La conscience comme une peau de chagrin

par Joël Hillion

La désinformation, ou ce qu’on appelle « la fabrique du mensonge », est devenue une industrie internationale à gros budget, comme l’a courageusement mis en lumière l’association Forbidden Stories. Cette dernière a dénoncé le consortium Story Killers, basé en Israël, avec des ramifications en Grèce, aux Émirats, en Russie, etc. : cette usine à trolls se vante, moyennant (grosse) finance, de démolir la réputation de quiconque sur la planète, ou de modifier les résultats des élections dans des pays aussi grands que le Kenya.
Dans le fonctionnement de ce système quasi-maffieux, tout est aveugle, occulte, sous les apparences les plus « respectables » qui soient. Les identités fictionnelles des avatars qui « agissent » dans l’ombre paraissent plus vraies que vraies. Mais derrière ce rideau virtuel, opèrent des personnes réelles, évidemment anonymes, ignorant même à qui elles ont affaire sur les réseaux où elles s’exécutent. Et quand on les interroge sur leur conscience, elles déclarent très sereinement qu’elles n’en ont aucune. Comme des tueurs à gage, elles travaillent pour des clients qu’elles ne connaissent pas, dont elles ne veulent pas connaître les motivations ― et pour cause, elles sont particulièrement honteuses ―, elles se contentent de « faire le job » et d’être payées en crypto-monnaie.
La conscience individuelle existe encore, mais collectivement, les consciences ont tendance à reculer, elles cèdent du terrain. Pas seulement les consciences des escrocs, mais aussi celles de tous les petits anonymes autonomes qui sont manipulés par millions par les mêmes escrocs ! Ce sont ces anonymes écervelés qui rendent « virales » les fake news fabriquées par d’autres écervelés. Quand l’individu moderne, centré sur sa bulle, n’a d’autre philosophie que d’écouter ses désirs plus ou moins délirants, et ses pulsions mauvaises, quand il a bien intégré qu’il « ne faut surtout pas culpabiliser », quand son sens de la responsabilité ne dépasse pas celui de ses propres intérêts, nous approchons d’un monde à la conscience zéro, proprement déshumanisé, un monde glacé où les gens, comme les citadins qui marchent dans les rues bondées, avancent les yeux braqués sur leur seul smartphone, insensibles à leur environnement humain. Pourquoi des avatars auraient-ils une conscience ? Comme les petits robots super intelligents que l’on nous fabrique, ils ont une puce électronique à la place de la conscience : ils n’ont ni sensibilité, ni empathie, ni connaissance des autres robots qui les entourent.
Cette conscience « peau de chagrin » participe de l’immense « Crise du désir » (référence à mon essai chez L’Harmattan, 2021) que nous traversons. (1) Elle n’est pas une crise comme les autres, une de plus, elle est la plus grave de toutes. Car faute de conscience, que nous reste-t-il comme système d’alerte pour nous dire que nous avons fait fausse route ?
Caïn repose, désormais, bien confortable dans sa tombe, aucun œil ne le regarde plus. Même l’enfer de Victor Hugo semblait charitable par rapport au monde sans conscience que nous nous préparons.

(1) Essai chroniqué dans ce blogue :

La justice contre la paix ?

par Benoît Hamot

La conférence de Jean-Pierre Dupuy intitulée « La guerre nucléaire qui vient », se concluait sur une idée qui mérite d’être discutée : « L’arme nucléaire a enfoncé un coin entre la paix et la justice ». Cela s’applique en particulier à la guerre qui sévit en Ukraine, où le choix de défendre ce pays injustement agressé conduirait à une montée aux extrêmes, ouvrant à l’éventualité d’une guerre nucléaire, c’est-à-dire à l’anéantissement de toute vie sur la Terre. Dupuy conclut que c’est Volodymyr Zelensky qui pourra alors être tenu pour le déclencheur de cet enchainement catastrophique, et non Vladimir Poutine, puisque le président ukrainien en appelle à la justice contre la « paix russe ». En précisant implicitement que, de son point de vue, l’Ukraine et la Russie sont un seul et même pays, Dupuy renvoie la responsabilité de cette guerre à l’OTAN, ou plus précisément, à sa volonté supposée de s’étendre sur le territoire de l’ex-URSS. Cette organisation étant dirigée de fait par les USA, la guerre en cours reprendrait en fin de compte l’affrontement « classique » entre les deux superpuissances nucléaires.

