Déception / Deception

par Jean-Marc Bourdin

Je me propose de réconcilier ici tous les lecteurs du blogue. Je sais que la tâche est ardue, sauf bien sûr si nous partageons un bouc émissaire selon une méthode désormais éprouvée.

J’ai déjà consacré un billet à l’usage abusif par les experts des chaînes d’information en continu de l’anglicisme “narratif”, dérivé du mot anglais “narrative” alors même que le terme de récit est disponible dans le lexique de la langue française pour un usage équivalent (https://emissaire.blog/2022/06/14/le-narratif-avatar-du-mensonge-romantique/ ). A propos de la guerre d’Ukraine, nos amis experts de plateaux, sans doute soucieux de renforcer notre croyance dans leurs intarissables compétences alors que leur pratique relève sans doute parfois davantage du café du commerce ou de la divination, ont récemment fait sensiblement pire : qu’ils soient généraux du cadre de réserve, car placés en “deuxième section” (un général n’est jamais à la retraite et peut toujours être rappelé au service), universitaires ou journalistes, ils nous parlent désormais de “manœuvres de déception”.

De quoi s’agit-il ? Eh bien contrairement à  ce à quoi nos esprits étroits pourraient nous faire spontanément songer, il ne s’agit pas de provoquer la déception chez l’ennemi, ou du moins pas immédiatement. Car il est d’un de ces faux amis auxquels l’imitation zélée et imprudente de la langue anglaise parée de tous les atours de l’hypermodernité nous expose. Deception, puisqu’il s’agit là d’un mot anglais, loin de signifier la déception, se traduit par tromperie, supercherie, duperie ou leurre. La déception française se dit en anglais par d’autres mots aux racines distinctes : disappointment ou encore disillusion. Nous y reviendrons.

Ces faux amis, nous les utilisons souvent sans en avoir une claire conscience. Ainsi quand nous disons “c’est génial”, les Anglo-saxons emploient genial pour dire que c’est sympa.

Notre bouc émissaire est donc ce phénomène éminemment mimétique de l’emprunt correct ou plus gravement générateur d’incompréhensions de mots anglais pour avoir l’air d’être dans le coup (in), à jour (up to date) pour mieux aborder (to address / adresser) les questions contemporaines de manière globale (comprehensive) en se montrant compréhensif (understanding). Nous autres francophones pensons donner de la valeur à nos propos en les truffant de mots anglais employés de manière plus ou moins pertinente. Et cette catégorie des faux amis est d’autant plus appropriée dans le cas de deception que tout faux ami est en quelque sorte un leurre, un trompeur, un décepteur comme disent les mythologues quand ils évoquent les tricksters (personnages de type filou comme Loki dans les mythologies nordiques et peut-être Hermès chez les Grecs). Donc deception / déception serait une sorte de faux ami au carré. Et qu’est-ce qu’un faux ami sinon un avatar du rival en linguistique, à la fois modèle qui vous fait espérer un accomplissement et obstacle qui nous fait achopper…

Après cet instant de vertige, revenons à nos moutons (back on topic outre-Manche de manière moins imagée pour une fois) avec un seul exemple. Dans une business school, nous apprenons le marketing, nous “brainstormons”, nous pratiquons le benchmark en bons managers formés au leadership dans un flex office. Si j’en avais le courage, je pourrais probablement vous asséner dix fois plus de ces mots que nos jeunes entrepreneurs (start-uppers ?) se sentent obligés d’adopter pour paraître dignes des fonctions auxquelles ils aspirent. Mais l’affaire (business, pas affair, faites attention, on pourrait s’y tromper) est entendue.

Là où le sujet est ici encore plus intéressant, c’est que le mot déception en français est au cœur de la théorie mimétique. Car de quoi nous parle René Girard sinon de déception/deception dans les deux sens du terme, le français actuel et l’anglais contemporain qui est aussi un sens vieilli du terme en français. Voici d’ailleurs ce que nous dit le centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRTL) :

A.− Vieilli. Action de décevoir ; tromperie, surprise.

B.− Action d’être déçu ; chagrin, tristesse, vexation que l’on éprouve quand on s’est laissé prendre au mirage de l’illusion, quand une espérance ne se réalise pas.”

La déception est donc à la fois une tromperie et une espérance qui ne se réalise pas. Et nous retrouvons au passage la locution de “mirage de l’illusion” qui fait écho au mot anglais disillusion comme traduction possible du français contemporain déception. Cela nous rappelle opportunément que le concept de “mensonge romantique” mis en évidence par René Girard dans le titre fameux de son premier essai est un auto-aveuglement, une auto-tromperie, un leurre qui nous fait prendre l’autre pour un modèle, soit encore une vessie (tout aussi vide de lumière que nous) pour une lanterne éclairante sur ce qu’il convient d’avoir et d’être. De manière frappante, la traduction en anglais du titre Mensonge romantique et vérité romanesque a donné Deceit, Desire and the Novel. Or deceit n’est autre qu’un synonyme en anglais du mot deception, le premier dérivant de l’ancien français deceveir et le second de leur origine commune le latin decipere qui voulait déjà dire abuser, duper, tromper.

Finissons sur une réconciliation générale après avoir pris conscience de nos aveuglements : non seulement le franglais, les anglicismes et les faux amis pourraient nous réunir contre eux mais pourquoi ne pas les accueillir dans notre communauté ? Après tout, c’est grâce aux “manœuvres de déceptions” chères à nos experts que nous avons mieux compris comment nous nous leurrons avec des désirs qui, assouvis ou frustrés, nous conduisent à la déception, différée ou immédiate.

Contrindicactions

par Jean-Marc Bourdin

La dénomination de “double bind” pour qualifier une double contrainte ou un double impératif contradictoire est en général attribuée à l’anthropologue Gregory Bateson dans les années 1940, lorsqu’il contribua à l’élaboration d’une théorie de la communication au sein d’un groupe d’intellectuels qui fut appelé l’école de Palo Alto. Parmi ceux-ci se trouvait par exemple Milton Erickson qui relança l’hypnose thérapeutique, après que Freud avait contribué à sa déconsidération plusieurs décennies auparavant.

René Girard se référa à ce rapport humain dont il mit en évidence une des formes les plus fréquentes au cœur de sa théorie mimétique, celle du modèle-obstacle : en tant que modèle, il suggère l’imitation de son désir auquel il peut faire obstacle en s’opposant à l’autre qui voudrait le satisfaire à son détriment. En termes simples, le rival dit en effet à son concurrent à la fois “imite moi” et “ne m’imite pas” pour l’appropriation de l’objet convoité. René Girard fit d’ailleurs avec ses coauteurs une référence explicite au “double bind” de Gregory Bateson dans Des choses cachées depuis la fondation du monde auquel une section de la troisième partie de l’ouvrage est consacrée.

Or ce double impératif est désormais devenu un des mots d’ordre favoris des politiques de santé publique. Alors que la consommation de masse sur laquelle repose une grande partie de la croissance de l’économie et les équilibres des finances publiques, que tout gouvernement se doit de rechercher, sa stimulation par la publicité est désormais systématiquement (hypocritement ?) assortie d’un message dit de prévention. Une célèbre marque de hamburgers vous invite à lui faire confiance sur une chaîne de télévision, le cas échéant publique, tandis qu’il vous est simultanément enjoint de ne pas manger trop salé, trop sucré ni trop gras : il nous faut donc manger et ne pas manger le hamburger. Et si le conseil positif est de manger cinq fruits et légumes chaque jour (voir l’illustration), alors m’est avis que vous n’y parviendrez pas en mordant dans un cheeseburger ni en trempant vos frites dans un délicieux mélange de ketchup et de mayo. Depuis que la publicité pour les jeux d’argent est autorisée dans tous les médias, les mêmes mises en garde sont doctement énoncées contre les risques d’addiction que miser peut provoquer. Sans parler de la vente des cigarettes dans des paquets qui nous informent que fumer tue, ou des boissons alcoolisées à consommer avec modération puisque l’abus est en la matière dangereux. Lors de l’épidémie de COVID, il fallait à la fois rester chez soi et aller travailler. Il faut à la fois être toujours plus mobile et émettre de moins en moins de gaz à effet de serre, sans que des solutions de transports collectifs ne soient disponibles dans la plupart des cas.

