Comprendre la violence pour ne pas se laisser agir par elle

par Bernard Perret

La période actuelle est marquée par des irruptions de violence inattendues et déconcertantes, apparemment irrationnelles, face auxquelles les observateurs et les intellectuels paraissent souvent démunis. Bien qu’elle ne dispense pas d’analyser les causes exogènes de chaque situation de violence, la pensée de Girard permet seule d’en comprendre la logique interne. Elle fournit un cadre d’intelligibilité de portée très générale qui pourrait se révéler fort utile pour guider la réflexion et l’action politique.

Voici quelques propositions au sujet de la violence, évidentes pour ceux qui ont lu Girard :

  • La violence est omniprésente à l’état latent dans toutes les sociétés dès lors que les individus interagissent, ils sont conduits à désirer les mêmes biens et à entrer en rivalité. Une société pacifiée est une société dans laquelle 1) un ensemble très dense de dispositifs de répression et de socialisation dissuade les individus de recourir à la violence et développe chez eux une capacité d’autocontrôle généralement liée à l’intériorisation de normes et de valeurs, et, 2) la vie sociale est structurée par des pratiques de compétition régulée et non violente (concurrence marchande, sport, joutes électorales…) qui sont autant de terrains d’expression non sanglante des rivalités. Cette pacification est cependant toujours fragile. Le processus de pacification est toujours susceptible de s’interrompre, notamment du fait de difficultés économiques qui affaiblissent la légitimité de la compétition marchande. Un autre facteur de déstabilisation est l’intensification des phénomènes mimétiques liée au développement des communications numériques. L’anonymat des réseaux sociaux et les algorithmes incitant à échanger avec ceux qui pensent comme nous, facilitent en effet l’expression décomplexée, la légitimation et l’amplification mimétique des pulsions violentes (leur « révélation » comme le dit justement Gérald Bronner dans son récent livre L’apocalypse cognitive[1]).
  • La violence est toujours un phénomène essentiellement mimétique, et donc réciproque ; de là résulte son caractère dynamique. Quelle que soit sa cause initiale, elle tend à se développer comme un processus organique doté d’une logique propre, qui possède en outre la propriété diabolique de se nourrir des réactions qu’elle provoque. De ce fait, quiconque est impliqué dans la violence, à quelque titre que ce soit, court le risque de devenir lui-même une partie du problème. Désigner les violents comme des ennemis à détruire, des « autres » qui nous en veulent à cause de ce que nous sommes, c’est entrer dans leur jeu, même si c’est presque inévitable.
  • Les individus habités par la violence sont toujours susceptibles de s’en prendre à des cibles sans rapport avec la cause première de leur mal-être. Comme le dit Girard, « La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange[2]. » C’est le ressort fondamental du sacrifice, mais cette logique est à l’œuvre dans un ensemble beaucoup plus vaste de phénomènes, sans lien apparent avec le sacrifice. En voici un exemple : après avoir évoqué les maux qui l’accablent (précarité, difficultés financières, frustrations de tous ordres…), un membre des « blacks blocs » dit ainsi à un journaliste : « On a besoin de faire sortir quelque chose. Je me suis dit que je devais évacuer cette haine sinon je risquais d’imploser. »[3] Cette phrase m’a immédiatement fait penser à une autre, prononcée dans un tout autre contexte culturel, celui de la « chasse aux têtes ». Interrogé par l’anthropologue Renato Rosaldo, l’un des membres de la tribu Ilongots répond ceci : « Je chasse les têtes parce que j’ai besoin d’un endroit où porter ma colère. » Et l’anthropologue d’ajouter que ce comportement ritualisé « ressemble plus à un sacrifice que l’on ne l’imaginerait tout d’abord. » Rosaldo précise en outre que les chasseurs de tête sont « de jeunes hommes pris dans les affres de l’adolescence et qu’habite un formidable sentiment d’envie et de rivalité. »[4], ce qui n’est pas sans évoquer le contexte des violences urbaines. Dans la même logique, on pourrait évoquer ici les violences domestiques : les frustrations qui ne peuvent s’exprimer dans l’espace public nourrissent la violence dans la sphère privée.  
  • Dans nos sociétés post-chrétiennes, le discours de la violence se présente toujours comme la plainte d’une victime. Dans un tel contexte, quand un fort besoin de haïr ensemble  existe au sein d’un groupe social, les individus en manque de cause pour s’unir sont capables d’inventer de toute pièce l’ennemi qui leur veut du mal. C’est le ressort principal du complotisme. Une récente enquête diffusée par Arte sur la secte US Qanon le montrait de manière frappante : la rumeur délirante d’une guerre secrète entre Donald Trump et des élites implantées dans « l’État profond » (Deep State), la finance et les médias, coupables de crimes pédophiles et sataniques, a été reprise par des millions d’américains sur la seule base de quelques messages anonymes publiés en 2017. La haine sans cause ni cible rationnelles génère le besoin de transfigurer ses ennemis supposés en monstres, en vertu d’un mécanisme familier aux lecteurs de Girard. 

