
par Benoît Hamot
Si l’on peut admettre, avec Jean-Pierre Dupuy, que la guerre entre la Russie et l’Ukraine oppose des peuples frères, il s’agit par conséquent d’une guerre civile. Or cette hypothèse [1] ne résout pas, mais augmente encore la gravité de la situation et la difficulté de parvenir à la paix. Car nous savons désormais, avec René Girard, que la proximité, et à plus forte raison, l’indifférenciation des adversaires augmente l’intensité de la violence, entraîne le risque d’une désintégration de la famille et de la cité (l’oikos et la polis). C’est le thème principal d’Antigone : la malédiction des Labdacide conduit à une guerre civile, une peste.
Carl Schmitt était particulièrement conscient du danger. La guerre civile représentait pour lui la pire des situations, et la plus difficile à résoudre. Dans un article aussi bref que décisif, il observe que dans la guerre civile, « chacun se venge au nom du droit. Est-il possible en somme de rompre le cercle de cette manie mortelle de vouloir avoir toujours raison ? Comment une guerre civile peut-elle trouver une fin ? [2]».
La mondialisation, conduisant à rapprocher les peuples et les individus, à procéder à un effacement des frontières identitaires, linguistiques et nationales, ne nous conduit-elle pas à retrouver une situation d’indifférenciation mimétique entre frères, si courante dans les récits mythiques ? Une guerre civile globale, reproduisant à une échelle immensément augmentée les conditions originelles de l’humanité, peut-elle être évitée ? Ce retour prévisible de la guerre de tous contre tous rejoindrait ainsi l’état de nature hobbesien. Le point d’arrivée espéré – cette fraternité souhaitée entre les peuples, ce melting-pot culturel sous l’égide d’une morale bienveillante : le relativisme culturel – se présenterait alors comme un retour catastrophique à la case départ. Cette situation correspondrait à l’Apocalypse à venir, selon Girard, et la phrase célèbre prononcé par Heidegger prend alors tout son sens : « Seul un dieu peut encore nous sauver. »
Dans cette perspective circulaire, certainement inspirée par l’eschatologie chrétienne annonçant le retour du Christ, la pensée de Carl Schmitt devrait nous intéresser particulièrement : l’amnistie « acte réciproque d’oubli » serait la seule solution, la seule alternative à l’anéantissement mutuel. Et le chœur d’entonner, au cœur de la tragédie : « Puisque la guerre est finie, n’y pensez plus maintenant [3] ». Mais Sophocle décrit une situation qui ne parvient pas à trouver son dénouement. Il en est de même des guerres contemporaines [4]. Pour qu’il y ait amnistie, encore faudrait-il qu’il y ait un vainqueur, un épuisement des combattants, ou une « escalade en vue d’une désescalade », c’est-à-dire, dans le contexte actuel, l’emploi d’une arme nucléaire dite « tactique » [5]. Ce n’est donc pas un point de détail : pour que l’amnistie puisse contribuer à mettre fin à la guerre de façon effective, elle doit être déjà présente dans les esprits des combattants, non seulement acceptée comme une éventualité souhaitable en cas de victoire de l’un ou de l’autre camp, mais comme la seule issue possible au regard de la gravité extrême de la situation, induite par l’existence d’armes nucléaires. En dernier recours, un choix s’établit entre destruction mutuelle ou amnistie.