Plus généralement, il faut à la fois faire croître au maximum le produit intérieur brut tout en privilégiant l’abstinence, la sobriété, le non-renouvellement des objets tant qu’ils ne tombent pas en panne et qu’ils peuvent encore être réparés, ou encore leur réemploi. En pratique, ces contradictions se traduisent par des demi-mesures comme la refonte des emballages en verre triés par les particuliers et collectés par les collectivités à grands frais (refonte forte consommatrice d’énergie et de matière première additionnelle mais indispensable au maintien de l’activité des verriers) plutôt que le retour à la consigne, beaucoup plus vertueuse sur le plan écologique mais qui impliquerait la normalisation des flacons.

Bref, il semble désormais que la pointe avancée de nos politiques sur des questions aussi importantes que la santé publique ou la protection de l’environnement soit fondée sur l’injonction double d’imiter et de ne pas imiter des comportements auxquels sont assortis des qualifications de danger, risque, abus, addiction, etc. Dans ce cadre, le succès de la locution adverbiale “pas trop” traduit un bel effort de conciliation des injonctions : pas trop gras, pas trop sucré, par trop salé, on pourrait aussi nous dire jouez au loto mais pas trop, pariez sur des compétitions sportives mais pas trop, empruntez pour consommer mais pas trop. Allez  soyez sympa : évitez de grâce de ruiner votre famille mais ne laissez pas la croissance s’affaisser ! Faites toutes vos démarches par écrans interposés mais ne passez pas trop de temps devant et soutenez le commerce de proximité. Je vous laisse ajouter à la liste nos autres activités quotidiennes soumises à des injonctions inconciliables.

Nous revoilà invités à la sophrosynè de la philosophie grecque antique. Soyons des modérés du progrès comme se voulaient certains centristes dans les années 1970 ! Mais attention, vivons simultanément des passions intenses pour éviter la médiocrité du quotidien. Soyons intensément passionnés mais pas trop !

La figure du modèle-obstacle me semble ainsi investir toujours davantage nos vies quotidiennes. Sans que personne ou presque ne s’en émeuve.

Je propose donc d’adopter et de promouvoir un néologisme dans la veine de “linterdividuel” girardien, construit comme un mot-valise à entrées multiples : les contrindicactions. Dans ce mot se mêlent joyeusement les contre-indications, les contradictions, les actions qui vont à l’encontre des indications qui vous sont données, etc. Cela semble être désormais le mode de vie que nous suggèrent les autorités. Pour en revenir à Gregory Bateson, celui-ci établissait un lien entre ces impératifs contradictoires et la schizophrénie que pouvait engendrer un couple de parents chez son enfant à force de lui enjoindre des comportements contraires. Et l’hypocrisie du faites ce que je dis ne faites pas ce que je fais [1] n’est jamais très loin non plus.

Au terme de ce billet, je vous conseille d’y réfléchir mais sans y penser.


[1] “Tout ce qu’ils vous disent [de respecter], faites-le donc et respectez-le, mais n’agissez pas comme eux, car ils disent et ne font pas” (Matthieu 23:3).

Terminus Malaussène, dixit Pennac

par Jean-Marc Bourdin

En mars 2017, le blogue avait consacré au précédent et pénultième roman de la saga Malaussène un billet intitulé “Le cas Pennac”, allusion au titre du roman : Le cas Malaussène (https://emissaire.blog/2017/03/24/le-cas-pennac/). Vieux désormais de près de six ans, ce billet est à ce jour celui qui compte le plus de vues, dépassant les 1 730 ; il conserve une avance confortable sur ses suivants, bénéficiant probablement de la longue attente suscitée par la promesse d’une suite et d’une fin à la saga. Avec Terminus Malaussène, huitième opus de la série, les fans de Daniel Pennac ont probablement accès aux deux, quoique les retournements de situation et les suspensions dans le vide ne soient pas rares dans cette saga qui dure depuis près de 40 ans.

Rappelons aux lecteurs paresseux, qui ne connaissent pas l’œuvre de Pennac et ont la flemme, légitime, de cliquer sur le lien renvoyant à notre premier billet, que Benjamin Malaussène exerce dans divers cadres la profession de bouc émissaire. C’est naturellement une aberration logique au regard de la théorie mimétique pour laquelle la méconnaissance est la clé du succès du mécanisme, y compris de la part de la victime. Mais l’humour n’est jamais loin avec Pennac. Il avait dès l’origine signalé honnêtement sa dette à René Girard en mettant en exergue du premier roman de la série, Au bonheur des ogres paru en 1985, une citation du Bouc émissaire, essai paru trois ans plus tôt. D’une manière ironique, René Girard avait en quelque sorte annoncé la fin du roman, après que Dostoïevski et Proust en avaient achevé la mission, à savoir dévoiler les mécanismes du désir mimétique, ses affres et la possibilité d’une conversion rédemptrice qu’elle offrait aux auteurs géniaux ; il se trouvait à l’origine d’une nouvelle manière de créer des fictions. Pennac inscrit son œuvre dans un horizon post-girardien donc celle-ci ne relève pas d’une critique girardienne. Me voilà bien piégé : que dire alors quand on a envie d’en parler quand même ici ?

Le personnage central de la saga se prénomme Benjamin. Il est tout à fait possible que ce choix de Pennac ne soit pas étranger à l’histoire de Joseph et de ses frères dans la Genèse, premier texte où apparaît un bouc émissaire consciemment désigné et factice à la fois, justement le petit frère de Joseph appelé… Benjamin. Girard en donne une interprétation impressionnante dans Des choses cachées depuis la fondation du monde. Fils de Jacob, Joseph est d’abord le bouc émissaire de ses demi-frères, jaloux en raison de la préférence de leur père et de la prééminence que ses rêves, dont il leur fait part, semble lui accorder, lui le pénultième. Après de multiples péripéties où il lui est arrivé de se trouver en position d’accusé innocent, mais aussi à la suite desquelles il devient l’homme de confiance de Pharaon, Joseph, que ses frères croient à jamais disparu, crée une situation où le dernier né de la fratrie, Benjamin, est pris en otage après avoir été accusé d’un délit qu’il n’a pas commis, jusqu’à ce que Juda, leur aîné, se propose de prendre sa place pour le sauver. Ce qui déclenche reconnaissance, pardon et réconciliation entre tous les frères.

Quant au patronyme de Malaussène, un lacanien le décomposerait peut-être en Mal-hausse-haine. Benjamin a en fait pour mission de détourner et désamorcer la colère en l’absorbant par sa seule présence et sa reconnaissance de (fausse) culpabilité.