S’il est important de rappeler ces acquis de la théorie girardienne, ce n’est pas seulement qu’ils éclairent la réalité, c’est aussi parce qu’il est possible d’en tirer quelques principes de jugement pratique qui peuvent aider à ne pas se laisser dominer par la violence, tant dans nos vies personnelles que dans l’action politique : 

  • Face à une violence qui risque de s’emballer, le traitement doit être d’abord « symptomatique », au sens médical du terme : faire baisser la température et déplacer les interactions sur un terrain « froid » et neutre. Il est généralement inutile, voir contre-productif, de prétendre « faire la leçon » à ses ennemis, ou même, si l’on est simple spectateur, de s’ériger en juge au-dessus de la mêlée. Il est parfois préférable de résister à la tentation de jouer le rôle d’un pompier qui, en matière de violence, s’avère souvent être un pompier pyromane.
  • Ne pas hésiter à fuir, abandonner le terrain du combat dès que cela ne nous met pas objectivement en danger. Je pensais à cela ces jours-ci quand un individu est venu se placer fort incivilement devant moi alors que je rejoignais la queue qui s’était formée devant une boulangerie. Pour ne pas être tenté de lui manifester inutilement mon irritation, j’ai préféré traverser la rue et me rendre à l’autre boulangerie du quartier. 
  • S’appuyer sur l’autorité impersonnelle des institutions. La Justice, c’est la violence de dernier recours, contre laquelle aucune vengeance n’est possible. Cette autorité du droit irrigue toutes les institutions. Pour que cette autorité se maintienne, les institutions doivent elles-mêmes être exemplaires et défendre rigoureusement leur impartialité. S’agissant de la justice, il convient de ne jamais oublier que sa fonction réparatrice (faire droit aux plaintes des victimes) est tributaire d’une fonction plus haute, celle de réaffirmer la puissante solidarité du corps social et sa réalité méta-subjective.  
  • Refuser d’entrer dans le jeux de ceux qui veulent que nous les considérions comme des ennemis. Ainsi, face au terrorisme islamiste, mieux vaut éviter la posture guerrière et considérer qu’il s’agit avant tout d’un problème de police (défendre la polis, où doit régner la paix civile). Pour la même raison, toujours s’en tenir aux faits objectivement répréhensibles et éviter tout ce qui ressemble à un amalgame, à une assignation d’identité ou à un procès d’intention (malgré les bonnes raisons, parfois, d’intenter de tels procès[5]). L’ordre républicain doit être illustré et mis en pratique, avec fermeté, mais de manière inclusive, plutôt que revendiqué par des discours qui sont autant de revendications implicites de supériorité morale susceptibles d’aiguiser les sentiments rivalitaires. On peut ne rien céder sur le terrain sans transformer chaque combat local en épisode d’une guerre idéologique. La force des institutions doit se démontrer par leur pratique même, par leur capacité à produire un ordre qui n’exclut personne.
  • Enfin, et c’est peut-être le plus important, il convient d’éduquer et de développer une intelligence collective de la violence. De ce point de vue, la pensée de Girard fournit les clefs d’une herméneutique des antagonismes qui peut nous rendre capable de comprendre des processus anthropologiques qui nous dominent même quand nous croyons pouvoir les manipuler à notre profit. Comprendre, en particulier, qu’il est de nombreux cas où accepter de perdre la face (métaphoriquement, tendre l’autre joue) n’est pas une preuve d’infériorité.

