Vive les sociétés d’admiration mutuelle !

par Jean-Marc Bourdin

Nous connaissons les sociétés anonymes (ce qui a quelque chose de remarquable puisqu’elles sont censées être anonymes, mais il est vrai qu’elles ont une raison sociale qui leur tient lieu de nom), les sociétés à responsabilité limitée (là aussi drôle d’idée que de limiter une responsabilité bien qu’il s’agisse peut-être d’une attitude à adopter souvent, en tout cas dès qu’il s’agit de l’imputer à autrui) ou encore les sociétés par actions simplifiées (attention, ce ne sont pas les actions qui sont ici simplifiées mais la constitution desdites sociétés qui semble pouvoir s’effectuer en moins d’une heure, toutefois je ne vous garantis pas, n’ayant pas essayé), etc. Mais mon propos n’est pas de vous faire un cours de droit commercial, au demeurant j’en serais bien incapable.

Je souhaite vous entretenir d’une autre catégorie de sociétés, qui ne relèvent pas du registre du commerce, les sociétés d’admiration mutuelle (SAM).

On trouve la trace du vocable sous quelques plumes prestigieuses qui mettaient en garde contre la succession frénétique des avant-gardes au début du siècle précédent. Voici ce qu’en dit une page trouvée sur Internet consacrée à Jean Cocteau et Raymond Radiguet :

“En mars 1920, face aux surenchères du dadaïsme et à « cet étrange suicide » de la littérature auquel s’emploient « d’enragés littérateurs » autour de Tzara et Breton (Le Rappel à l’ordre), Cocteau et Radiguet décident de lancer Le Coq. […]  Le vrai numéro 1 est daté du 1er mai. Erik Satie, Georges Auric, Darius Milhaud, Blaise Cendrars, Max Jacob, Lucien Daudet, Paul Morand, participent avec Cocteau et Radiguet à cette entreprise « française » et « parisienne » de rappel à l’ordre, qui va durer moins de huit mois (quatre numéros du printemps à l’hiver 1920). […] Plus radical que Cocteau, qui n’ose pas encore tourner complètement la page Dada (Le Coq imite le style typographique et polémique de 391, la revue de Picabia), Radiguet donne à la « revue » quelques-uns de ses articles les plus incisifs, notamment : « Depuis 1789 on me force à penser. J’en ai mal à la tête. » dans le vrai numéro inaugural (1er mai 1920). Nous montrons ici la première version de l’article, composée pour le « faux » premier numéro (1er avril 1920) sous le titre « aprèslecubismedadaaprèsdadalaligueantimoderne ».

[…] Dans le numéro 4, les « Conseils aux grands poètes » de Radiguet rappellent fortement un conseil de Cocteau dans Le Coq et l’Arlequin (1918) : « Un artiste original ne peut pas copier. Il n’a donc qu’à copier pour être original. » (https://cocteau.biu-montpellier.fr/index.php?id=375)

Cette dernière formule mérite à elle seule notre propre admiration : elle donne une idée de ce qu’une saine imitation doit être et peut faire tout en montrant la stérilité et la vanité de tout projet qui prétendrait partir de rien et faire du radicalement neuf. On ne peut néanmoins passer sous silence que cette SAM s’est constituée dans une forme de rivalité avec le pontife du dadaïsme Tzara et le pape du surréalisme Breton. L’idée de la réunion du modèle qui inspirait cette revue et de l’obstacle sur lequel elle butait, autant dire le rival semblable, est au demeurant clairement repérée dans les lignes qui précèdent par la comparaison faite entre Le Coq et 391, la revue dirigée alors par Picabia. Il s’agit de gagner la même vaine gloire dans un affrontement d’égaux ou, pour le dire autrement, un combat de Coq(s).

Une autre acception de la locution “société d’admiration mutuelle”, la plus commune, est, elle, carrément péjorative : il s’agit de pointer une tendance à se complimenter réciproquement et publiquement mais pas forcément en toute sincérité ou sans arrière pensée : un échange de bons procédés où le procédé l’emporterait sur le reste. Par exemple sous le titre “Naissance d’une SAM (société d’admiration mutuelle) entre Michel Houellebecq et Gilles Kepel” : “Dans une édition récente qui consacre un dossier spécial à Michel Houellebecq, « L’Obs » publie dans ses pages un joli renvoi d’ascenseur entre l’écrivain, auteur du roman controversé « Soumission », et Gilles Kepel universitaire spécialiste du monde arabe. Dans un entretien intitulé « La République est morte », Houellebecq salue le travail de l’expert sur lequel il s’est appuyé. « Et pour ce qui concerne les liens des organisations musulmanes françaises avec les pays étrangers, les essais de Gilles Kepel m’ont apporté une aide irremplaçable. » Quelques pages plus loin, retour à l’envoyeur. Dans une tribune signée de son nom, Gilles Kepel loue toutes les qualités d’une oeuvre où, selon lui, « le comique désopilant tutoie la tragédie ». Une fiction qu’il juge par ailleurs très informée sur la sphère salafiste et les fantasmes des milieux identitaires…” (https://mondafrique.com/naissance-dune-sam-societe-dadmiration-mutuelle-entre-michel-houellebecq-et-gilles-kepel/)

Cette acception sarcastique, si elle manifeste parfois une capacité à ne pas être dupe des associations de circonstances et des flatteries, ne m’intéresse pas davantage.

