Une lecture du chapitre 20 de l’Evangile selon St Luc
Première partie – Les paraboles cachées
par Hervé van Baren
Le chapitre 20 de l’évangile selon St Luc est une suite de controverses entre Jésus et les autorités religieuses de son temps. On y trouve une unique parabole : les vignerons meurtriers. La métaphore en semble claire. Nous ne sommes pas propriétaires de la création, nous n’en avons que l’usufruit. Le maître c’est Dieu, le fils que le maître envoie pour récupérer la part de la vendange qui lui est due, c’est Jésus, et il sera massacré comme les prophètes qui l’ont précédé.
James Alison, un théologien anglais, relit cette parabole[1] déjà commentée par René Girard[2]. Girard privilégiait la version de Matthieu (Matthieu 21, 33-46) au motif que la pointe de la parabole, la réponse à la question de Jésus : « Lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons ? », est laissée à l’appréciation de son auditoire. Dans la version lucanienne, Jésus pose la question et donne la réponse. Dans les deux versions, la parabole est suivie d’une citation du psaume 118, « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ». James Alison commente :
« Ceux qui sont scandalisés par leur propre implication dans le meurtre qui va se produire […] et par cet enseignement [de Jésus] à ce sujet, vont rester emmurés dans leur scandale ; tandis que ceux qui reconnaissent leur complicité avec les meurtriers et acceptent d’être pardonnés pourront produire le fruit désiré de la vigne ».
Et il en conclut que la révélation de l’amour divin est cette merveille
qui ne nous devient vraiment accessible qu’en traversant notre hostilité.
Pour Girard,
Par un retournement inouï, des textes vieux de vingt et vingt-cinq siècles, d’abord aveuglément vénérés, aujourd’hui rejetés avec mépris, vont se révéler seuls capables […] de ruiner à jamais le sacré de la violence.
Ces lectures éclairées trouvent un écho dans tout le chapitre, et cela constitue un bel exemple de ce que nous avons appelé les paraboles cachées. La parabole visible constitue la « pointe émergée de l’iceberg ».
Si on veut comprendre la violence, il faut en démonter les mécanismes, et c’est ce que fait Jésus, d’après Girard et Alison, dans cette parabole. Jésus ne reproche pas à ses interlocuteurs le massacre allégorique d’un prophète, il leur reproche d’être incapables de faire la différence entre ce meurtre-là et le meurtre légal qu’ils préconisent, faire aux criminels ce que ceux-ci ont fait au fils. La violence ne peut se réduire aux actes violents, motivés par des réflexes mimétiques, l’envie, la rétribution, la vengeance. Parfois l’acte nous semble odieux, et parfois il nous semble parfaitement justifié. Autrement dit, une morale de non-violence est vouée à l’échec tant que ces réflexes demeurent, et ils demeurent par méconnaissance, parce que nous sommes incapables de reconnaître la similitude entre ces deux formes de violence. Toute avancée vers un monde non-violent passe donc par une révélation, une prise de conscience profonde des mécanismes de la violence.
Nous partirons de la lecture par James Alison de la parabole des vignerons meurtriers en Matthieu 21, et tenterons une interprétation du chapitre 20 de l’évangile selon St Luc axée sur la Révélation. Nous tenterons d’apporter quelques réponses aux questions qui se posent inévitablement :
– Qu’est-ce que la Révélation ?
– En quoi est-elle nécessaire ?
– Quels sont les obstacles qui s’y opposent ?
– Comment contourner ces obstacles ?
Nous nous appuierons sur la pensée de René Girard, qui a mis en lumière que toute révélation biblique est avant tout anthropologique.
Les paraboles cachées
Dans la Bible et le Coran, on trouve un certain nombre de passages qu’on a classés dans la rubrique « paraboles ». Je défends l’idée que ces paraboles reconnues ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Les paraboles « officielles » sont aisément reconnaissables, et parfois présentées explicitement comme telles par les rédacteurs. Elles sont présentes de manière très épisodique dans l’Ancien Testament, beaucoup plus fréquentes dans les Evangiles mais absentes dans les autres livres du Nouveau Testament, et on en recense plus d’une vingtaine dans le Coran. Les autres passages sont classés en différents genres littéraires, légaliste, historique, discursif, poétique, prophétique, etc.
Les paraboles sont des récits allégoriques, à l’intrigue simple et accessible, qui cachent un enseignement moral ou religieux. En étendant cette définition aux paraboles cachées, on peut dire que les paraboles sont des récits qui peuvent prendre la forme de tous les genres littéraires précités, récits qui cachent une signification plus profonde, ayant une qualité de révélation. La grande majorité des paraboles n’ont pas été reconnues comme telles et ce sens caché est resté largement ignoré jusqu‘à récemment.
Prenons quelques exemples.