Après l’étymologie, tentons une deuxième remarque. Une fois encore, Pennac privilégie une intrigue policière. Au passage, il peut être remarqué que le roman policier est cet objet littéraire où l’on suspecte et l’on accuse à tort, mais dont le dénouement met fin à ces fausses accusations : ce n’est pas l’innocent, mais bien le coupable qui est mis hors d’état de nuire. Le roman policier est au mythe ce que l’État de droit est aux religions archaïques : la culpabilité n’y est plus décidée par la foule unanime contre n’importe quel innocent qu’elle met à mort, mais par un enquêteur qui disculpe les innocents que tout accuse et inculpe le meurtrier qui semblait être en mesure d’échapper à la vérité de sa faute.

Le roman policier est bien un genre littéraire contemporain qui a intégré le souci de justice à garantir aux innocents et aux victimes. Il est une possibilité fictionnelle d’après Dostoïevski et Proust. Même si les chronologies se chevauchent quelque peu : il naît au XIXe siècle au moment où Stendhal et Flaubert font avancer la compréhension du désir mimétique. Mais il n’est pas abusif de dire que le polar ne prend son essor qu’au XXe siècle pour en devenir le genre majeur (et au XXIe siècle, il devient le canevas-type des séries télévisuelles). Comme si après avoir traité avec succès du désir mimétique, le roman s’attaquait à la question des victimes et des innocents, en suivant au demeurant l’ordre de la recherche girardienne : d’abord Mensonge romantique et vérité romanesque puis La violence et le sacré. En 1983, le colloque de Cerisy-la-Salle autour de René Girard fut intitulé Violence et vérité, soit le synopsis a minima de tout polar. Ce n’est pas un hasard si notre ami Thierry Berlanda recourait souvent à cette forme d’intrigue, y compris pour encapsuler ses méditations philosophiques.

Dans le dernier épisode de la saga Malaussène, il est plus question de vérité et de mensonge que de bouc émissaire, rebroussant en quelque sorte le chemin girardien : par exemple, le passage au milieu du roman où l’analyse des styles, par la famille Malaussène au grand complet, de suspects dont nous, lecteurs, savons qu’ils sont coupables, permet de décrypter leurs mensonges et s’approcher par recoupements de la vérité de la situation. Le tout sous la férule de Verdun, magistrate et jeune sœur de Benjamin en charge de l’instruction judiciaire de l’affaire. Pennac nous dit que le style ne ment pas. Pennac nous propose ainsi une variation contemporaine sur la vérité romanesque. Girard croit au style comme le révèle les deux chapitres qu’il consacre à des “problèmes de technique” chez les auteurs dont il analyse l’œuvre dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Et il est réputé pour être un lecteur exceptionnel, capable de rendre évident le sens d’un texte jusqu’alors caché. Il sait faire dire la vérité de la dissimulation aux mensonges. C’est d’ailleurs avec cette méthode qu’il lit les mythes. Il est à l’écoute de la “voix méconnue du réel”. Il en va de même chez nos enquêteurs de la tribu Malaussène.

Pennac nous dit qu’en littérature, le style est révélateur de la véracité ou de la fausseté du propos. Par parenthèses, son propre style donne à son récit un rythme inimitable et jubilatoire. Dans son roman, les meilleurs dissimulateurs, les jeunes sbires formés à l’exercice de la dénégation par Pépère, leur mentor et héros central de ce huitième tome, trahissent par leur discours ce qu’ils entendent cacher aux enquêteurs. Pépère, chef de bande et formateur de nombreux jeunes délinquants, pratiquant pour la plupart de petits délits difficilement repérables, mais aussi entraîné au crime qu’ils commettent autant qu’il est nécessaire à la pérennité de leurs activités, n’est-il pas un avatar de l’auteur, grand ordonnateur de son récit, éducateur de ses personnages, mais qui finit par voir les événements lui échapper ? Cependant, le démantèlement de la bande passera par un mensonge mis au service d’une vérité que l’institution judiciaire entend occulter. Chez Pennac, le retournement est permanent : la justice peut passer par le mensonge, nécessité faisant loi… 

Le mensonge de la fiction ne nous est au demeurant pas caché dans le roman, où les criminels et délinquants sont mieux connus par les lecteurs qui les voient évoluer que par les enquêteurs qui doivent les découvrir. Nous ne sommes pas ici chez Agatha Christie ou Arthur Conan Doyle. Le roman policier n’est plus une devinette. Il est un théâtre où se produisent et interagissent les serviteurs du mensonge et du crime ainsi que ceux de la vérité et de la justice, ce qui n’interdit pas naturellement que certains acteurs opèrent dans des zones grises et se trouvent là où la distribution initiale des rôles ne les avait pas placés.

Pennac ne croit sans doute pas aveuglément en la justice de son pays et fait douter du ministère de la justice, d’un procureur ou d’un commissaire divisionnaire aussi ambitieux que ridicule.

Il y a bien un écrivain parmi les personnages du livre, Alceste, déjà au cœur de l’épisode précédent. Comme chez Molière, ce misanthrope est aussi exaspérant que touchant dans sa quête de la vérité. Mais il est pris dans l’intrigue plus qu’il ne la fait avancer : après avoir publié dans le tome précédent de la saga sur le mode de l’autofiction, Ils m’on menti, genre qui n’a manifestement pas les faveurs de Pennac, il écrit dans Terminus Malaussène sous le titre de Leur très grande faute dans un genre que son éditrice qualifie péjorativement de réalisme magique. Peut-être faudrait-il d’ailleurs parler de réalisme fictionnel, oxymore qui sonne comme un programme pour la littérature en devenir du XXIe siècle. Car ce récit présenté comme une fiction est une enquête enchevêtrée avec l’affaire policière dans laquelle la tribu Malaussène est empêtrée et qu’elle doit dénouer. Une figure à la Mauritius Escher.

Et c’est bien là que se trouve le mérite de l’œuvre de Pennac : ses personnages sont pris par un maelström d’évènements qui ne laisse plus guère de place au désir suggéré et à la révélation de son mécanisme. Seul Pépère semble être maître ès suggestions sans pour autant d’ailleurs être toujours maître du jeu. Tous les autres personnages suivent le mouvement haletant du récit.

Sans rien divulgâcher, je vous laisse au plaisir de lire à votre tour Terminus Malaussène.

Ne jugez pas et vous ne serez point jugés

par Jean-Marc Bourdin

L’émission de téléréalité Star Académie, proposée par la chaîne de télévision Tf1, a vu s’affronter en finale d’une compétition à élimination successive de concurrents jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, deux jeunes femmes prénommées Anisha et Enola, la première finissant par emporter les suffrages des téléspectateurs. Le lendemain matin, mon fil d’info, qui s’est persuadé de mon intérêt pour cette émission au point de m’en révéler quotidiennement les coulisses, me signale que des internautes se sont fortement émus que les candidats précédemment élus s’étaient empressés d’aller consoler la perdante, plus promptement que de féliciter la gagnante. J’imagine que s’ils avaient commencé par enlacer la gagnante avant d’aller se préoccuper de la déception de la perdante, lesdits internautes auraient trouvé tout aussi peu sympathique un tel comportement.

Je suis frappé par le déchaînement sur la Toile de jugements, le plus souvent critiques quand ils ne sont pas tout bonnement haineux (voir https://emissaire.blog/2022/10/04/influenceurs-trolls-et-haters/ ). L’exemple que j’ai pris est délibérément assez anodin et même relativement modéré. Mais nous connaissons souvent bien pire. Comme si tout ce qui nous était montré était susceptible de nous scandaliser. Une nouvelle expression argotique est venue synthétiser ce sentiment : “Avoir le seum”, mêlant rancœur, colère, frustration, dégoût et ce qui en est la cause (significativement, l’étymologie arabe de ce mot évoquerait le venin).

