par Hervé van Baren
Il est un domaine qui échappe en partie à l’acuité intellectuelle de René Girard, c’est la philosophie du sujet. Cette absence pourrait résulter de la méfiance qu’il a toujours professé envers cette discipline un peu hors-catégorie et sans doute trop éloignée à son goût d’une approche concrète et expérimentale des sciences humaines.
Quoi qu’il en soit, nulle part à ma connaissance dans l’œuvre girardienne on ne trouve une critique significative du cogito cartésien. Cette contribution aurait pourtant été bienvenue étant donné l’impact considérable des idées de René Descartes sur le monde contemporain, leur règne sans partage depuis plus de trois siècles, malgré les paradoxes à ce jour non résolus qui les entachent. Les variations sur le thème de l’humain ne peuvent pas masquer l’hégémonie de l’individu pensant dans le champ de la philosophie et dans ses applications pratiques, politiques, sociales, idéologiques, religieuses et scientifiques. Le seul écart significatif par rapport à cette norme, le marxisme, qui place la conscience dans le fait social et non dans l’esprit individuel, a largement prouvé par les retentissants échecs des expériences collectivistes à quel point ce postulat était faux. Le marxisme, finalement, n’a fait que renforcer la domination absolue de l’individu.
Dès son premier ouvrage, et sa première idée-phare, René Girard remet en cause les postulats cartésiens. Son paradigme n’est pas individuel puisqu’il met en scène, dans le triangle mimétique, deux individus partageant un désir pour un même objet. D’une vision nombriliste de l’humain, on passe à un point de vue systémique. Implicitement, l’individu est nié dès lors que son désir ne lui appartient pas ; tout se joue dans la relation à l’Autre. Par la suite, cette vision systémique s’étend aux collectivités humaines avec le thème de la victime émissaire.
En prêtant davantage attention à la philosophie, Girard aurait remarqué que cette vue systémique permet de critiquer le cogito cartésien d’une manière radicalement différente de toutes les tentatives à ce jour. Très peu de penseurs occidentaux ont remis en cause un des postulats cartésiens, à savoir que la conscience naissait dans un esprit individuel. Des philosophes tels que Heidegger, Sartre ou Ricoeur, bien qu’ayant conclu à l’importance de l’altérité dans la genèse de l’être, gardaient toujours l’hypothèse que cet Autre était extérieur à l’esprit individuel. La prépondérance du mimétisme dans nos relations interdividuelles implique pourtant un « centre de gravité » de certains phénomènes psychiques externe à l’individu. Girard se limite à l’étude des phénomènes tels que la violence, la rivalité, le sacré ou la culture. Jamais il ne s’intéresse sérieusement au concept de conscience, sans doute parce que celui-ci est trop évanescent pour être intégré dans une théorie essentiellement pragmatique.
L’intuition de Girard connaît une confirmation éclatante avec la découverte en 1991 des neurones miroirs. Toutes les théories de l’esprit postulaient que cette connaissance de l’Autre résulte d’un traitement cognitif de l’information sensorielle, comprenant les informations brutes concernant cet Autre, perçu au départ comme un objet du monde. Or ce que suggère la découverte des neurones miroirs, c’est que l’Autre s’invite à tout moment et inconsciemment dans notre esprit par mimétisme, et que ce mimétisme va beaucoup plus loin que le simple « codage » de ses gestes dans notre cerveau ; il permet aussi la copie des intentions, des émotions.
Un des découvreurs des neurones miroirs, Vittorio Gallese, a bien vu les implications du mimétisme sur le cogito cartésien. Il parle pour l’esprit humain d’un « we-centric space », un espace centré sur le nous bien plus que sur le je. Pour lui, l’Autre s’invite en permanence dans notre esprit par ce qu’il appelle « simulated embodiment », l’incarnation simulée de l’Autre. Par cette formule Gallese entend que le système de neurones miroirs transforme une perception sensorielle de l’Autre, en particulier de son activité motrice (gestes, mimiques) mais aussi des informations auditives, en une incarnation de son esprit dans notre esprit. Une partie de notre esprit comprend une partie de l’esprit de l’Autre ; en tenant compte de la diversité des rencontres au cours d’une vie, le résultat devient un esprit centré non pas sur le moi, mais sur la résultante de multiples esprits.