En Luc 17 on trouve ce petit passage :
« Si ton frère vient à t’offenser, reprends-le ; et s’il se repent, pardonne-lui. Et si sept fois le jour il t’offense et que sept fois il revienne à toi en disant : “Je me repens”, tu lui pardonneras. » (Luc 17, 3-4)
Il est à classer parmi les enseignements légalistes de Jésus. C’est de la morale du pardon qu’il est question ici, et nous lisons que pour être un bon disciple du Christ, il faut obstinément pardonner. Bien entendu, cette lecture a toute sa valeur. On peut dire sans crainte que ce genre de versets a largement participé à la pacification du monde.
Le retournement parabolique commence par une lecture critique du texte, mais pas une critique au sens où la laïcité l’a entendu. Les commentaires athées tombent tous dans le même piège, conditionnés par l’image négative que leurs auteurs ont de la Bible. Ils s’arrêtent à l’aspect utopique, mièvre de cette vision des rapports humains. Il convient néanmoins de prendre cette critique au sérieux et de reconnaître que cette vision du pardon peut sembler naïve, détachée de nos réalités humaines. Notre critique à nous ne part pas de cette image négative des Ecritures, au contraire, elle demande au préalable une foi aveugle dans la puissance de révélation de la Bible. Constatons que c’est l’interprétation classique de ce passage qui conduit à la critique athée, et pas le passage en lui-même. Pour Girard :
[Ces textes] placent […] leur propre transcendance en un lieu inaccessible à toute critique, puisque c’est de ce lieu, aussi, que toute critique jaillit[3].
La clé du retournement parabolique rejoint la lecture de James Alison. Il s’agit de reconnaître une violence d’autant plus invisible qu’elle est dissimulée derrière une violence parfaitement reconnaissable. Dans le passage, la violence apparente est celle du frère qui offense l’homme auquel Jésus s’adresse, le candidat chrétien. Pour accéder à la violence invisible, commençons par repérer dans les détails en apparence anodins du texte, le ou les grains de sable qui enrayent leur belle morale, autrement dit osons des objections au commandement de Jésus. Dans le passage, il y en a deux. La première réaction à l’offense subie que Jésus préconise, c’est de reprendre l’impudent. La condition pour lui pardonner, c’est qu’il se repente. Ces deux détails déforcent la notion de pardon inconditionnel, mais ils ne sont pas assez significatifs pour nous inciter à une remise en question profonde.
A ce stade tentons de dépasser les idées reçues et posons-nous la question de la qualité de la relation entre les protagonistes de l’histoire. C’est d’expérience subjective qu’il s’agit, et je ne peux parler que pour moi ; chacun se fera sa propre idée. Les deux détails du texte permettent de se figurer une relation déséquilibrée, malsaine. Le frère offensé commence par reprendre l’autre, il se pose en juge et en donneur de leçon. Son pardon est conditionné au repentir de l’autre, c’est-à-dire, si ce repentir n’est pas sincère, à un geste de soumission. L’histoire (dans la dimension parabolique, tout est histoire) est celle de deux frères enfermés dans une relation dominant – dominé.
Que devient le commandement avec cette lecture ? Il se transforme en révélation, et c’est un bon exemple de la puissance de retournement des paraboles cachées. Le récit de Jésus commence par nous décrire la mauvaise qualité d’une relation, pour ensuite nous montrer les conséquences pratiques de cet état de fait. La mécanique de cette relation dominant – dominé explique les agressions du frère « inférieur ». Par ses offenses il cherche à regagner sa dignité, à rééquilibrer la relation. Son frère ne l’entend pas ainsi et le rabaisse systématiquement en lui imposant ses remontrances, et en l’obligeant à s’humilier par des faux repentirs. Ce que Jésus nous montre, c’est la mécanique infernale qui s’est enclenchée entre ces deux hommes, et sa pérennité. La relation toxique est si stable qu’elle génère les mêmes comportements avec la précision d’un mécanisme bien huilé, jusqu’à sept fois par jour, nous dit le texte. La belle symbolique de la lecture moralisante devient glaçante, désespérante.
Le passage du sens apparent vers le sens parabolique implique fréquemment un basculement complet, la découverte de l’autre face de la réalité portée par le texte. C’est aussi, toujours, le basculement d’une lecture dictée par la loi et le sacré vers une lecture dépouillée de toute morale et de tout sacré, l’exposition d’une réalité tangible, désenchantée. C’est la vérité biblique contre le mensonge sacrificiel. C’est, enfin, une révélation, celle d’une violence à la fois objective et invisible, familière et méconnue. Comme Girard l’a si bien vu, la Bible a cette qualité exceptionnelle de nous révéler la réalité de la violence.