Tout semble aujourd’hui prétexte à commenter de façon partisane tous les événements que l’actualité nous offre en vaine pâture. Les réseaux (a-)sociaux sont devenus un tribunal populaire permanent et expéditif, où les jugements sont prononcés sans instruction par des jurés qui se considèrent plus souvent comme des procureurs et des bourreaux, que comme des avocats de la défense. Le moins que l’on puisse dire de ces procès est qu’ils manquent d’indépendance, d’impartialité et d’équité, les qualités généralement requises par la procédure d’un Etat de droit.

Dans le même temps, un des formats d’émission télévisuelle qui connaît le plus de succès (et réclame au demeurant le moins d’investissements créatifs à leurs producteurs) est ce qu’il est désormais d’usage d’appeler des talk shows dont les plus populaires réunissent des “chroniqueurs”. La vocation première de ces derniers est de donner leur opinion tranchée sur tout et n’importe quoi. Leur renommée (et probablement l’augmentation de leurs gages) exige(nt) qu’ils fassent le buzz, le bad buzz (toujours pour complaire à l’Académie française) leur semblant plus attractif que l’opinion balancée.

Quant à l’information en continu, du moins sur des chaînes comme C News, elle intercale entre la répétition des nouvelles du jour et les breaking news (désolé pour les amateurs de notre belle langue), des plateaux d’experts omniscients qui sont manifestement mandatés pour faire naître des polémiques, encouragés en cela par des animateurs (dont certains détiennent pourtant une carte de presse) qui les poussent à multiplier les propos outranciers.

Tout cela m’exaspère, ce qui n’est pas très grave, mais aussi m’inquiète.

Je ne peux m’empêcher alors de penser à ce commandement du Christ que rapportent nombre de textes du Nouveau Testament : Matthieu 7:1, Luc 6:37, Jacques 5:9 et 4:11-12 ou encore 2:13, Romains 14:13, 1 Corinthiens 4:5 et 11:31, Actes 18:15, Jean 8:15 mais aussi 18-47, etc. Près d’une vingtaine de versets témoignent de l’importance de la prévention édictée contre notre tendance à  juger autrui. Ils se retrouvent dans des textes représentatifs de toutes les traditions de l’Eglise primitive : chez au moins trois des évangélistes ainsi que Pierre, Paul et Jacques. Imaginons un monde où plus personne ne jugerait quiconque : ce monde adopterait sans difficulté la Règle d’or prônée par tant de sagesses de par le monde ; il serait en paix perpétuelle. « Ne jugez pas et vous ne serez point jugés » vise à prévenir tous les conflits, toutes les rivalités qui enveniment le monde. Dans la Bible, Satan et le diable sont des termes qui désignent l’accusateur, le procureur à charge, le diviseur. Ils sont un mécanisme mimétique personnifié. Pour nous convaincre qu’il s’agit bien d’un effet de miroir, le texte évangélique cherche à nous détourner de juger les autres en nous invitant  à méditer sur notre tendance à leur faire porter le poids de nos fautes : tel serait le sens de l’allégorie de la paille et de la poutre.

De son côté, Gandhi, il est vrai fort imprégné de culture chrétienne, aurait déclaré : “Ne jugez pas les autres. Soyez votre propre juge et vous serez vraiment heureux. Si vous essayez de juger les autres, vous risquez de vous brûler les doigts.” Je n’ai pas poussé plus loin la recherche, mais il est probable que des préceptes proches se retrouvent dans la plupart des sagesses nées dans d’autres aires culturelles.

Mais qu’il est difficile de se tenir à bonne distance. Au moment de conclure, je ne peux que me demander si je ne viens  pas de juger et de condamner ceux qui font profession ou loisir de juger et condamner à tout va. Je me suis efforcé de déplorer un mécanisme qui gangrène nos fragiles rapports humains. J’espère m’y être tenu. Quoi qu’il en soit, j’émets le vœu que notre tendance à juger de tout et de tous soit à l’avenir plus découragée que stimulée. Mais je doute que cela suffise.

L’histoire et l’actualité de la Chine éclairées par la théorie mimétique

par Jean-Marc Bourdin

Se voulant une anthropologie générale valable pour toutes les cultures et depuis les débuts de l’hominisation, soit une aire spatio-temporelle immense, la théorie de René Girard ne pouvait éviter quelques impasses majeures. Si René Girard avait traité des mythologies de la péninsule indienne en 2003 lors de conférences à la Bibliothèque Nationale de France, qui furent publiées sous le titre Le sacrifice, et avait évoqué en quelques occasions le monde arabo-musulman, il s’était contenté de quelques allusions à l’œuvre de Marcel Granet qui lui semblait conforter ses analyses pour ce qui concernait le sous-continent chinois.

Emmanuel Dubois de Prisque vient combler magistralement cette lacune en publiant au éditions Odile Jacob un essai intitulé La Chine et ses démons. Il nous donne sur cette aire géographique si importante pour l’histoire de l’humanité une vision anthropologique qui prend ses racines dans la mythologie et se poursuit à travers l’histoire jusqu’aux derniers développements de l’histoire intérieure et internationale de la Chine. Bref, il donne un exemple concret et convaincant de cette “science des rapports humains” que René Girard appelait de ses vœux, appliquée à un sujet certes immense mais néanmoins suffisamment délimité pour rester pertinent.

Il vous faut absolument lire cet ouvrage. Je n’en ferai donc pas une recension. Sachez simplement que dans une société qui a largement échappé à la christianisation jusqu’à présent, les boucs émissaires et les rituels sacrificiels, dans une civilisation confrontée à la rivalité mimétique, restent omniprésents, preuve, s’il en était besoin, de la puissance interprétative de la théorie mimétique.

Voici comment son éditeur présente l’ouvrage :

La gouvernance de plus en plus totalitaire du régime chinois se voit aujourd’hui fortement contestée, notamment en Occident. En revanche, la Chine, en tant que civilisation, fait l’objet d’une étrange complaisance.

Et pourtant, le « système de crédit social », la volonté de « siniser » les religions, de « rééduquer » les peuples non hans comme les Ouïghours, l’obsession de la « pureté » idéologique, la lutte contre le « démon » de la pandémie ne se comprennent que si nous acceptons de regarder sans pudeur la culture chinoise et la façon dont elle imprègne la Chine contemporaine.

C’est précisément ce que fait Emmanuel Dubois de Prisque dans ce livre. S’inspirant des travaux de René Girard, il montre que la politique chinoise obéit à des rites sacrificiels dont le souverain est à la fois le grand prêtre et la victime potentielle – des premiers empereurs jusqu’à Mao Zedong ou Xi Jinping.

Ce faisant, il éclaire la part d’ombre de la Chine et en souligne les risques alors que cette dernière paraît bien décidée à imposer au monde ses propres normes culturelles face à un Occident affaibli et englué dans sa propre culpabilité.”

Bref, en lisant Emmanuel Dubois de Prisque, vous accéderez à des clés de compréhension jusqu’à présent non disponibles.

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L’Association Recherches Mimétiques organise, le samedi 17 décembre prochain à 15 heures 30, une vidéo-conférence lors de laquelle Emmanuel Dubois de Prisque commentera lui-même son ouvrage. Cette conférence est libre et ouverte à tous ; voici le lien pour s’y inscrire :

Portrait de Vladimir Poutine en victime du désir mimétique

par Jean-Marc Bourdin

“Je ne suis pas dans la tête de Vladimir Poutine” est devenu un des lieux communs auxquels recourent les experts en tous genres qui peuplent les plateaux des chaînes d’information en continu lorsqu’ils redoutent une prévision erronée sur la suite des événements dans la guerre menée en Ukraine par le président de la Fédération de Russie. “Ne faisons pas de psychologie” est une autre formulation de la même idée, une autre martingale pour limiter le risque de se tromper.

