de décision de Morales. Cela devrait renforcer les rivalités, car personne ne veut disparaître dans l’ombre d’un autre, surtout si c’est grâce à cette personne et à son vice-président que le MAS a remporté les élections de 2020. Il est même symptomatique que le journal officiel de l’État (La Razón) ait admis dans une large mesure que le MAS et les mouvements sociaux qui restent fidèles au parti ne pouvaient rien faire sans le leadership de Morales. C’est d’ailleurs très discriminatoire à l’égard des mouvements sociaux précités, comme s’ils étaient redevables à une seule personne, comme s’ils n’avaient pas de pouvoir de décision propre et encore moins de réflexion indépendante. Morales reste la pierre angulaire de l’unité du parti au pouvoir.

3. Evo Morales confirme que le procès contre Añez est un procès politique.

Maintenant que nous comprenons l’importance de la vision de Morales en tant que principal leader du parti et que la soumission verticale à son pouvoir répond à des relations avec des formes de sacré violent, nous pouvons passer au troisième développement récent. C’est la gaffe de Morales qui a admis à la radio publique que le procès contre Añez était une décision politique. Voici ma traduction de sa déclaration (tirée du journal d’opposition Página siete) :

« Lors d’une réunion convoquée par le frère Lucho (Luis) Arce, le vice-président David Choquehuanca, Iván Lima, la ministre de la Présidence (María Nela Prado), le Pacte d’unité, les dirigeants parlementaires, les sénateurs, les députés, les présidents de chambres étaient présents. Nous avons convenu qu’un procès ordinaire était nécessaire, pas un procès des responsabilités. »

C’est un fait alarmant car il montre que c’est toujours Morales qui détient le pouvoir dans son parti et que, en fin de compte, le factionnalisme et les conflits internes sont fixés par la verticalité de son mandat.

Les rivalités mimétiques au sein du MAS n’ont pas pu se libérer des griffes de l’auto-transcendance par le haut (le miracle historique du leadership de Morales) et de l’auto-transcendance par le bas (le bouc émissaire expulsé responsable de tous les maux : l’impérialisme américain, le colonialisme, Añez). Avec ce double horizon d’unification autoritaire et mystique, le parti pourra tenir un certain temps, mais la crise devra survenir au moment de décider du candidat pour les élections de 2025. D’ici là, on peut parier sur les manières de comprendre la théorie mimétique dans ce contexte spécifique : les critiques de la communauté internationale et l’affaiblissement du bloc anti-occidental (dans lequel la Russie a un poids symbolique important) pourraient-ils finir par briser l’unanimité de ce double horizon d’unification du MAS ?

Nous avons vu comment plusieurs lignes interprétatives peuvent être tirées de la théorie mimétique pour des phénomènes réels dans des événements récents de la politique bolivienne. La continuité avec les phénomènes précédents témoigne non seulement des idiosyncrasies de la population du pays, mais aussi des traits communs et universels établis par la théorie girardienne. Il reste à savoir si la « réunification » de la gauche française (NUPES) est une véritable issue à sa division « factionnelle » lors des dernières élections présidentielles : cette gauche a-t-elle renoncé à la nécessité d’un leadership vertical avec les résultats des dernières élections législatives ? Dans quelle mesure ce type de leadership vertical doit-il admettre des gestes autoritaires qui mettent de côté la démocratie formelle ?

La politique bolivienne à la lumière de la théorie mimétique (I)

par Fernando Iturralde, enseignant àl’Université
Catholique Bolivienne « San Pablo » à La Paz, Bolivie

Avec la condamnation de Jeanine Añez à 10 ans de prison le 10 juin dernier, il est peut-être utile de revenir sur trois événements récents en Bolivie qui sont marqués par des comportements mimétiques. Résumons d’abord ce qui s’est passé dans l’histoire du pays, plus précisément au cours des vingt dernières années.

Brièvement : en 2003, en raison du mécontentement suscité par les politiques néolibérales, les secteurs populaires organisés dans différentes institutions sectorielles ont « pris les rues » et ont contraint le président Gonzalo Sánchez de Lozada (surnommé Goni, deux fois président du pays avec le parti MNR-Mouvement Nationaliste Révolutionnaire) à démissionner. Aujourd’hui, certains analystes voient des similitudes inverses dans les manifestations qui ont conduit à la démission de Morales et suggèrent que si l’on appelle ce qui s’est passé en 2019 un « coup d’État », alors il faudrait faire de même avec ce qui s’est passé en 2003. Après deux présidences intérimaires, le MAS (Mouvement vers le Socialisme) a remporté en 2005 une victoire sans précédent (54 %) dans l’histoire démocratique du pays. Morales devint président en 2006.

