
Plusieurs textes bibliques illustrent par l’exemple le processus de diabolisation. La diabolisation est une étape du processus plus large du mécanisme victimaire, la désignation d’une victime émissaire pour évacuer le trop-plein de scandale et de violence accumulés dans une collectivité humaine. La diabolisation, parce qu’elle gomme tous les aspects positifs de la victime qui rendraient impossible son immolation, est une étape incontournable du phénomène.
Sous couvert d’une charge sentencieuse contre les « faux prophètes » et « faux docteurs », St Pierre démonte remarquablement le processus dans la seconde épître qui porte son nom. Des cibles de la vindicte de l’apôtre, nous ne saurons rien d’autre que le principal reproche qui leur est fait :
« Il y aura parmi vous de faux docteurs, qui introduiront sournoisement des doctrines pernicieuses. » (2 Pierre 2, 1)
En revanche, la liste des fautes qui leur sont reprochées est longue et part de tous côtés :
« Dans leur cupidité, ils vous exploiteront par des discours truqués. » (2 Pierre 2, 3)
« … ceux qui courent après la chair dans leur appétit d’ordures. » (2 Pierre 2, 10)
Comme si cela ne suffisait pas, St Pierre ajoute encore à la liste de leurs défauts :
« Trop sûrs d’eux, arrogants, ils n’ont pas peur d’insulter les Gloires. » (2 Pierre 2, 10)
L’apôtre reprend ensuite les mêmes accusations mais le ton devient insultant, le trait est forcé :
« Mais ces gens, comme des bêtes stupides vouées par nature aux pièges et à la pourriture, insultent ce qu’ils ignorent et pourriront comme pourrissent les bêtes. » (2 Pierre 2, 12)
« Ils trouvent leur plaisir à se dépraver en plein jour ; ce sont des souillures et des ordures qui se délectent de leurs mensonges quand ils font bombance avec vous. » (2 Pierre 2, 13)
« Les yeux pleins d’adultère, ils sont insatiables de péché, appâtant les âmes chancelantes, champions de cupidité, enfants de malédiction. »(2 Pierre 2, 14)
« Débitant des énormités pleines de vide, ils appâtent par les désirs obscènes de la chair ceux qui viennent à peine de s’arracher aux hommes qui vivent dans l’erreur. » (2 Pierre 2, 18)
Le texte contient suffisamment d’indices (discrets) pour nous inciter à remettre en question la lecture au premier degré, celle qui justifie la violence du propos :
« Pour eux, depuis longtemps déjà, le jugement ne chôme pas, et leur perdition ne dort pas. » (2 Pierre 2, 3)
Le jugement dont il est question ne peut être le jugement dernier ; il a lieu « depuis longtemps déjà » et conduit à « leur perdition ». St Pierre fait ainsi allusion au jugement des humains, autrement dit au tribunal populaire qui accuse la victime émissaire. De même, la forme au passé montre bien qu’il s’agit de dénoncer la violence humaine bien plus que d’annoncer la justice du Royaume :
« Il leur est arrivé ce que dit à juste titre le proverbe : Le chien est retourné à son vomissement, et : La truie, à peine lavée, se vautre dans le bourbier. »(2 Pierre 2, 22)
Anachronisme contrastant avec plusieurs allusions au jugement futur :
« C’est donc que le Seigneur peut arracher à l’épreuve les hommes droits et garder en réserve, pour les châtier au jour du jugement, les hommes injustes… » (2 Pierre 2, 9)
Mais l’indice le plus fragrant qu’il faut lire ce passage comme l’exposition d’une tendance humaine se trouve au verset 15. L’allusion à Balaam, personnage pittoresque du Livre des Nombres, permet à Pierre une comparaison pour le moins hasardeuse :
« Abandonnant le droit chemin, ils se sont fourvoyés en suivant la route de Balaam de Bosor, lequel se laissa tenter par un salaire injuste, mais il reçut une leçon pour sa transgression : une bête de somme muette, empruntant une voix humaine, arrêta cette folie du prophète. » (2 Pierre 2, 15-16)
Pierre rappelle que Balaam s’est converti au Dieu Vivant par l’intermédiaire de son ânesse(1), autrement dit, il suggère que Balaam, l’exemple à ne pas suivre, le prototype du faux prophète brocardé dans ce passage, est en réalité un vrai et, par extension, que celles et ceux que nous diabolisons sont souvent celles et ceux qui nous apportent un message prophétique, subversif et dérangeant. L’allusion à sa propre expérience, le chant d’un coq qui lui permet de sortir de l’unanimité sacrificielle, largement commenté par Girard(2), nous invite à entendre nous aussi le coq chanter, et à sortir de la lecture sacrificielle qui prend à la lettre les malédictions de l’apôtre(3).