[1]    PUF, 2021.

[2]    La violence et le sacré, Grasset 1972, p. 15.

[3]    Dans Courrier International, décembre 2020.

[4]    Sanglantes origines, discussions avec René Girard, Flammarion 2011, pp. 254, 267 et 268.

[5]    Dans Le Figaro du 22 octobre 2020, Jérôme Fourquet évalue à 750 000 le nombre de musulmans favorables à l’Islam radical et susceptibles de « s’engager dans un conflit de basse intensité avec les institutions républicaines. » Reconnaissons qu’il y a là une réalité inquiétante, mais on voit le risque qu’il y aurait à en tirer la conclusion que ces gens doivent être considérés comme des ennemis de l’intérieur contre qui devrait être menée une guerre idéologique « mobilisant toutes les composantes de l’appareil d’État » .

8 réflexions sur « Comprendre la violence pour ne pas se laisser agir par elle »

  1. « Admirez-vous les uns les autres » : c’est comme pour tout, il faut que cela soit humainement possible. D’après Descartes, certains y seraient plus enclins que d’autres. « Au reste, encore qu’il n’y ait que ceux qui sont hébétés et stupides qui ne sont point portés de leur naturel à l’admiration, ce n’est pas à dire que ceux qui ont le plus d’esprit y soient toujours le plus enclins ; mais ce sont principalement ceux qui, bien qu’ils aient un sens commun assez bon, n’ont pas toutefois grande opinion de leur suffisance. » (Article 77 du Traité des Passions de l’âme).
    Appartenant à cette troisième catégorie (ultra majoritaire), je suis sincèrement admirative de ces conseils avisés de prudence à l’égard du virus de la violence. On devrait, depuis le temps, en savoir plus sur lui que sur tel autre qui fait l’actualité. Mais la dangerosité de ce virus originaire tient au fait, bien sûr, qu’il est à la fois le poison et le remède, au fait qu’il est très contagieux mais aussi à son incroyable pouvoir de séduction, attesté par une bonne part de notre culture.

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    1. Si la classification imaginée par Descartes m’a amusé par sa discrète ironie (merci de la découverte, car ce n’est pas tous les jours que le Traité des passions de l’âme est à la fête), l’image virale par laquelle vous la continuez m’a donné à rêver à une autre classification, bien moins sérieuse et qui sait ? peut-être même malvenue, fondée cette fois-ci sur l’âge.

      En effet, si le virus « qui fait l’actualité » constitue un grave danger pour les plus âgés, le virus de la violence, lui, pourrait au contraire moins toucher cette catégorie de population. Sans aller puiser des arguments spécieux et à coup sûr cette fois-ci malvenus sur une hypothétique moyenne d’âge des animateurs et lecteurs de ce blogue, il semblerait que l’examen des « bilans de vie » fictionnels ou autobiographiques écrits au cours des siècles, tels que René Girard en a donné un aperçu dans MRVR, tendrait à montrer que la proximité de la Fin de partie enlèverait un peu de leur importance et de leur force aux (en)jeux mimétiques (même si tel président battu ou tel président élu présenteraient un beau contre-exemple). « Mesdames et Messieurs les (en)jeux (mimétiques) sont faits ! » pourrait en constituer une sorte de solde pour tout compte.

