Par Jean-Marc Bourdin
J’ai présenté ce texte (en anglais) lors d’une intervention à Innsbruck le 11 juillet 2019 dans le cadre du Colloquium on Violence and Religion (COV&R). Il me semble refléter la tendance générale qui s’est dégagée parmi une centaine de participants des cinq continents, qu’ils soient « girardiens » (théologiens ou chercheurs en sciences humaines pour la plupart) ou invités en raison de leurs compétences académiques sur le sujet du colloque : « Imaginer l’autre. Défis théo-politiques dans une époque de migrations ». Comme si les faits correctement établis et un référentiel intellectuel commun amenaient chacun à des appréciations convergentes de la situation.
Introduction
En 2019, COV&R nous invite à imaginer l’autre. L’autre, c’est ici et maintenant le migrant qui arrive en Occident, nouvelle figure de l’actualité après avoir été à de multiples reprises et partout sur la planète un acteur majeur de l’Histoire. Le migrant revient sur le devant de la scène, dans de nouvelles circonstances, en même temps que le terroriste qui tient le haut de l’affiche depuis 2001. Les uns comme les autres nous font peur. Ils semblent remettre en cause le « nous » que nous formons ou que nous imaginons constituer dès que nous sommes confrontés à « eux ». Des hybridations peuvent d’ailleurs parfois s’opérer : des terroristes, passés ou futurs, se mêlent parfois aux flux des migrants ; ou des migrants, déçus de l’accueil reçu en Occident, se muent à un moment donné en terroristes. Très peu suffisent alors pour condamner la foule des migrants pacifiques. Cette contamination nous permet de nous méfier de tous, voire de les rejeter ensemble. Mais il ne faut surtout pas confondre les deux, même si migrants et terroristes sont souvent les enfants des mêmes conditions socio-historiques.
Il faut aussi garder le sens des proportions : « La part des populations migrantes n’est passée, en un demi-siècle, que de 2,2 % à un peu plus de 3 % de la population globale, sachant, en outre, que les migrations Sud-Nord ne représentent qu’un tiers des migrations totales ![1] »
L’imagination de l’autre, cette expérience de pensée comme l’appellent les philosophes, suggère spontanément une différence entre « eux et nous ». D’ailleurs, le colloque semble avoir pris ce parti en choisissant de parler de l’Autre. Mon propos ira à l’inverse. Avec l’aide de la théorie mimétique, qui est limpide sur le sujet, nous avons en effet la possibilité de vérifier que le migrant n’est autre que nous-même. On pourrait dire nous-même jusqu’à la caricature des êtres désirants que nous sommes.
Le migrant semble pourtant à première vue l’étranger le plus lointain. Il vient de loin et il n’a pas la même culture. Des traits physiques et sa langue maternelle ou l’accent avec lequel il parle plus ou moins bien la nôtre le rendent aisément identifiable dans la plupart des cas. Il est en mouvement quand nous sommes enracinés : autrefois, le vocabulaire se résumait, au moins en français, à distinguer deux positions stables, voire trois, selon le point de vue adopté : immigré, émigré et réfugié. Aujourd’hui, le vocabulaire nous fait envisager une situation intermédiaire entre un point de départ et un point d’arrivée : le migrant est en train de migrer, dans un mouvement qui a commencé mais ne s’est pas encore arrêté. Le migrant accomplit un parcours, le plus souvent semé d’embûches dès le départ, sur le chemin, mais aussi à l’arrivée. Rien n’est stable, comme l’embarcation qu’il utilise. Rien n’est sûr, entre la mort qui rode, les passeurs qui volent, les autorités qui rejettent les dossiers, les policiers qui pratiquent la rétention administrative et les juges qui décident de l’expulsion.