En outre, l’enchainement mortifère engagé par la simple existence de l’arme nucléaire, et des armes en général, relèverait d’une logique d’auto-extériorisation, ou auto-engendrement, ou auto-transcendance quasiment indépendante de notre volonté : Dupuy rejoint ici Girard au plus près, qui écrit : « Le sacrifice n’est pas, dans son principe, une invention humaine [1]. ». Quelle phrase extraordinaire ! Dupuy emploie plusieurs termes pour décrire ce phénomène, central pour la théorie mimétique, ce qui lui permet d’étendre son emploi au-delà du phénomène religieux, principal dans la théorisation girardienne. Toujours en suivant Dupuy, on peut déduire qu’il n’y a pas de rapport entre un processus auto-transcendantal engendrant, par exemple, le premier dieu à travers une polarisation sur un individu tué puis adoré, et la question de la justice.

On peut alors se demander si la justice est, de son coté,« une invention humaine ». Mais de quelle justice s’agit-il ? De quoi parlons-nous ? En effet, la justice s’est exercée pendant des siècles exclusivement à travers le sacrifice (l’ordalie), et il a fallu attendre le retournement opéré par le jugement de Salomon pour que la justice s’accorde, enfin, avec la recherche de la vérité des faits. Désir de justice et désir de vérité sont désormais indissociables.

Reprenons la question posée par Dupuy : en nous entraînant à choisir la justice au détriment de la paix, Zelensky peut-il être tenu pour responsable d’une montée aux extrêmes menant à la catastrophe nucléaire ? Remplaçons maintenant « justice » par « recherche de la vérité », et nous voyons que la paix qui nous est proposée repose sur l’abandon de la vérité, c’est-à-dire sur le mensonge. Une paix mensongère, nous savons très bien, grâce à René Girard, ce qu’il en est : c’est le système sacrificiel qui préside à toutes les religions. Je suis en effet d’avis, avec Muray, que le judaïsme prophétique et le christianisme ne sont pas des religions, mais constituent une anthropologie, dans le sens d’une recherche de la vérité sur l’homme.

Le choix qui se présente à nous, imposé par ce qui me semble, depuis le début, constituer une troisième guerre mondiale déclenchée par Poutine, dépasse donc très largement la question de savoir si les Ukrainiens sont des Russes ou pas. L’ontologie n’a pas sa place ici, et de toute façon, la violence et l’injustice touchent à peu près également Russes et Ukrainiens, tous ceux qui, dans ce contexte, ont soif de vérité. Ceux qui défendent la paix font alors nécessairement le choix du mensonge. En désignant le président Zelensky comme responsable du désordre, ou du pire, on ne fait que reproduire un mécanisme bien connu. Ce qui est nouveau et assez extraordinaire, c’est que des personnes bien intentionnées puissent être à la manœuvre en s’aidant de la théorie mimétique. Les références au duel, à l’indifférenciation des partenaires, au mimétisme des coups et des intentions (s’emparer du territoire, etc.) se soutiennent en effet notamment du livre « Achever Clausewitz », qui malgré ses grandes qualités, ne suffit pas à rendre compte de la guerre actuelle. Une critique précise et argumentée, a été formulée par Dupuy : la doctrine de la dissuasion nucléaire change la donne en répondant immédiatement à l’attaque par la contre-attaque. Réagir par la défensive est désormais impraticable.

Une critique complémentaire peut être avancée. La volonté d’indifférencier les adversaires, afin de coller au plus près d’une certaine appréhension de l’hypothèse mimétique, suit la logique de la contagion mimétique développée par Clausewitz à partir du duel. Logique que René Girard et Benoît Chantre annoncent vouloir « achever ». L’hypothèse du duel et de la contagion est féconde, mais elle ne tient pas compte de la différence relevée par Carl Schmitt entre l’ennemi intime et l’ennemi politique (inimicus-hostis). L’hypothèse de Clausewitz postule en effet une inimitié première entre des personnes physiques, débouchant à terme sur une guerre totale, ce qui est manifestement inexact dans le cas qui nous occupe. Le déclenchement de la guerre par Poutine relève d’emblée d’un projet totalitaire, englobant des aspects économiques, politiques, religieux. Le projet est en réalité inédit en raison de sa dimension mafieuse, englobant jusqu’au chef de l’Église orthodoxe.