      Il m’a en effet toujours paru évident qu’il était beaucoup plus facile (!) d’échapper aux tourments du désir quand celui-ci s’éloignait du centre du jeu, ou quand on s’en éloignait nous-mêmes, au cours d’une retraite plus ou moins maîtrisée. Ou, plus cyniquement, quand on avait fini par y arriver et qu’on y était installé, sans plus rien avoir à prouver. Ou encore quand, vaincu, on y avait renoncé. Et du coup bien plus simple d’en observer les stigmates chez les plus jeunes, poussés à se débattre parmi leurs pairs et modèles, pour leur plus grande jouissance ou/et souffrance, et de leur conseiller de lever le pied.

      Oui, tout cela est bien pessimiste, car si on sait que les jeunes gens sont destinés à vieillir et du coup à éventuellement mieux comprendre et appliquer les gestes barrières contre tous les types de virus (en attendant un vaccin contre celui de la violence!), on sait aussi qu’ils seront invariablement remplacés par de nouveaux jeunes gens tout autant épris des séduisants jeux mimétiques que le furent leurs prédécesseurs, relançant ainsi à leur tour un cycle vieux comme le monde.

      Bien évidemment, il ne faut dans tout ceci rien voir d’autre qu’une pochade de plus due à l’ennui pandémique.

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  2. Difficile à définir, la violence. Qu’elle ait partie liée avec le désir et la rivalité mimétiques est une évidence pour le lecteur de Girard qui, à l’exemple de Bernard Perret, en retire des leçons de vie destinées à nous en protéger sur le plan personnel et sur le plan politique. Mais le désir mimétique est-il réservé à une classe d’âge ?
    Votre « pochade », cher Alain, qui se termine avec « le cycle vieux comme le monde », a le tort, à mes yeux, de confondre le désir humain, donc mimétique, avec le désir animal ou l’énergie vitale. Du coup, vous préférez une conception païenne de « l’éternel retour » à une vision chrétienne et apocalyptique de l’histoire.

    Si j’ai parlé de l’incroyable séduction de la violence, c’est justement parce qu’on ne la voit pas forcément comme un mal dont il faudrait se protéger ; le conseil que j’aurais eu envie d’ajouter à la liste proposée par l’auteur de ce billet concernerait le domaine de l’éducation et de la culture : essayer de rendre laide, repoussante, virale, une violence trop souvent magnifiée par la musique, la peinture, la littérature, la photographie, le cinéma.

    Et ce qui nourrit notre goût pour la violence relève, il me semble, de la confusion toujours possible entre la force et la violence , entre Vie et Violence (Nietzsche). Confusion des ordres, aurait dit Pascal. La force est physique, elle est objectivement mesurable. La violence use volontiers de la force mais elle est d’un autre ordre, elle est intersubjective, elle est une forme de relation à l’autre, elle est d’ordre spirituel.

    J’aimerais bien que vous ayez raison et que l’avancée en âge, qui n’a pas que des avantages, ait au moins celui de nous domestiquer, enfin de nous assagir ! Mais en perdant des forces mesurables, on peut nourrir, hélas, ne serait-ce que pour se venger, des désirs sans mesure. Il y a le dévouement du Père Goriot. Il y a aussi l’exemple du contraire, notamment quand les pères envoient leurs enfants s’entretuer dans des guerres fratricides.