Finalement, c’est au chapitre 3 que St Pierre nous invite plus explicitement à une lecture critique de son texte, seule susceptible de nous sortir de la pensée sacrificielle et de nous reconnaître dans son discours haineux. Il nous rappelle que ses deux lettres ont pour but de « stimuler en nous la juste manière de penser » (2 Pierre 3, 1). Et de conclure, après des réflexions résolument apocalyptiques :
« Nous attendons selon [la] promesse [de Dieu] des cieux nouveaux et une terre nouvelle où la justice habite. » (2 Pierre 3, 13)
On voit donc exposées dans ce passage la mécanique et la dynamique du discours diabolisant. Celui-ci se caractérise par deux aspects :
1) l’accusation qui mélange allègrement données factuelles, procès d’intention, jugement sur la personne, au point qu’on peut parler de discours confus,
2) la dynamique qui part d’une accusation plus ou moins factuelle pour progressivement dériver vers l’abaissement,l’insulte, la déshumanisation.
Tout cela pave la voie à la violence concrète, physique. Cette étape n’est pas en option. Il est nécessaire de diaboliser la victime émissaire pour pouvoir la sacrifier.
Ces caractéristiques se retrouvent dans une récente vidéo(4) montrant un échange tendu entre Emmanuel Macron et un homme, lors d’un bain de foule en Alsace. Avant d’analyser l’échange et d’en souligner les convergences avec le texte de Pierre, précisons :
– Cette analyse ne se veut ni partisane, ni politique ; elle se borne à relever les ressemblances formelles entre le discours de Pierre et les propos de l’homme. Je n’émettrai donc aucun jugement sur l’objectivité des accusations, sur le fond, ni ne ferai de commentaires sur le contexte. Seule la forme m’intéresse.
– J’ai choisi ce dialogue uniquement parce qu’il me semblait particulièrement représentatif du phénomène dont nous parlons.
– J’invite donc les lecteurs et lectrices à éviter de tomber dans le piège de la polémique, qui n’a pas lieu d’être. L’objectif de cet article est de montrer que la diabolisation est un phénomène universel et que les règles qui caractérisent celui-ci n’ont pas beaucoup changé en 2000 ans. Si polémique il doit y avoir, que ce soit sur la thèse et non sur l’exemple choisi, argumentée et non viscérale.
L’homme interpelle Emmanuel Macron en lui disant qu’à cause de lui, il va voter pour Marine Le Pen, ce qui illustre le côté paradoxal du discours diabolisant. L’accusateur se voit comme parfaitement libre et indépendant, alors même que ses paroles prêtent à l’accusé le pouvoir de déterminer ses choix. « A cause de vous… »
« Votre bilan, la manière dont vous avez traité les gens depuis le début de votre mandat, c’est un scandale. »
L’homme reconnaît être scandalisé, ce qui avec l’éclairage girardien s’avère être parfaitement exact. Ensuite vient la litanie des accusations visant la personne :
« Vous êtes aussi arrogant, aussi méprisant, aussi cynique, vous êtes machiavélique, vous êtes manipulateur, vous êtes menteur en plus. »
D’une accusation basée sur des faits, des erreurs reprochées, on passe allègrement à une attaque de la personne, essentiellement mauvaise.