Et pourtant, si nous mettons les lunettes girardiennes et nous regardons dans le miroir, que voyons-nous ? Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, une définition du désir contemporain est proposée, laquelle convient notamment aux personnages des romans de Proust et Dostoïevski : « Le désir selon l’Autre est toujours désir d’être un autre. » Et encore : le personnage du roman « veut devenir l’autre tout en restant lui-même ». C’est au demeurant une illustration de la médiation du modèle à l’œuvre dans le mécanisme du désir : nous voulons ce qu’a le modèle et, de manière plus profonde, ce qu’est le modèle. En s’appropriant ce qui rend le médiateur remarquable à mes yeux, je souhaite en définitive m’approprier son être, ce qui fait de son être quelque chose de supérieur au mien. À l’origine de ce désir, il y a le sentiment d’un « manque d’être » ou d’une « insuffisance d’être », Girard utilise les deux termes.
Or que désire le migrant, quel est le manque qu’il ressent ? Et nous, occidentaux, pris comme modèles par les migrants, quelle est cette supériorité qu’il nous suppose et comment l’avons-nous obtenue ? Dans un troisième temps, pour conclure, il sera nécessaire de réévaluer ce que désirent les migrants et ce que nous possédons à la naissance, à la lumière de la mort et des souffrances qu’ils consentent pour l’obtenir.
- L’objet du désir des migrants
Vouloir être l’autre tout en restant soi-même, cette définition du désir ontologique ou métaphysique donnée par Girard, n’est-ce pas la définition qui convient le mieux à un désir de fuir le pays dans lequel on vit pour s’installer durablement dans un autre pays. Cette définition qui vaut pour le dandy proustien, l’homme du souterrain imaginé par Dostoïevski et tant de nos contemporains, à commencer par soi-même, vaut aussi pour les migrants. Ils nous tendent ainsi un miroir grossissant de notre propre condition d’être désirant : à la seule différence que la futilité ou le grotesque de nos désirs laisse place chez eux à des enjeux véritablement vitaux.
Ce que fuient les victimes, leur insuffisance d’être
L’insuffisance d’être ne porte pas ou peu chez les migrants sur un manque de confort matériel ou même une ambition inatteignable. Nous avons affaire à des personnes qui veulent simplement vivre dans des conditions décentes le reste de leur existence, projet à la fois plus modeste en théorie et beaucoup plus exigeant en pratique.
Les témoignages[2] que sont obligés de produire les réfugiés politiques sur les événements de leur vie pour bénéficier du droit d’asile sont édifiants : viols, excisions, mutilations, mariages forcés, esclavage, arrestations arbitraires, tortures, destructions de biens, représailles le cas échéant mortelles et menaces contre des membres de la famille, interdiction de professer ou même de croire dans une foi particulière… Dans certains pays européens, comme l’Albanie, ce peut même être la vendetta coutumière qu’il faut fuir pour éviter d’avoir à tuer ou d’être tué. L’insuffisance d’être radicale qui pousse les migrants à fuir est d’abord une insuffisance de droits à opposer à leurs persécuteurs. Sans même parler de liberté ou d’égalité des droits, ils sont privés des protections élémentaires nécessaires à la sûreté et à la sécurité des personnes. Ils sont dans une certaine mesure comme des boucs émissaires, isolés contre la force du groupe dont la violence reste impunie et se pense légitime, n’ayant d’autre choix que de renoncer à vivre ou de s’expulser eux-mêmes de leur pays d’origine.
Si les violences ou les discriminations sont le passé et le présent des candidats à la migration, leur manque principal, le seul qu’ils peuvent espérer combler est leur absence de perspectives d’avenir. Leur vie au pays ne vaut tout simplement pas d’être vécue. Or pourquoi vivre si c’est pour voir souffrir et mourir ses proches, en ne connaissant d’autres affects que la peur et, dans le meilleur des cas, la colère ? Leur avenir ne peut se limiter à la répétition d’un passé douloureux sans autre fin que la mort.
Ce qu’espèrent les migrants, l’objet de leur désir mimétique
La disparition des souffrances à court, moyen et long terme est donc l’horizon à la poursuite duquel les migrants s’engagent. Ils se mettent en mouvement pour le rattraper. Ils savent qu’il existe des endroits où l’arbitraire de la violence est fortement réduit, pour ne pas dire qu’il a été éradiqué. Selon la catégorie dont ils ressortissent, réfugiés politiques ou migrants économiques, des distinctions sont toutefois savamment établies par les autorités des pays d’accueil. Il s’agit pour les pays d’accueil de dissuader des arrivées massives et des appels d’air que leur population refuse.