Schmitt défend l’idée que l’amnistie est « une des grandes formes originelles du droit » (Urform des Rechts). L’amnistie « n’est pas une grâce ni une aumône. Celui qui prend l’amnistie doit aussi la donner, et celui qui donne l’amnistie doit savoir qu’il la prend aussi. (…) Mais qui nous donne la force, et qui nous enseigne l’art du juste oubli ? Avec cette question, il devient de nouveau clair quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé. Les modèles chrétiens naissent dans l’espace de la foi, mais leur lumière se répand au-delà du cercle des croyants. Le cœur de la justice divine, dont la foi connaît quelque chose, n’est pas la récompense, mais le pardon. La scission et le désordre entre Dieu et les hommes n’est pas ramené à l’ordre par des procès, mais par le pardon. Le pardon n’est par conséquent pas renoncement à la justice mais son accomplissement. »
Que la lumière du christianisme se soit répandue au-delà du cercle des croyants, cela est récemment apparu au Rwanda et au Cambodge, à l’issue de guerres civiles particulièrement atroces, où un processus contrôlé de pardon mutuel a pu s’engager. Il n’y a pas d’autre alternative à une guerre civile en effet. La contribution d’une juridiction extérieure et surplombante s’est révélée nécessaire, et la Cour Pénale Internationale (CPI) peut tenir ce rôle. Mais à la condition expresse qu’elle ne soit pas l’émanation du parti victorieux : tel est l’essentiel de la réponse adressée par Schmitt aux forces américaines qui le maintiennent en prison au moment où il écrit ces lignes : « Qu’adviendra-t-il du juriste, si chaque détenteur de puissance devient un impitoyable détenteur du droit ? [6] »
Dans la situation présente, une guerre dont on ne voit pas la fin, et qui risque de s’étendre, on rassemble activement des preuves et des témoignages, et Poutine fait déjà l’objet d’une inculpation par la CPI. C’est seulement en marchant sur ces deux jambes – la justice et le pardon – qu’un tel conflit pourra être surmonté. Et contrairement à une opinion courante, une justice internationale n’appelle nullement le préalable d’un gouvernement mondial, et encore moins le déclenchement d’une « guerre juste » [7]. La guerre civile mondiale qui risque désormais de prendre forme appelle une juridiction mondiale pour prononcer le dernier mot ; il consiste toujours en une ultime représaille, mais ce n’est pas une vengeance. « C’est le système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance : il la limite effectivement à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance [8]. »
Il est intéressant de remarquer ici que le dictionnaire indique que représaille n’existe pas au singulier. Les représailles : ce pluriel rendu obligatoire par les règles de l’orthographe dit tout de la réciprocité mimétique et de l’impossibilité d’en sortir. Mais pour un chrétien, Dieu, surmontant toutes les règles humaines instituées, y compris les lois de la nature, a déjà réalisé l’impossible, l’exceptionnel – son incarnation, puis sa résurrection –précisément pour nous sauver, en nous pardonnant. Si la justice divine s’est incarnée, nous pouvons nous en inspirer. A la réciprocité des accusations et des coups peut succéder la réciprocité du pardon. Le mimétisme peut s’inverser ; « à charge de revanche » se dit aussi pour accepter un don : ce peut être le don de l’amnistie, le don du par-don.
Mais avant d’en arriver à ce dénouement idéal, dont la simple évocation fera sourire les sceptiques les plus indulgents, il convient de préciser que le simple fait d’enquêter sur les exactions perpétrées de part et d’autre d’un conflit permet de briser son apparente symétrie, d’éviter ainsi autant que possible la réciprocité mimétique et l’escalade de la violence. C’était déjà l’effet produit lors du fameux jugement de Salomon : l’essentiel n’est pas de punir, mais de dévoiler la vérité sous-jacente à la confusion des plaignantes, qui l’occultait. Il en est de même des combattants : s’ils sont des frères, Russes et Ukrainiens ne sont ni égaux, ni interchangeables, et il en est de même des actes perpétrés de part et d’autre.
Schmitt exprimait un regret : « …quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé ». En quoi consiste ce modèle ? De nombreux auteurs catholiques partagent ce regret face à la disparition de la Chrétienté ; modèle sociétal dans lequel l’Église orientait le politique. La question est désormais brûlante, car ce que reprochent Poutine – et ses alliés épris de totalitarisme – à la démocratie, c’est précisément l’absence d’un projet eschatologique, c’est-à-dire d’un idéal commun, d’un modèle directeur, d’une forme d’hétéronomie. Ces alliés de la Russie sont la Chine – qui vient de réunir et d’entraîner sous son aile l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite – l’Inde sous domination hindouiste, la Corée du Nord, le Venezuela et Cuba communistes… Entre ce front totalitaire et religieux et celui des démocraties – agnostiques par essence, certains diront laïques, d’autres l’associeront hâtivement à l’OTAN – se placent les hésitants : la Turquie, les pays africains et sud-américains sous influence…
Dans les États soumis au religieux – le communisme étant une religion séculaire –, mais également au sein même des démocraties, de plus en plus tentées par un modèle hétéronome, nous retrouverions une même aspiration vers la caractéristique principale de la civilisation païenne antérieure : l’État redevient le garant de la morale commune. Dès lors, Chrétienté totalitaire – l’Orthodoxie selon le couple Poutine-Kirill – et christianisme dilué dans la « citoyenneté » démocratique [9] risquent fort de se rapprocher, voire se rejoindre in fine dans le Grand soir d’un néo-paganisme qui reste encore à définir. Il succéderait à la « parenthèse éprouvante » du judéo-christianisme, désormais accusé de tous les maux [10].