On entend souvent chez l’accusateur un discours victimaire qui inverse les rôles du binôme persécuteur-persécuté. On reproche à l’autre la violence dont on est détenteur :
« On a été pris pour des moins que rien, des fainéants, des Gaulois réfractaires. »
Insupportable affront dont la symétrie avec le mépris affiché pour l’autre reste parfaitement invisible. Puis une accusation plus précise :
« Vous avez assassiné l’hôpital »
Suivi de l’insulte :
« Je n’ai jamais vu un Président de la Vème République aussi nul que vous. »
A ce stade, le Président lui reproche le manque d’arguments de son discours et tente (en vain, évidemment) de remettre la discussion sur le mode factuel, raisonné. Lorsqu’il insiste une fois de plus sur le manque de cohérence, il s’entend répondre :
« Ben de toutes façons, toutes les casseroles que vous traînez derrière vous que ce soit l’affaire Benalla… »
Ce à quoi Emmanuel Macron répond avec justesse mais au risque de paraître méprisant :
« Vous, ça se mélange quand même beaucoup dans la tête. »
Voilà un bon résumé du discours haineux qui préside à l’étape préalable du mécanisme victimaire, et que St Pierre décrit avec une telle justesse : l’accusation, comme l’a relevé Girard, s’encombre peu de cohérence et de crédibilité. Elle mêle allègrement tout, elle peut partir d’un fait concret mais immanquablement elle se dispersera tous azimuts. Elle s’interdit tout équilibrage par la reconnaissance des éléments à décharge et des bons côtés de la personne. Une bonne recette pour repérer le discours diabolisant consiste à essayer d’obtenir de l’accusateur un propos un tant soit peu positif, un compliment… Pour l’individu pris dans la dynamique collective de l’accusation du bouc émissaire, c’est tout simplement impossible.
Emmanuel Macron a eu tort de se laisser prendre au jeu de l’accusation sacrificielle : à deux reprises il suggère que son adversaire est atteint de folie. Or sur le plan psychiatrique, cet homme, comme tant d’autres citoyens de France et d’ailleurs qui versent dans le discours violent, est parfaitement sain d’esprit ; pour autant, il est aussi incapable de réaliser qu’il est sous l’emprise de la foule sacrificielle, qui le pousse à cette surenchère d’accusations. Il se voit parfaitement objectif et maître de sa pensée ; il est en réalité le pantin d’un phénomène collectif que personne n’est capable de repérer, à plus forte raison chez soi-même.
Un commentaire sur la page YouTube qui reproduisait cette vidéo m’a frappé : parmi les nombreux internautes qui félicitaient l’homme d’avoir dit la vérité, l’un faisait de lui le porte-voix de 66 millions de Français. L’absurdité de cette affirmation (tenant compte, entre autres, des sondages et des résultats du premier tour) indique que ce type de discours est indissociable de la recherche d’une unanimité sacrificielle sans laquelle le processus ne peut aboutir à son issue fatale et réconciliatrice.
La méconnaissance des phénomènes mimétiques à l’œuvre prive les hommes et les femmes politiques des armes qu’ils pourraient utiliser pour contrer le phénomène. Pour autant, ne nous le cachons pas : sortir de cette mécanique infernale est une gageure. Comment faire ? Les suggestions en commentaire sont bienvenues.
- Nombres 22-24
- Voir Le Bouc émissaire, 1982, p. 213-22
- Jude est encore plus explicite dans son épître, qui reprend le ton et la structure de l’épître de Pierre : « Mais ces gens-là, ce qu’ils ne connaissent pas, ils l’insultent, et ce qu’ils savent à la manière instinctive et stupide des bêtes, cela ne sert qu’à les perdre. » (Jude 1, 10)
- https://www.youtube.com/watch?v=JdKX_uLDqTw