Imaginons un esprit animal, sans conscience de soi, mais mimétique (il suffit de se référer à la plupart des mammifères). Par l’intermédiaire du système de neurones miroirs, l’animal a accès non seulement à ses expériences propres, mais aussi à celles de tous les animaux avec lesquels il est capable d’entrer en relation mimétique, c’est-à-dire principalement ceux de son espèce. Supposons que son cerveau lui permette, à partir d’un certain stade d’évolution, de faire cohabiter ces différentes expériences plutôt que de les fondre en une unique représentation. Supposons ensuite que ces différentes représentations du monde se structurent en un espace psychique multidimensionnel, chaque dimension correspondant à un individu différent, y compris le sujet.
Ce modèle permet de contourner le premier paradoxe du cogito cartésien, la réflexivité de la conscience. La conscience est nécessairement conscience d’elle-même, or si elle est centrée sur l’individu, cette réflexivité est impossible. Comme le dit Auguste Comte, « on ne peut pas se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue ». C’est pourtant bien ce que notre expérience intime de la conscience semble indiquer. En reprenant l’idée d’espace psychique, on voit qu’un espace constitué d’un seul esprit, c’est-à-dire adimensionnel, n’a aucune structure permettant de se situer par rapport à quoi que ce soit, puisque quoi que ce soit n’existe que sous la forme de données objectives, indifférenciées. Dans un esprit adimensionnel, rien ne nous permet de distinguer un objet du monde d’un être de même nature que nous, et par conséquent rien ne nous permet de nous reconnaître nous-même comme un tel être. Tout comme notre esprit a besoin de se représenter un espace géométrique à trois dimensions pour que nous puissions nous situer géographiquement dans le monde, pour pouvoir distinguer l’avant et l’arrière, la gauche et la droite, le haut et le bas, il a également besoin d’un espace ontologique multidimensionnel pour pouvoir distinguer le Je, le Tu et le Nous.
Descartes l’avait-il pressenti lorsqu’il faisait allusion à Archimède[1] ? Il y a, à mon sens, deux failles dans le raisonnement qui le conduit à affirmer l’existence de l’individu pensant. D’une part, le « point fixe et assuré » qu’il pense trouver dans l’individu ne peut se trouver à l’intérieur du globe que le levier déplace, sans quoi le principe d’Archimède est inopérant ; d’autre part, le fameux doute de Descartes prouve bien la conscience, son raisonnement est solide ; mais il ne dit rien sur la nature de cette conscience, il ne permet pas de conclure qu’elle est strictement confinée à l’individu.
L’esprit, pour devenir conscient de soi et de l’Autre, est nécessairement un esprit composite, un espace psychique pluriel constitué de plusieurs esprits de même nature. Ce concept rend caduque l’idée d’individu au sens cartésien du terme. Il n’élimine pourtant pas toute signification au mot individu, comme l’exprime Girard dans une réflexion sur l’appartenance : « même si nos appartenances ne sont jamais individuelles au sens strict, leur nombre et leur diversité sont telles qu’elles composent pour chaque individu un ensemble distinct de tous les ensembles comparables, une identité singulière, un peu comme notre système génétique »[2]. Ce que Girard exprime pour l’identité (l’appartenance) s’applique tout aussi bien à la conscience.
L’esprit humain est donc recouvrement d’esprits, les constituants de ce réseau étant indissociables du réseau lui-même. Il est impossible de tracer les limites d’un esprit humain puisque de proche en proche il est relié à tous les êtres en relation. Pour autant, il n’est pas collectiviste, il ne se fond pas dans une masse indifférenciée ; chaque esprit est unique en ce qu’il est une combinaison unique d’esprits.
L’espace psychique composite ne se limite pas à une représentation instantanée de la réalité. La mémoire est la fonctionnalité cérébrale qui permet de consolider l’espace composite à chaque instant, à chaque rencontre. La mémoire est bien plus la structure même de l’espace psychique qu’une banque de données contenant une série d’informations objectives.