En 2010, une nouvelle constitution régit le pays. En 2016, l’administration de Morales procède à un referendum pour savoir si la population du pays accepterait une modification à la constitution (celle qui venait d’être approuvée en 2010). La polarisation (au sens de division en deux champs) était déjà claire dans les résultats : 51 % de la population avait voté pour le « non ». En 2017, le Tribunal Constitutionnel Plurinational (autorité suprême en matière de lois issues de la nouvelle constitution) accepta que Morales participe aux élections de 2019, sous l’argument du respect de ses droits humains. En octobre de cette même année, une interruption du système rapide de décompte des votes jusqu’au jour suivant, et la déclaration de victoire de la part de Morales le soir même de l’interruption, firent qu’une bonne partie des 50% de la population qui avait déjà voté pour le « non » sortit dans la rue les jours suivants.

En novembre, à la suite d’un rapport négatif de l’OEA (Organisation des Etats Américains) et de la suggestion de démission d’un commandant militaire (que le président lui-même avait choisi et mis en charge), Morales s’est envolé pour le Mexique. Il avait quitté le pays le laissant sans autorités pour lui succéder au pouvoir : la plupart avaient démissionné. Nous savons aujourd’hui que le plan était de créer un vide de pouvoir et une confrontation entre les deux groupes polarisés. Pour sauver la situation qui s’aggravait rapidement, les dirigeants de l’opposition ont choisi la deuxième vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez, pour assumer la présidence face à la crise. Dans une perspective girardienne, il convient peut-être de souligner qu’il s’agit d’une femme choisie par des hommes pour assumer la responsabilité la plus difficile : pacifier le pays par la violence militaire. Avec deux massacres (à Sacaba et Senkata) qui ont amené l’armée dans les rues (désormais occupées par des manifestants pro-Morales) et de l’ajournement des élections à cause de la pandémie (arguments très mal perçus par l’opinion publique, à la suite de l’annonce de la propre candidature d’Añez), les élections de novembre 2020 ont donné la victoire à Luis Arce et David Choquehuanca, candidats du parti MAS de Morales.

Maintenant que nous disposons de quelques éléments de contexte, examinons les trois événements récents pour voir si la théorie mimétique peut apporter un éclairage sur la situation :

  1. La mort de Marco Aramayo.

Il est l’homme qui a mis au jour une importante affaire de corruption en 2015. Le centre du conflit était le Fondo Indígena (institution chargée de décentraliser les ressources économiques de l’État vers des projets de développement pour les peuples indigènes). Il convient de noter que le crime a eu lieu dans une institution chargée de compenser (c’est-à-dire de « dé-victimiser ») les secteurs historiquement les plus défavorisés. C’est comme si la place symbolique de la victime conférait des pouvoirs qui se situent au-dessus de l’état de droit. Aramayo a dénoncé ces délits d’enrichissement illicite et a été rapidement emprisonné par le gouvernement, qui ne voulait rien savoir de ce type de problème en plein processus électoral référendaire de 2016. Le scandale a remis en question l’argument –qui pouvait également être lu dans la logique girardienne et sacrificielle– selon lequel les peuples indigènes constituaient la « réserve morale de l’Humanité ». Était-il nécessaire de légitimer un crime de corruption et de persécution politique au nom d’une victimisation historique ? Aramayo est décédé le 19 avril d’un arrêt cardio-respiratoire.

Un vieux dicton met en garde contre l’impulsion de tirer sur le messager de mauvaises nouvelles (« Don’t shoot the messenger »), idée qu’on pourrait rapprocher à la situation d’Aramayo. Le messager doit être emprisonné jusqu’à sa mort car il communique des nouvelles qui vont à l’encontre de l’image du roi et de l’autorité. Tous ceux qui remettent en cause le discours de la nouvelle hégémonie doivent être rejetés ; comme dans les mythes développés par les persécuteurs, ils ne doivent en aucun cas s’en prendre à eux-mêmes. La faute en revient toujours à ceux qui ne se soumettent pas aux mythes de l’harmonie sociale qui devient hégémonique après les crises et pour apaiser les antagonismes. Personne ne pouvait mettre en doute la pureté morale des dirigeants indigènes qui faisaient partie du nouveau gouvernement et de son discours.

On peut comprendre, à travers le dicton, que la construction d’une version mythologique de la violence persécutrice dépend de la volonté d’effacer toute trace de culpabilité, comme si toute nouvelle contraire au régime devait être sacrifiée (excusée) au nom de la nouvelle hégémonie. Une purification absolue de toute faute ou culpabilité de la part des persécuteurs semble être souhaitée. Protégés par la légitimité provisoire que leur confère la défense des victimes historiques, les nouveaux persécuteurs sont sûrs de lutter contre les injustices du monde et d’agir avec le soutien de la nouvelle divinité ou du sacré violent renouvelé : quiconque accuse le nouveau sacré d’être violent, illégitime, criminel ou injuste, devra être censuré car il ne fait que témoigner des survivances de l’ancienne violence.

