
par Jean-Marc Bourdin
Je me propose de réconcilier ici tous les lecteurs du blogue. Je sais que la tâche est ardue, sauf bien sûr si nous partageons un bouc émissaire selon une méthode désormais éprouvée.
J’ai déjà consacré un billet à l’usage abusif par les experts des chaînes d’information en continu de l’anglicisme “narratif”, dérivé du mot anglais “narrative” alors même que le terme de récit est disponible dans le lexique de la langue française pour un usage équivalent (https://emissaire.blog/2022/06/14/le-narratif-avatar-du-mensonge-romantique/ ). A propos de la guerre d’Ukraine, nos amis experts de plateaux, sans doute soucieux de renforcer notre croyance dans leurs intarissables compétences alors que leur pratique relève sans doute parfois davantage du café du commerce ou de la divination, ont récemment fait sensiblement pire : qu’ils soient généraux du cadre de réserve, car placés en “deuxième section” (un général n’est jamais à la retraite et peut toujours être rappelé au service), universitaires ou journalistes, ils nous parlent désormais de “manœuvres de déception”.
De quoi s’agit-il ? Eh bien contrairement à ce à quoi nos esprits étroits pourraient nous faire spontanément songer, il ne s’agit pas de provoquer la déception chez l’ennemi, ou du moins pas immédiatement. Car il est d’un de ces faux amis auxquels l’imitation zélée et imprudente de la langue anglaise parée de tous les atours de l’hypermodernité nous expose. Deception, puisqu’il s’agit là d’un mot anglais, loin de signifier la déception, se traduit par tromperie, supercherie, duperie ou leurre. La déception française se dit en anglais par d’autres mots aux racines distinctes : disappointment ou encore disillusion. Nous y reviendrons.
Ces faux amis, nous les utilisons souvent sans en avoir une claire conscience. Ainsi quand nous disons “c’est génial”, les Anglo-saxons emploient genial pour dire que c’est sympa.
Notre bouc émissaire est donc ce phénomène éminemment mimétique de l’emprunt correct ou plus gravement générateur d’incompréhensions de mots anglais pour avoir l’air d’être dans le coup (in), à jour (up to date) pour mieux aborder (to address / adresser) les questions contemporaines de manière globale (comprehensive) en se montrant compréhensif (understanding). Nous autres francophones pensons donner de la valeur à nos propos en les truffant de mots anglais employés de manière plus ou moins pertinente. Et cette catégorie des faux amis est d’autant plus appropriée dans le cas de deception que tout faux ami est en quelque sorte un leurre, un trompeur, un décepteur comme disent les mythologues quand ils évoquent les tricksters (personnages de type filou comme Loki dans les mythologies nordiques et peut-être Hermès chez les Grecs). Donc deception / déception serait une sorte de faux ami au carré. Et qu’est-ce qu’un faux ami sinon un avatar du rival en linguistique, à la fois modèle qui vous fait espérer un accomplissement et obstacle qui nous fait achopper…
Après cet instant de vertige, revenons à nos moutons (back on topic outre-Manche de manière moins imagée pour une fois) avec un seul exemple. Dans une business school, nous apprenons le marketing, nous “brainstormons”, nous pratiquons le benchmark en bons managers formés au leadership dans un flex office. Si j’en avais le courage, je pourrais probablement vous asséner dix fois plus de ces mots que nos jeunes entrepreneurs (start-uppers ?) se sentent obligés d’adopter pour paraître dignes des fonctions auxquelles ils aspirent. Mais l’affaire (business, pas affair, faites attention, on pourrait s’y tromper) est entendue.
Là où le sujet est ici encore plus intéressant, c’est que le mot déception en français est au cœur de la théorie mimétique. Car de quoi nous parle René Girard sinon de déception/deception dans les deux sens du terme, le français actuel et l’anglais contemporain qui est aussi un sens vieilli du terme en français. Voici d’ailleurs ce que nous dit le centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRTL) :
“A.− Vieilli. Action de décevoir ; tromperie, surprise.
B.− Action d’être déçu ; chagrin, tristesse, vexation que l’on éprouve quand on s’est laissé prendre au mirage de l’illusion, quand une espérance ne se réalise pas.”
La déception est donc à la fois une tromperie et une espérance qui ne se réalise pas. Et nous retrouvons au passage la locution de “mirage de l’illusion” qui fait écho au mot anglais disillusion comme traduction possible du français contemporain déception. Cela nous rappelle opportunément que le concept de “mensonge romantique” mis en évidence par René Girard dans le titre fameux de son premier essai est un auto-aveuglement, une auto-tromperie, un leurre qui nous fait prendre l’autre pour un modèle, soit encore une vessie (tout aussi vide de lumière que nous) pour une lanterne éclairante sur ce qu’il convient d’avoir et d’être. De manière frappante, la traduction en anglais du titre Mensonge romantique et vérité romanesque a donné Deceit, Desire and the Novel. Or deceit n’est autre qu’un synonyme en anglais du mot deception, le premier dérivant de l’ancien français deceveir et le second de leur origine commune le latin decipere qui voulait déjà dire abuser, duper, tromper.
Finissons sur une réconciliation générale après avoir pris conscience de nos aveuglements : non seulement le franglais, les anglicismes et les faux amis pourraient nous réunir contre eux mais pourquoi ne pas les accueillir dans notre communauté ? Après tout, c’est grâce aux “manœuvres de déceptions” chères à nos experts que nous avons mieux compris comment nous nous leurrons avec des désirs qui, assouvis ou frustrés, nous conduisent à la déception, différée ou immédiate.