Tout totalitarisme n’a d’autre justification que celle de la pacification, et toute recherche de la paix à tout prix débouche sur la solution sacrificielle ; mais c’est une illusion de paix, fondée sur une résolution victimaire sans cesse à réitérer par la violence de la guerre ou du rituel : cercles vicieux bien connus.

La bifurcation tragique postulée par Dupuy entre la voie de la justice et celle de la paix, peut néanmoins être abordée dans une perspective d’avenir différente. Si la paix était vraiment assurée en renonçant à la justice – que ce choix s’impose à nous sous l’effet du « coin » nucléaire ou pas est somme toute secondaire – on pourrait considérer cette option comme raisonnable. On pense à ceux qui ont subi la guerre dans leur chair, et qui ne veulent pour rien au monde se retrouver confrontés à cette violence. Nous pouvons bien les comprendre, mais rien ne nous dit que Poutine compte s’arrêter là, et que les mouvements de résistance, qui couvent toujours sous la cendre des totalitarismes, ne relanceront pas indéfiniment la guerre.

Toute guerre est une guerre civile si nous sommes tous frères, et lorsqu’il n’est pas permis de se confronter aux autres dans l’arène démocratique, la guerre devient la seule issue. Le totalitarisme ne peut pas subsister sans la présence de l’ennemi, et de la guerre. Ils constituent son carburant, sa raison d’être. Le choix de la justice en tant que recherche de la vérité, c’est-à-dire le choix de l’état de droit, de la démocratie, est en réalité le plus judicieux pour parvenir à une paix durable. Que serait-il advenu si Barack Obama n’avait pas renoncé à intervenir militairement en Syrie, malgré la transgression de cette « ligne rouge » qu’il avait précédemment tracée ? Nous ne le saurons jamais, mais il est probable que Poutine n’aurait pas osé s’engager dans cette funeste aventure. Nous, membres de l’OTAN, américains et européens, avons fait le choix de la lâcheté jusqu’à présent, les Syriens et les Kurdes en savent quelque chose, mais le moment est venu de réagir, parce que la guerre frappe à notre porte.

Bien sûr, retenons tout ce que Dupuy développe brillamment sur le mensonge d’État concernant la prétendue sûreté de la dissuasion nucléaire. Le risque est grand que Poutine fasse usage de ses armes nucléaires si le territoire russe est attaqué. C’est pour cela qu’il ne faut pas entrer dans une spirale mimétique et renvoyer à l’adversaire ce qu’il fait subir aux ukrainiens – aux tchéchènes, aux syriens, aux géorgiens… et aux russes – mais faire valoir ce en quoi nous croyons : en la justice. Et je salue la décision de la Cour Pénale Internationale, officialisée le lendemain de cette conférence, et qui, à la suite d’une enquête minutieuse, lance un mandat d’arrêt à l’encontre de Poutine. Il serait temps que les USA reconnaissent enfin cette juridiction, s’ils veulent rester, ou devenir crédibles aux yeux du monde… On ne peut pas justifier ses actes au nom de la justice tout en cherchant à y échapper soi-même.


[1] Le sacrifice, p.24)

Ukraine, deuxième année

par Jean-Louis Salasc

 Le 24 février 2023 : un an de conflit en Ukraine.

Un récent rapport des services israéliens évalue le nombre de morts à 176 000, de blessés à 278 000 ; il y manque les civils ; ces chiffres regroupent soldats ukrainiens et russes, quelques autres peut-être.  

Pourquoi toutes ces personnes ont-elles perdu la vie ? Parce qu’une fois de plus, les dirigeants du monde sont entrés dans la spirale de la violence réciproque (1). Une fois de plus, ils obéissent à la logique sacrificielle. Une fois de plus, ils ne savent  que verser le sang pour prétendre, qui à la grandeur, qui à la liberté, qui à la justice, qui à la solidarité, qui à un territoire, qui à la démocratie, qui au progrès, etc.

Pourtant, il est un phénomène que René Girard nous a parfaitement révélé : la « montées aux extrêmes » des rivalités mimétiques impose sa propre existence et fait disparaître l’objet qui les a suscitées. Seul n’existe plus que l’affrontement, devenu pour tous une fin en soi. Dimitri Medvedev : « Une puissance nucléaire ne peut être vaincue ». Joe Biden : « Nous ne pouvons pas laisser la Russie gagner ».

