
Rien ne sert de fermer les yeux ! Celui qui observe l’actualité libanaise voit un Liban fiévreux de crises et de haines, chanceler et tituber risquant de tomber à nouveau dans le fossé de la guerre civile. Et parfois une étincelle suffit pour que des conflits fratricides s’emballent et gagnent du terrain. Puis la violence appelle la violence et la mort appelle la mort. Le conflit de tous contre tous et de chacun contre chacun. Du déjà vu ! La répétition du même : des rivalités destructrices enfermant les Libanais dans une cascade de tragédies ; des images déformées, arrangées ou dégradées que nous renvoie un jeu de miroirs démultipliant les effets entre vérité et illusion.
« Et maintenant, ma femme et moi,
nous restons tous deux assis devant le miroir,
et nous regardons sans le quitter une seule minute :
mon nez mange ma joue gauche,
mon menton coupé est tordu,
mais le visage de ma femme est ensorceleur ;
et une passion folle, sauvage m’envahit.
J’éclate d’un rire inhumain, et ma femme
d’une voix à peine perceptible murmure :
« Comme je suis belle ! »
LE MIROIR DEFORMANT
Anton Tchékhov (1884)
Le premier miroir est déformant. C’est le miroir le plus omniprésent : celui des réseaux sociaux, chambre d’écho des « fabriques » de propagande très bien organisées. Animés par l’orgueil et l’ignorance, des « faux égos » en quête frénétique du « like » produisent une avalanche de faux scoops, de « fake news » et d’atteintes à la vie privée. Et comme la vanité ne suffit pas pour faire tourner ces rouages indispensables à la propagation « d’infox », certains diffusent du « fake » en échange de quelques dollars. Ce sont les soldats du clic au sein des armées modernes de l’Internet. Loin de l’argumentation objective et rationnelle, la viralité des « fake news » s’explique par les émotions qu’elles suscitent : le dégoût, la peur et la surprise comme le décrit une étude menée par l’INRIA et l’Université de Columbia. L’opinion suit ! Pas le temps de vérifier. Plus le temps de réfléchir. Il faut répondre rapidement, c’est-à-dire à chaud, sans recul. L’émotion prend alors le pas sur le raisonnement. Ainsi face à son miroir, Narcisse devient expert dans la manipulation des masses profitant des algorithmes qui lui confère une puissance inédite aux répercussions destructrices dans la vie sociale et politique.
Mémoires, miroir brisé
Ces « passés qui ne veulent pas passer »
Ernst Nolte, juin 1986 – Frankfurter Allgemeine Zeitung
Le deuxième miroir est brisé. C’est celui de la mémoire collective. La sortie de la guerre civile devait nécessairement passer par la case de la réconciliation qui met un point final aux violences intestines. Nul ne peut apprendre des erreurs du passé sans connaître son histoire. C’est une condition indispensable pour que le passé passe réellement. Sauf que la dynamique des mises en récit commun qui peut donner sens aux mémoires individuelles et collectives de la guerre civile, n’est même pas enclenchée. Les représentations du passé sont souvent hétérogènes, conflictuelles et contradictoires à bien des égards. La génération qui a vécu la guerre exprime face à son passé une étrange passivité. Son amnésie est bloquante. Peut-être que les survivants de cette guerre sont aujourd’hui déjà morts et préfèrent le rester de peur de revivre de nouvelles souffrances ? Ou bien peut-être repenser cette guerre et la dénoncer reviendrait pour eux à effacer leur raison d’être ? Ou bien encore ont-ils peur de regarder leur image dans le miroir de ce passé ? La jeunesse libanaise a grandi sans mémoire ou plus précisément plongée dans un conflit d’interprétations des récits historiques. Aucun chantier n’a été lancé pour construire une histoire officielle commune. Ces mémoires fragmentées posent le problème identitaire : qui sommes-nous ? L’histoire mythique devient ainsi le maître mot. Comment cette génération peut-elle dans ce cas, se projeter vers un avenir plus serein ?
Guerres intestines et miroir des clones
« Les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient,
ils s’ouvrent sur les enfers. »
Jean COCTEAU, ORPHEE
Mais le miroir le plus effrayant et le plus diabolique est celui de la violence. Les marchands de guerres civiles veulent que l’Autre soit à leur image. Pour imposer le chaos, ils cherchent leur « double », qui est simplement le reflet exact de leur être. René Girard, philosophe et anthropologue de la violence, utilise le mot « double » pour ces individus qui s’imitent réciproquement. Il considère que la « violence a deux faces » et que « les extrêmes se touchent ». La violence pour lui « multiplie les effets de miroir entre les adversaires ». Quels sont ces effets de ce miroir ? Dans les situations de rivalité, les rivaux finissent par se ressembler. Ils sont possédés par une même violence destructrice, parce que chacun imite la violence de l’autre. «Tout les oppose car plus rien ne les sépare ». La similitude est alors à la base de la violence.
Dans le plus sombre surgit un point de lumière, une lueur d’espoir : certains Libanais sont lucides et ne tombent pas dans le piège. Ils n’hésitent pas à briser ce miroir qui risque de les rendre diablement semblables à ceux qui diffusent la culture de la peur et de l’exclusion. Ils ne veulent pas ressembler à ces êtres. Ces Libanais ne ferment pas leurs yeux. Mais surtout, ils ne ferment pas l’œil de leurs cœurs. Ils ne cessent de crier haut et fort que leur diversité est une richesse. Leurs actes continuent à s’inscrire dans la dimension du savoir, de l’être, de la dignité et de la création. Pour sortir de ce cycle du sang, de l’ignorance, des préjugés et des passions, ils s’arment d’éthique comme une clé puissante et essentielle pour débarrasser – définitivement – les Libanais d’un « ennemi intérieur » nommé la peur de l’Autre.
Regina Sneifer est une écrivaine et essayiste libanaise. Dernier ouvrage paru : « Une femme dans la tourmente de la Grande Syrie », Éditions Riveneuve, 2019.
Cet article est initialement publié par l’hebdomadaire en ligne afrique-asie.fr
https://www.afrique-asie.fr/une-nouvelle-guerre-civile-au-liban-le-diable-est-dans-le-miroir/
Il est également publié par Proche-et-Moyen-Orient.ch
A défaut de pouvoir me joindre aux blogueurs qui disent aimer cet article (mon clic est bloqué), je voudrais dire combien j’admire cette métaphore du miroir, si judicieusement déclinée ici sous ses trois aspects : déformant, brisé et infernal. Il s’agit du Liban mais l’analyse a une portée universelle. L’élégance de l’écriture au service d’une pensée forte et juste : notre blogue est honoré d’une telle publication. Merci, Jean-Louis Salasc.
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A l’endroit du péril, le seul sacrifice est un cœur brisé et un esprit broyé, le miroir en miettes renvoie l’image pulvérisée de cet endroit où il ne reste plus rien que l’essentiel:
« Allez, et apprenez ce que signifie: Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices. Car je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. »
Merci Regina de savoir nommer ce point de lumière.
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J’ai publié cela sur la situation en Bolivie. Si cela interesse, je pourrais faire une traduction pour le blog:
http://www.cides.edu.bo/webcides2/index.php/interaccion/noticias-f/396-figuras-de-la-reciprocidad-y-lo-sagrado-en-el-pensamiento-politico-boliviano
Merci de votro considération. Et félicitations pour le blog, j’adore!
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Bonsoir M. Iturralde, merci de votre message. Nous reprendrions avec plaisir votre publication. Compte-tenu de la taille des billets de notre blogue, nous pourrions, si vous en êtes d’accord, publier un résumé de votre publication, avec un lien qui emmène le lecteur vers le texte complet.
Encore merci de votre proposition.
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Merci beaucoup pour votre réponse!
Bien sür que je résumerais le texte au moment de le traduire pour qu’il puisse etre en accord avec les criteres du blog. Je me mettrais en contact avec vous une fois que j’aurais la version traduite et raccourcie.
Encore une fois, merci beaucoup!
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