Il me semble en effet qu’il peut et doit exister un troisième sens, le plus propre en ce qu’il dit seulement et simplement ce que signifie la succession articulée des mots composant la locution : un regroupement de deux ou plusieurs personnes se prêtant des qualités qu’elles apprécient et qui fondent leur association. L’admiration me semble une juste position en ce qu’elle n’est ni indifférence qui empêche les rapports ni aspiration à l’appropriation et a fortiori à la dépossession de l’attribut qui fait de l’autre une personne avec laquelle entretenir des relations. Le qualificatif de mutuel vient quant à lui traduire qu’une appréciation favorable a permis une relation. L’admiration mutuelle produit ainsi des rapports de réciprocité asymétrique et cela est très important : car l’égalité risque de conduire à la rivalité, ce que l’asymétrie permet en général d’éviter. Les relations de maître à élève ou de parents à enfants en sont de bons exemples, lorsqu’elles ne dysfonctionnent pas, bien entendu. Comme rien n’est simple en ce bas monde, il y a aussi des guerres qui sont fondées sur des réciprocités asymétriques, quand les représailles prennent la forme d’un côté d’attentats suicides et de l’autre de bombardements ciblés au moyen de drones. Je précise donc : une société d’admiration mutuelle procède à une réciprocité asymétrique bénévolente.

Oserais-je pour finir un commandement nouveau (à moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle traduction possible d’un ancien qui fut probablement formulé initialement en araméen) : “admirez-vous les uns les autres”, et vous vous libèrerez de bien des soucis. Regardez dans l’autre ce qu’il a d’autre (et que vous n’avez donc pas) et admirez-le sans pour autant le désirer pour vous-même, l’envier ou, a fortiori, le jalouser. Il y a chez beaucoup d’entre nous une ou plusieurs choses admirables. Repérons-les et partageons les dans l’amitié. Montaigne ne disait-il pas du jeune et génial La Boétie : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi”.

5 réflexions sur « Vive les sociétés d’admiration mutuelle ! »

  1. Aucun commentaire à ce pourtant brillant article. Soit tout le monde est en vacances, soit les lecteurs ont eu peur de se voir identifiés à la seconde définition de la SAM. Personnellement je revendique la troisième. Tout en étant donc admiratif, je continuerai à me méfier du sentiment d’admiration, étant témoin, y compris chez moi, de la facilité avec laquelle il mue en idolâtrie.

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  2. Analyse intéressante. Je vois la limite d’une « société d’admiration mutuelle » dans le fait qu’il s’agit d’une société (groupe conscient de sa propre existence et habité d’un même animus societatis) et que l’admiration est postulée comme mutuelle (ce qui crée un horizon d’attente fixé sur la réciprocité). J’aime bien l’idée, centrale dans ce post, de l’intérêt porté à autrui sans volonté de dépossession, et dirais (pour poursuivre dans la direction indiquée par le dernier paragraphe du post) que loin de réserver cette attitude à une société (cercle fermé, avec attente/condition de réciprocité), on gagnerait à en étendre la pratique à tout tiers sans condition préalable. Chercher/voir/admirer en tout être la part qui réfléchit un rayon de la lumière originelle (car – c’est la réalité – cette part existe en tout être), sans attendre, avant d’oser l’admiration, d’être sûr qu’il s’agisse d’un être parfait (sinon on reste constamment dans la méfiance, la stigmatisation, à l’affût de la faille – inévitable – qui permettra la disqualification). Aimer/admirer (aussi) ses ennemis, si on veut le traduire en araméen. Il pourrait y avoir, dans cette attitude, une partie de l’antidote que notre époque recherche désespérément, mais confusément, pour « créer du lien », construire des ponts, éviter que le seul point commun entre les gens soit que chacun croie, seul dans son coin, être le seul à avoir raison, éviter que toute réflexion (là où il en existe) tourne en vase clos, paresseusement satisfaite, presque soulagée même, de n’intéresser que ceux qu’elle n’a pas eu besoin de convaincre.

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  3. L’ Émissaire est-elle une société d’admiration mutuelle, ou un regroupement de disciples admiratifs de René GIRARD? Au-delà de la boutade, je pense qu’il y dans cette question, une possibilité de réflexion à l’attention de Jean-Marc BOURDIN, que j’admire sincèrement, comme tous les intervenants sur ce blogue

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