Prenons un second exemple dans l’Ancien Testament :
Ceux qui se veulent « sacro-saints » et « purs »
pour l’accès des jardins
à la suite du numéro un, qui est au milieu,
ceux qui mangent la viande du porc,
des bêtes abominables et de la souris,
tous ensemble expireront – oracle du SEIGNEUR ! (Isaïe 66, 17)
Ce verset se situe au beau milieu d’un passage apocalyptiques, avec les menaces et les prophéties de destructions que cela implique généralement. En recherchant des interprétations sur internet, on trouve une belle unanimité parmi les commentateurs : ceux qui sont ainsi fustigés et promis à l’annihilation sont les autres. Les juifs pour les musulmans et vice-versa, les papistes pour les protestants et vice-versa, les athées pour les croyants, etc. Aucun commentateur ne semble réaliser qu’en expulsant le mal ainsi, il se pose en « sacro-saint et pur », et que de la sorte il se condamne lui-même. Isaïe sème pourtant quelques signaux d’alarme qui devraient inciter l’exégète à la prudence. S’il est tentant pour un juif ou un musulman de mépriser les mécréants qui mangent du porc, tous nous devrions constater que personne au monde, à part mon chat, ne mange de souris. Bref, la chute du verset, « tous ensemble expireront », est la seule conclusion qui puisse mettre tout le monde d’accord. Par cet exemple on voit que le langage parabolique n’a pas besoin de beaucoup de mots pour nous faire prendre conscience, en un salutaire retournement, de notre invincible violence.
Terminons par un exemple tiré du Coran. On trouve ces trois versets dans la troisième Sourate :
- – Dis: «Ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous et vous: que nous n’adorions qu’Allah, sans rien Lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah». Puis, s’ils tournent le dos, dites: «Soyez témoins que nous, nous sommes soumis».
- Ô gens du Livre, pourquoi disputez-vous au sujet d’Abraham, alors que la Thora et l’Evangile ne sont descendus qu’après lui? Ne raisonnez-vous donc pas?
- Vous avez bel et bien disputé à propos d’une chose dont vous avez connaissance. Mais pourquoi disputez-vous des choses dont vous n’avez pas connaissance? Or Allah sait, tandis que vous ne savez pas.
Après l’appel à l’unité du verset 64, le verset 65 vient comme une douche froide. Il est difficile d’en nier le ton agressif. C’est ce genre de versets – il y en a de bien pires – qui nous font dire que le Coran est un texte violent. Or ce verset pose un problème assez insoluble. A qui est destiné le Coran ? De toute évidence, Mahomet ne cesse de le répéter, aux « vrais croyants », c’est-à-dire aux musulmans. A qui sont adressés ces trois versets ? Aux gens du Livre, c’est-à-dire dans l’acceptation générale de l’expression, aux juifs et aux chrétiens. En toute logique, les musulmans devraient sauter ces versets, ils ne leur sont pas destinés. A moins que… Si ces propos s’adressent aux musulmans, ne faut-il pas prendre la question « ne raisonnez-vous pas ? » comme une invitation à se méfier d’une interprétation trop littérale ? Il suffit aux musulmans de se rappeler que le Coran aussi est descendu bien après Abraham, et accessoirement après la Torah et l’Evangile, pour qu’ils puissent se réapproprier ce verset.
Voilà ce que le Coran, avec le langage parabolique, cherche à nous faire comprendre (et cette révélation ne dépend nullement de la religion du lecteur) : nous plongeons tout le temps dans l’accusation, nous voyons toujours la faute chez l’Autre, sans nous rendre compte que nous nous en rendons nous-mêmes coupables. La parabole nous invite tous, juifs, chrétiens et musulmans, à sortir des disputes doctrinales stériles.
Avec cet exemple, nous découvrons une caractéristique commune à toutes les paraboles : elles ont besoin, pour opérer le retournement, d’une victime émissaire. Les victimes émissaires préférées des paraboles coraniques sont les mécréants, et parfois plus spécifiquement les chrétiens et les juifs. Nous approfondirons ce concept dans les deux articles suivants.
A suivre…
[1] James Alison, Traversing Hostility : The sine qua non of any Christian talk about Atonement, Colloquium “For Us and our Salvation : René Girard and the Doctrine of Atonement”, Heythrop College, London, 7-8 November 2014. Traduction de Bernard Perret, in Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad Solem, 2018, p. 258.
[2] René Girard, Des choses cachées, Le livre de poche, p. 249-250
[3] ibid.
Les extraits bibliques proviennent de la TOB. Les extraits du Coran ont été repris sur le site http://www.coran-en-ligne.com
l’idée est séduisante mais l’article un peu compliqué. j’ai renoncé à le diffuser au CA des Poissons Roses Bonne reprise, Cher Jean- Marc. Pour moi, c’est la dernière reprise de septembre !!! Patrice Dernier ouvrage paru, » Nouvelles fantasmafictioniriques » 15€ en librairie ou auprès de l’éditeur Lalampedechevet.fr
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En girardienne convaincue, je trouve extrêmement séduisante cette idée (fixe, chez notre ami belge) de retourner les paraboles pour leur faire dire à peu près tout le contraire de ce que nous avons l’habitude d’y lire. Cette idée de « révélation » est même géniale. Cependant, je me demande pourquoi une révélation doit manquer de clarté à ce point-là. Et, donc, j’attends avec impatience la suite. Il me semble que sans un approfondissement de l’idée de révélation, il est difficile de ne pas entrer dans une espèce de « conflit des interprétations ».
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