La Révélation a-t-elle eu lieu ? (suite)

Une lecture du chapitre 20 de l’Evangile selon St Luc

Seconde partie – le langage parabolique de Luc

Saint Luc

Je ne vous dis pas…

1Or, un de ces jours-là, comme Jésus enseignait au peuple dans le temple et annonçait la Bonne Nouvelle, survinrent les grands prêtres et les scribes avec les anciens. 2Ils lui dirent : « Dis-nous en vertu de quelle autorité tu fais cela, ou quel est celui qui t’a donné cette autorité ? » 3Il leur répondit : « Moi aussi, je vais vous poser une question. Dites-moi : 4Le baptême de Jean, venait-il du ciel ou des hommes ? » 5Ils réfléchirent entre eux : « Si nous disons : “Du ciel”, il dira : “Pourquoi n’avez-vous pas cru en lui ?” 6Et si nous disons : “Des hommes”, tout le peuple nous lapidera, car il est convaincu que Jean était un prophète. » 7Alors ils répondirent qu’ils ne savaient pas d’où il venait. 8Et Jésus leur dit : « Moi non plus, je ne vous dis pas en vertu de quelle autorité je fais cela. »

Parfois, le langage parabolique caché fait l’objet d’un éclairage préalable par des versets qui en expliquent les tenants et aboutissants[1]. C’est le cas, je pense, des versets 7 et 8. En substance, ils expliquent pourquoi la majorité des paraboles nous sont rendues inaccessibles. Le « je ne vous dit pas » de Jésus équivaut à une dissimulation volontaire, et ce n’est rien d’autre que celle des paraboles qui vont suivre. Autrement dit, nous avons dans cette histoire une parabole qui éclaire le sens de la dissimulation parabolique.

Plus je relis ce passage et plus j’ai le sentiment que la question du baptême de Jean est secondaire. Ce n’est pas le silence hypocrite des Juifs qui motive la dissimulation, c’est la question qu’ils posent. La rencontre entre les Juifs et Jésus est une métaphore de notre manière d’aborder la Bible. Si nous remettons en cause l’autorité du texte, autrement dit si nous doutons de son caractère révélé et révélateur, alors il ne dévoilera pas ses secrets. La Bible s’aborde avec une foi d’enfant. Autant les paraboles cachées ne nous sont accessibles que si nous avons le courage de renoncer au verni de sacré qui les recouvrent, autant si nous pensons que ces textes n’ont rien à nous apprendre, ils nous restent hermétiquement fermés.

Après cet avertissement vient la parabole des vignerons homicides.

Les vignerons homicides

9Et il se mit à dire au peuple cette parabole : « Un homme planta une vigne, il la donna en fermage à des vignerons et partit pour longtemps. 10Le moment venu, il envoya un serviteur aux vignerons pour qu’ils lui donnent sa part du fruit de la vigne ; mais les vignerons le renvoyèrent roué de coups et les mains vides. 11Il recommença en envoyant un autre serviteur ; lui aussi, ils le rouèrent de coups, l’insultèrent et le renvoyèrent les mains vides. 12Il recommença en envoyant un troisième ; lui aussi, ils le blessèrent et le chassèrent. 13Le maître de la vigne se dit alors : “Que faire ? Je vais envoyer mon fils bien-aimé. Lui, ils vont bien le respecter.” 14Mais, à la vue du fils, les vignerons firent entre eux ce raisonnement : “C’est l’héritier. Tuons-le pour que l’héritage soit à nous !” 15Et le jetant hors de la vigne, ils le tuèrent. Que leur fera donc le maître de la vigne ? 16Il viendra, il fera périr ces vignerons et confiera la vigne à d’autres. »

A ces mots, ils dirent : « Non, jamais ! » 17Mais Jésus, les regardant en face, leur dit :
« Que signifie donc ce texte de l’Ecriture : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs,
c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ? 18Tout homme qui tombe sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. »

19Les scribes et les grands prêtres cherchèrent à mettre la main sur lui à l’instant même, mais ils eurent peur du peuple. Ils avaient bien compris que c’était pour eux qu’il avait dit cette parabole.