Pour autant, ici ou là, comme le prouve le dessin choisi pour illustrer ce billet, une proposition nous est faite de rapprocher les personnalités, les actions et les situations géopolitiques de Joseph Staline et Vladimir Poutine.

Bien sûr que comparaison n’est pas raison, mais tout cela nous invite à solliciter la psychologie interdividuelle pour nous autoriser à entrer dans la “tête” de Vladimir Poutine. Sans remonter à l’histoire de la Sainte Russie des tsars, le rapport de Poutine à Staline paraît effectivement prometteur. Sa réécriture de l’histoire de la seconde guerre mondiale gomme le pacte germano-soviétique que signèrent Hitler et Staline et en fait exclusivement le vainqueur de la guerre en 1945. Elle escamote aussi ses purges et ses crimes.

D’un point de vue russe, il est vrai que la décennie qui suit la fin de la guerre impose l’URSS comme l’une des deux puissances dominantes du monde. L’URSS non seulement atteint son extension maximale, très au-delà de la Russie tsariste, mais elle incorpore dans l’ensemble que formalisera le pacte de Varsovie en 1955 la Pologne, l’Albanie, la République démocratique allemande, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Roumanie. Elle équilibre la puissance nucléaire et spatiale américaine. Tel est l’héritage que laisse Staline, lequel, au-delà de cet immense pouvoir, exerce sur une partie de l’intelligentsia occidentale et asiatique une fascination qui fait perdre tout discernement à ceux que la boule à facettes du communisme fait rêver. Il est aussi une inspiration pour les mouvements de décolonisation.

Staline meurt le 5 mars 1953 à l’âge de 74 ans. Quelques mois auparavant naît le jeune Vladimir Poutine, en octobre 1952, comme s’il était appelé à le réincarner, lequel vient donc de fêter ses 70 ans. Durant son existence, il a vu s‘effondrer le mur de Berlin, s’émanciper les pays baltes et, plus ou moins, la plupart des autres républiques soviétiques, se dissoudre le pacte de Varsovie, échouer l’intervention de l’Afghanistan… Dans le même temps, la Chine voisine, un temps pôle mineur du communisme mondial, est devenue dix fois plus puissante en population, PIB et maîtrise des technologies de pointe. Bref, un désastre d’autant plus insupportable que Vladimir Poutine a les pleins pouvoirs depuis le début 2000, soit les deux-tiers de la période du déclin manifeste subi par son pays, si on le fait commencer à la chute du mur de Berlin. Il ne peut s’exonérer de toute responsabilité dans la tendance délétère.

Quel ressentiment pour cet homme quand il se compare à Staline qui disposa, lui, de 30 ans de pouvoir absolu, soit guère plus que lui, surtout s’il se maintient encore quelques années en vie et au pouvoir comme il y aspire vraisemblablement. Et l’héritage reçu de Lénine par Staline ne valait probablement pas davantage à l’échelle du monde où les empires européens demeuraient forts de leur victoire face à l’Allemagne en 1918 et les Etats-Unis s’étaient déjà installés à la tête de l’économie industrielle, que celui que Poutine laissera à son successeur.  Si comme je le crois, Poutine voudrait trouver en Staline son modèle et, comme il nous est souvent dit, a été profondément traumatisé par la chute du mur de Berlin et de l’URSS auxquelles il assista aux premières loges, alors le temps lui est compté pour laisser une trace acceptable dans l’histoire de la grande Russie.

A défaut de regagner le terrain perdu, comment se rapprocher au moins un peu de Staline, ce médiateur externe dont il souhaite s’inspirer ? Staline est pour Poutine comme le légendaire Amadis de Gaule l’était pour Don Quichotte, se rêvant en chevalier héroïque alors même que le monde médiéval se dissolvait dans les premiers Etats-nations. Comment se faire un nouveau Staline, s’approprier une partie au moins de son prestige ? Dénazifier puisque ce fut le plus grand titre de gloire et dans les faits probablement le moins contestable de son modèle tant admiré. Et tant pis s’il faut beaucoup d’imagination, de mauvaise foi et de propagande pour trouver un nombre significatif de néo-nazis en Ukraine. Et puis augmenter le territoire rétréci et la population en décroissance de la Russie. La défaite électorale déniée de Loukachenko en Biélorussie fournit une première opportunité de réincorporer de facto une population russe dans la Fédération et, par voie de conséquence, de la renforcer. Mais ce gain, sans être négligeable, n’est pas à la hauteur que le modèle de Staline impose. Les gains en Transnistrie ou en Ossétie semblent de leur côté dérisoires. Non, seule l’Ukraine offre un champ d’action à la mesure du rêve de Grande Russie orthodoxe et slavophile qu’il caresse à défaut d’une Union soviétique hégémonique impossible à reconstituer dans le temps de vie et de pouvoir qu’il reste à Poutine.

Le succès de l’annexion de la Crimée et de l’inféodation d’une partie du Donetsk montrait la voie.

Et comment reproduire, même à échelle réduite, le miracle stalinien qui transforma une révolution chancelante en une puissance mondiale dominante et admirée ? Eh bien en faisant la guerre ! Certes Staline y fut précipité par l’impatience et la folie de son ex-allié Hitler et Poutine en a pris l’initiative sans y être réellement poussé par l’Ukraine qu’il occupait déjà en partie. Mais il a cru que, comme son modèle Staline, il imposerait sa volonté non seulement aux Ukrainiens qu’il “dénazifierait”, démilitariserait et vassaliserait tout en les assimilant sans possibilité de retour comme un certain nombre d’indices génocidaires tendent à le prouver. Et comment faire la guerre ? Comme Staline toujours : un déluge de feu, la politique de la terre brulée, le sacrifice des soldats autant que nécessaire, des déplacements massifs de population, etc.

Mais il semble bien que Poutine n’égalera pas Staline, ambition au demeurant impossible, pas plus que Don Quichotte n’était parvenu à reproduire les exploits prêtés à Amadis de Gaule par les romans de chevalerie qu’il lisait avec passion.

Et comme Don Quichotte s’attaquait aux moulins à vent de la Mancha, Poutine s’acharne à détruire les sources d’énergie de l’Ukraine. Si la situation n’était pas désastreuse et monstrueuse, il serait comique de voir l’aspirant Staline se ridiculiser en Don Quichotte.

Influenceurs, trolls et “haters”

par Jean-Marc Bourdin

Les soi-disant réseaux sociaux ont imposé en quelques années seulement une nouvelle trinité, plus démoniaque que sainte : les influenceurs, les trolls et les “haters”.

Des influenceurs, il a été question à plusieurs reprises dans notre blogue. Ils engendrent leurs suiveurs, habituellement dénommés “followers”. Ils ont pour fonction d’exciter l’envie de leurs sectateurs.

Les trolls sont une autre espèce proliférante. D’après la fiche Wikipedia, « un troll caractérise un individu cherchant l’attention par la création de ressentis négatifs, ou un comportement qui vise à générer des polémiques […]. À l’origine, le troll tire satisfaction d’avoir réussi à berner ses victimes, à leur avoir fait perdre du temps. [Ce qualificatif] peut dorénavant aussi s’appliquer à l’envoi de messages provocateurs et offensants, exacerbés par l’anonymat et la tribune que procure Internet ».