Dans cette escalade, chaque camp s’efforce de préserver sa propre cohésion et les dirigeants s’y emploient par la propagande de guerre. Chacun s’enferme dans un dogme fédérateur parfaitement symétrique à celui de l’autre : nous sommes le bien, l’ennemi est le mal ; nous disons la vérité, l’ennemi ment.

De chaque côté, haro sur qui sortira de cette prison mentale : c’est un traître, que les sycophantes auront tôt fait de lyncher, médiatiquement ou d’autre façon. Une pratique qui aide à maintenir les populations dans le confort de l’unanimité belliciste.

La théorie mimétique ne donne aucune « solution » face à l’escalade ; elle donne simplement une chance à chacun de comprendre qu’il s’agit d’un engrenage dont l’issue ne saurait être que le renchérissement de la violence.

J’aimerais témoigner ici de mon admiration pour quelques personnes. Admiration née, non de « l’ensemble de leur œuvre », mais d’un fait précis : elles ont eu le courage de braver cette unanimité belliciste et prendre publiquement position pour un arrêt des combats et la recherche d’une solution diplomatique. Peut-être, cher lecteur de ce blogue, serez-vous tenté, au vu de cette liste, d’y ajouter un ou plusieurs noms, de sorte que, par contagion mimétique, grossisse le nombre de ceux qui appellent à sortir de la boucle des violences réciproques.

Voici d’abord Henry Kissinger. En tant que secrétaire d’état de l’administration Nixon, il a négocié la fin de la guerre du Vietnam ; cela lui valut en 1973 le prix Nobel de la paix, conjointement avec son homologue Le Duc Tho. En décembre 2022, il a appelé à un cessez-le-feu et des négociations, position qui lui coûte des injures voilées (« A 98 ans, on n’a plus toute sa tête », « Il n’a rien compris à ce conflit ») mais position qu’il a réitérée au forum de Davos en janvier dernier.

Poursuivons avec Elon Musk. Il est co-fondateur de Paypal (avec Peter Thiel, ancien étudiant de René Girard et soutien de sa pensée). Il enchaîne avec Space X, Solar City, Tesla. Il met en place un réseau de satellites de communication en orbite basse, Starlink. Il défraie dernièrement la chronique par le rachat de Twitter. Elon Musk ne saurait être considéré comme un agent moscovite : il a financé sur ses propres fonds l’équipement de l’armée ukrainienne en terminaux Starlink lorsque ses infrastructures de communication furent détruites par l’armée russe. En octobre dernier, Elon Musk propose un plan de paix.

Passons à Jeffrey Sachs. Il est économiste, conseiller spécial du secrétaire des Nations Unies et conseiller auprès du pape François. Dans sa jeunesse, il fut un thuriféraire du « Consensus de Washington », c’est-à-dire des potions amères que le FMI inflige aux pays surendettés. Mais il rencontra son chemin de Damas et plaide désormais pour des dispositions soucieuses des personnes. Dès le début, Jeffrey Sachs affirma que ce conflit n’aurait jamais du avoir lieu et il appelle régulièrement à la fin des combats et à des négociations.

Nous avons encore Jürgen Habermas, célèbre philosophe allemand, auteur de L’Ethique de la discussion et Après l’état-nation ? Il a longtemps loué la retenue qu’il percevait dans les paroles et les actes du chancelier Olaf Scholz. Depuis le récent épisode de la fourniture par l’Allemagne de chars lourds à l’Ukraine, il a vigoureusement dénoncé l’escalade en cours et appelle également à une sortie du conflit par des pourparlers.

D’un point de vue politique, cette liste offre un spectre des plus larges, depuis le libertarien Musk  jusqu’au néo-marxiste Habermas ; elle est réfractaire à une lecture partisane. D’ailleurs, coller des étiquettes, c’est « désigner l’ennemi » : c’est donc l’antichambre du mécanisme de la violence réciproque,  dont précisément nous aurions avantage à nous déprendre.

Et dont 176 000 personnes au moins, auraient eu avantage à ce que les dirigeants du monde se déprissent.

