
Ce jour le 3 octobre, mais en 1990, sortait Les Feux de l’envie, que René Girard avait publié en anglais sous le titre ‘A Theater of Envy’. Ce livre hors du commun présente la théorie mimétique, et propose simultanément une interprétation originale et puissante de l’œuvre de Shakespeare, interprétation précisément fondée sur cette théorie. Pour marquer cet anniversaire, Joël Hillion nous offre un florilège de citations du poète anglais qui illustrent à quel point ce dernier avait saisi les mécanismes que René Girard dévoilera.
René Girard, dès Mensonge romantique et vérité romanesque, reconnaît sa dette envers William Shakespeare. Aurait-il même découvert la théorie mimétique sans lui ? Interrogé dans Quand ces choses commenceront, il a cette confidence : « Chaque fois que je rouvre mon Shakespeare, je ne suis jamais déçu. […] Dans les comédies, c’est le désir mimétique qui marche le plus fort bien sûr, mais, dans les tragédies, Jules César surtout, c’est le mécanisme victimaire et le sacrifice. […] Ne me lancez pas sur Shakespeare, ou vous n’en finirez pas ! » C’est en reconnaissance de ce qu’il doit à Shakespeare qu’il a écrit Les Feux de l’envie.
D’une certaine façon, René Girard a révélé ce que Shakespeare avait déjà conçu et exprimé avec ses mots, son langage poétique. Bien qu’il ait tout compris à la « théorie mimétique », Shakespeare ne pouvait évidemment pas en avoir « fixé » le vocabulaire. Il était poète et dramaturge, pas anthropologue. Des notions comme la « médiation interne », le « désir métaphysique » ou la « méconnaissance » sont présentes dans son œuvre mais les mots qu’il utilise sont différents des nôtres. Il arrive, ce faisant, que ses inventions soient lumineuses.
On ne peut pas lire ou entendre Shakespeare sans croiser, un peu partout, la « théorie des doubles », la « rivalité mimétique », les thèmes du désir et du sacrifice. Dans les seuls Sonnets, on peut trouver un trésor d’expressions parfaitement girardiennes enrichies du génie poétique de Shakespeare. En voici un petit florilège.
Le désir est appelé ‘envy, evermore enlarged’, « une envie toujours croissante » (sonnet 70, vers 12).
Le triangle mimétique est clairement décrit au sonnet 42, vers 6 : ‘Thou dost love her, because thou know’st I love her’, « Tu l’aimes parce que tu sais bien que je l’aime ».
Les phénomènes de substitutions, caractéristiques du désir mimétique, sont reconnus au sonnet 53, vers 1-2 :
‘What is your substance, whereof are you made,
That millions of strange shadows on you tend ?’
« De quelle étrange substance êtes-vous donc fait,
Qu’on voit des millions d’images vous ressembler ? »
Le double bind est clairement identifié (28, 5-6) :
‘And each (though enemies to either’s reign)
Do in consent shake hands to torture me.’
« Chacun à sa façon, bien qu’ennemi de l’autre,
Vient lui donner la main pour me persécuter. »
L’indifférenciation est condensée dans une formule définitive (62, 13) :
‘’Tis thee my self.’
« Mon moi c’est toi. »
Le bouc émissaire, la victime innocente, c’est le jeune homme sacrifié par sa maîtresse (134, 14) :
‘…he pays the whole.’
« …c’est lui qui paie pour tout. »
La méconnaissance est « analysée »avec beaucoup de précision (148, 1-4) :
‘O Me ! What eyes hath love put in my head,
Which have no correspondence with true sight,
Or if they have, where is my judgement fled,
That censures falsely what they see a right ?’
« Pauvre de moi, quels yeux l’amour m’a-t-il donnés
Pour que je sois aveugle à la réalité !
Et s’ils voient juste, où s’est enfui mon jugement
Qui s’interdit de voir et nie toute évidence ? »
Le ressentiment est décrit (88, 11) comme: ‘The injuries that to my self I do’, « Le mal que je me fais ».
Le pharmakon est exprimé lapidairement (119, 9) par l’expression ‘O benefit of ill !’, « Ah, le malheur est bon ! »
Continuons notre petit florilège en sollicitant maintenant diverses pièces.
Brutus s’enferme, il veut avoir raison « tout seul », il lui faut l’aide de Cassius pour qu’il puisse ouvrir les yeux de sa conscience :
Cassius. Since you know you cannot see yourself
So well as by reflection, I, your glass,
Will modestly discover to yourself
That of yourself which you yet know not of.
CASSIUS. ― Puisque vous savez que vous ne vous pouvez pas vous voir
Autrement que dans un reflet, je serai votre miroir,
Et modestement, je vous ferai découvrir
Ce que de vous-même vous ne savez pas encore.
Jules César, I, 2, 67-70.
Double empathie ; le chagrin de Roméo peine Benvolio (son ami, son double) et celle de Benvolio accable Roméo :
Romeo. Why, such is love’s transgression. ―
Griefs of mine own lie heavy in my breast ;
Which thou wilt propagate, to have it press’d
With more of thine : this love, that thou hast shown,
Doth add more grief to too-much of mine own.