Quant aux “haters”, selon la même encyclopédie collaborative en ligne, ce terme désigne en anglais (on peut le traduire par haineux) les personnes qui, « en raison d’un conflit d’opinions ou parce qu’ils détestent quelqu’un ou quelque chose, passent leur temps à [les ] dénigrer” sur les réseaux sociaux.

Je suis frappé par le parallèle qu’il est tentant de faire entre ces nouveaux acteurs des rapports humains médiatisés par Internet et une citation supposée extraite des Mémoires d’un touriste de Stendhal que René Girard mentionne dans Mensonge romantique et vérité romanesque (MRVR) : “l’envie, la jalousie et la haine impuissante” ainsi placées entre guillemets. Il introduit ainsi cette énumération : “[…] Stendhal met ses lecteurs en garde contre ce qu’il appelle les sentiments modernes, fruits de l’universelle vanité.” Et il poursuit : “Cette formule stendhalienne rassemble les trois sentiments triangulaires […]” (chapitre 1er, page 28 de l’édition de poche Pluriel). Ce texte est au demeurant repris presque en tête de la quatrième de couverture de mon édition de poche de MRVR, dénotant son importance pour lui. A vrai dire, je n’ai trouvé aucun texte libellé sous cette forme ramassée en feuilletant électroniquement (et donc paresseusement) les œuvres complètes de Stendhal dans une édition bon marché (1€99) qui se targue d’en regrouper 142 et dont je ne peux qu’espérer l’exhaustivité. Quoi qu’il en soit, j’ai toutefois relevé dans Les mémoires d’un touriste une concentration particulièrement significative d’une dizaine d’occurrences de la locution “haine impuissante”. D’où probablement la référence de Girard à cette œuvre. Parmi les extraits, j’en retiens deux qui signalent l’importance du concept chez Stendhal : “le grand malheur de l’époque actuelle, c’est la colère et la haine impuissante. […] Le soin de notre bonheur nous crie : chassez la haine, et surtout la haine impuissante.” “Nous sommes fort exposés entre nous à l’affreuse et contagieuse maladie de la haine impuissante.”

Un peu déçu malgré tout, tant la formule m’avait en son temps impressionné (et je pense ne pas être le seul dans ce cas), j’ai tout de même recherché les occurrences dispersées des termes ainsi agrégés par Girard en une séquence saisissante, toujours dans les œuvres supposées complètes de Stendhal. Résultat : 646 “envies” et ses dérivés, 476 “jalousies” et ses dérivés, 545  “haines” et ses dérivés, dont pas moins de 24 qualifiées d’impuissante. Quant à la vanité, elle revient 1 445 fois sous la plume de Stendhal, soit presque autant que la somme des emplois des trois premiers termes mentionnés ! La fréquence des occurrences vient ainsi suppléer une mémoire probablement par trop synthétique et/ou corriger l’usage inapproprié de guillemets autour de cette brillante énumération [1].

Devenus contemporains, ces sentiments modernes repérés par Stendhal ont trouvé de nouvelles incarnations sur les réseaux sociaux. Déjà souligné et si évident, le rôle de l’influenceur est de susciter l’envie. Quant au troll, il me semble emprunter aux jaloux son désir de détruire l’objet qu’il ne parvient pas à s’approprier en nuisant délibérément au bon déroulement des échanges entre les commentateurs intéressés par la publication et les réponses qu’ils sont susceptibles d’obtenir en retour. Il s’agit d’empêcher la conversation, d’y faire obstacle. Quant aux “haters”, leur nom n’en fait pas mystère, c’est la haine qui inspire leurs dénigrements, haine qui traduit en outre leur impuissance à produire de leur côté des contenus attrayants.

Il me semble également que ces trois figures de l’influenceur, du troll et du “hater” correspondent aux trois situations mimétiques identifiées par Girard et reprises de manière systématique par Jean-Michel Oughourlian dans sa nosologie des psychopathologies [2] : l’influenceur se veut un modèle, le troll s’imagine en obstacle et le “hater” se rêve en rival, c’est-à-dire un modèle pour ceux qu’il amènerait à partager ses sentiments par ses commentaires doublé d’un obstacle empêchant d’apprécier la personne ou l’œuvre dénigrée tout en aspirant à devenir au moins l’égal de ce qu’il dénigre.

Face à cet amoncellement de ressentiments, les modérateurs se trouvent bien démunis quand les propriétaires des réseaux évaluent la nécessité d’intervenir en fonction de leurs objectifs de fréquentation.

Bref, l’envie, la jalousie et la haine impuissante ont su s’insinuer dans les réseaux sociaux comme dans tant d’autres rapports humains soumis à la mécanique mimétique. Et je crains que ces sentiments ne leur survivent.


[1] Je serais bien sûr très reconnaissant à qui trouverait cette énumération dans une quelconque des œuvres de Stendhal.

[2] Notre troisième cerveau. Paris : 2013, Albin Michel, p. 113 et suivantes sur les trois possibilités du rapport interdividuel et tableau synthétique p. 132.

L’objet du désir : un impensé de la théorie mimétique ?

par Jean-Marc Bourdin

Il ne s’agira pas ici de parler du film de Luis Buňuel, dont l’affiche sert à illustrer le présent billet, ou alors à la marge. Je souhaite plutôt évoquer ce qui me semble ici une étrangeté de la géométrie du désir girardien : le manque d’intérêt pour l’objet du désir.

Celui-ci apparaît explicitement lorsque le désir conduit l’être désirant et son modèle-obstacle à focaliser leur attention sur leur rivalité au point de perdre tout intérêt pour l’objet originel de leur désir commun. Mais avant même cette phase violente, l’objet du désir me semble d’emblée réifié par la théorie mimétique. Dans ce jeu de rôles, il n’en joue aucun et il n’est guère là que pour se faire expulser dans le second temps de la rivalité et des modèles-obstacles devenus des doubles.

Or, dès lors qu’il s’agit de rapports humains, dès lors que l’objet convoité n’est pas inerte mais fait de chair et de sang et susceptible de ressentir des émotions, est-il logique de simplifier le tableau au point de le traiter par une sorte de toutes choses égales par ailleurs comme aiment à le faire les mathématiciens ?

Car le plus souvent, ce n’est pas un bien matériel, fréquemment duplicable ou fabricable en série qui est l’enjeu du désir, mais un être aimé dont l’affection est recherchée, qu’il s’agisse d’une amante ou d’un amant comme on disait au XVIIe siècle, d’un enfant lors d’un divorce ou plus simplement dans la vie familiale courante, d’une mère ou d’un père dont la préférence est à obtenir, d’une équipe de travail à séduire pour mieux la mobiliser, d’une population en cas de guerre, de colonisation ou, là aussi plus banalement, d’élections démocratiques. Parmi les auto-transcendances, celle qu’il est d’usage de nommer, faute de mieux, l’opinion publique, cruciale dans nos régimes qui se veulent démocratiques, n’est autre qu’une émotion collective. Il n’y a pas si longtemps, Benoît Hamot usait dans ce blogue de la belle expression de “l’air du temps” (https://emissaire.blog/2022/08/23/les-limites-du-concept-de-mediation-interne-externe/ ). Il est certes possible de traiter l’opinion publique ou l’air du temps comme des résultantes du mécanisme, mais pas une population, une équipe de travail, une assemblée de fidèles, les tenants d’une idéologie, un collectif de bénévoles, un parent, un enfant ou la personne aimée.