Dans ce contexte l’appréhension singulière de l’Apocalypse par René Girard offre une alternative. Pensée singulière en effet, parce qu’en rappelant fort à propos le sens du terme grec ; révélation, à une époque qui l’avait oublié, elle nous oblige à revenir aux sources, à prendre du recul par rapport à la représentation grotesque que s’en font nos contemporains : on pense au film Apocalypse Now, par exemple, où de vertueux militaires américains se laissent pervertir par des vietnamiens primitifs et cruels, ou aux innombrables films de zombies, inspirés sur un mode horrifique par la résurrection des morts annoncée, ou encore à ces innombrables héros christiques, sauvant in extremis le monde de la destruction… À travers leur goût prononcé pour des dystopies prétendument « apocalyptiques », les modernes, et particulièrement les américains, ne cessent de s’inspirer de la Bible, mais c’est en pillant ce trésor pour illustrer leurs peurs et leurs fantasmes, quand ce n’est pas pour affirmer naïvement une supériorité morale.
Pensée singulière encore, parce qu’en liant ainsi l’idée de révélation à celle de catastrophe finale à venir, Girard pose une question principale : de quoi cette révélation catastrophique signe-elle la fin ? Est-ce la fin de la Chrétienté, débouchant sur une mondialisation de tous les dangers : retour du paganisme, création de religions séculaires, parmi lesquelles les valeurs montantes de l’écologisme radical ou du cosmisme épris de technologie ? Et dans ce cas, une résistance acharnée autant que désespérée contre la modernité se justifie-elle ? Est-elle à même de provoquer un sursaut, suite à une conversion de masse ?
La tentation réactionnaire menace en réalité toutes les religions instituées : l’exemple de l’Islam Chiite et Sunnite le montre, elle s’étend à l’Hindouisme, à l’Orthodoxie, au Communisme léniniste… toutes s’estiment également menacés par la démocratie. En proposant une « lecture non sacrificielle du texte évangélique », l’entrée remarquée de Girard en théologie a bouleversé des habitudes de pensée bien ancrées au sein de l’Église traditionnelle ; mais on connait sa mise au point ultérieure et sa volonté de ne pas critiquer l’Église, qu’elle soit traditionaliste ou réformiste. Car la question du sacrifice est consubstantielle au judéo-christianisme, et n’entraine aucune réponse simple. Elle est partagée au sein d’une tradition de pensée qui rassemble des auteurs aussi divers que Bernanos, Schmitt, Clavel, Illich, Muray, Dubois de Prisque… Ces auteurs catholiques adoptent, chacun à leur façon, une façon bien particulière de suivre une ligne de crête dominant deux versants :
Du côté gauche ; renversement des hiérarchies et de l’ordre sacrificiel ; anarchie : an-arkhia. C’est-à-dire privé (an) de toute déférence et dépendance vis-à-vis de l’origine, de la fondation (arkhé). Fondation dont Girard nous apprend qu’elle repose sur une violence sacrificielle source de tout Pouvoir (arkhé). Il est remarquable qu’un même terme grec arkhé réunisse origine, fondation et pouvoir. Sans chercher à occulter nos origines, sans renier ces fondations sur lesquelles tous les pouvoirs, toutes les institutions sont assis, le christianisme nous invite à les mettre en pleine lumière, à les regarder en face sans détourner le regard, afin de dépasser leur violence intrinsèque.