Alison dévoile la dimension cachée de la parabole. Les méchants tout désignés le sont de manière trop évidente : les vignerons sont les boucs émissaires de l’histoire. Nous sommes scandalisés par leur violence, et ce scandale est bien stupide : si ce sont des personnages de fiction, qu’importe leurs crimes ? Si au contraire les auditeurs de Jésus s’identifient aux vignerons, et identifient Jésus au Messie, alors nul ne peut leur reprocher le meurtre du fils : celui-ci n’a pas encore eu lieu. Le seul reproche qu’on puisse faire aux Juifs qui écoutent Jésus, c’est de se précipiter dans la justice rétributive, d’exiger la peine de mort pour les vignerons homicides.

Dans la version de Matthieu, comme l’a noté Girard, ce sont les scribes et les grands-prêtres qui, en réponse à la question de Jésus, disent : « il les fera périr misérablement ». Cependant, ils ne disent pas qu’eux les auraient fait mourir ! Ils prêtent une intention au propriétaire de la vigne. Donc, de deux choses l’une : soit ils sont solidaires de cette violence, soit ils s’en démarquent. Le texte ne permet pas de décider, nos préjugés s’en chargent.

Il nous faut sérieusement remettre en cause notre jugement des autorités religieuses juives, omniprésentes dans les évangiles. Marc, Matthieu, Luc et Jean n’arrêtent pas de nous les présenter comme fourbes, hypocrites, lâches, aveugles, cupides, etc. Initiés au phénomène de la victime émissaire, nous ne pouvons qu’être pris de doute. Nous avons dit que toute parabole, pour révéler, avait besoin d’une victime émissaire. Si les grands-prêtres, les scribes et autres Pharisiens sont les boucs émissaires des évangiles, cela implique que tous les passages dans lesquels ils sont présentés à leur désavantage sont des paraboles. C’est la thèse que je défends, à l’exception des scènes de la Passion.

Plusieurs indices nous montrent que leur portrait dans les évangiles ne reflète pas la réalité. Premièrement, il y a la science religieuse de Jésus, notamment sa connaissance approfondie des Ecritures, qu’il n’a pu acquérir que par une fréquentation assidue des synagogues. Luc le suggère au début de son évangile. A ce moment-là Jésus n’a que douze ans :

C’est au bout de trois jours qu’ils le retrouvèrent dans le temple, assis au milieu des maîtres, à les écouter et les interroger. Tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur l’intelligence de ses réponses. (Luc 2, 64-47)

Plusieurs passages nous montrent Jésus prêchant dans les synagogues, devant une assemblée nombreuse. Il prêche aussi au temple. Sans y être invité par les prêtres ? C’est peu crédible. L’exégèse contemporaine reconnaît cela, et certains exégètes vont même jusqu’à affirmer que Jésus était un Pharisien renommé et apprécié des siens. En tout cas, sa doctrine se rapproche de la leur.

Deuxièmement, les Pharisiens, scribes et grands-prêtres représentaient l’élite religieuse, c’est-à-dire à l’époque l’élite intellectuelle et spirituelle de leur peuple. Or ce n’est pas n’importe quel peuple : c’est le peuple élu. Concrètement, cela signifie que les Juifs sont les humains les plus avancés dans la connaissance « des choses cachées depuis le commencement du monde », à savoir du mécanisme sacrificiel, des racines de la violence. Et leurs chefs religieux sont les plus avancés parmi ce peuple le plus avancé… Les interlocuteurs de Jésus sont les plus à même de comprendre sa Parole, et de l’apprécier à sa juste valeur. Ils sont sans doute les seuls capables de reconnaître la dimension anti sacrificielle de la prédication de Jésus.

Troisièmement, les évangiles nous décrivent quelques scènes qui infirment l’idée d’une hostilité farouche entre Jésus et les religieux de son temps.

Un Pharisien l’invita à manger avec lui ; il entra dans la maison du Pharisien et se mit à table. (Luc 7, 36)

A cause de la suite, peu favorable au Pharisien (Simon le Lépreux dans les deux autres évangiles synoptiques), on a tendance à oublier qu’il n’est pas d’usage d’inviter son pire ennemi à dîner, ni pour celui-ci d’accepter l’invitation. Dans l’évangile de Jean, on retrouve plusieurs fois le sympathique personnage nommé Nicodème. Un Pharisien membre du Sanhédrin…