Tout ceci ne va pas sans rappeler le chapitre VII du Bouc émissaire, où Girard explique comment l’ambivalence du sacré produit un manichéisme qui présente les choses en termes de pur bienfaiteur et de pur malfaiteur. La volonté de ne pas affronter la culpabilité et la corruption des membres du parti serait issu du désir d’entretenir le mythe de la pureté morale des dirigeants. Si nous adoptons cette ligne d’interprétation, nous pouvons comprendre l’emprisonnement à mort d’Aramayo comme une manière de cacher des vérités inconfortables à la nouvelle hégémonie indigéniste et ethno-nationaliste qui fonctionne comme un sacré en panne. En d’autres termes, le désir de faire taire le messager qui apporte de mauvaises nouvelles résulte de la volonté de construire un discours unanime sur l’innocence des anciennes victimes, les populations indigènes du pays.

Ce mécanisme consistant à toujours se rendre innocent de toutes les accusations possibles place l’un des camps comme « l’équipe gagnante de l’histoire », « l’équipe qui avait et a toujours raison » et qui est moralement supérieur. Ce raisonnement doit aussi nous rapprocher de ce que l’historien Timothy Snyder appelle la « politique de l’éternité ». Il s’agit, en effet, de diaboliser absolument tout ce qui est critique à l’égard d’un gouvernement et tout ce qui, en général, ne correspond pas à son projet mythologique, bien qu’ancré dans un passé historiquement douteux. Si un discours hégémonique veut imposer une vision de lui-même comme innocent, pur et juste, comme l’incarnation même de la justice et de la bonté dans le monde et dans l’histoire, alors il est clair que tout ce qui va à son encontre sera nécessairement mauvais, maléfique, diabolique.

(suite de l’article à venir)

Marco Aramayo et l’une des accusés du cas de corruption du Fondo Indígena, Nemesia Achacollo. « Les détournements de fonds du MAS au Fond Indigène oscillent entre 182 et 600 millions de dollars ».

Qui parle de guerre ?

(détail d’une toile de Berna figurant le Paraclet)

par Benoît Hamot

Il est frappant de constater les stratégies qui se déploient de part et d’autre pour éviter, ou pour interdire, l’emploi du mot « guerre ». C’est une « opération militaire spéciale » côté Vladimir Poutine. Du côté américain et européen, on évoque au mieux un « retour de la guerre froide », mais envisager une troisième guerre mondiale, dans laquelle nous serions irrésistiblement entraînés, cela répugne à notre imagination, en dépit – ou en raison même ?– des intentions belliqueuses et de la menace nucléaire ouvertement brandie côté russe. Il est vrai que « la bombe » n’existe que pour garantir la paix : on nous l’a assuré depuis assez longtemps…

En revanche, lorsqu’Emmanuel Macron déclarait solennellement : « Nous sommes en guerre » (contre un virus) ou que François Hollande désignait publiquement « l’ennemi » ou « mon véritable adversaire » (le monde de la finance), nos chefs des armées pouvaient d’autant plus facilement lâcher ce mot terrible qu’il était sans objet, et donc sans risques. Situation cocasse, mais que peut-on en déduire ?

Le mot « guerre » est employé pour galvaniser les peuples, leur donner une direction commune ; celle de l’ennemi. Or dans la situation en cours en Ukraine, ce n’est pas le but des gouvernants précités. Les Ukrainiens sont les seuls à employer ce mot dans son sens véritable : ils le font par simple nécessité de survie. La mobilisation générale est proclamée, et l’adversaire est clairement identifié sur leurs terres.

Du côté russe, l’objectif de la mafia au pouvoir, c’est avant tout de désorganiser l’Europe, les Etats-Unis et leurs alliés ; ceux que par facilité de langage on appelle « les occidentaux », bien que le Japon, par exemple, ne soit pas précisément occidental. L’ennemi n’est pas l’Occident, mais la démocratie. Le but est de provoquer partout la prise de pouvoir de groupes mafieux, comparables au pouvoir russe : ces partis d’extrême droite avec lequel elle partage des intérêts et des valeurs communes. Trump, Le Pen… sont ouvertement soutenus par Poutine. Il en est de même d’Al-Assad, Touadéra, Goïta… têtes de pont d’une ambition désormais mondiale.

Les récentes élections, où le thème surréaliste du « pouvoir d’achat » a largement dominé et où le thème de la guerre en cours a été soigneusement évité, témoignent de notre aptitude à refuser de voir. « Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement dans le cercle des petits intérêts domestiques, et à s’y agiter sans repos… » Il faut encore rappeler ces craintes exprimées par Tocqueville, et ne pas hésiter à les confirmer : oui, la mondialisation des échanges dans laquelle nous nous sommes naïvement engagés a constitué un piège redoutable. Il est en train de se refermer sur nous. Nous sommes pris comme ces singes qui ne veulent pas lâcher la banane contenue dans la boîte (piège bien connu).

On se rassure à trop bon compte en constatant l’état lamentable de l’armée russe et la résistance acharnée des Ukrainiens. La dissymétrie n’est pas seulement affaire de moyens ou de motivation. Elle est avant tout morale : comme tout pouvoir mafieux, et celui qui règne en Russie, peu importent les pertes humaines, qu’elles soient infligées à l’ennemi ou subies par le peuple russe. Au contraire ; la mort agit comme un carburant nécessaire : les lecteurs de Girard sauront compléter d’eux-mêmes cette démonstration.