Dans Mensonge romantique et vérité romanesque ou les autres ouvrages à l’origine de la psychologie interdividuelle, il me semble que le désir de l’objet du désir n’est que très peu abordé, sauf peut-être à travers certaines pathologies comme la coquetterie ou le sado-masochisme. Mais là encore, la coquette ou le partenaire d’une relation sado-masochiste n’est pas vu comme objet du désir mais sujet à un désir. Mon titre interrogatif et les idées que je développe ici constituent un appel à témoins de la pensée girardienne, qui m’indiqueront les passages où l’objet du désir est aussi sujet au désir et acteur à part entière du désir. Il est fort possible que je ne sois pas parvenu à me les remémorer.

Car s’il est bien un espace de relative liberté, c’est celui que crée la situation où un objet de désir a le choix entre ses convoitants, ses “appropriants” mimétiques : dans le théâtre de Molière, il est fréquent que l’intrigue mette aux prises un père avec sa fille et d’autres membres de la famille qui la soutiennent pour le choix d’un mari/parti. Bref, l’objet du désir est aussi souvent un sujet désirant qui complexifie le mécanisme de la théorie mimétique. Quand René Girard en arrive à la conclusion que la liberté se résume au choix de son modèle et que le seul modèle émancipateur est le Christ, a-t-il vraiment raison ? Certes, choisir entre des “appropriants” relève d’une forme de servitude volontaire, mais l’oxymore de La Boétie fait une place à la volonté. Et de tels choix que mon ami Gilles Tenoux qualifie d’imparfaits sont des choix majeurs durant toute la vie : des amis, un conjoint, un employeur, un chef, un parti politique ou un candidat à qui confier le pouvoir, une idéologie à laquelle s’affilier, etc. L’objet du désir a donc fréquemment l’occasion d’être un acteur du désir sans être pour autant modèle ou sujet premier du désir mimétique. Et la situation où se mêlent plusieurs positions d’être désirant, de modèle et d’objet du désir ou encore d’obstacle et de rival est plus réaliste que le schéma archétypal du triangle mimétique. Pensons à Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché.  

Au terme de ce qui reste pour moi une interrogation que je vous soumets, je comprends mieux certaines critiques féministes de la théorie mimétique : en choisissant un corpus littéraire d’auteurs masculins enclins le plus souvent à envisager le désir de leur point de vue, la pensée de René Girard a pu apparaître comme contribuant à la réification de la femme objet du désir. De ce point de vue, il est heureux que Liv Strömquist (https://emissaire.blog/2022/08/02/dans-le-palais-des-miroirs/) que nous a récemment fait connaître ici Jean-Louis Salasc, ait montré dans sa bande dessinée anthropologique que la théorie mimétique était aussi utile au point de vue féministe qu’à tous ceux qui se préoccupent du sort des victimes des mécanismes du désir mimétique.

Le “narratif”, avatar du “mensonge romantique”

par Jean-Marc Bourdin

Dans un contexte dominé par le marxisme, le nietzschéisme et la psychanalyse et alors que le structuralisme irriguait l’anthropologie, la linguistique et la sémiotique, il y a désormais plus de soixante ans, René Girard offrait au monde académique et, plus largement mais aussi avec un plus grand succès, à un public curieux, le concept de désir mimétique ; il donnait à l’essai qui en établissait la pertinence, le titre étrange de Mensonge romantique et vérité romanesque.

La locution de “mensonge romantique” a pu créer un malentendu, notamment chez les chercheurs étudiant le romantisme. Le terme a sans doute été choisi pour créer un contraste allitératif avec “vérité romanesque”. L’opposition du mensonge à la vérité était néanmoins alors probablement plus importante pour son auteur que les qualificatifs de romantique et de romanesque. Pour faire simple, la thèse développée dans cet ouvrage était que seuls les écrivains géniaux, au moment où ils accèdent au génie, après une maturation parfois longue, pénétraient et étaient en mesure de révéler le mécanisme mimétique du désir qui les mouvait et mouvait leurs personnages. Car l’écrivain génial doit s’être converti, auparavant ou mieux encore au moment où il écrit ses chefs d’œuvre, à la vérité de ses propres faiblesses.

Revenant sur son œuvre en 2007 à l’occasion de la réédition par Grasset de ses premiers ouvrages majeurs sous le titre de De la violence à la divinité, Girard prend appui dans son introduction sur le récit de Paolo et Francesca, extrait de la Divine comédie de Dante, pour reparler du mensonge romantique : il considère qu’il est en l’espèce celui des critiques qui sont aveuglés, contre toute évidence, par “les clichés romantiques sur la “spontanéité” et l’”authenticité” du désir” ; ces derniers commettent le contresens d’interpréter ainsi le récit d’un amour en fait inspiré aux futurs amants par la lecture d’un passage d’un roman courtois, qui raconte l’instant où Guenièvre et Lancelot du Lac échangent un premier baiser, provoquant en quelque sorte mécaniquement le premier baiser entre Francesca et Paolo qui s’étaient jusqu’alors chastement côtoyés.

Lorsqu’il s’est agi d’assurer sa diffusion internationale, en particulier en direction du lectorat anglo-saxon, un titre sensiblement différent a été donné à l’essai : Deceit, Desire and the Novel. S’il conservait le parti pris de la consonance en rapprochant Deceit et Desire, il mettait plus explicitement l’accent sur une tromperie ou un auto-aveuglement (deceit), sur la véritable nature du désir (desire) qui ne peut être spontané ni authentique s’il est imitation d’un désir d’autrui, réel ou supposé. Le romancier médiocre restait dupe et se contentait au mieux de refléter le mécanisme à l’œuvre, quand le romancier génial le révélait, en dévoilait les ressorts.

Loin de la critique littéraire, probablement sous l’influence académique des sémiologues et surtout pratique des conseillers en communication et autres spécialistes du développement personnel, nous avons vu récemment apparaître dans la langue des journalistes, experts en tous genres, politiques et chefs d’entreprise, un anglicisme, le “narratif”, traduction du “narrative” anglo-américain, et une locution pas même traduite, le “story telling”, soit le fait de littéralement “raconter une histoire”. Il s’agit alors toujours de présenter des informations réelles ou falsifiées à l’avantage du narrateur ou de l’acteur dont l’histoire est racontée. L’émotion est souvent mobilisée, ainsi que toutes les ressources de la rhétorique, dans la sélection et l’agencement des informations pour constituer un récit favorable au narrateur ou à l’acteur pour le compte duquel il est bâti. La guerre des communiqués que suscite le conflit actuel qui détruit l’Ukraine, engendre une prolifération sans précédent des usages du terme de “narratif” chez ses commentateurs.  

Un “narratif” ou un “story telling”, c’est en définitive un récit dont l’auteur ou le commanditaire se distribue toujours dans un rôle enviable, vainqueur ou parfois victime, depuis que son souci a crû sans modération parmi nos contemporains, jamais dans celui de persécuteur, de coupable ou même de responsable, pour reprendre à peu près les figures du triangle dramatique de Karpman sur lesquelles Jean-Louis Salasc a attiré particulièrement notre attention à plusieurs reprises. Où nous retrouvons le mensonge romantique, cet auto-aveuglement (deceit), quand nous, acteurs de nos vies ou auteurs de fictions, tendons à prendre nos désirs pour des réalités.

Une différence demeure toutefois le plus souvent : avec le “story telling”, le récit est construit pour être délibérément et donc consciemment trompeur alors que chez la plupart des auteurs de fictions, il raconte des désirs auxquels sont inconsciemment conférés un caractère spontané et authentique. Encore que nous voyons parfois des acteurs de l’histoire finir par croire à leurs propres mensonges et en convaincre leurs opinions publiques.