Le réfugié politique désire ce dont nous disposons en Occident, à savoir un État de droit, ni plus, ni moins. Cette construction juridique garantit aux nationaux mais aussi aux étrangers en situation régulière, et même aux clandestins, l’application de règles protectrices des droits, en cas de grief un procès équitable, la liberté d’opinion et d’expression, etc.
Quant aux migrants considérés comme exclusivement économiques, ils désirent les mêmes opportunités de prospérité que permettent la liberté d’entreprendre doublée de la régularité et de la sécurité des transactions, des impositions équitables, etc. Pour ceux qui souhaitent accumuler des biens matériels, gagner un revenu et constituer un patrimoine sans participer à la corruption ou à la prédation, des règles minimales sont aussi nécessaires. Dans la pratique, l’absence de libertés et de sécurités économiques va en général de pair avec l’absence de libertés publiques. Il est dès lors difficile de classer un migrant comme exclusivement économique. L’absence d’opportunités économiques entraîne en effet des conséquences en chaîne sur l’ensemble des droits politiques et sociaux qui sont alors, au mieux, plus formels que réels pour reprendre la distinction marxiste.
De manière plus rudimentaire, l’accès à la santé et à l’éducation pour soi-même et surtout pour sa descendance est une motivation essentielle pour le migrant. Il s’agit donc des conditions minimales d’une vie bonne.
On le voit, l’objet du désir des migrants n’a rien à voir avec les futilités auxquelles les nôtres sont souvent associés. Les migrants viennent nous rappeler que le désir porte aussi parfois sur les conditions majeures de la vie bonne. C’est une des leçons de cette réflexion sur le désir des migrants, désir mimétique qui prend son modèle dans la situation des Occidentaux.
- La désirabilité de l’Occidental
Nous aurions presque fini par l’oublier, tant nous semble grande notre propre insuffisance d’être, notre sort est enviable. Eh oui, nous sommes des modèles à imiter pour une grande partie de la population mondiale ! Si nous inspirons le désir des autres sans même nous en rendre compte, nous le devons sans doute à notre situation d’héritiers d’un système politico-juridique que nous n’avons pas créé et dont nous jouissons néanmoins.
Nous sommes des modèles qui nous ignorons
Comme souvent, celui qui inspire le désir mimétique ignore qu’il est doté de qualités ou d’attributs que d’autres aimeraient s’approprier. Pourtant, les Occidentaux n’ont pas cessé de mettre en avant la supériorité dont ils sont censés jouir.
Nous avons en effet une propension et une capacité à mettre en avant ce qui peut attirer les convoitises. Phénomène déterminant dans les flux migratoires, il y eut d’abord la colonisation de grandes parties du monde par quelques pays, européens pour la plupart des cas, entre le seizième et le dix-neuvième siècle, ainsi que les décolonisations calamiteuses qui s’ensuivirent fréquemment, laissant des pseudo-pays aux contours et aux institutions artificiels face à des défis considérables.
Mais cela n’est pas tout. Nous avons aussi érigé en modèles des normes juridiques exigeantes pour l’ensemble de l’humanité, promettant à chacun une égalité de protections et de libertés : en attestent la charte des nations unies, la déclaration universelle des droits de l’homme ou encore la lente émergence d’un droit international pénal. Bref, nous avons donné une portée universelle à des normes qui avaient été progressivement édictées dans le cadre d’histoires nationales et pour des usages nationaux, à la suite d’un long perfectionnement d’institutions robustes.