Dans ce contexte monstrueux, et malgré leur proximité avec leur grand voisin, les services secrets ukrainiens ne croyaient pas à l’imminence de l’invasion. Ce qui semblait par trop irraisonné ne l’est pourtant pas, à condition seulement d’adopter la logique du pire. Elle est effectivement difficile à concevoir. L’effet combiné produit par les sanctions occidentales et la fermeture des ports ukrainiens est considéré comme un avantage par le pouvoir mafieux. Les famines en Afrique, les pertes de « pouvoir d’achat » russes et européennes sont d’autant plus profitables qu’elles peuvent être attribuées aux décisions occidentales. La désorganisation des circuits économiques habituels profite toujours aux organisations mafieuses. Déjà, des livraisons de céréales volées aux ukrainiens ont été effectuées par la Russie, se posant en sauveur des affamés.

Nous savons néanmoins que « Satan est le principe de tout royaume » (Girard, Le Bouc émissaire, p.263) et qu’il a déjà perdu. La Passion est à l’origine d’une refondation du monde sur de nouvelles bases. Cet optimisme chrétien, qui s’exprime notamment dans l’Apocalypse de Jean, n’a rien à voir avec le paradis consumériste, objet des promesses électorales de nos divers candidats, car il implique le sacrifice de soi en remplacement du sacrifice de l’autre. Sacrifice consenti par tant de combattants ukrainiens et de citoyens russes emprisonnés pour avoir osé dire le réel de la guerre, mais aussi d’émigrants africains, afghans… bravant la méditerranée pour assurer un avenir à leurs familles. Et bientôt, n’en doutons pas, de sacrifices, grands ou modestes, que nous aurons tous à consentir pour résister à la puissance de destruction qui s’est réveillée.

Car « l’antique serpent » jeté dans l’Abime « afin qu’il cesse de fourvoyer les nations » a été « relâché pour un peu de temps » : à l’issue « des mille années » qui nous séparent de la destruction du temple de Jérusalem (Ap. 20). Notre capacité de résistance et notre disponibilité à nous sacrifier seront également convoquées. Nous ne pouvons pas compter sur le grand retour d’un dieu sauveur, apte à contrer l’ennemi sur son terrain pour nous protéger. Jésus n’est plus parmi nous, endormi dans la barque en proie aux éléments déchainés, prêt à se réveiller pour les faire taire (Mc 4). « Mais parce que je vous ai dit cela, la tristesse remplit vos cœurs. Cependant je vous dis la vérité : c’est votre intérêt que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai. » (Jn 16)

Hommage à Roberto Calasso

par Benoît Chantre

Roberto Calasso nous a quittés le 28 juillet dernier, des suites d’une longue maladie. Sa disparition nous peine à plus d’un titre. Nous ne perdons pas seulement l’auteur d’une œuvre magnifique et un éditeur de génie, mais aussi l’un des plus brillants interlocuteurs de René Girard, qu’il fit traduire chez Adelphi, la maison qu’il dirigeait depuis 1962. Nous avions eu la joie et l’honneur de pouvoir l’inviter à deux reprises à donner une conférence : le 3 mai 2009, sur « La forêt des Brâhmanas » au Collège des Bernardins, dans le cadre de la Chaire René Girard, et le 4 juin 2014, sur « La superstition de la société », au Centre Pompidou, dans le cadre des Conférences René Girard[1]. Nous avons ensuite continué de dialoguer avec ses livres dans deux séminaires organisés avec notre ami Adrian Navigante, de la Fondation Inde-Europe pour de Nouveaux Dialogues : « Perspectives sur le sacrifice » (à Paris, le 19 octobre 2019, et à Zagarollo les 25 et 26 septembre 2020). Silvia d’Intino nous avait alors éclairés sur la profondeur de la méditation engagée par Calasso sur l’Inde védique, mais aussi sur la façon dont il concevait et construisait son « roman des romans ». Sa disparition est une perte terrible, tant les questions qu’il posait à notre modernité en l’enveloppant dans une mémoire immense, celle du lecteur, de l’écrivain et de l’anthropologue qu’il fut, étaient riches de perspectives. Ses livres continueront de nous aider, même si c’est de façon clandestine, comme il le revendiquait lui-même, à penser une sortie de l’« innommable actuel[2] ».  