Supposons un instant que les interlocuteurs de Jésus, les chefs religieux juifs, comprennent parfaitement ses allusions aux meurtres des prophètes. Supposons qu’ils aient pleinement saisi le risque que Jésus, un des leurs, prend en exposant ainsi ce qu’il ne faut pas montrer. Révéler le mécanisme victimaire, exposer notre violence, c’est ôter tout pouvoir aux artifices sacrificiels, au sacré et à la Loi, qui sont les seuls moyens connus de contenir cette violence. Et ils le savent. Ils sont pris d’un double sentiment : la peur pour leur ami, dont ils n’imaginent que trop bien le destin. Et la peur de l’anarchie, de la crise sans résolution sacrificielle, de l’effondrement que la révélation évangélique va déclencher. Mais alors, si le sentiment qui les domine, c’est la profonde estime qu’ils portent à Jésus, pourquoi veulent-ils le tuer ?

Il n’est pas écrit qu’ils veulent le tuer. Dans la traduction littérale, ils veulent le saisir, autrement dit lui enlever la liberté de ses mouvements, de ses paroles, de ses actes. Ils veulent le faire taire, pour son bien et pour la survie du peuple. Mais comment faire taire un prophète qui enchante les foules ? C’est eux qui sont réduits au silence.

Et le peuple, justement ? Il nous est présenté comme l’allié de Jésus contre les méchants prêtres. Nous oublions facilement que ce même peuple se transformera en très peu de temps en foule homicide.

Inversion radicale, peut-être trop radicale pour être considérée comme une alternative crédible à la lecture traditionnelle. Cependant, toute notre lecture tourne autour de l’idée de basculement, de bouleversement complet de notre manière de voir. C’est le principe de la révélation parabolique. C’est d’ailleurs aussi le message de la citation d’Isaïe : la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle[2]. C’est ce que fait la Passion : démontrer l’innocence de l’accusé, du coupable. Serait-il possible que ce principe se trouve inscrit au plus profond des Ecritures ?

Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec l’Eglise contemporaine. Au cours des derniers siècles, sa superbe, sa crédibilité et son autorité ont fondu comme neige au soleil. Les récents scandales ont achevé de la transformer en bouc émissaire de notre monde sécularisé. Elle apparaît à la plupart comme la gardienne des conventions les plus raides, les plus anachroniques. Ce n’est pas ce que je vis en tant que catholique pratiquant. Je rencontre des prêtres qui se mettent entièrement au service de leur communauté, avec bienveillance, sans juger. Je mesure leur déchirement, les compromis qu’ils sont obligés de faire au monde, parce qu’ils savent qu’un discours radical ne fera rien pour faire advenir le Royaume. L’image de l’Eglise catholique d’aujourd’hui ressemble étrangement à l’image que nous avons des autorités religieuses juives au temps de Jésus.

Dans la version lucanienne, ceux qui entendent la parabole ne sont pas les chefs religieux : c’est le peuple (verset 9). C’est aussi le peuple qui réagit à la parabole en s’exclamant : « que cela ne soit pas ». Le peuple a reconnu dans la parabole la prophétie de la mort de son prophète adoré, et il s’insurge, évidemment. Peut-on lui reprocher son inconstance, sachant que dans quelques heures il réclamera sa tête ? Alors il faut condamner toutes les foules violentes. C’est cela qui est remarquable dans cette interprétation retournée de la parabole des vignerons homicides : en révélant la toute-puissance de la violence, elle en disculpe tout le monde. Les grands-prêtres et les scribes, comme dans Matthieu, ne cherchent pas à tuer Jésus, ils veulent mettre la main sur lui à l’instant. Ambiguïté de la formule, qui laisse toutes les interprétations ouvertes…

César vs. Dieu

20S’étant postés en observation, ils envoyèrent à Jésus des indicateurs jouant les justes ; ils voulaient le prendre en défaut dans ce qu’il dirait, pour le livrer à l’autorité et au pouvoir du gouverneur. 21Ils lui posèrent cette question : « Maître, nous savons que tu parles et enseignes de façon correcte, que tu es impartial et que tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. 22Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César ? » 23Pénétrant leur fourberie, Jésus leur dit : 24« Faites-moi voir une pièce d’argent. De qui porte-t-elle l’effigie et l’inscription ? » Ils répondirent : « De César. » 25Il leur dit : « Eh bien ! rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » 26Et ils ne purent le prendre en défaut devant le peuple dans ses propos et, étonnés de sa réponse, ils gardèrent le silence.