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    1. Ô mon dieu, non ! horresco referens, jamais je n’ai pensé que vieillir rendait, ou rendrait sage ! Il n’y a que les jeunes pour imaginer cela, et les autres ne font que mentir.
      En écrivant cette «pochade», j’avais en même temps à l’esprit les colères de Michel Serres clamant que plutôt que de dégoiser des fadaises sur le meurtre du Père par les Fils, il valait mieux voir l’autre réalité, beaucoup plus sanglante et réelle, qui était celle du meurtre des Fils par les Pères, et que les guerres qu’il avait vécues le montraient amplement. Et nous savons tous que le ressentiment impuissant lié à l’âge et ses déboires ne favorise pas non plus la bonté d’âme. Je crois que nous sommes d’accord sur ce point.
      Mais pour défendre malgré tout ma petite pochade, j’imaginais simplement que la prise de conscience de certaines lois nous gouvernant à l’insu de notre plein gré se rencontrait peut-être plus facilement chez les personnes d’un âge rassis, tels le Quichotte ou le narrateur de la Recherche, que chez les plus jeunes, même si les vocations religieuses peuvent débuter très tôt. Il est bien certain que « plus facilement » signifie « rare », et que « prise de conscience » n’équivaut pas, loin de là, à « passage à l’acte ». Mais je suis prêt à vous abandonner le terrain, qui n’est pas très solide…

      Votre imputation suivante me semble beaucoup plus riche : vous me prêtez en effet une inclination, que vous jugez assez coupable, je le sens bien, pour le paganisme et son éternel retour. Voilà qui m’interpelle, comme on disait à une certaine époque.

      « Un cycle vieux comme le monde », ai-je écrit. J’aurais dû ajouter « vieux comme le monde des hominidés depuis que les mécanismes inhibiteurs de violence se sont effacés ». Le désir animal obéit à d’autres lois que les nôtres, qui ne connaissent pas cette inhibition.
      Vous me mettez ainsi face à un choix binaire, « éternel retour païen vs vision chrétienne et apocalyptique ». En réalité, en dehors de la confusion induite par mon emploi maladroit de l’expression «éternel retour » qui vous a fait songer à Nietzsche (horresco referens bis), je crois qu’il m’est difficile de voir les choses ainsi : s’il s’agit de se définir dans ce cadre, je verrais plutôt ma place dans leur entrecroisement, à cet endroit de tension et de douleur qui les unit, qui les oppose, et qui les mêle.
      Vous souhaiteriez, pour prolonger les propositions de B. Perret, qu’un effort soit fait pour promouvoir une image négative de la violence afin d’en contrebalancer les séductions omniprésentes autour de nous. Je ne peux qu’abonder dans votre sens et voir là une piste nécessaire. Mais, pourtant, sans même envisager les conditions de réalisation d’un tel projet dans nos sociétés, depuis que le christianisme a radicalement bouleversé le monde païen en plaçant, avec la Révélation, la possibilité d’un âge d’or dans le futur plutôt que dans le passé, n’y a-t-il pas déjà eu des millions d’êtres humains qui l’ont déjà fait, tout au long des siècles, qui ont cru en la nouveauté de ce message d’amour et de paix, et qui ont tenté de le mettre en œuvre sur terre, qui sont morts pour lui, sans compter ceux qui dans le monde indien ou chinois élaboraient des philosophies fondées elles aussi sur la non-violence? Nous ne sommes tout de même pas les premiers à militer pour une telle cause. Serait-ce qu’aujourd’hui il y aurait des raisons nouvelles d’espérer? Il me semble au contraire que notre monstrueux vingtième siècle devrait nous inspirer une grande prudence. Et même peut-être, une forte dose de désespérance : depuis deux mille ans le message a du mal à passer, c’est le moins qu’on puisse dire. Et inutile de se voiler la face, il ne passera pas plus facilement aujourd’hui.
      Et s’il a du mal à passer, c’est qu’il y a bien peut-être quelque chose qui fait obstinément retour dans les affaires humaines malgré la Révélation et l’espoir qu’on peut et doit fonder sur elle, une sorte d’«éternel retour », en somme, même si deux mille ans semblent un peu courts en termes d’éternité.

      De ce quelque chose, je crois que Baudelaire s’en est approché et en a vécu les affres dans sa chair mieux qu’aucun autre. Il en a tiré un « amer savoir », pour reprendre l’expression de Jérôme Thélot cité par Jean Nayrolles (chroniqué sur l’Emissaire il y a quelques semaines) résumé, dans « Mon cœur mis à nu », par la phrase célèbre : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan ». Le langage baudelairien ne devrait pas surprendre sur ce blogue. Et Nayrolles d’ajouter cette phrase tirée d’une de ses lettres, qui, là non plus, ne devrait pas surprendre : « Je me suis aperçu que de tout temps j’ai été obsédé par l’impossibilité de me rendre compte de certaines actions ou pensées soudaines de l’homme sans l’hypothèse de l’intervention d’une force méchante extérieure à lui ».

      Alors, pour moi, plutôt que sur un choix binaire, c’est sur ce nœud de douleur, dans cette simultanéité du Bien et du Mal en nous, dans cet éternel retour de la haine, et de l’amour aussi, inextricablement mêlés, que je me place et que je tente de ne pas désespérer. J’ajouterai que, contrairement à la vulgate contemporaine, ce n’est pas forcément sur l’art et la littérature que je mets quelques espérances. La lecture des éclairages saisissants de Jean Nayrolles sur le vingtième siècle ne m’y encourage pas. Il cite Ortega y Gasset comme une illustration parmi tant d’autres de la fascination des artistes modernes pour la violence sacrificielle, peut-être ici celle de Picasso: « Pour l’artiste nouveau, le plaisir esthétique vient de ce triomphe sur l’humain ; c’est pourquoi il est important de manifester concrètement sa victoire et de présenter dans chaque cas la victime égorgée ».

      Il me reste, chère Madame Orsini, à vous remercier de m’avoir donné l’occasion de réfléchir un petit peu à ce que j’écris.

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  3. Merci Bernard PERRET pour cet article qui m’a beaucoup intéressé.
    Néanmoins, Votre paragraphe/conclusion final m’a interpellé : « Enfin, et c’est peut-être le plus important, il convient d’éduquer et de développer une intelligence collective de la violence. De ce point de vue, la pensée de Girard fournit les clefs d’une herméneutique des antagonismes qui peut nous rendre capable de comprendre des processus anthropologiques qui nous dominent même quand nous croyons pouvoir les manipuler à notre profit. Comprendre, en particulier, qu’il est de nombreux cas où accepter de perdre la face (métaphoriquement, tendre l’autre joue) n’est pas une preuve d’infériorité. »
    Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce point : René Girard fournit des clefs, mais pas les clefs. J’en veux pour preuve les deux contradictions figurant à mon avis dans ce paragraphe, montrant que la compréhension des processus anthropologiques n’est pas complète.
    1- La première contradiction : « … même quand nous croyons pouvoir les manipuler à notre profit….. ». Si vous pensez en termes de manipulation, c’est que vous êtes dans le processus de rivalité mimétique.
    2- La deuxième contradiction est essentielle, à mes yeux : «…accepter de perdre la face (métaphoriquement, tendre l’autre joue) n’est pas une preuve d’infériorité. » Les deux expressions ne sont pas synonymes, même métaphoriquement. Là encore, quand vous acceptez de perdre la face, vous êtes dans le processus de rivalité mimétique. Tandis que tendre l’autre joue est une attitude absolue de refus d’entrer en rivalité mimétique. C’est celle de celui, qui non seulement a compris tout le cycle mimétique, mais surtout accepte son sort de bouc émissaire. Oui, les boucs émissaires existent toujours…
    J’aimerais vous soumettre une question : Quand vous écrivez « Dans nos sociétés postchrétiennes, le discours de la violence se présente toujours comme la plainte d’une victime. Irez-vous, jusqu’à affirmer (avec juste raison, de mon point de vue) que le terrorisme (islamique ou non) et le complotisme ne sont qu’un phénomène de rivalités mimétiques ?

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