Plutôt que de lui consacrer une nécrologie, ce que d’autres ont déjà fait, je voudrais risquer en son hommage quelques réflexions qui me sont venues à la lecture du livre de John Freccero sur Dante[3], écrit dans le voisinage de René Girard, et des ouvrages de Roberto Calasso lui-même évoquant ce qu’il appelle la « littérature absolue ». Le hasard veut que nous commémorions aujourd’hui même, mardi 14 septembre 2021, le 700e anniversaire de la mort du poète florentin. Allons donc voir, en ces temps de défiance généralisée, du côté des grands textes et faisons-les dialoguer ensemble. Girard commençait souvent, on le sait, par citer Troïlus et Cressida, où Ulysse raille Agamemnon, dont l’armée s’est défaite en cascade. Le respect s’évanouit de degré en degré, chacun roule pour lui seul. Tels sont les ravages de ce que les modernes appellent l’individualisme, où chacun a toujours raison contre tous. Mais pourquoi est-ce par la voix du marin très rusé que Shakespeare a choisi de révéler cette crise ? Sans doute parce que ce virtuose en mille tours est le plus à même de forcer ses auditeurs à dépasser leurs conflits en l’écoutant. Les Grecs n’en ont pas moins sombré. C’est pourquoi Dante, reprenant une légende médiévale, nous raconte une tout autre histoire que le retour en Ithaque : il affirme qu’Ulysse n’a pas retrouvé son île natale et qu’il a fait naufrage « dans le tourbillon né de la terre nouvelle[4] », alors qu’apparaissait à l’horizon une « montagne brune ». Cette nouvelle terre, c’est le Purgatoire. Ulysse n’aura pu la gravir. À la huitième bolge de l’enfer, Virgile et Dante voient voleter une flamme double. Serait-ce Étéocle et Polynice brûlant sur leur bûcher ? Non, répond Virgile, ce sont Ulysse et Diomède qui « vont ensemble / au châtiment comme ils allaient à la colère[5] ». Certains critiquèrent cet accroc à la légende en prétendant que Dante ignorait tout du poème homérique. C’était faire peu de cas de sa connaissance de Virgile, médiateur entre lui et Ulysse : les paroles de ce dernier ressemblent à s’y méprendre au discours d’Énée dans le premier livre de l’Énéide, à coup sûr modelé sur le texte de L’Odyssée

Si Virgile relaie Dante pour parler à Ulysse, c’est donc moins parce que le deuxième ignorait le grec, que parce que le premier fait le pont entre un monde disparu, celui des Grecs, et celui qui s’ouvre avec La Divine Comédie – le pont, donc, entre l’héroïsme individuel des Hellènes et la pietas collective des Romains, cette foi civique qui vise à la fondation de Rome, berceau de la catholicité. Entre Orient et Occident, comme entre enfer et paradis, Virgile assure l’équilibre du poème. C’est la raison pour laquelle il ne se retire qu’à la fin du purgatoire. Car le « deuxième Énée » qu’est Dante, s’il est incarné en son temps et pris lui aussi dans les querelles douloureuses du pape et de l’empire, ne se soucie que du salut des âmes au paradis. Virgile est là pour tempérer cette ardeur et retenir un peu le pèlerin du côté des damnés, ne serait-ce que pour mieux entendre leur histoire. Mais pourquoi Ulysse, contrairement à la légende de L’Odyssée aurait-il fait naufrage devant la montagne du Purgatoire ? Le marin le révèle aux deux pèlerins :

Ce que voulait Ulysse, c’était donc devenir un héros de la connaissance, un « expert du monde, des vices des hommes et de leur valeur ». Il lui fallait pour cela briser un tabou : aller au-delà du connu en passant les colonnes d’Hercule. À ses compagnons qui hésitent, il déclare qu’ils ne sont « pas faits pour vivre comme des bêtes / mais pour suivre vertu et connaissance[7] ». Alors les marins enthousiastes « tournent [leur] poupe vers l’orient ». Ils osent prendre à rebours le cours providentiel qui, pour Virgile et Dante, va d’est en ouest[8]. Ils résistent donc au mouvement du poème dantesque, qui vise le salut de tous, au profit de leur seul projet héroïque et théorique (« suivre vertu et connaissance »). Cet orgueil plonge Ulysse en enfer. Dante brise ainsi le temps cyclique de l’épopée homérique, celui du retour en Ithaque, pour ouvrir le temps linéaire d’un tout nouveau récit[9]. Six siècles avant les Romantiques et avec une audace qui, comme l’a remarqué Borges, n’a rien à envier à celle d’Ulysse[10], il formule le projet d’une « littérature absolue », qui serait « expression de la totalité », pour reprendre les termes de René Girard : oracle libéré de toute ambiguïté. Mettant en place la tripartition de l’enfer, du purgatoire et du paradis, il opère une purification progressive de la représentation : réalisme de l’enfer où les individus sont retournés sur eux-mêmes, chacun se méfiant de tous ; onirisme du purgatoire où se libère l’imagination subjective, chacun se rêvant un monde pour lui seul ; analogisme du paradis qui pousse le langage au bout de ce qu’il peut faire, afin d’assurer une communion entre les hommes. Sortir des cadres de la représentation sans tomber dans l’aphasie, fonder une connaissance extatique à la portée de tous : tel est le pari gagné de La Divine Comédie. Et que Dante découvre-t-il au paradis ? Des voix que n’obscurcit plus le corps humain, des esprits « embrasés de charité » apparaissant sur la lune comme « une perle sur un front blanc[11] ». La littérature peut donc dire l’indicible, à condition de ne pas se complaire dans des considérations trop formelles où le poète rivaliserait avec ses pairs. C’est là que nous retrouvons l’œuvre de Roberto Calasso.