(1) Cf. notre article « L’éternel Retour » :

https://emissaire.blog/2022/04/05/leternel-retour/

Conflit Russie-Ukraine : un éclairage sacrificiel par l’Evangile selon St Jean

par Hervé van Baren

La Russie, la Chine, l’Iran, la Syrie, l’Inde : des nations, des peuples, des cultures en crise qui n’ont pas appris à se passer des structures sacrificielles, des mythes fondateurs. On pourrait y ajouter la France, l’Allemagne, les Etats-Unis ; nous ne sommes pas si différents. Lorsqu’une crise interne vient ébranler la confiance du peuple en sa culture, en son identité, menacer la cohésion sociale, brouiller l’avenir, apparaît toujours le phénomène dont nous allons parler dans cet article : la régression sacrificielle.

L’article que Le Monde du 24 février dernier consacre aux relations entre (nombreux) proches de part et d’autre de la ligne de front en Ukraine1 est à cet égard très éclairant. Il témoigne d’un déni tellement fort, de la part des Russes, de la réalité de l’agression que subit l’Ukraine, que l’adhésion sans faille à l’absurde propagande du Kremlin l’emporte largement sur les liens affectifs, amicaux et familiaux, conduisant en retour à la haine envers « les Russes », devenus masse indifférenciée. Le crédit donné à des ridicules tentatives de faire revivre les anciens mythes remplace la foi en la relation. Ce divorce brutal sera sans doute la conséquence la plus durable du conflit, qu’elle qu’en soit l’issue.

C’est le même phénomène que décrit Emmanuel Dubois de Prisque dans son livre : La Chine et ses démons2, terrifiant ouvrage qui nous montre à l’œuvre le phénomène collectif de régression sacrificielle. Aucune analyse des conflits contemporains par la pensée occidentale classique ne permet de découvrir cette dimension invisible, la seule pourtant capable d’expliquer la dérive nationaliste et militariste de grandes nations, de grandes cultures. St Jean nous en donne une description elle aussi terrifiante, quand on veut bien mettre de côté l’interprétation sacrée, au chapitre 6 de son évangile.

Résumons le chapitre. Une foule nombreuse assiste au miracle de la multiplication des pains (v. 1-15). Le parallèle est fait avec la manne céleste donnée au peuple hébreu dans le désert (v. 31-33). Progressivement, le pain donné à profusion cède la place à la chair prise « pour avoir la vie éternelle ». L’interprétation symbolique centrée sur la notion de sacrifice remplace les images de l’Eucharistie par une description sans concession de la tendance humaine à résoudre les crises par le sacrifice d’innocents. On peut lire le chapitre comme une énième annonce de la Passion, mais je pense que Jésus va plus loin dans la révélation de notre violence, sa prophétie est plus universelle encore. Le don gratuit de l’amour, qui prend sa source au ciel et descend sur l’humanité, dérive lentement vers le sacrifice le plus archaïque, le cannibalisme, la volonté de gagner l’immortalité par l’appropriation de la vie même de l’adversaire. Ce que Jean nous montre, ce sont les deux extrêmes de l’échelle sacrificielle, de la fausse transcendance construite sur la violence la plus extrême, jusqu’au don gratuit de l’amour qui en est l’exacte antithèse. Seulement, il ne nous montre pas la lente progression dans l’histoire qui nous éloigne de la première pour nous rapprocher du second ; il nous montre la brutale régression sacrificielle d’une communauté en crise. Jésus nous dit, en substance, qu’aucun verni civilisationnel ne nous protège d’une telle régression, que tout dépend de la gravité de la crise qui met en danger notre survie.

La parabole de Jésus est loin d’être explicite ; le sens sacrificiel se cache derrière des formules ambigües, telles que « vie éternelle », qui apparaît au verset 27, pour revenir à partir du verset 47 en une litanie qui coïncide avec un profond changement de sens, jusqu’à devenir la récompense du massacre d’un innocent. Comme souvent chez Jean, c’est la dynamique du texte qui nous donne la clé d’interprétation, dynamique qui part du miracle d’une résolution par le don de l’amour, pour sombrer lentement vers la solution sacrificielle, avant d’accélérer jusqu’à la finale sanglante et déshumanisante de l’anthropophagie (v. 54-58).

Cette révélation est insupportable aux Juifs (v. 60), d’autant qu’ils se voient, à juste titre, comme les mieux équipés par leur culture pour résister à la tentation de la résolution sacrificielle. En prophétisant la Croix, et pire que la Croix, Jésus prophétise aussi l’effondrement de leur système légal et religieux, de tous les systèmes politiques, légaux et religieux. Folie et scandale que cette prophétie ! On retrouve une des caractéristiques de la Bible : en dévoilant le mécanisme victimaire elle en précipite le déclenchement dans ses formes les plus extrêmes. C’est la définition même de l’Apocalypse, à la fois révélation et catastrophe incommensurable que cette révélation déclenche.