La suite nous permet de mettre à l’épreuve notre hypothèse d’une relative bienveillance des scribes et des grands-prêtres, or elle dit exactement le contraire. Pouvons-nous prendre à la lettre les intentions que l’évangéliste leur prête ? Une analyse objective des actes et des paroles des interlocuteurs de Jésus oblige à distinguer leurs pensées et motivations, et leurs paroles, qu’on peut supposer rapportées littéralement. Le narrateur est un témoin de la rencontre, mais il ne peut pas connaître leurs pensées, encore moins les intentions de ceux qui les envoient. Tout, dans les mots du narrateur, indique une posture partisane et hostile. Si, contrairement à ce que le narrateur veut nous faire croire, les propos des personnes qui interpellent Jésus sont sincères, alors le moins que l’on puisse dire est qu’ils témoignent d’une grande admiration et d’un grand respect pour lui (verset 21). La question-piège devient alors la recherche d’une réponse à un conflit moral qui les taraude. Cette hypothèse est cohérente avec l’image de guide spirituel de Jésus. Les hommes qui l’apostrophent ne sont alors nullement des « indicateurs », mais seulement des élèves qui demandent conseil à leur maître.

Pourquoi Luc serait-il soudain pris de paranoïa ? Poser cette question c’est refuser d’admettre la possibilité d’une dimension parabolique du passage. Dans le langage parabolique, le narrateur est distinct de l’auteur. L’auteur est parfaitement libre de laisser la narration à un personnage fictif, et de lui faire dire ce qu’il veut. Le narrateur, dans ces versets, montre de fait tous les signes d’une hostilité farouche envers les autorités religieuses, au point de voir dans n’importe quelle question une fourberie, un piège. Si on se détache du point de vue du narrateur, la question peut être piégée, mais elle peut aussi ne pas l’être.

Une des raisons qui nous empêche de considérer la possibilité d’une formulation parabolique, c’est l’infinité des interprétations possibles. Le texte n’est-il pas déjà assez ouvert comme cela ? C’est vrai, mais seule cette multiplication des possibilités permet d’accéder à une interprétation particulière, celle qui retourne la charge de l’accusation. Seule la lecture parabolique permet de disculper le bouc émissaire de l’histoire. Autrement dit, seule l’interprétation parabolique est évangélique, révélatrice au sens girardien du terme. Avec le langage parabolique, chaque passage des Evangiles dans lequel une victime émissaire porte l’entière responsabilité de la violence préfigure le retournement de la Passion, l’exposition aux yeux de tous de l’innocence de la victime.

Avec cette hypothèse, que devient la réponse de Jésus ? Tout simplement la réponse bienveillante et remplie de sagesse d’un guide spirituel à ceux qui lui font confiance. La lecture contre-paranoïaque n’enlève rien à la valeur de la célèbre formule : rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

C’est un schéma parabolique dont j’ai déjà parlé. La narration rapporte des paroles d’une grande valeur spirituelle, mais elle le fait dans un langage violent[3]. Luc oppose le fond et la forme, et il nous est impossible de nous laisser élever par l’un tout en rejetant l’autre. Qu’est-ce que Luc chercherait à accomplir, avec cette approche surprenante ? Peut-être simplement nous faire voir la difficulté pour nous de rester objectifs, de ne pas confondre le fond et la forme, et constater avec quelle facilité nous reprenons à notre compte le procès d’intention du narrateur de l’histoire.

Je peux imaginer le scepticisme du lecteur de cet article, peu habitué aux subtilités du langage parabolique caché. Peut-être serait-il plus parlant de réécrire le passage du point de vue d’un narrateur bienveillant et confiant, en reproduisant mot pour mot les dialogues du passage. Voilà ce que cela pourrait donner :

Des inconnus s’approchèrent de Jésus, respectueux et tout sourire. Ils lui posèrent cette question : « Maître, nous savons que tu parles et enseignes de façon correcte, que tu es impartial et que tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César ? » Pénétrant leur déchirement intérieur, Jésus leur dit : « Faites-moi voir une pièce d’argent. De qui porte-t-elle l’effigie et l’inscription ? » Ils répondirent : « De César. » Il leur dit : « Eh bien ! rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Dans le silence de leur cœur, ils méditaient la sagesse de sa réponse.

