
« Maggie Wall fut ici brûlée comme sorcière en 1657 »
par Hervé van Baren
« Entre 1563 et 1727, plus de 2 500 personnes, essentiellement des femmes, furent accusées de sorcellerie et exécutées en Ecosse. Des historiens, des associations, mais aussi le gouvernement, s’emploient à dénoncer ces injustices »(1)
L’article du Monde daté du 23 décembre dernier et intitulé « En mémoire des sorcières d’Ecosse » aborde le mouvement de réhabilitation des « sorcières » écossaises condamnées à mort du XVIème au XVIIIème siècle.
Je ne m’étendrai pas sur le phénomène de chasse aux sorcières. Je renvoie le lecteur à l’analyse par Girard des textes de persécution dans « Le bouc émissaire » (2). L’article n’attache pas énormément d’importance à la situation socio-politique de l’Ecosse de l’époque mais suggère tout de même des situations de crise, soit à l’échelle du pays – le remplacement du catholicisme par l’anglicanisme et le calvinisme – soit à l’échelle locale – comme dans le cas de la ville de Forfar, où les persécutions suivirent de près l’invasion de l’Ecosse par Cromwell.
Dans cet article, je limiterai mon analyse au phénomène récent de rétablissement de la vérité. Porté par quelques passionnés, épris de justice et d’histoire, le mouvement de réhabilitation des victimes de procès en sorcellerie connaît un succès à la fois populaire et politique. Ce travail de mémoire rencontre peu d’opposition. Serait-ce un effet tardif des Lumières, qui ont permis de mettre un terme aux persécutions ?
Girard propose une autre explication. La reconnaissance des victimes est une conséquence du christianisme, et en particulier de la Croix, qui expose le mécanisme sacrificiel et la dissimulation qui le soutient. Girard note la dérive perverse de ce fait anthropologique majeur. L’histoire se caractérise en général par le mépris pour les victimes, alors que dans le monde occidental contemporain, il est intéressant de se présenter comme victime de persécutions pour, ironiquement, accuser l’autre, lui faire violence.
Girard note une autre dérive du message chrétien. L’Occident innove en se complaisant dans l’autocritique, l’autoaccusation, tout en instituant un nouvel interdit, la critique des sociétés jadis considérées comme inférieures, à qui tout est pardonné.
Jean-Louis Salasc y faisait allusion dans son intervention lors de la récente conférence consacrée au livre d’Emmanuel Dubois de Prisque, La Chine et ses démons (3). Nous sommes envieux de la belle assurance de l’Empire du Milieu, alors que nous-autres occidentaux nageons dans le doute, que nous semblons avoir perdu toute confiance en nous-mêmes. C’est oublier, comme le rappelle opportunément Dubois de Prisque, le totalitarisme aux forts relents sacrificiels qui imprègne la culture chinoise. Ce masochisme occidental, que Girard avait parfaitement analysé, est intimement lié au phénomène de dévoilement de la violence sacrificielle.
Or ce basculement d’une virile assurance, qui autorise la violence, vers la culpabilité, la honte, voire la haine de soi (sentiments portés à leur paroxysme par des mouvements progressistes tels que la Cancel Culture, qui voudraient bannir de l’espace public toute référence à notre passé sacrificiel), ce basculement est parfaitement prophétisé par la Bible, et correspond toujours à ce qu’on appelle communément une révélation. Qu’on pense à David, dont les remords sincères suivent de peu la révélation de sa violence par la ruse de Nathan (2 Samuel 11 – 12) :
« David dit alors à Natan : « J’ai péché contre le SEIGNEUR. » » (2 Samuel 12, 13)
On a dans la suite du récit un bel exemple d’une authentique conversion dissimulée par un discours sacré : par l’intermédiaire du prophète, la voix divine nous assourdit de sa logique rétributive.
« Natan dit à David : « Le SEIGNEUR, de son côté, a passé sur ton péché. Tu ne mourras pas. Mais, puisque, dans cette affaire, tu as gravement outragé le SEIGNEUR – ou plutôt, ses ennemis –, le fils qui t’est né, lui, mourra. » » (2 Samuel 12, 14)
C’est le genre de discours qui nous est devenu parfaitement inaudible, là encore par suite d’une compréhension toujours plus profonde des mécanismes de la violence.