Avec ce modèle, le saut qualitatif vers la conscience nécessite le passage d’un esprit individuel à un espace psychique multidimensionnel intégrant une partie de l’esprit des autres. La constitution d’un tel espace requiert des mécanismes sophistiqués d’« échange d’esprits » entre individus ; or de tels mécanismes, nous en connaissons deux : le mimétisme et le langage. On dira alors que le mimétisme, ou le langage, ou une combinaison des deux, forme la condition d’apparition de la conscience. Etant donné qu’il serait téméraire de placer le langage avant la conscience, on peut faire l’hypothèse d’une apparition d’une « proto-conscience » à partir du mimétisme seul, cette ébauche de conscience permettant l’apparition du langage, qui lui-même permet de faire évoluer la conscience vers les niveaux actuels. L’éthologie, en particulier la primatologie, semble confirmer cette hiérarchie. Comme le montre Frans de Waal[3], les chimpanzés et les bonobos présentent des caractéristiques de conscience de soi et d’autrui et sont capables d’abstraction, et cette conscience balbutiante correspond bien à un mimétisme prononcé alors que le langage est loin d’avoir atteint le niveau de sophistication des humains.
Le mimétisme, dans cette théorie de l’esprit, n’est pas seulement le mécanisme psychique à l’origine de la violence, des sociétés humaines, de la culture et du sacré et le mécanisme-clé de l’apprentissage ; c’est aussi la condition sine qua non d’apparition de la conscience.
Toutes ces idées étant assez abstraites, illustrons-les par une expérience de l’esprit, la scène des trois amis.
Les trois amis
Dans une pièce se trouvent trois personnes : moi, mes amis Julie et Jean, ainsi qu’une table et sur la table, une pomme. De plus, Jean a amené sa guitare.
Gardons seulement les informations relatives à cette scène pour illustrer le fonctionnement de mon esprit. Mon cerveau génère un espace psychique qui est composé de dimensions (d’axes), et d’objets. La pomme est un objet de cet espace. C’est un objet symbolique, sans forme particulière : c’est l’abstraction « pomme ». De même, se trouvent dans cet espace les abstractions « table », « guitare », « Jean » et « Julie ». Mais étant donné que Jean et Julie possèdent un esprit de même nature que le mien, et connecté au mien, ils créent aussi chacun une dimension dans cet espace psychique ; dans l’exemple, mon espace psy comporte donc trois dimensions (y compris ma dimension individuelle).
Que la guitare, par exemple, existe dans cet espace, veut dire qu’elle existe dans chacune des trois dimensions. L’objet guitare existe dans ma dimension privée, et il y est décrit par tout une série de données objectives : la forme, la texture du bois, les cordes, le son qu’on en tire, la technique pour en jouer (si je suis guitariste), etc. Un peu comme une base de données informatique. Cependant, cette guitare existe aussi dans l’esprit de Julie et de Jean, sous une forme nécessairement différente à laquelle j’ai partiellement accès. De la guitare vue par Jean, en particulier, je tire l’expérience du plaisir qu’il prend à en jouer, et je peux, très partiellement, me figurer ses états d’esprits à ces instants, je peux « vivre » sa concentration extrême lorsqu’il joue un passage difficile. De la guitare vue par Julie, je connais le plaisir qu’elle ressent lorsque Jean joue un morceau qu’elle aime bien, et l’admiration qu’elle a pour son art. Toutes ces informations sont beaucoup moins matérielles, elles sont aussi résolument subjectives, et ce sont elles qui forment, avec les données matérielles, le tissu de la conscience. L’image globale que j’aurai de l’objet guitare sera composée de toutes ces expériences individuelles.
Les objets de l’espace sont caractérisés par la pérennité : il n’y a pas de raison valable de remettre en cause l’existence de l’abstraction « pomme », pas plus que celle de « table », guitare », « Jean » et « Julie ». Les objets existent dans l’espace psy, et y sont à peu près inamovibles. L’expérience que je fais de ces objets au cours de mon enfance, y compris par personne (parent, ami, enseignant) interposée, les gravera définitivement dans mon esprit. Autrement dit, je sais qu’une guitare n’est pas une pomme.
Cependant, la signification que je donne à ces objets, ce y compris et peut-être principalement au niveau affectif (je préfère la guitare au piano), varie, elle, en permanence en fonction de mes rencontres et de l’expérience sensible qu’en ont les autres. Ainsi, un autre guitariste que Jean fera évoluer ma connaissance composite de l’objet guitare. Par composite, nous désignons tout ce qui est présent dans plus d’une dimension de l’esprit ; un objet dont je suis conscient doit nécessairement être décrit par plusieurs expériences, et les significations que ces différentes expériences renvoient sont différentes entre elles. En fait, plus elles sont différentes, plus je suis conscient de l’objet.