Controverse au sujet de la résurrection

27Alors s’approchèrent quelques Sadducéens. Les Sadducéens contestent qu’il y ait une résurrection. Ils lui posèrent cette question : 28« Maître, Moïse a écrit pour nous : Si un homme a un frère marié qui meurt sans enfants, qu’il épouse la veuve et donne une descendance à son frère. 29Or il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans enfant. 30Le second, 31puis le troisième épousèrent la femme, et ainsi tous les sept : ils moururent sans laisser d’enfant. 32Finalement la femme mourut aussi. 33Eh bien ! cette femme, à la résurrection, duquel d’entre eux sera-t-elle la femme, puisque les sept l’ont eue pour femme ? »

34Jésus leur dit : « Ceux qui appartiennent à ce monde-ci prennent femme ou mari. 35Mais ceux qui ont été jugés dignes d’avoir part au monde à venir et à la résurrection des morts ne prennent ni femme ni mari. 36C’est qu’ils ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges : ils sont fils de Dieu puisqu’ils sont fils de la résurrection. 37Et que les morts doivent ressusciter, Moïse lui-même l’a indiqué dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. 38Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous sont vivants pour lui. » 39Quelques scribes, prenant la parole, dirent : « Maître, tu as bien parlé. » 40Car ils n’osaient plus l’interroger sur rien.

La question des Sadducéens montre qu’ils considèrent les choses d’ici-bas comme des biens à posséder et à échanger, en commençant par les femmes, et avec la complicité de la loi. Dans leur idée de l’union conjugale, il n’y a pas de place pour l’amour. Vouloir démontrer que le paradis, promesse d’après-résurrection, n’existe pas, en projetant leurs attentes toutes charnelles dans le ciel, est évidemment absurde. Pour eux, même si le paradis existait, il ne pourrait qu’être la copie conforme de leur monde.

Jésus va bien sûr leur prouver qu’ils ont tort, et sa démonstration se fait en trois temps. Il y a d’abord une preuve par déduction, et il y a trois niveaux de déduction. Au ciel on n’a pas de conjoint parce qu’on ne peut plus mourir parce qu’on devient des anges parce qu’on est ressuscité. On peut écrire cela à l’envers : on ressuscite donc on devient des anges donc on ne peut plus mourir donc on ne prend plus de conjoint. Et donc votre démonstration à vous, chers Sadducéens, ne tient pas. CQFD.

Deuxième temps de la démonstration : puisque vous mentionnez Moïse, sachez qu’il a donné la preuve formelle de l’existence du paradis en appelant Seigneur le Dieu de trois patriarches morts depuis longtemps.

Troisième temps : Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants.

Lire ces versets en faisant abstraction du thème de la résurrection n’est pas un exercice facile. C’est pourtant ainsi qu’on parvient à déceler une structure, notamment que la réponse de Jésus aborde trois façons de traiter le sujet. La première est la raison, la rhétorique grecque. La résurrection peut-elle se démontrer par un raisonnement ? Ce n’est pas un hasard, je pense, si Jésus empile trois niveaux de raisonnement ; qu’un seul des maillons de la chaîne présente des faiblesses et c’est tout l’échafaudage qui s’effondre. La seconde est la démonstration par la théologie ou l’exégèse savante. Jésus en montre les limites en faisant référence à un passage de l’Exode, le buisson ardent, qui semble a priori assez éloigné des considérations sur la résurrection. Peut-on faire dire tout ce qu’on veut aux Ecritures ?

Pourquoi ces tours et ces détours ? Pourquoi Jésus ne dénonce-t-il pas d’emblée la projection dans les cieux de pensées toutes humaines, qui démontrent par elles-mêmes la sécheresse de cœur de ses contradicteurs ? La réponse tient à la connaissance profonde des mécanismes de la violence. Une polémique vise seulement à asseoir un pouvoir par la possession d’un objet parmi les plus désirables qui soient : la vérité. Entrer dans la controverse ne peut qu’enclencher la mécanique infernale de la polémique.