Car la cathédrale dantesque, comme le poème homérique, s’est à son tour fissurée avec le temps. Et par une autre brèche vont se glisser ceux qui reliront La Divine Comédie après la Révolution française, en reprenant, dans le sillage de l’Athenaeum, la revue littéraire des frères Schlegel, le projet d’une « nouvelle mythologie ». Car les hommes ne peuvent se passer des mythes. Ainsi le rêve d’une « littérature absolue » reparaît avec les Romantiques qui, de Novalis à Mallarmé (« la destruction fut ma Béatrice »), taquineront le chaos, mais feront parler la langue de façon si absconse qu’ils ne pourront plus prétendre « être la voix de la communauté[12] ». Une telle entreprise a sa grandeur. Mais Roberto Calasso nous a montré que l’apothéose subjective dont elle témoigne annonce aussi les vitupérations nihilistes et anarchisantes d’un Max Stirner dans L’Unique[13]bientôt suivies par les ruminations de l’homme du souterrain dostoïevskien, sur lesquelles Girard a écrit les livres que l’on sait. La « transcendance du Moi » se fige dans le ressentiment, origine des égotismes qui fleuriront en masse au xxe siècle. Voilà l’humanité tout entière entraînée dans « le tourbillon né de la terre nouvelle ». Friedrich Schlegel était pourtant bien parti, lorsqu’il écrivait en 1798 : 

La démesure condamnée par Dante au chant xxvi de l’Enfer réapparaissait quand Schlegel poussait l’audace jusqu’à dépasser à son tour l’hémisphère austral, mais en décidant d’aller plus loin encore et de remonter vers l’Inde, nouvel Ulysse haranguant les marins de son Athenaeum :

Tout l’argument tient dans la critique de la « nation de plus en plus obtuse et brutale ». L’extrême sophistication de l’idéalisme allemand, qui réinventait alors une Inde imaginaire, se heurte de plein fouet à une mosaïque informe de landgraviats et de duchés seulement unis dans leur humiliation. La « nouvelle mythologie » n’aura pas eu de peuple où s’incarner. Ce choc entre la « suprême » spéculation et la brutalité d’un ressentiment national sera fatale à l’âme allemande[16]. Et les marins romantiques feront naufrage dans la terreur totalitaire, avec son lot de délations et de suspicions en tout genre, chacun se réfugiant à nouveau derrière le Léviathan.  

De cet effort prométhéen ne reste, après l’atroce xxe siècle, qu’un individualisme ravageur qui n’a même plus l’idée d’inventer une mythologie. Chacun vit replié sur lui-même, devenu une idole pour lui-même et pour l’autre, n’ayant comme bien commun qu’une idole encore plus grande : celle de la société. Conformément à ce qu’avait entrevu Hölderlin, la nature étouffe aujourd’hui sous la tyrannie de la culture ou la « religion du social », pour reprendre une expression de Roberto Calasso. Elle étouffe dans les rets d’un divin reconduit aux limites de la culture humaine et de sa violence constitutive. Loin de n’avoir qu’une fonction sociale , comme le pensait Émile Durkheim, le sacrifice aura été – avant de revenir de façon sauvage sous le règne de l’« expérimentation[17] » où l’on trafique le vivant – un point d’articulation vital entre la culture et la nature, le visible et l’invisible, les institutions humaines et les puissances surnaturelles. Mais Calasso, contrairement à ce que pensait Girard, n’aura pas fait l’apologie du sacrifice. Tout son souci portait sur les conséquences de son occultation. C’est pourquoi il trouvait de son côté trop radicale l’entreprise de « démystification » qui allait prendre le nom de « théorie mimétique ». Si la littérature est forte d’un savoir formalisable, la science qui en sort ne doit pas oublier d’où elle vient, c’est-à-dire du meilleur de la littérature : de ce que Girard lui-même appelait la « grande poésie ». Les mythes sont choses fragiles, mais ils disposent de ressources insoupçonnées. Il faut toujours se mettre à leur écoute, afin d’écrire les récits que notre temps requiert.  

