Deux romans de Gabriel Garcia Marquez

par Bernard Perret

Variations littéraires autour du thème du bouc émissaire

Pour nourrir et illustrer ses analyses des processus victimaires, Girard s’est appuyé sur l’ethnologie,  la grande littérature européenne et la Bible. Si l’on en juge par deux romans de Gabriel Garcia Marquez [1] Chronique d’une mort annoncée et De l’amour et autres démons, lus un peu par hasard, la littérature latino-américaine offre un riche matériau pour l’analyse des processus victimaires.  

Chronique d’une mort annoncée (1981)

Le roman est basé sur un fait réel survenu en 1951 dans un village colombien proche de Carthagène, que Gabriel Garcia Marquez avait suivi en tant que journaliste. C’est le récit des événements ayant conduit au meurtre de Santiago Nasar, accusé d’avoir défloré Angela Vicario avant son mariage avec Bayardo San Roman, un jeune homme riche issu d’une autre ville qui rend son épouse à sa famille le soir même de la noce quand il s’aperçoit qu’elle n’est pas vierge. Le meurtre est perpétré par les deux frères de la mariée, les jumeaux Pedro et Pablo, qui s’imaginent tenus de venger l’honneur de leur famille. Pendant que ces événements se déroulent, l’évêque du lieu en tournée pastorale bénit le village depuis son bateau, sans mettre le pied à terre. Après le meurtre, la police arrête les meurtriers qui seront libérés après un court passage en prison.

Sans entrer plus avant dans les péripéties du récit, voici quelques éléments particulièrement significatifs au plan anthropologique : 

  • Le consentement fataliste de toute une communauté : les frères Vicario informent les villageois qu’ils croisent de leur intention de tuer Santiago Nasar, espérant secrètement qu’on va les empêcher de passer à l’acte. Or, bien que personne ne les approuve officiellement et que certains cherchent même à les calmer, toutes les tentatives pour les retenir (y compris de la part du maire qui leur confisque une première fois leurs couteaux) tournent court. Ce que le récit s’attache à faire sentir, c’est une passivité collective qui équivaut à une approbation. D’ailleurs, les seuls doutes exprimés par les villageois après le meurtre ne concernent pas le le bien fondé de la vengeance, mais seulement la réalité de la culpabilité de Santiago Nasar.
  • Le roman fait le récit d’une sorte de « lynchage à froid », récit d’autant plus glaçant que seul Santiago Nasar semble ignorer ce qui l’attend, bien qu’il compte en principe plusieurs « amis » dans le village. Son père était un arabe récemment immigré en Colombie et, bien que catholique par sa mère, il reste vaguement perçu comme un étranger. 
  • Le récit s’attarde sur la sourde rivalité mimétique entre les deux jumeaux, dont l’un a servi dans l’armée et l’autre non, le plus enclin à passer à l’acte étant celui qui, n’ayant pas porté les armes, a grand besoin de s’affirmer face à son frère.
  • Après le meurtre, les autorités du village, y compris le prêtre, procèdent à une autopsie sauvage de la victime, au motif d’établir un rapport circonstancié pour la police. Mais, du fait de leur incompétence, la scène vire au cauchemar baroque : le corps et démembré et à la fin tout le monde pue. Tout évoque ici un rite macabre scellant une forme de complicité collective.
  • Le mariage lui-même a des aspects sacrificiels : la mariée est une victime à peine consentante, la fête dispendieuse tourne à la beuverie, le rite (raté cette fois) de l’exhibition du drap tâché de sang évoque un rituel violent. En suivant une inspiration girardienne, on est tenté de voir Santiago Nasar comme une victime de substitution, son meurtre réparant la faillite du rite matrimonial.   
  • L’Église est à la fois très présente et complètement hors du coup, ce que symbolise parfaitement l’évêque restant sur son bateau. Le curé du village a vaguement connaissance de ce qui se prépare, mais il est très pris par la visite possible de l’évêque. C’est comme si le sacré archaïque se perpétuait sans qu’elle en ait même conscience.

De l’amour et autres démons (1994)

En 1949, des fouilles dans les soubassements de l’ancien couvent de Santa Clara, à Carthagène des Indes, mettent au jour les restes d’une jeune fille dont la chevelure blonde n’a cessé de pousser depuis son ensevelissement, atteignant une longueur de plusieurs mètres. À partir de ce fait divers, l’auteur invente l’histoire de la jeune Sierva María de Todos los Ángeles, au milieu du XVIIIème siècle.

Tout commence le jour où un chien atteint de la rage sème la panique dans la ville. Sierva María, fille du marquis de Casalduero, est sérieusement mordue. Bien qu’elle ne présente au fil des semaines aucun signe de la maladie, le marquis – qui vit séparé de sa femme, elle-même personnage peu recommandable, et qui a laissé le soin de l’éducation de sa fille à ses esclaves – s’avise du parti qu’il pourrait tirer de cet incident pour redorer une image sérieusement ternie par ses débauches. Contraint de s’intéresser de nouveau à sa fille, il voit qu’elle parle une langue « satanique » – en fait la langue des esclaves – et pratique comme eux des danses et rituels évoquant des possessions démoniaques. S’imaginant qu’elle commerce avec le démon, il informe l’évêque don Toribio de Cáceres y Virtudes, lequel lui recommande de confier sa fille aux religieuses de Santa Maria où elle sera exorcisée par le père Cayetano Delaura. Enfermée parmi d’autres clarisses accusées de différents méfaits par l’abbesse Josefa Miranda, la jeune fille est paniquée par une situation et une institution auxquelles elle ne comprend rien. Habituée à mentir, elle s’enfonce dans son monde intérieur. L’exorciste Cayetano Delaura, homme d’une grande finesse, le comprend très vite, mais c’est pour sombrer lui- même en tombant amoureux. Il est « muté » dans une léproserie et Sierva María finit par mourir sous l’effet de diverses tortures censées chasser un « démon » imaginaire.