Sur le versant opposé, à droite de cette ligne de crête, se place l’attachement des mêmes auteurs à la loi. La pratique judiciaire a précisément pour fonction d’éviter l’emballement mimétique, le cycle de la vengeance. Suivre cette ligne de crête, c’est donc reconnaître que l’an-arkhia n’est praticable qu’à la condition expresse d’accepter l’autorité souveraine d’une justice à la fois indépendante du Pouvoir et de son origine sacrificielle [11]. « Le point de rupture se situe au moment où l’intervention d’une autorité judiciaire indépendante devient contraignante. Alors seulement les hommes sont libérés du devoir terrible de la vengeance [12]. »
Mais sans la volonté de pardonner, toute tentative judiciaire reste vaine : voici le contenu de cette révélation, que la catastrophe de la guerre civile appelle, remet à jour, révèle. En ce sens, les pensées de Girard et de Schmitt ne sont pas « apocalyptiques » dans le sens de pessimistes, obsédées par une violence qui serait inéluctable, mais elles constituent des apocalypses, dans le vrai sens du terme. Elles nous révèlent en substance que la mondialisation démocratique, si elle est souhaitable, nous entraîne néanmoins dans une guerre civile globale, qui ne peut être surmontée autrement qu’en respectant notre besoin de justice, et en pardonnant à ceux qui nous ont offensés.
[1] Quelle que soit la validité théorique de cette hypothèse, il est bien évident qu’il s’agit d’états indépendants ; cela ne peut être remis en question, tant du point de vue juridique que dans les faits. Le point de vue adopté ici est donc plus psychologique (inimicus) que politique (hostis), et se démarque de La notion de politique, de Carl Schmitt, où les deux figures de l’ennemi sont distinguées. Le présent article ignore donc un aspect principal de sa pensée, qui exigerait un développement approfondi. Les seuls articles de Schmitt cités ici ont été écrits pendant ou peu après sa captivité suivie d’un interrogatoire serré, à un moment où ce juriste mondialement reconnu se retrouve confronté à des questions qu’il ne peut éviter par des considérations techniques surplombantes. Ces questions, toutes personnelles, mettent en cause son intégrité et sa foi. C’est sans doute ce moment critique qui lui permettra de dépasser un point de vue académique pour approcher le réel, où les deux figures de l’ennemi se rencontrent dans le cadre de la guerre civile.
[2] Carl Schmitt (1949) Amnestie – Urform des Rechts, in Christ und Welt n°45, tr. fr. L’amnistie – forme première du droit, in : Ex Captivae Salus. Expériences des années 1945-1947, pp.325-327
[3] Antigone, v.150
[4] Dont Schmitt avait saisi la particularité dans Théorie du partisan.
[5] Voir l’article de J-P. Dupuy : La guerre nucléaire qui vient.
[6] Ex Captivitae Salus, op.cit. p.153
[7] C’est pour cette raison que la CPI doit être indépendante du Conseil de sécurité de l’ONU ; la critique de Schmitt est pertinente dans la mesure où la Cour de justice serait en mesure de décider d’une intervention armée conduite par les vainqueurs d’un précédent conflit : ces nations qui, comme on le sait, sont toujours les membres permanents du Conseil de sécurité.
[8] La violence et le sacré, p.32 (Grasset, 1972)
[9] En France, le terme citoyen, qui désigne un individu en âge et en capacité de voter, est devenu un qualificatif moralisateur : « un comportement citoyen » consiste, par exemple, à jeter ses emballages dans une poubelle jaune.
[10] Et la théorie mimétique, théorisant l’impossibilité de trancher les conflits par un sacrifice – procédé rendu inopérant par la révélation judéo-chrétienne : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt.10, 34) –pourrait alors être convoquée par ces accusateurs, invoquant la nécessité de la paix.
[11] Le sacrifice fonde en effet tout Pouvoir, toute autorité surplombante, y compris l’institution judiciaire, puisque la culture humaine dans son ensemble en dépend, nous apprend Girard. Néanmoins, la justice parvint à s’en défaire lors de l’épisode du jugement de Salomon, où la recherche de la vérité succède à une justice visant à sacrifier un tiers, c’est-à-dire en l’occurrence l’objet du conflit.
[12] La violence et le sacré, p.39 Je reprends cette citation à la suite de Claude Julien répondant à l’article La justice contre la paix ?