Roberto Calasso vénérait Hölderlin, l’un des rares poètes, me disait-il en 2014, qui ont retrouvé le chemin du divin à l’heure « où le désert croît ». Mais savait-il que l’auteur de Hypérion avait relu Dante en 1796, lors d’un voyage en compagnie de Susette Gontard et de Wilhelm Heinse, traducteur du Tasse et de l’Arioste, lorsqu’il fuyait avec eux l’avancée des troupes françaises ? Savait-il que le même Hölderlin s’opposa à l’Athenaeum des frères Schlegel en tentant de créer sa revue poétique, Iduna ? Ayant échoué à convaincre son éditeur, le poète dut partir en France où il médita sur les destins croisés des Grecs et des « Hespériques », autrement dit des Européens. Si les premiers, pensait-il, avaient sombré en perdant leur nature orientale, les seconds feraient naufrage s’ils se laissaient attirer, comme l’Ulysse de Dante, par cette sauvagerie qui leur était étrangère. Mieux valait donc revenir à la sobriété, car « l’informe, écrivit-il en 1804, s’enflamme au contact de ce qui est trop formel[18] ». Il parlait d’Antigone, qui retrouve la violence originaire des Grecs en s’opposant à la tyrannie de Créon. Mais on ne pouvait mieux dénoncer l’ésotérisme d’un chaos désiré qui se parait alors des couleurs de l’Orient. Au moment même, donc, où Schlegel lançait son entreprise suicidaire, Hölderlin dénonçait l’illusoire divinité d’Empédocle et son « excès d’intériorité[19] ». Il tentait assez désespérément de redresser le gouvernail. Car c’est bien cette « illusion romantique » qui allait structurer l’individualisme moderne. 

Mais ne perdons pas espoir pour autant. Le seul fait de pouvoir faire la généalogie de ce mensonge est bien la preuve que Dante nous parle encore, sept-cents ans après sa mort, et que le vieux projet de « littérature absolue » n’est pas éteint. Au moment de lui dire adieu, en ce jour où nous célébrons le poète qu’il gardait vif en sa mémoire, saisissons la perche que nous tend Roberto Calasso. Et si la masse informe que nous voyons apparaître devant nous n’était pas la fin de notre civilisation qu’on nous annonce sur toutes les ondes, mais bien le retour de la « montagne brune » ? Nous retrouverions Virgile et Dante, le temps de rééquilibrer notre barque qui sinon risque de tourner sur elle-même et d’être emportée dans le tourbillon.


[1] Ces conférences filmées sont disponibles sur le site de l’Association Recherches Mimétiques : www.rene-girard.fr

[2] Roberto Calasso, L’Innommable actuel, trad. Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 2019.

[3] John Freccero, Dante. Une poétique de la conversion, trad. Laurent Cantagrel, Desclée de Brouwer, 2019. Rappelons que John Freccero fut un interlocuteur essentiel de René Girard, dès la fin des années 1950, à l’université Johns-Hopkins de Baltimore.

[4] Dante, La Divine ComédieEnfer, chant xxxvi, trad. Jacqueline Risset, Flammarion, 1992, v. 137.

[5] Ibid., v. 56-57. 

[6] Ibid., v. 91-102.

[7] Ibid., v. 119-120. 

[8] « Ils avaient donc navigué vers le couchant puis vers le sud et ils avaient vu toutes les étoiles que comporte l’hémisphère austral. Ils avaient fendu l’océan pendant cinq mois et ils avaient aperçu un beau jour une montagne brune à l’horizon » (Jorge Luis Borges, Neuf Essais sur Dante, Gallimard, coll. « Arcades », 1987, p. 36).

[9] John Freccero, op. cit., p. 249-274.

[10] « Il avait osé devancer les sentences de l’insondable Jugement dernier que même les bienheureux ignorent » (Borges, op. cit., p. 39).

[11] Dante, op. cit., chant iii, v. 14.

[12] Roberto Calasso, La Littérature et les dieux, trad. Jean-Paul Manganaro, Gallimard, coll. « Du monde entier », Gallimard, 2002, p. 24 et p. 126.

[13] Roberto Calasso, « Le barbare artificiel », in La Ruine de Kash, trad. Jean-Paul Manganaro, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1987, p. 325-359.

[14] Cité par Roberto Calasso, La Littérature et les dieux, op. cit., p. 60.

[15] Ibid., p. 61.

[16] Voir sur ce point René Girard, Achever Clausewitz (2007) ; rééd. Flammarion, coll. « Champs ».

[17] Roberto Calasso, La Ruine de Kashop. cit.

[18] Hölderlin, Remarques sur les traductions de Sophocle, in Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », dir. Philippe Jaccottet, 1967, p. 965.

[19] Hölderlin, Fondement d’Empédocle, op. cit., p. 663. Ce texte est écrit en 1798. 

Violence archaïque et justice démocratique

Chers amis,
 
Nos conférences reprennent et nous sommes heureux de vous annoncer les deux prochaines, qui auront lieu les lundi 6 et samedi 11 septembre.
 
Fidèles à la pensée de René Girard qui anime nos rencontres, nous n’hésiterons pas à faire un grand écart historique en évoquant à la fois le 40e anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France, qui marque une étape essentielle dans la relève juridique d’un des derniers rituels sacrificiels du monde moderne – et, dans le cadre de notre cycle « Violence et représentation », en évoquant la constitution d’un des mythes de la modernité, à savoir la violence sociale du monde néolithique.
 