Au-delà du domaine juridique, le cadre économique, social et culturel que constitue la mondialisation, également promue par les pays occidentaux pour l’essentiel, donne à voir une image flatteuse qui contribue à la contagion des désirs. Comme l’affirme Bertrand Badie, spécialiste français des relations internationales : « Nous sommes dans un monde où tout le monde voit tout le monde, ne cesse de se comparer à l’autre et de déployer un imaginaire qui est, cette fois, à la dimension de la planète tout entière. Un monde dans lequel nul ne pourra plus jamais se voir interdire de penser que la souffrance des siens pourrait être moindre ailleurs, un monde où l’absence d’avenir chez soi suscite l’espoir de trouver un correctif ailleurs.[3] »
Comme en son temps l’égalisation des conditions chère à Tocqueville au sein des pays européens et des États-Unis, la mondialisation diffuse les modèles partout dans le monde à une vitesse inédite : Internet et les smartphones ont créé le plus vaste espace de comparaison de l’Histoire. Les images et les messages que nous émettons, s’ils nous désolent souvent, seront hautement attractifs pour ceux qui les découvrent dans des environnements politiques et économiques déprimés.
Un dernier point mérite d’être noté. Les migrations sont aussi notre fait. Il y a toujours un endroit où l’herbe est ou paraît plus verte : politiquement, économiquement ou fiscalement par exemple. Nos enfants rêvent d’un avenir meilleur en dehors de leur pays. L’internationalisation des systèmes éducatifs, au demeurant très ancienne, produit des flux migratoires Nord-Nord très importants. Les États-Unis, le Royaume-Uni jusqu’à une date récente, le Canada ou encore l’Australie représentent pour beaucoup de jeunes Français de nouveaux El Dorado où gagner plus d’argent, créer dans de meilleures conditions, ou encore mener ses recherches scientifiques dans de meilleurs laboratoires aux budgets plus conséquents.
Ainsi, ceux qui déplorent l’arrivée des migrants du Sud ne sont pas les derniers à revendiquer un droit à la mobilité internationale pour leur propre intérêt. Au-delà de ces mécanismes mimétiques, un simple souci de cohérence intellectuelle devrait nous faire reconnaître que, nous aussi, nous d’abord probablement, avons aspiré et continuons d’aspirer à migrer si les opportunités nous semblent meilleures en d’autres lieux que celui de notre naissance ou de notre nationalité. Mais pour ce faire, nous n’avons pas à prouver que nous sommes persécutés et nous n’avons pas à réclamer le bénéfice du droit d’asile.
Nous sommes les héritiers du système juridico-politique qui garantit nos droits
Notre manque de lucidité sur des constats pourtant aussi évidents tient peut-être au fait que nos mérites sont réduits à notre seule capacité, au moins jusqu’à présent et malgré quelques dilapidations, à conserver un système juridico-politique dont nous avons pour l’essentiel hérité.
Entre imprégnation judéo-chrétienne et traces du système juridique diffusé dans tout son empire par Rome dans l’Antiquité, autrement dit entre legs des papes et des empereurs, nous avons abouti à partir du dix-septième siècle à l’émergence de l’État de droit et à son corollaire, la monopolisation de la violence légitime par l’État. Dans ce cadre, nous jouissons des garanties de l’État de droit et des opportunités d’une économie relativement équitable. Mais nous ne l’avons pas fabriqué et nous ne saurions probablement le rebâtir en une seule génération en cas de destruction générale. Il y a fallu la succession de nombreuses générations, des revendications, des révolutions, de la violence aussi. De tout cela nous avons hérité sans avoir à fournir d’importants efforts. Tout au plus, nous parvenons aujourd’hui à ajouter de nouveaux droits à la marge et réduire des discriminations ; mais dans le même temps, nous laissons parfois aussi s’opérer des reculs.
Comme pour tout patrimoine acquis par héritage, devrait se poser la question morale de la légitimité d’une jouissance exclusive de ses bienfaits. Pourquoi aurions-nous droit à des droits fondamentaux dont tant d’autres sont privés ? Ou plutôt, pour quelles raisons ceux qui en sont privés devraient-ils être exclus de leur partage ? Est-il juste que nous en ayons hérité ? Est-il juste que d’autres en soient tenus à l’écart à jamais ? Poser ces questions, c’est y répondre.
On peut ajouter que parmi ceux qui sont les plus acharnés à défendre l’exclusivité nationale et identitaire de la jouissance des droits de l’homme se trouvent beaucoup d’immigrés récents. Sur une trajectoire historique, ceux-ci sont beaucoup plus proches des actuels aspirants à l’émigration que ceux dont l’appartenance nationale se perd dans les racines de l’arbre généalogique. Pour certains de ceux issus de cette immigration récente, leurs parents ou grands-parents ont eux-aussi fui des situations désespérées pour s’installer dans un État de droit ou un pays d’opportunités économiques.
Dans les faits, qu’il s’agisse de vieilles nations ou de pays jeunes, la plupart des endroits de la planète sont devenus des terres d’immigration ou d’émigration, sauf quelques exceptions comme le Japon. Dès lors, la distribution entre garanties des droits et arbitraire violent a quelque chose d’aléatoire : à cette loterie, les gagnants sont ceux qui sont nés au bon moment au bon endroit et les perdants sont tous les autres. Et quand un perdant tente de se rendre au bon endroit, il est le plus souvent considéré comme un resquilleur. Tel est en général le point de vue des héritiers, quelle que soit la nature de leur héritage.
Nous sommes donc en fait des héritiers qui refusons pour la plupart d’entre nous le partage de l’héritage, héritage dont nous avions assumé pourtant l’obligation de diffusion d’une certaine manière en parlant au dix-neuvième siècle de mission civilisatrice et de fardeau de l’homme blanc.
- Désirer au risque de la mort
Il y a un dernier point que je voudrais aborder. L’objet du désir du migrant est singulièrement revalorisé quand on constate qu’il s’agit pour lui de vie et de mort.
Le coût de la migration
Il faut avoir à l’esprit que migrer coûte cher, ce qui devrait rassurer ceux qui craignent un « grand remplacement ». Et migrer coûte d’autant plus cher qu’il s’agit d’aller plus loin, géographiquement mais aussi culturellement. En effet, un tel projet de vie exige de disposer d’un capital économique, social et culturel. Il faut de l’argent pour financer le voyage, le ou les passages, les passe-droits en corrompant des fonctionnaires, l’attente d’une solution pérenne qui se poursuit parfois très longtemps. Il faut ensuite être capable de gagner sa vie quand tout l’argent a été dépensé aux différentes étapes du périple. Il faut parler la langue du pays d’accueil ou au moins se débrouiller en anglais. Il faut être capable de réunir les pièces d’un dossier susceptible de convaincre les autorités du pays d’accueil, de faire un récit plausible des persécutions subies. Bien des demandes d’asile sont rejetées par la faute d’un traducteur approximatif ou d’une incapacité à prouver les sévices dont le migrant a été victime et des dangers qu’il court en cas de retour dans son pays.
Mais ce prix est mineur au regard de la probabilité de la mort en chemin et, dans une moindre mesure, du risque d’expulsion à l’arrivée. La logique de la migration est celle d’un pari pascalien : si le migrant perd une vie de pauvreté et d’humiliations assurées, il ne perd rien ; s’il gagne la rive du Nord, celle de la démocratie et de la prospérité, il croit gagner les possibilités d’obtenir quelque chose de meilleur pour lui, si ce n’est pour lui-même au moins pour sa progéniture. Autant dire une plénitude d’être qui s’oppose à l’insuffisance d’être qu’il a décidé de fuir. Le paradis n’est certainement pas assuré dans le Nord, mais l’enfer lui semble inévitable au Sud. Le calcul rationnel aboutit à une seule décision : mieux vaut prendre le risque de mourir en migrant que de continuer à vivre sans perspectives ni dignité et de courir le risque de mourir à tout moment en restant ou en retournant dans son pays d’origine.
Même si le projet de migration réussit, il reste encore un prix à payer : le probable déclassement dans le pays d’accueil. Le diplômé de l’enseignement supérieur ou le militant politique qui aurait pu aspirer à des fonctions électives se retrouvera bien souvent dans le pays d’accueil à effectuer des métiers peu qualifiés pour survivre en repartant de zéro : par exemple, faire le ménage ou ramasser les poubelles à des horaires contraignants ou travailler sur des chantiers de construction dans des conditions de sécurité discutables et pour des rémunérations non déclarées ; dans le meilleur des cas, développer une activité commerciale ou artisanale.