Ce roman est un terrifiant récit de persécution, une réplique sud-américaine de nos histoires de chasses aux sorcières :

  • La jeune fille est clairement présentée comme un bouc émissaire, une sorte d’exutoire de tensions et de haines qui déchirent une communauté malade, à commencer par le conflit permanent doublé d’une inimité profonde entre l’évêque et la supérieure du Couvent.
  • À un moment du récit, l’exorciste évoque « la leçon de l’Évangile à propos de Légion et des deux mille porcs endiablés. » Référence évangélique d’autant plus significative que c’est la seule dans tout le récit. Tout lecteur de Girard pense ici au commentaire de l’épisode du possédé de Gérasa dans Le Bouc émissaire (chapitre XIII) : le parallèle entre les deux situations est frappant – une personne enfermée dans son rôle de « possédée », et qui s’y enferme elle-même par une sorte de mimétisme, béquille involontaire d’un équilibre social précaire : « il y a une espèce de complicité entre la victime et ses bourreaux pour perpétuer l’équivoque d’un jeu visiblement nécessaire à l’équilibre de l’ensemble géranésien. » (p. 251).

J’ignore totalement si Garcia Marquez avait lu Girard, mais ces rapprochements prouvent une fois de plus que les grands écrivains sont ceux qui éclairent le mieux les mécanismes de la violence.


[1]    1927 – 2014, Colombien, Prix Nobel de littérature

4 réflexions sur « Deux romans de Gabriel Garcia Marquez »

  1. Très convainquant. Et de fait, il est impossible de dire si Garcia Marquez avait lu Girard. Les grands auteurs décrivent le réel au-delà du mensonge romantique et rencontrent nécessairement la théorie mimétique à un moment ou un autre. Cela m’avait frappé en voyant une pièce de Ghelderode, Escurial, écrite en 1927 ; et pourtant, on jurerait que l’auteur avait lu Mensonge romantique et vérité romanesque.

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  2. Oui, tout est déjà écrit par les justes qui sont ces poètes que notre pays toujours honorera, comprenant qu’il n’y a que cela de réel en cette expression du verbe souverain qui nous appelle à librement le servir, au prix de notre vie s’il le faut.
    Alors, l’idée véritable, celle-là qui, si nous ne savons pas ainsi la servir, détruira comme fétu ceux qui refusent d’entendre sa réalité, trouvera entre les lèvres du plus faible sa potentialité infinie:
    Marie, pourquoi pleures-tu, tu as entre tes mains la capacité que la nature te donnes, d’en être le saint instrument qui aura su de la nocivité de ton cœur, accéder à la responsabilité joyeuse de savoir nommer l’idée sainte qui, seule, est à même d’accomplir le destin de ton humanité:

     » Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps ; c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. »

    https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_2.djvu/66

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    1. Magnifique page, Aliocha, merci de nous en offrir la lecture. De Proust à Garcia Marquez, la distance est quand même conséquente. Je n’ai pas lu « Cent ans de solitude » hier mais il me semble que le poète colombien ne serait pas tombé d’accord avec cette « loi » qui voudrait que « le bonheur est salutaire pour le corps mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. » Il avait plus de santé que Marcel, son esprit et son corps étaient sans doute plus complices dans le bonheur comme dans l’adversité et ses ennemis n’étaient pas imaginaires.
      Merci, Bernard, d’ajouter Garcia Marquez à la liste des dieux du Panthéon girardien. Garcia Marquez y fait entrer un peu de l’atmosphère « révolutionnaire » de ces pays latinos trop longtemps en proie à des dictatures, celle des traditions mais aussi celle de L’Eglise et des exploiteurs capitalistes. Le pape François vient de là-bas, il était du côté des pauvres bien sûr.

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      1. Et pourtant, chère Mme Orsini, les textes que présentent Bernard Perret, de quoi parlent-ils, si ce n’est de persécution, où les créateurs que sont ces grands artistes témoignent de la pénombres d’eux-même qu’ils traversent, pour accéder à joie pleine et entière de la conversion romanesque, qui sait confesser un peu de notre réalité, de notre vérité :

        « Quand il s’agit d’écrire, on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensonges-là que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu’elles doivent être l’une de l’autre, l’heure de la vérité a sonné avant l’heure de la mort.  »

        https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_2.djvu/72

        Les idées sont succédanés des chagrins, ne serait-ce pas accomplir les destin humain que de comprendre que l’idée, sainte en nos conversations, précède- comme le Rabbi le proclame en disant: avant qu’Abraham fût, j’étais – leur prise de conscience :

        « Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. »(Ibid)

        En conséquence, l’art accomplirai la promesse que la vie ainsi transmise par des êtres limités dans le temps et s’ils n’en font pas scandale, est éternelle, idée qui saurait de nos souffrances faire complète joie :

        « Victor Hugo dit : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».  »

        https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/220

        Bien à vous.

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