Ce sera pour nous l’occasion de saluer la mémoire de notre ami Roberto Calasso, grand écrivain et éditeur de René Girard aux Editions Adelphi, qui nous a quittés le 28 juillet dernier et dont l’œuvre tout entière est hantée par ces deux questions : du sacrifice, d’une part, et de ce qu’il appelait la « religion du social », de l’autre. Il reprochait en effet à l’auteur de La Violence et le sacré, qu’il connaissait mieux que quiconque, de parfois trop rabattre l’acte sacrificiel sur le plan de la société – alors que le sacrifice, selon ce spécialiste du monde védique, avait d’abord pour but de mettre les hommes en contact avec le surnaturel, c’est-à-dire avec un au-delà d’eux-mêmes.
 
Nous nous demanderons donc si, avec l’abolition de la peine de mort, ce n’est pas à une certaine forme de « religion civique » qu’a été mis un terme – et si ce n’est pas justement des ressources de l’art, mais d’un art conscient de ses racines rituelles, que nous avons plus que jamais besoin aujourd’hui.
 
Dans la joie de vous « sentir » nombreux à ces deux rendez-vous (puisque l’époque continue de nous coller à nos écrans d’ordinateurs), je vous dis toutes mes amitiés,
 
Benoît Chantre
Président de l’ARM

Le droit de faire mourir au XXIe siècle

Réflexions à l’occasion du 40e anniversaire de l’abolition de la peine de mort

Conférence de Denis Salas, magistrat

Lundi 6 septembre à 19h 

Cette conférence voudrait renouveler l’approche traditionnelle de la peine de mort sous l’angle plus large du droit de faire mourir. À long terme, on observe un mouvement amorcé par Cesare Beccaria, fondateur du droit pénal moderne, à la fin du XVIIIe  siècle, qui tend à l’abolition de cette peine au fur et à mesure que l’emprise de l’État monarchique s’affaiblit et que la société exige des peines plus utiles qu’effrayantes. À plus court terme cependant, la peine de mort subsiste et même se renforce dans les régimes à État fort alors que les djihadistes en ont fait une arme de propagande. Cette conjoncture incite les démocraties à radicaliser leurs réponses en usant du droit de faire mourir sous des formes nouvelles dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.

La pensée de René Girard viendra à l’appui de notre réflexion, au cours de laquelle nous croiserons aussi celles de Michel Foucault et de Jacques Derrida.  

>> INSCRIPTION (obtenir le lien zoom)

Denis Salas travaille sur les liens entre l’anthropologie de René Girard et le droit .

Vous trouverez sur le site de l’ARM un dossier « Droit et Théorie mimétique » avec l’intégralité du colloque organisé à la BnF en 2018 « Justice et terrorisme, entre mémoire victimaire et dépassement de la violence », dirigé par Benoît Chantre et Denis Salas, où étaient notamment invités Robert Badinter, Antoine Garapon, François Molins, Frédéric Worms…

 

Violence et néolithique : un mythe moderne ?

Conférence de Rémi Labrusse, professeur d’histoire de l’art contemporain (Université Paris Nanterre)

Samedi 11 septembre à 15h

Depuis son invention dans les années 1860, la notion de néolithique, par opposition au paléolithique, a été associée à l’idée de violence sociale. Simultanément, on a identifié et admiré ce qu’on pensait être les expressions matérielles d’un pouvoir gagné et assuré par la force : armes, constructions monumentales. Ainsi l’ancien étonnement devant les haches polies ou les mégalithes a-t-il nourri – à tort ou à raison –, à la fin du XIXe siècle, la pensée d’une « révolution néolithique », pensée destinée à se diffuser tout au long du xxe siècle et jusqu’aujourd’hui. Cette diffusion, cependant, ne s’est pas faite sans contradictions : non seulement, ses inflexions ont évolué mais, continûment, elles ont recelé des postulations opposées, projetant sur l’horizon dit « néolithique » l’attitude ambivalente de la modernité à son propre égard. À l’admiration pour l’essor spectaculaire de la puissance humaine n’a cessé de s’accoler l’inquiétude, sinon l’angoisse, sensible autant dans les réflexions théoriques des archéologues et penseurs de la préhistoire que dans un certain nombre de créations artistiques, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Une énigme, en particulier, a saisi les imaginations : celle d’une brusque – ou supposée brusque – schématisation des images, allant de pair avec une accélération des conquêtes techniques. Qu’en est-il aujourd’hui de cette pensée moderne du néolithique ? En quoi et pourquoi se démarque-t-elle de ses premières formulations d’il y a un siècle et demi, tout en en étant fondamentalement tributaire ?   

>> INSCRIPTION (obtenir le lien zoom)

Cette conférence fait partie du cycle « Violence et représentation », organisée par l’ARM en 2021.

En introduction à la conférence « Violence et néolithique : un mythe moderne ?« , nous vous invitons à consulter le dossier ARM « Anthropologie » où vous pourrez voir ou revoir les conférences de René Girard et de Benoît Chantre à propos du site néolithique de Catalhöyük, ainsi que celles de Roberto Calasso.

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