Répondre c’est accepter la polémique, c’est pourquoi Jésus ne répond pas aux Sadducéens. Il change de sujet. Le véritable sujet de la réponse de Jésus n’est pas la résurrection, c’est la polémique. La provocation, la question-piège ne sert que de prétexte à Jésus pour en démonter les mécanismes et nous montrer comment en sortir. Nos controverses portent souvent sur des sujets dogmatiques, abstraits. Les paraboles les ramènent au sujet le plus concret qui soit, mais qui étrangement n’est jamais directement l’objet de nos disputes : la violence.

Comment caractériser le langage parabolique ? Voyons ce que nous apprend ce passage.

La parabole est révélation. Elle fait venir au grand jour ce qui était caché. Tant qu’elle est cachée, elle nous conforte dans nos croyances, mais elle nous retient aussi dans la controverse violente. Nous sommes incapables de reconnaître dans les propos des Sadducéens une violence à laquelle nous cédons nous-même avec tant de facilité. Leur violence nous apparaît seulement parce qu’ils s’attaquent au Messie, symbole sacré de notre foi. Dévoilée, la parabole nous présente un miroir dans lequel nous sommes invités à nous reconnaître. Ce n’est pas la violence en tant que telle qui est révélée, nous ne la voyons que trop bien. C’est la représentation toujours faussée que nous en avons, c’est le principe anthropologique de son expulsion.

La parabole est scandaleuse. Elle l’est dans la lecture littérale : nous sommes scandalisés par la perfidie des Sadducéens. Elle l’est encore bien plus une fois le retournement parabolique opéré. Quand nous reconnaissons dans les paroles de Jésus une critique implicite de la raison et du sacré, nous sommes scandalisés par cette subversion de notre monde. Avec sa réponse, Jésus n’attaque pas les Sadducéens, c’est l’humanité entière qu’il semble condamner. Lorsque nous substituons aux croyances des Sadducéens nos croyances à nous, notre tendance à les défendre en les opposant à celles des autres dans une confrontation violente, les propos de Jésus restent douloureusement d’actualité. Le jeu de miroirs nous renvoie une image détestable : ces propos qui révèlent que toute croyance se construit dans l’opposition à l’Autre ont servi de fondations à nos croyances à nous. La destruction de notre monde est profonde et complète. Comment ne pas être scandalisé ?

Peut-être avions-nous l’espoir que la Révélation serait une expérience réjouissante entre toutes, auquel cas il nous faut déchanter. Comme le dit James Alison :

Ce que je voudrais faire ressortir ici est une compréhension de la révélation progressive. Comment il se fait qu’à mesure que la vérité émerge au milieu de nous avec une clarté croissante, nous ne pouvons espérer que les effets textuels soient de plus en plus plaisants. Il faut s’attendre à ce qu’ils deviennent plus dérangeants, mais aussi plus éclairants. Et ce que nous finissons par voir, c’est exactement la même histoire racontée dans une perspective exactement inverse, en sorte que disparaissent jusqu’aux vestiges des éléments mythiques précédemment à l’œuvre.[4]

La parabole utilise une victime émissaire, le ou les porteurs du scandale. Dans le cas présent, il y en a même deux. Au niveau littéral, ce sont les Sadducéens. Une fois le scandale du retournement parabolique déclenché, c’est Jésus lui-même, qui semble vouloir détruire les magnifiques édifices que nous avons érigés, parfois en son nom.

La parabole est réconciliatrice. Le troisième temps de la réponse de Jésus est sortie de la violence, dépassement des croyances et de la raison pour accéder à ce lieu d’où toute polémique est absente. Au prix du sacré et des croyances, au prix de l’amour idolâtre de la raison, au prix de l’identité, les mots de Jésus font surgir un univers de concorde et de communion, gouverné par un Dieu qui n’est qu’Amour, un Dieu unique pour tous.

Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous sont vivants pour lui.

Pourvu que nous soyons capables de dépasser les deux niveaux de scandale, la parabole nous extirpe de la méconnaissance, elle nous rend conscients, elle nous transforme en êtres spirituels. Dans le texte, ce sont les scribes, notons-le, qui témoignent de cet état de conscience.