L’objectivité n’est pas possible dans un esprit individuel, ni dans un esprit composite d’ailleurs, parce que tant mon cerveau que celui des autres déforment nécessairement la réalité et ne peuvent en embrasser qu’une partie. Mais je peux me rapprocher de l’objectivité grâce à la présence simultanée de plusieurs subjectivités dans mon esprit. C’est par composition de ces différentes images que je peux me figurer abstraitement l’objet guitare, et m’en faire une idée à peu près objective. Cette signification composite est extrêmement plastique, variable dans le temps, parce que d’une part ma vie me met constamment en contact avec d’autres expériences de l’objet, et d’autre part, mon esprit a la capacité de se « balader » dans l’espace psy multidimensionnel. Je peux à volonté donner la priorité, à un moment donné, à l’expérience « guitare » de Julie, et l’instant d’après concentrer mon esprit sur l’expérience de Jean. C’est par composition des différentes représentations subjectives que je peux créer des réalités inédites, c’est-à-dire imaginer, créer.
Le dualisme cartésien
A présent que nous avons décrit les principes généraux de l’esprit composite, abordons la question du dualisme corps-esprit.
A la suite d’Alan Turing[4], les partisans d’une conscience mécanique défendent la possibilité de modéliser la conscience avec un ordinateur et un programme (un algorithme). Toute fonction cognitive, y compris les émotions et les sentiments, est une fonction mathématique descriptible par un algorithme. Tout phénomène psychique peut être décrit par une fonction mathématique. Toute fonction cognitive décrit un phénomène parfaitement déterministe, parce que si ce n’était pas le cas, il faudrait une intervention métaphysique pour expliquer l’émergence de l’esprit. Pour expliquer le dualisme corps-esprit, il faut quelque part une interface entre les deux réalités, parce que de toute évidence elles ne sont pas indépendantes : notre esprit commande à notre corps, et notre corps influence notre esprit (par exemple dans le cas de la douleur).
Descartes avait bien noté cette contrainte, et les connaissances limitées de l’époque l’ont amené à situer cette interface au niveau de la glande pinéale. Aujourd’hui, grâce aux connaissances scientifiques, il paraît de plus en plus invraisemblable qu’une telle intervention non-physique puisse avoir lieu dans le cerveau, ou plus généralement au niveau du corps humain. Tout indique, par conséquent, qu’entre la récolte d’informations par les sens et l’action qui en résulte, tous les phénomènes psychiques sont physiques et déterministes, et cet argument fort justifie l’idée d’une unité entre esprit et matière, c’est-à-dire la négation du dualisme cartésien. Cette idée se heurte à l’expérience intime de l’esprit comme distinct du corps, et elle soutient implicitement une vision matérialiste et utilitariste de la vie humaine qui est lourde de conséquences pour les questions éthiques et existentielles, sans parler de la spiritualité. Si nous ne sommes que des robots biologiques, quel sens donner à la vie ? La répulsion qu’inspire aux humanistes la vision matérialiste de l’esprit se traduit par la recherche un peu désespérée de cette mystérieuse interface qui seule peut valider le dualisme cartésien. Citons parmi d’autres l’hypothèse défendue par le mathématicien Roger Penrose d’un fonctionnement quantique du cerveau, qui introduirait l’indéterminisme propre à la physique quantique. A ce jour, les résultats de ces recherches ne sont guère probants.
Cependant, toute la construction intellectuelle de Turing repose sur un postulat, à savoir que la conscience, qu’elle soit réelle ou illusoire, est individuelle. Turing étudie l’analogie entre le cerveau biologique et la machine sans jamais imaginer que l’esprit puisse ne pas être individuel, qu’il n’y ait pas correspondance bi-exclusive entre le support physique (le cerveau ou la machine) et la composante immatérielle (l’esprit ou l’algorithme).
Nous avons fait l’hypothèse d’un esprit composite, c’est-à-dire un esprit qui est bien en correspondance avec le cerveau, mais qui intègre en son sein des esprits étrangers. Nous avons fait l’hypothèse que l’esprit conscient de lui-même ne peut pas être individuel, qu’il est nécessairement recouvrement d’esprits. Cette hypothèse remet en cause le postulat de Turing. Si l’esprit est pluriel, ce n’est pas avec un ordinateur simulant un cerveau qu’on peut atteindre une conscience artificielle, il faut à tout le moins plusieurs ordinateurs interconnectés. Soit, mais où est le problème ? Il suffit de brancher entre eux plusieurs ordinateurs, ou mieux encore, de simuler le fonctionnement de plusieurs cerveaux avec un seul algorithme. A priori, l’esprit composite ne remet donc pas en cause les thèses de Turing.
C’est sans compter la nouvelle donne qu’introduit l’idée de conscience composite. En effet, le système comprenant plusieurs cerveaux implique des traitements de l’information de nature radicalement différente. D’une part, il y a le cerveau individuel et son fonctionnement déterministe, chimique et électrique, qui ne peut pas introduire un non-déterminisme dans les informations qu’il traite. Nous nous rallierons sans réserve à cette hypothèse, que toutes les connaissances scientifiques à ce jour confirment. D’autre part, il y a les informations échangées entre les cerveaux.
Comment justifier le non-déterminisme de ces échanges ? Il me semble que c’est non seulement plausible, mais assez probable. Que ce soit le mimétisme ou le langage (les deux mécanismes d’échange que nous avons identifiés comme possibles pour la constitution d’un esprit composite), ces deux modes d’échange se caractérisent par leur extrême sensibilité à une multitude de facteurs. Nous nous trouvons ici dans un cas de figure qui fait penser à la théorie du chaos.
La théorie du chaos éclaire le constat que notre monde est régi par le hasard bien plus que par le cours inaltérable des astres. L’exemple classique qui illustre cette théorie, c’est celui du battement d’ailes du papillon. Un papillon bat des ailes à Paris (la cause), et une semaine plus tard, cette action imperceptible déclenche un ouragan à Bornéo (la conséquence). Si le battement n’avait pas eu lieu, l’ouragan n’aurait pas eu lieu non plus. Stricto sensu, le système physique en cause est déterministe ; ce sont les lois de la mécanique des fluides qui régissent l’évolution du système météorologique de la planète. Cependant, l’évolution du battement d’ailes du papillon est à ce point complexe que la plus infime variation dans les données initiales conduisent à des évolutions radicalement différentes, si bien qu’en pratique le système est non-déterministe. C’est la raison pour laquelle aucun ordinateur, aussi puissant soit-il, et aucun modèle informatique de l’atmosphère terrestre ne permettront jamais de prédire la météo plus de quelques jours à l’avance.
Autant notre cerveau semble bien n’être qu’un ordinateur massivement parallèle, régi par les lois déterministes de la physique, autant nos interactions présentent bien des similitudes avec un système chaotique. La perception que nous avons de l’esprit de l’Autre dépend d’une multitude de facteurs. Regardons-nous la personne quand elle nous parle ? Avons-nous l’esprit ailleurs à ce moment-là ? Une voiture passe-t-elle dans la rue, qui nous fait nous méprendre sur tel ou tel mot ? Notre expérience des relations humaines confirme que la communication verbale ou non-verbale est toujours entachée d’erreurs d’interprétation, d’incompréhensions, d’approximations. Poser le déterminisme des informations transmises par ce canal paraît incongru, au contraire des impulsions parcourant le système nerveux. C’est donc la relation, constitutive de la conscience composite, qui introduit le nécessaire indéterminisme.
Il ne viendrait à l’idée de personne d’affirmer que nous sommes capables de copier l’esprit de l’Autre dans son intégralité ; cette copie est toujours partielle. Nous pouvons nous figurer ses états émotionnels ou ses intentions, mais souvent, comme nous en faisons tous l’expérience, nous nous trompons. C’est à n’en pas douter une des principales objections à l’idée d’esprit composite. Comment un mécanisme aussi mal huilé pourrait-il donner accès à l’esprit conscient, l’aboutissement de quinze milliards d’années d’évolution ? Mais cette imperfection des échanges est aussi une condition d’apparition de la conscience. Si les échanges étaient parfaits, sans perte d’information, si nos idiomes s’apparentaient à un langage informatique, froid et parfaitement déterministe, le système composé de plusieurs cerveaux serait formellement de même nature qu’un cerveau isolé, et pourrait être modélisé par une machine de Turing. Notre esprit serait nécessairement mécanique. C’est le bogue primordial du système qui fait de nous ce que nous sommes. C’est l’incommunicabilité, que nous percevons souvent comme une malédiction de notre espèce, qui nous permet l’existence.
Si l’objectif du langage se limitait à l’efficacité des échanges, nos langues et dialectes ne seraient pas aussi complexes et ambigus. Les échecs des tentatives de rationalisation et d’uniformisation, comme par exemple l’esperanto, pourraient être dus à la connaissance inconsciente de la nécessité d’un mode d’échange indéterministe. Le succès universel de la littérature et de la poésie s’expliquerait-il par leur capacité à éveiller la conscience bien plus qu’un discours rationnel, justement parce qu’elles ne sont pas rationnelles ? Le mythe de Babel parle-t-il d’une punition divine interdisant à l’homme de gagner la conscience parfaite, ou au contraire, est-ce l’interdit anthropologique du langage universel et déterministe, qui serait le plus sûr moyen de perdre cette conscience ?
L’indéterminisme que tout le monde cherchait dans les limites du corps se trouve en dehors, dans nos relations humaines, et il a une explication parfaitement scientifique, et cela implique que la thèse d’Alan Turing de la possibilité formelle de la modélisation de l’esprit humain par un algorithme est erronée. Avec notre hypothèse de départ, seul un algorithme modélisant le fonctionnement des différents cerveaux participant à l’esprit composite ainsi que l’échange d’informations entre ceux-ci est valide. Un tel algorithme, au sens de Turing, représente une fonction mathématique déterminée. Si des données perturbées, non-déterministes, sont introduites au sein de la machine, dans l’algorithme même, la fonction ne peut en aucun cas être déterministe. Une machine de Turing ne modélisera jamais fidèlement l’esprit humain. Cependant, on ne peut pas en conclure qu’une machine pensante est théoriquement impossible. On peut imaginer un réseau d’ordinateurs introduisant une certaine dose d’indéterminisme dans leurs échanges…
Bien que la thèse de l’esprit composite décrédibilise la thèse de Turing de l’équivalence esprit-machine, elle ne résout pas le problème de la dualité matière-esprit ; elle déplace seulement le lieu de leur rencontre. Ce n’est pas dans le cerveau individuel qu’il faut trouver l’interface entre ces deux univers, matériel et spirituel, mais celle-ci n’a pas disparu pour autant. Qu’est-ce qui, dans nos relations humaines, peut justifier l’apparition de la conscience ? Comment expliquer l’accès à une autre dimension, non-physique, à partir de ce qu’il faut bien considérer comme un mécanisme imparfait, peu fiable ? Comment des phénomènes tels que la conscience, le libre arbitre, la volonté pourraient émerger de ce qui semble être à première vue une régression par rapport au cerveau individuel ? L’esprit composite pose autant de questions qu’il n’en résout.
Espace psychique et violence
La conscience composite rend caduque le concept cartésien d’individu. Nous n’avons pas de conscience, c’est-à-dire pas d’existence autre que charnelle, sans partage intime de notre esprit avec l’esprit des autres. Cet esprit est à la fois individuel (il est unique et intimement lié à notre cerveau, à notre être physique) et collectif (il est partage d’esprits). Nous n’existons qu’en tant que membres d’une collectivité humaine, et isolé notre esprit ne peut que régresser vers l’esprit animal, mais bien entendu nous ne pouvons pas exister sans ce corps qui marque une frontière nette entre nous et l’Autre.
Cette théorie de l’esprit est critiquable parce que dans un tel espace psychique idéal, la violence est inconcevable. Faire violence à l’Autre, dans la conscience composite, c’est nécessairement se faire violence à soi-même. Toute agression est suicidaire. De notre violence constatée quotidiennement, nous pouvons conclure que notre esprit est loin de ce modèle idéal. Là encore, la théorie mimétique vient clarifier les choses.
Girard démontre que le mimétisme, lorsqu’il dégénère en mimétisme d’appropriation, est confusion entre moi et l’Autre. Dans notre modèle, l’espace psy composite suppose une différenciation entre les dimensions psychiques, condition pour pouvoir parler d’espace. Lorsque la rivalité mimétique croît, les dimensions associées aux individus en conflit fusionnent, l’espace régresse et la conscience, par conséquent, régresse en inconscience. L’aliénation complète d’un individu ne peut mener qu’à la perte de la conscience, à la violence extrême ou à la folie.
A l’opposé, quelles sont les conditions pour pouvoir évoluer vers cette conscience idéale ? Bien des commentateurs de la pensée girardienne ont noté l’importance de l’empathie pour contrer le mimétisme tragique. L’empathie, c’est par définition la capacité de voir le monde à partir du point de vue d’autrui, tout en étant capable de séparer en esprit ce qui relève de cette expérience étrangère et de l’expérience propre. L’empathie est donc le mécanisme psychique permettant la différentiation, autrement dit la création de nouvelles dimensions de l’espace psy.
Dans le paradigme individuel, le choix entre le bien et le mal, l’amour et la violence, renvoie à la conscience et en particulier à la dimension morale. Le problème, c’est que ces deux notions n’échappent pas à la nécessité d’une intervention surnaturelle. Dans le paradigme de l’esprit composite, les choses sont plus concrètes ; il s’agit d’autoriser ou pas la relation. Malheureusement, autant pour l’individu cartésien le choix d’interdire la relation est de relativement peu de conséquences, autant dans le modèle composite elle conditionne l’existence même du sujet.
Lorsqu’un individu rompt toute relation avec un autre individu, dans le paradigme cartésien il se prive de tous les avantages matériels que permettait cette relation. Dans le paradigme de l’esprit composite, il se prive d’une dimension de son espace psychique, il régresse en conscience. Cependant, autoriser la relation, c’est prendre un risque démesuré, le risque que l’Autre vienne nous agresser, non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, depuis notre être même. Cette vision explique l’intensité des souffrances morales qui accompagnent toujours les ruptures, les divorces… Il en va de même pour le deuil. La perte d’un être cher n’est pas seulement une expérience émotionnelle forte, c’est une expérience de perte ontologique. « On m’a arraché une partie de moi-même » : cette expression est beaucoup plus juste que ce qu’on croit.
Le drame de notre condition humaine, appelons-le le dilemme de l’amour. C’est le choix impossible qui nous est donné entre faire confiance, sans réserve, au point de laisser l’Autre prendre possession d’une partie de notre être, et au risque de périr s’il ou elle trahit cette confiance, or la vie nous apprend que toujours, à un moment ou un autre, cette confiance sera trahie ; ou alors, refuser la relation pour se protéger, confiner l’Autre à sa dimension d’objet du monde, et dans ce cas se priver de cette occasion de grandir en conscience, et ce d’autant plus que cet Autre est différent de nous.
C’est là, je pense, que réside notre vraie, peut-être notre seule liberté : faire confiance et laisser l’Autre prendre dans notre cœur et dans notre esprit la place qui lui est réservée, et ce faisant exister. Ou pas.
[1] « Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. » René Descartes, Méditations métaphysiques. C’est à partir de cette analogie que Descartes énonce son fameux doute, qui lui permet de conclure à l’existence certaine du sujet pensant.
[2] R. Girard in Mazzú Domenica, Politiques de Caïn, Paris, Desclée de Brouwer, 2004. Cité par J.-M. Bourdin, René Girard, philosophe politique, malgré lui, l’Harmattan, 2017 p. 205
[3] Frans De Waal, l’âge de l’empathie, Actes Sud, 2011
[4] Voir l’article I.A. pour Imitation Artificielle
En reprenant le texte de Girard sur l’appartenance, vous avez mis le doigt sur quelque chose d’important, il me semble. Si je reprends la phrase qui précède votre extrait, en l’appliquant à la conscience, cela pourrait donner :
« Notre identité sociale (conscience) est un entrecroisement, un entremêlement d’appartenances (de nos perceptions d’autrui) si nombreuses et diverses qu’à elles toutes, elles constituent quelque chose d’unique, un être individuel que nous sommes seuls à posséder. »
Si votre hypothèse de « l’esprit composite » est correcte – elle me semble l’être –, alors elle permettrait de dissiper l’illusion qui entoure la notion de libre-arbitre et de liberté ; un travail que mena Girard au sujet du « désir authentique ». Et il faudrait probablement remplacer « conscience » par un terme qui traduise sa nature composite et « éclatée » (sur le modèle d’« interdividuel » ?).
Par ailleurs, si on veut essayer de justifier l’apparition de la « conscience », il faut peut-être envisager que notre mimétisme ne se porte pas uniquement vers l’autre, mais aussi par la juxtaposition de nos relations propres avec celles des autres ; nous évoluons en permanence via cette mise en parallèle, et comparaison. Cet angle peut éclairer la notion de reconnaissance, par exemple.
PS: je viens de découvrir récemment ce blog, très intéressant !
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Cher Jean-Marc,
ton texte est essentiel, je n’hésite pas à le dire, car il marque une (première ) tentative de sortir l’altérité d’une structure objectale (celle du Vorstellung) commune à peu près à toute l’histoire de la métaphysique. Que cette réinscription de l’altérité dans l’immanence d’un « Je » soit attribuée aux neurones miroirs, je ne l’atteste ni ne le conteste ; ce qui m’intéresse, c’est le changement de pied philosophique.
Très importante aussi est l’affirmation d’une résonnance des affections interspéciales : je ne sais pas, à ce stade, si le mimétisme y entre en jeu, mais tirant la couverture vers la phénoménologie de la Vie, sans violence herméneutique je l’espère, je salue aussi cette perspective d’une «communauté des vivants dans la vie » indépendamment et précédemment à « l’In der Welt sein »
Je serais en revanche moins indulgent que toi pour Auguste Comte, qui n’admet pas la possibilité d’une auto-affection, ce qui confirme simplement sa position scientiste formatée par l’objectalité, qui perdurera d’ailleurs jusque chez Husserl malgré les efforts qu’il fit pour s’en délivrer, et selon laquelle la conscience est nécessairement conscience de quelque chose. Heidegger lui-même n’échappera d’ailleurs pas au piège de cette tournure qui nous jette d’emblée en dehors de nous-mêmes, alors que c’est bien, au contraire, l’ipséité qui est notre socle et notre source.
Cela dit, je continue avec bonheur la lecture de ce texte extraordinaire.
Amitié.
Thierry
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Cher Thierry,
Ce texte est d’Hervé van Baren !!! Je ne vais pas usurper une paternité de ce texte effectivement exceptionnel et que je n’aurais pas été capable de produire.
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M. Pascal disait de ces auteurs, qui parlant de leurs ouvrages, disent : « Mon livre, mon commentaire, mon histoire etc. », qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : »Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc. » vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. (Rapporté par De Vigneul-Marville). Lafuma 1001.
Je ne suis pas certaine que cette petite remarque pascalienne (ce n’est pas une pensée !) fasse écho à cette magnifique analyse de notre ami Hervé au sujet de la conscience composite, puisque le propos de Pascal vise un mimétisme plus culturel que naturel. Mais enfin, c’est tout ce que j’ai trouvé chez Pascal qui sorte de l’ordinaire, ( l’ordinaire de Pascal étant de considérer Descartes « inutile et incertain » et d’estimer quant à lui, qu’il est impossible de traiter de la question de l’âme et du sentiment qu’elle a d’exister et d’être d’une autre nature que le corps en « échappant à la nécessité d’une intervention surnaturelle »).
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Chez certains patients, la prise quotidienne d’une dose d’ aspirine pour bébés peut léser la muqueuse de l’estomac. Plus rarement, la gastrite érosive peut être provoquée par une exposition aux rayonnements, des infections virales (comme le cytomégalovirus) et des lésions directes (comme l’insertion d’une sonde nasogastrique). https://frmedbook.com/tout-ce-que-vous-devez-savoir-sur-le-facteur-de-sensibilite-a-l-insuline/ Quelles sont les complications ? Avec une prise en charge médicale rapide, la pneumonie évolue le plus souvent vers la guérison, même chez les personnes à risque. Plus rarement, elle peut cependant entraîner une pleurésie (inflammation de la plèvre, la membrane entourant les poumons), un abcès pulmonaire ou, plus grave, une véritable détresse respiratoire, voire une septicémie (infection généralisée du corps) à l’issue parfois mortelle.
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