Jean nous éclaire aussi sur la conscience ambiguë que nous avons du phénomène. Les témoins du miracle de la multiplication des pains voient la résolution anti-sacrificielle de la crise à l’œuvre, ils reçoivent un signe (v. 14). Ils sont informés de la possibilité de sortir de la crise par le renoncement aux idoles de ce monde et la confiance inconditionnelle dans l’amour. Seulement, nous dit le texte à plusieurs reprises, ils n’y croient pas. Ce n’est pas de raison qu’il est question, mais de foi. La proposition de Jésus est parfaitement raisonnable et on ne peut plus concrète, elle est même démontrée. « Vous m’avez vu et pourtant vous ne croyez pas » (v. 36). Nous savons tout de l’amour et de son pouvoir de guérison, mais nous ne croyons pas ; voilà résumée la tragédie de notre espèce. A ce manque de foi répond le cri du cœur de Pierre : « Tu as des paroles de vie éternelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu. » (v. 68, 69). C’est le Logos divin qui donne vie ; le sacrifice n’apporte que la mort.

Voilà le véritable enjeu de la guerre en Ukraine, et d’autres à venir, s’il y en a d’autres. Il n’y a pas d’autre sortie possible du conflit que cette conversion radicale à l’amour, au Logos de l’amour, parce que toutes les recettes sacrificielles sont épuisées, à part peut-être le sacrifice total par l’holocauste nucléaire. Alors même que nous connaissons comme jamais les dangers d’une escalade, nous y cédons, comme poussés par une force tragique et incoercible. Nous sommes entraînés malgré nous vers la montée aux extrêmes théorisée par Girard. La raison en est que toutes nos tentatives d’échapper au sacrifice sont sacrificielles. Elles postulent toutes que la seule façon de mettre fin au conflit est de punir le méchant qui en est à l’origine. Le problème n’est pas la régression sacrificielle de la Russie, contre celle-là nous sommes impuissants. Le problème, c’est la nôtre.

Girard l’avait prédit, nous nous dirigeons rapidement vers l’épuisement des solutions sacrificielles, jusqu’à nous retrouver devant le choix ultime : y renoncer ou périr.

1Le Monde, Pour les Ukrainiens, il n’existe plus de « bons Russes ». Par Faustine Vincent, le 24/2/2023

2Emmanuel Dubois de Prisque, La Chine et ses démons, Aux sources du sino-totalitarisme, Odile Jacob, 2022. Voir la recension de ce livre dans  l’article de l’Emissaire : L’histoire et l’actualité de la Chine éclairées par la théorie mimétique, par Jean-Marc Bourdin.

Intelligence Artificielle : la fin des intellectuels ?

par Hervé van Baren

Dans les applications informatiques, quand on a besoin d’une fonctionnalité qui n’est pas présente par défaut, on utilise un script, autrement dit on modifie le logiciel en programmant cette fonctionnalité. On passe du prêt-à-porter à la haute couture, en quelque sorte. L’auteur de la vidéo qui suit (et qu’il n’est pas nécessaire de regarder pour comprendre l’article) voulait régler un problème rencontré lors de l’utilisation de sa boîte mail.

Ne trouvant pas de solution intégrée, il se décida à programmer un script. Il précise ne plus avoir programmé depuis 2015. Plutôt que de se mettre à jour, il lui vint l’idée de demander à une IA (intelligence artificielle) de la dernière génération d’écrire le script pour lui. Sur base de quelques instructions textuelles, ChatGPT (1) lui fournit un code informatique en moins de deux secondes. Il fallut quelques ajustements pour rendre le script opérationnel, mais l’auteur se rendit compte que les erreurs du premier programme traduisaient des imprécisions dans ses instructions.

Les dernières applications d’IA, disponibles gratuitement sur internet, ne révolutionneront pas seulement l’informatique ; elles vont bouleverser le monde. C’est un de ces sauts qualitatifs dont il est impossible d’appréhender tous les effets. Nous venons à peine d’en vivre un : Internet a transformé notre monde au-delà des prévisions les plus optimistes et alarmistes. Internet a ruiné de très nombreuses activités économiques, les agences de voyage, le monde de l’image, les centres commerciaux, l’édition, la poste, etc., tout en créant un nombre considérable de nouvelles opportunités. L’IA semble bien partie pour prendre le relais.