Il n’y a pas de résolution anti-sacrificielle apparente dans le texte, mais pour y accéder il suffit de réfléchir un peu et de se souvenir que la Bible nous apporte souvent ses révélations par le non-dit. Selon les mœurs de l’époque, David avait plusieurs femmes (la Bible en mentionne huit) et de nombreuses concubines. Il a probablement eu des dizaines d’enfants. Etant donné les conditions sanitaires de l’époque, il est très vraisemblable qu’un certain nombre de ces enfants soient morts en bas-âge. Or nulle part il ne nous est parlé de ces morts, ni d’un quelconque deuil ou sentiment de tristesse de la part de David. Pour le roi, c’était dans l’ordre des choses. Avec l’enfant de Bethsabée, il en va autrement :
« Le SEIGNEUR frappa l’enfant que la femme d’Urie avait enfanté à David, et il tomba malade. David eut recours à Dieu pour le petit. Il se mit à jeûner et, quand il rentrait chez lui pour la nuit, il couchait par terre. Les anciens de sa maison insistèrent auprès de lui pour le relever, mais il refusa et ne prit avec eux aucune nourriture. Le septième jour, l’enfant mourut. » (2 Samuel 12, 15 – 18)
Le langage sacré de la rétribution divine masque l’événement significatif que le texte rapporte. David semble guéri de son arrogance, il retrouve la voie du cœur. Le texte nous dit aussi qu’il va consoler Bethsabée de la perte de leur fils. Le deuil anticipé de l’enfant est aussi le deuil de l’ancien David, le roi magnifique et adulé, mais aussi insensible et brutal. La révélation de sa violence l’amène à un autre niveau de conscience, à travers une crise, comme il se doit. La mort de l’enfant est une métaphore de la mort de David dans sa condition d’aveugle, d’homme violent ; elle permet la naissance d’un autre fils, conçu avec Bethsabée. Un certain Salomon.
Nous vivons le même phénomène. La découverte de notre violence est vécue dans la honte et le dégoût de soi. Isaïe, qui ne fait jamais rien d’autre que nous décrire ce genre de crise, le prophétisait :
« Ils devront plier, les humains, l’homme sera abaissé, les orgueilleux devront baisser les yeux. » (Isaïe 5, 15)
« Voici que je t’ai épuré – non pas dans l’argent en fusion –je t’ai affiné dans le creuset de l’humiliation. » (Isaïe 48, 10)
Cette expérience collective, Isaïe peut la prédire parce qu’il l’a lui-même vécue. Immédiatement après sa révélation intime, sa rencontre avec Dieu dans le Saint des Saints, il s’écrie :
« Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le roi, le SEIGNEUR de l’univers. » (Isaïe 6, 5)
Il est significatif que cette humiliation de nous reconnaître persécuteurs s’accompagne, depuis quelques temps, et malgré la sécularisation de notre monde, d’un rite devenu presque incontournable : la demande de pardon.
C’est ce phénomène de révélation en travail, pour la première fois dans l’histoire humaine à ce niveau de collectivité, qui explique principalement le masochisme occidental. Il explique aussi l’état dépressif de pays comme la France et l’Angleterre, accablés par l’exposition des horreurs de leur passé colonial, ou l’Allemagne, qui n’en finit pas d’expier la brutale régression sacrificielle qu’était le nazisme. Ce n’est un signe ni de faiblesse ni de décadence ; c’est notre passage collectif dans un autre état d’humanité, ce sont les signes de notre renoncement au sacrifice. C’est l’accomplissement des antiques prophéties bibliques, qui toutes nous promettent l’avènement d’une humanité nouvelle par le passage d’une redoutable épreuve. Nous entendons encore trop souvent dans l’expression « jugement dernier » l’action colérique d’un Dieu rétributif, qui détruirait sa Création pour nous punir ; le Jugement n’est que celui de notre conscience retrouvée, et il est dernier seulement dans le sens qu’après, nous n’aurons plus besoin de jugement divin.
(1) En mémoire des sorcières d’Ecosse par Cécile Ducourtieux, Le Monde du 23/12/2022, bvhttps://journal.lemonde.fr/data/2584/reader/reader.html?t=1671796237031#!preferred/0/package/2584/pub/3623/page/22/alb/152554
(2) René Girard, Le bouc émissaire, Le livre de poche, biblio essais, 1986.
(3) Conférence de l’ARM donnée le 17 décembre dernier. La vidéo de la conférence sera prochainement disponible.
Tous les extraits bibliques proviennent de la TOB.