Et le désir mimétique devint une évidence…

par Jean-Marc Bourdin

En 1961, René Girard nous proposait de partager un secret que seuls les grands écrivains avaient, selon lui, percé à jour : loin de nos prétentions à l’authenticité et l’autonomie de nos désirs qui mènent nos vies, quelques romanciers et dramaturges illustres s’accordaient pour en révéler le caractère mimétique, c’est-à-dire imités d’autres désirs qui pouvaient prétendre à l’antériorité et la priorité.

Eh bien, un peu plus de soixante ans plus tard, force est de constater que la révélation a été tellement éclatante que, malgré nos dénégations et nos aveuglements résiduels, nos contemporains ont gagné en lucidité ! Notre blogue s’en est fait l’écho en de multiples occasions.

Une éclosion de nouveaux mots dans la vie économique et le cadre professionnel, souvent venus des Etats-Unis, en témoigne. Dans le domaine de la psychologie, le développement personnel a supplanté la quête psychanalytique de l’origine lointaine des troubles. Dans le monde des arts, l’hégémonie du cinéma qui le scénarise fréquemment en apporte une autre preuve. Il est probable que d’autres domaines de la vie quotidienne pourraient être évoqués pour compléter la démonstration.

Mécanisme de l’équilibre et de la canalisation des désirs de toute société capitaliste, sur laquelle Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy avaient tôt attiré l’attention, l’économie est un lieu où les mécanismes mimétiques sont dévoilés, ne serait-ce que parce que les marchés sont les fruits de l’auto-transcendance de désirs : le comportement moutonnier des bourses est devenu une tarte à la crème, phénomène amplifié et révélé comme mécanisme par la place croissante des algorithmes ici plus encore qu’ailleurs (https://emissaire.blog/2017/10/02/la-mediation-algorithmique/).

Côté sciences de gestion, plus proches des actions personnelles que les approches macro-économiques, Pierre-Yves Gomez a su faire miroiter de multiples facettes de la fécondité de la théorie mimétique dans le monde du travail et des organisations. L’étymologie probable de management, qui fait dériver ce mot du guidage des chevaux dans un manège, y invite. La stratégie des organisations recourt volontiers au parangonnage (benchmark) qui se veut une recherche explicite de modèles avec lesquels on partage les mêmes désirs pour en imiter ou s’approprier les meilleures pratiques (https://emissaire.blog/?s=parangonnage). Il en va de même avec le marketing et son travail de stimulation de la consommation (https://emissaire.blog/2019/07/18/consommation-le-desir-mimetique-ruine-ou-sauveur-du-monde/).

La publicité, qui ne fait pas mystère de sa vocation à susciter et orienter les désirs, a depuis longtemps vendu la mèche, jusqu’à l’apothéose des publicités Nespresso, avec George Clooney nous faisant le clin d’œil de l’auto-dérision, histoire de nous dire qu’elle sait que nous savons, mais que cela ne change rien à notre inféodation au mécanisme mimétique. Jusqu’à l’armée de terre qui communique sur un paradoxe -“J’ai rejoint les rangs pour sortir du lot”- quand elle doit recruter des contractuels :  (https://emissaire.blog/2019/11/19/jai-rejoint-les-rangs-pour-sortir-du-lot/).

La recherche de la suggestion est désormais explicite, et même explicitée. Ainsi du mot “inspirant” qui fait florès depuis quelques années là où, auparavant, la prétention (romantique) à l’originalité rendait plus difficile toute reconnaissance de dette (https://emissaire.blog/2019/10/16/inspirant-vous-avez-dit-inspirant/).

De manière plus probante encore, car monétisée et donc quantifiable, une nouvelle activité s’est développée dans des proportions considérables, celle des influenceurs (https://emissaire.blog/2018/12/12/influenceurs-et-followers/, https://emissaire.blog/2020/06/29/quest-ce-quun-influenceur/). Ce qui autrefois aurait été jugé avec circonspection, pour ne pas dire mépris, est devenue une raison sociale prisée et, dans certains cas, lucrative. Mieux, se compter parmi des suiveurs (followers), donc des imitateurs, est parfaitement assumable. Des milliards d’euros (une quinzaine en 2022 d’après une étude de marché à propos d’Instagram, Tik Tok et YouTube[1]) sont drainés par cette activité qui consiste à se poser en modèle pour orienter des désirs qui, manifestement, ont besoin de guidage. Ce qui était réputé inconscient, le rôle du médiateur dans l’engendrement de nos désirs, est en quelque sorte ainsi conscientisé. La servitude volontaire est désormais étendue à l’ensemble de nos faits et gestes qui relèvent d’un asservissement délibéré : je désire que mes désirs soient influencés.

Sur un plan plus théorique, il a été mis ici en évidence à plusieurs reprises les parentés entre la théorie mimétique et l’analyse transactionnelle, très influente parmi les coachs, formateurs, consultants en ressources humaines et autres professionnels du développement personnel, particulièrement sous la forme que lui a donnée Karpman, celle du triangle dramatique (https://emissaire.blog/2018/01/08/le-triangle-dramatique-victime-persecuteur-et-sauveur/, https://emissaire.blog/2019/10/05/proprietes-des-triangles-semblables/, https://emissaire.blog/2021/06/29/les-trois-masques-du-persecuteur/, https://emissaire.blog/2021/08/19/les-trois-masques-du-persecuteur-suite/, https://emissaire.blog/2021/11/25/les-trois-masques-du-persecuteur-fin/ ).

De son côté, Jean-Michel Oughourlian continue d’œuvrer pour promouvoir la psychologie interdividuelle qu’il a théorisée et pratiquée (https://emissaire.blog/2017/03/13/la-psychologie-interdividuelle-pour-les-nuls/, https://emissaire.blog/2020/08/18/optimisez-votre-cerveau/).

S’agissant du septième art, il suffira de se reporter à la rubrique spécifique de notre blogue intitulée avec un sens louable de l’auto-dérision : « L’émissaire fait son cinéma” (https://emissaire.blog/le-blog-fait-son-cinema/). Cet art s’est développé pour l’essentiel après que la littérature moderne, roman et théâtre (notamment shakespearien dans un monde culturel largement influencé par la culture anglo-saxonne), avait produit sa mission révélatrice.

Au-delà du désir mimétique proprement dit, l’emploi devenu rituel du qualificatif de « bouc émissaire » est une autre preuve des succès de la révélation mimétique (https://emissaire.blog/2020/07/28/crise-sanitaire-crise-sociale-a-la-recherche-dune-nouvelle-victime-expiatoire/, https://emissaire.blog/2020/04/30/bouc-emissaire-et-pensee-de-groupe/, https://emissaire.blog/2019/04/05/philippe-barbarin-est-il-un-bouc-emissaire/). De même que le souci toujours plus grand des victimes (https://emissaire.blog/2021/04/08/du-souci-des-victimes-aux-revendications-victimaires-wokeness-cancel-culture/). Ou encore, avec plus ou moins de contre-sens, la perspective apocalyptique (https://emissaire.blog/2022/04/26/les-apocalypses-en-question/).

Bien d’autres articles du blogue auraient pu être mobilisés. Malgré tout, un petit village gaulois résiste encore à l’envahisseur, contre toute évidence : tout petits mais partout, ce sont nos égos… pour combien de temps encore ?


[1] https://www.blogdumoderateur.com/etude-marketing-influence-2022-chiffres-cles-instagram-tiktok-youtube/

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