ROMÉO. ― Oui, l’amour ne connaît pas de barrières…
Les chagrins qui pèsent sur mon cœur,
Tu vas les augmenter sous le poids
Des tiens : cette affection, que tu manifestes,
Ajoute un chagrin de plus au trop-plein que j’avais déjà.
Roméo et Juliette, I, 1, l. 190-194.
Ulysse et le ‘degree’, dont René Girard a tiré tant de savantes conclusions :
Ulysses. O, when degree is shak’d,
Which is the ladder to all high designs,
Then enterprise is sick. How could communities,
Degrees in schools and brotherhoods in cities,
Paceful commerce from dividable shores,
The primogenitive and due of birth,
Prerogative of age, crowns, sceptres, laurels,
But by degree, stand an authentic place ?
Take but degree away, untune that string,
And, hark, what discord follows ! Each thing meets
In mere oppugnacy…
ULYSSE. ― Que la « bonne échelle » vienne à être bousculée,
Elle qui sert de mesure à tous les grands desseins,
Et toute l’entreprise est malade. Comment les communautés,
Les niveaux dans les écoles, les fraternités dans les villes,
Le commerce pacifique entre différentes rives,
Le droit d’aînesse dû à la naissance,
Les prérogatives de l’âge, les couronnes, les sceptres, les lauriers,
Sans cette mesure, pourraient-ils tenir à leur juste place ?
Écartez-vous d’un degré, désaccordez cette corde,
Et écoutez la cacophonie qui s’ensuit ! Tout, tout à coup,
Est réduit à l’affrontement…
Troïlus et Cressida, I, 3, 101-111.
« L’hypothèse mimétique » :
Timon. Twinn’d brothers of one womb,
Whose procreation, residence, and birth,
Scarce is dividant, touch them with several fortunes ;
The greater scorns the lesser : not nature,
(To whom all sores lay siege) can bear great fortune,
But by contempt of nature.
TIMON. ― Que deux jumeaux nés de la même matrice ―
Dont la conception, la gestation et la naissance
Sont quasi identiques ―, soient touchés par des fortunes différentes,
Et le plus grand méprisera le plus petit : il n’est pas dans notre nature
(Qui est affligée de tous les maux) de jouir d’une grande fortune
Sans mépriser notre semblable.
Timon d’Athènes, IV, 3, 3-8.
Le plus jaloux des deux n’est pas toujours celui qu’on croit :
Iago. I do suspect the lusty Moor
Hath leap’d into my seat ; the thought whereof
Doth like a poisonous mineral gnaw inwards ;
And nothing can, or shall, content my soul,
Till I am even’d with him, wife for wife.
IAGO. ― Je soupçonne fort le luxurieux Maure
De jouir à ma place ; cette pensée,
Comme un poison minéral, me ronge de l’intérieur.
Rien ne peut, rien ne pourra calmer mon âme
Avant que je ne me sois égalé à lui, femme pour femme.
Othello, II, 1, 297-301
Le mimétisme absolu dans sa violence absolue :
Donalbain. The near’ in blood,
The nearerblooby.
DONALBAIN. ― Plus près par le sang,
Plus près de faire couler le sang.
Macbeth, II, 3, 142-143.
Le « contre-modèle » (version ironique du mimétisme) :
Autolycus. I am a poor fellow, sir.
Camillo. Why, be so still ; here’s nobody will steal that from thee.
AUTOLYCUS. ― Je ne suis qu’un pauvre homme, monsieur.
CAMILLO. ― Eh bien, reste-le ! Personne ne te dérobera ton état.
Cymbeline, IV, 4, 634 et s.
Oxymore amoureux :
Miranda. I am a fool,
To weep at what I am glad of. […]
Ferdinand. Wherefore weep you ?
Miranda. At mine unworthiness, that dare not offer
What I desire to give, and much less take
What I shall die to want.
MIRANDA. ― Je suis folle
De pleurer de ce qui me comble de joie.
FERDINAND. ― Qu’est-ce qui vous fait pleurer ?
MIRANDA. ― J’ai honte de n’oser offrir
Ce que je désire donner, et plus encore de prendre
Ce que je meurs d’obtenir.
La Tempête, III, 1, 73-79.
Merci Joêl.
Ne nous est pas dit ici que Joël Hillion ne se contente pas de picorer. Derrière ce florilège qu’il nous offre pour entrer dans les dimensions étroites du blogue se cache un travail considérable d’essayiste. Je me permets, puisque cette information est publique, de vous joindre ici le lien qui conduit à son catalogue. https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=21886
N’hésitez pas à vous y plonger à la suite des « Feux de l’envie ». Le travail de Joël révèle que René Girard n’a pas exagéré la proximité entre Shakespeare et la théorie mimétique. Il a lui-même été obligé de faire une sélection parmi toutes les occurrences possibles pour rester dans la dimension de son essai de 1990. Il aurait pu en faire des tomes ! Joël, lui, s’est donné le temps et l’espace d’être exhaustif et il nous fait bénéficier de ses propres traductions. Si vous voulez vérifier, vous pouvez commencer par son livre sur les Sonnets : il nous les donne tous à lire, à sa manière.
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J’ajoute que le titre de l’article me réjouit !
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