ChatGPT rédige votre devoir ou votre thèse à partir des consignes du professeur, en quelques secondes. ChatGPT écrit une lettre de motivation crédible. ChatGPT crée votre roman, votre article, votre lettre d’amour.

Enfant de la révolution Internet, l’auteur de la vidéo se plaignait de l’immobilisme du monde technologique dans lequel il avait grandi. A présent, il se dit qu’il aurait dû réfléchir à ce qu’il demandait. La rupture technologique majeure est là, et il craint d’être parmi celles et ceux qui seront relégués aux oubliettes du progrès. Tout ce qu’il a appris – écrire et parler correctement, maîtriser la complexité des codes informatiques, faire la promotion de son travail – risque de devenir, en assez peu de temps, parfaitement inutile. Les robots, après avoir remplacé le travail manuel, puis le travail administratif et répétitif, s’attaquent à présent aux dernières chasses gardées de l’humain : la création intellectuelle et artistique (2).

La révolution industrielle nous a sortis de la misère en substituant les machines aux muscles. La révolution informatique a permis d’automatiser la gestion de ce monde mécanisé, forcément plus complexe, en nous libérant de tâches ingrates et abrutissantes (qu’on pense aux « pools dactylos » des films des années cinquante). La révolution Internet a permis le monde global, les échanges instantanés. La révolution de l’IA nous promet un monde dans lequel une grande partie de la production intellectuelle sera générée par des machines. L’intellect, l’érudition, la maîtrise de la belle langue seront démonétisées. Non qu’il deviendra inutile de penser, bien sûr. Ce que j’écrivais il y a quelques temps sur l’IA (3) est toujours valable. L’IA ne fait que brasser de gigantesques bases de données pour imiter ce que d’autres ont déjà fait. L’IA est, fondamentalement, du mimétisme artificiel, et rien d’autre.

Pourtant, ce serait une grave erreur de sous-estimer l’impact de l’IA sur le monde académique et intellectuel. Qu’on m’autorise une analogie avec la programmation informatique. Un programme repose sur un algorithme, une fonction mathématique utilisant les lois de la logique. L’algorithme en lui-même est le résultat d’un acte de pure création, inaccessible à l’IA. Cependant, premièrement, cet acte de création a peut-être (et même sans doute) déjà été réalisé par quelqu’un d’autre, auquel cas l’IA vous dispensera de cet effort intellectuel. Deuxièmement, la part purement algorithmique d’un programme représente généralement quelques lignes perdues dans un logiciel de plusieurs milliers de lignes de code. Tout le reste sert à l’interface homme-machine et à la circulation des données et représente un travail harassant sans réelle originalité.

Il en va de même pour la production intellectuelle. Les idées novatrices, en soi, ne représentent qu’une fraction du travail. Le reste se répartit en rédaction, correction, mise en page ou en image, édition, publication, présentation, promotion. Or c’est ce « tout le reste » qui sera, vraisemblablement dans un futur beaucoup plus proche que nous ne l’imaginons, délégué à la machine.

Il est vraisemblable que le phénomène déjà constaté avec les révolutions précédentes se répétera. La cohorte des intellectuels se retrouvera sans ouvrage (et sans revenus), au profit de quelques petits malins qui auront fait le deuil de l’ancien monde avant les autres, et réalisé le potentiel de cette rupture technologique. Ces entrepreneurs sans scrupules s’octroieront le monopole de la création intellectuelle en proposant les services de l’IA, ou en utilisant l’IA pour automatiser la production intellectuelle de demain. Ils seront les équivalents des GAFAM (4) d’aujourd’hui pour le monde intellectuel, au détriment des acteurs actuels, les écoles, universités, maisons d’édition, chercheurs, auteurs…

Faut-il s’en lamenter ? Faut-il se ruer dans la compétition pour faire partie des heureux élus qui, n’en doutons pas, viendront grossir les rangs des multimilliardaires, au détriment de tous les autres, condamnés à la paupérisation et au désœuvrement ? Si 5 pourcents de la population suffisent à gérer la production matérielle et immatérielle nécessaire à la marche du monde, comment occuper les 95 pourcents qui restent ?

Cette crise n’est pas nouvelle, elle a commencé avec la migration des populations rurales vers les villes, pour faire tourner les usines. