Le triangle dramatique : victime, persécuteur et sauveur

par Jean-Marc Bourdin

L’analyse transactionnelle (AT) fut fondée et conceptualisée dans les années 1950-1960 par le psychothérapeute critique de la psychanalyse Eric Berne. Elle est aujourd’hui une ressource théorique qui reste très employée par les consultants et formateurs en ressources humaines ainsi que par de nombreux psychothérapeutes adeptes des thérapies brèves.

Dans la lignée de Freud et malgré les critiques qu’il lui adressait, Eric Berne prit les relations parents / enfants comme modèle pour décrire de manière simple et compréhensible pour ses patients ou stagiaires l’ensemble des rapports humains dysfonctionnels. Divers « états du moi » se combinent pour produire des interactions : les parents adoptent des attitudes normatives ou nourricières, les enfants sont réputés libres, adaptés-soumis ou adaptés-rebelles. Par contraste, sont promues des relations d’adulte à adulte, fondées sur une prise en compte exacte du réel et, de ce fait, non toxiques.

Un de ses épigones, Stephen Karpman, fit remarquer en 1968 que tous les « jeux » relationnels imaginés par l’analyse transactionnelle assignaient trois situations aux protagonistes, ouvrant la voie à une généralisation du paradigme au-delà de la référence aux rapports familiaux : celle de victime, de persécuteur (ou bourreau) et celle de sauveur. On ne peut être que frappé par la proximité de ce vocabulaire avec celui de la théorie mimétique. Un spécialiste de l’AT, Jean-Pierre Quazza, en a d’ailleurs fait la remarque[1]. Même si les approches sont différentes et qu’il n’est pas ici question de minimiser les écarts, le couple victime-sauveur convient tout à fait à la caractérisation du bouc émissaire et le terme de persécuteur fait songer à celui de lyncheurs (au prix d’un passage au pluriel, au demeurant fréquent, en cas de persécution). Et cela fonctionne aussi avec les termes du désir mimétique : on peut être tenté d’accoupler modèle et sauveur, obstacle et persécuteur et, enfin, déception du désir et victime. De même, les trois « stratégies » du désir chez René Girard trouvent un écho dans ce « triangle dramatique » : « pseudo-narcissisme » et sauveur ; « pseudo-masochisme » et obstacle ; victimisation (comme Meursault dans l’Étranger de Camus) et, bien sûr victime.

La parenté se poursuit si on observe le scénario typique selon lequel un jeu se déroule : un attrape-nigaud ou appât (une phrase ou des éléments de langage non-verbal déclencheurs) débute le jeu entre les deux protagonistes ; cette amorce impacte un point faible de l’autre (honte, flatterie, détestation, tabou, irritants, une évocation qui fait sortir de ses gonds…) ; une réponse automatique de l’autre dès qu’il a été touché à un point sensible ; une distribution des rôles, le second joueur se positionnant en fonction du premier ; un échange de transactions piégées, la dispute ne portant pas sur les enjeux réels ; et pour finir un coup de théâtre au moment où un des joueurs au moins change de position, ce qui induit chez les protagonistes des « bénéfices négatifs » (« colère, tristesse, culpabilité, honte, découragement, triomphalisme ou rancœur, qui persistera plus ou moins longtemps et laissera des traces douloureuses[2] »). Il existe une véritable addiction chez certains joueurs qui rejouent sans cesse ce genre de parties et / ou agissent en manipulateurs. Nous retrouvons ici peu ou prou le cycle du désir mimétique dégénérant, le cas échéant, en rapport de rivaux, voire de doubles, et produisant, en tout état de cause, de la déception aux deux sens de ce terme, insatisfaction et tromperie. Même si le « triangle dramatique » semble supposer davantage d’intentions chez certains joueurs que la théorie mimétique n’en repère dans les relations interdividuelles, ce que met en évidence la désignation des rôles (bourreau, sauveur et victime), en pratique les protagonistes ne sont pas en mesure de contrôler leurs agissements. Là où René Girard parle de conversion pour se libérer des effets toxiques des jeux du désir, les spécialistes de l’analyse transactionnelle privilégient une maîtrise de la communication qui peut désamorcer à chacune des étapes le jeu.

On le voit : en analyse transactionnelle, le paradigme familial dérivé de la psychanalyse semble avoir cédé la place à une terminologie qui évoque celle induite par la théorie mimétique. Rappelons-nous à cet égard l’intérêt de la nosologie des pathologies psychiques proposée par Jean-Michel Oughourlian dans Notre troisième cerveau en 2013, classification s’appuyant sur la distinction entre les situations de modèle, d’obstacle et de rival.

Notons pour conclure que Stephen Karpman a indiqué avoir tracé son triangle après avoir lu Shakespeare. Décidément, les « feux de l’envie » qu’avait si bien représentés le dramaturge ne sont pas près de s’éteindre ; et, au vu du lexique employé, ils allument des foyers concordants dans des environnements conceptuels pourtant très différents….

[1] « L’analyste transactionnel, les rôles et l’organisation », Actualités en analyse transactionnelle 2012/3 (N° 143), p. 44-64. DOI 10.3917/aatc.143.004, publié in https://www.cairn.info/revue-actualites-en-analyse-transactionnelle-2012-3-page-44.htm.

[2] Christelle Petitcolin, Victime, bourreau ou sauveur : comment sortir du piège ?, Thonex (Suisse) : 2010, éditons Jouvence.

Illustration empruntée au site http://www.penserchanger.com d’Adam Fartassi.

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