Une motivation altruiste, pour ses proches et sa descendance
Pour finir, il faut aussi souligner que le risque pris, voire le sacrifice effectué par le migrant a bien souvent des motivations altruistes. S’il part en raison des violences dont il est victime, sa volonté d’agir est aussi souvent guidée par le souci de procurer des opportunités pour ses enfants plus que pour lui-même. En particulier l’accès à la santé et à l’éducation, autant que la jouissance des libertés publiques. Il s’agit de leur donner davantage de chances de vivre une vie décente, une vie préservée des traumatismes dont eux-mêmes ont été victimes.
Et d’ailleurs une fois le droit d’asile obtenu ou la situation clandestine régularisée, le premier objectif est le regroupement familial avec la venue du conjoint et des enfants.
Bien sûr, il sera toujours objecté que, dans la masse des migrants, se glissent des profiteurs. C’est indéniable. De plus, certains migrants bien intentionnés ne parviendront pas à s’insérer dans une culture à laquelle ils n’ont pas été préparés. Mais dans quelles proportions ? Leurs agissements ne peuvent suffire à discréditer les efforts en vue d’une vie décente à laquelle les migrants aspirent, en vertu de l’égalité entre tous les humains proclamée par la déclaration universelle et de conceptions religieuses, au moins depuis la célèbre épître de Paul aux Galates (3:28).
Conclusion
L’homme migre depuis qu’il est homme : homo sapiens sapiens s’est déplacé d’un kilomètre par an en moyenne tant qu’il a eu une terra incognita à l’horizon. Homo mimeticus, quant à lui, ne peut s’empêcher de regarder son prochain et d’envier sa place. À tort ou à raison, il imagine qu’il en jouira en le rejoignant. Aujourd’hui, ce voisinage est mondial. C’est ainsi. Le voisin enviable peut se trouver à des milliers de kilomètres : son sort est connu, avec parfois une certaine idéalisation, et il est tentant d’aller chercher une solution aux maux dont le candidat à l’immigration souffre sur son lointain territoire et en sa compagnie. Rien de scandaleux à tout cela. Que de la logique et de la rationalité !
Pourtant et malgré certaines inquiétudes, la migration vers l’Occident est une tendance qui risque de rester encore longtemps limitée, y compris en cas de migration climatique[4] : si une solution acceptable existe à proximité plutôt qu’à distance, elle sera probablement préférée. Les zones de guerre le démontrent, de même que l’histoire de la montée des eaux, des glaciations ou des sécheresses.
La prise de conscience de ces faits devrait fournir une inspiration pour notre politique internationale : elle est à mettre en accord avec les normes juridiques que nous produisons. Au-delà, à titre personnel, imaginer l’autre dans sa condition de migrant, c’est devenir enfin lucide sur son propre désir. Le désir du migrant, outre qu’il porte sur ce que nous possédons (un État de droit, des libertés, des opportunités et une reconnaissance), ce désir dont nous sommes le médiateur, est la quintessence du désir du contemporain : « devenir l’autre tout en restant soi-même ». Bref, imaginer l’autre, c’est se figurer (ou devenir enfin lucide sur) son propre désir !
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[1] Bertrand Badie in TheConversation France, article publié le 14 octobre 2018 sous le titre « Le migrant est l’avenir du monde ».
[2] Je n’avais plus le choix, il fallait fuir. Paroles de réfugiés, Florence Boreil et alii / ACAT, édition Les petits matins, 2013.
[3] Op. cit.
[4] L’âge des migrations, Hervé Le Bras, éditions Autrement, Paris, 2017.
Du désir d’orient au désir d’occident : un chance pour l’Europe !
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Merci à Jean-Marc Bourdin pour cette salutaire mise en perspective. Il aurait pu ajouter une autre forme de migration aux motivations mimétiques, le tourisme de masse, cette irrésistible pulsion qui nous précipite vers des îles insouciantes et des communautés joyeuses, autres créations de notre imaginaire. C’est bien le désir mimétique qui remplit les épaves des passeurs de misère dans un sens, et les charters des tour-opérateurs dans l’autre. Quand serons-nous capables de construire le monde que nous désirons chez nous ?
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