La parabole est retournement. Un autostéréogramme, aussi appelé œil magique, donne l’apparence d’une image classique. Lorsqu’on le « regarde autrement », il se transforme en image en trois dimensions, qui représente un tout autre sujet. Pour accéder à l’image cachée, il faut apprendre à déconnecter le mécanisme cérébral appelé accommodation. C’est une bonne métaphore des paraboles cachées. La lecture sacrificielle n’est pas le résultat d’un conditionnement, ou d’une quelconque pression sociale ou culturelle. C’est notre mode par défaut, et tant que nous en restons prisonniers, les textes ne sont que l’expression littéraire de notre nature mimétique. En lisant St Paul avec notre paradigme, on constate qu’il assimile toute révélation à un changement d’état, un basculement anthropologique.

L’homme laissé à sa seule nature n’accepte pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu. C’est une folie pour lui, il ne peut le connaître, car c’est spirituellement qu’on en juge. (1Co 2, 14)

Notre nature mimétique nous rend incapables, par nos seules forces, de résister à la provocation, à l’appel de la controverse. C’est seulement en sortant de notre nature que nous pouvons ne pas nous laisser gagner par la contagion de la violence. Encore cela ne suffit-il pas. La culture aussi nous pousse souvent à la violence, il nous faut donc nous déculturer. Notre jugement est faussé dès le départ, sauf à nous extraire de notre gangue humaine par un cheminement spirituel. De quoi s’agit-il ? D’après Paul, de la pensée du Christ (1Co 2, 16). Or si cette pensée se ramène à la promulgation de nouvelles lois, ou à la désignation de nouveaux méchants, alors elle nous maintient dans l’ignorance. Seule une lecture spirituelle, c’est-à-dire, d’après Paul, libérée de tout jugement moral, nous permet de juger de tout et de n’être jugé par personne (1Co 2, 15). La dimension parabolique s’affranchit de toute morale, de tout dogmatisme, de tout légalisme pour nous permettre cette transformation salutaire.

Ce retournement est la condition à l’apparition d’une nouvelle morale, libérée du mimétisme d’appropriation. Peu importe les croyances, les idéologies et les arguments qu’on utilise pour les défendre. La seule chose qui devrait nous préoccuper, dans des situations semblables, c’est de trouver le moyen de sortir de la dispute, du piège mimétique qui voit toujours deux camps s’opposer, se chamailler, se maudire l’un l’autre, et à l’occasion s’entretuer. Je laisse au lecteur le soin de « retourner » ce passage du Coran :

A ceux qui te contredisent à son propos, maintenant que tu en es bien informé, tu n’as qu’à dire : « Venez, appelons nos fils et les vôtres, nos femmes et les vôtres, nos propres personnes et les vôtres, puis proférons exécration réciproque en appelant la malédiction d’Allah sur les menteurs. (Coran, Sourate 3, verset 61)

Voilà pour quelques caractéristiques des paraboles cachées. Dans la troisième partie, nous nous proposons d’aller plus loin et d’analyser les mécanismes qu’elles utilisent.

A suivre…

[1] Voir à ce sujet l’article « l’arbre et son fruit » et l’approfondissement de cette idée dans l’article « Ce qu’il ne faut pas faire », sur le blogue de l’ARM.

[2] Pour Girard, avec cette citation du Psaume 118, « Le problème d’exégèse posé par le Christ ne peut se résoudre, en somme, que si on voit dans la phrase qu’il cite la formule même du retournement à la fois invisible et évident que je propose ». Des choses cachées, op. cit.

[3] Voir l’article « Ce qu’il ne faut pas faire » sur le blogue de l’ARM.

[4] James Alison, 12 leçons sur le christianisme, Desclée de Brouwer 2015, p. 84

Les extraits bibliques proviennent de la TOB. Les extraits du Coran ont été repris sur le site http://www.coran-en-ligne.com

Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

2 réflexions sur « La Révélation a-t-elle eu lieu ? (suite) »

  1. Certes il faut croire pour voir, et non voir pour croire. Cette structure de la compréhension des Évangiles n’est d’ailleurs pas valable que dans leur cas. Tout adhésion à un énoncé (y compris 2+2=4) est déterminée par le crédit (credo) que nous accordons au régime de sens dans lequel cet énoncé est donné pour vrai. Il n’y a donc pas lieu d’opposer croyance et connaissance, car il est nécessaire (au sens logico-philosophique) que toute connaissance soit préalablement fondée en une croyance, un crédit, un croire, et qu’elle en procède. Je pense qu’un certain rationalisme étroit pourrait valablement s’interroger sur ce point. Merci Jean-Marc de lui en donner l’occasion.

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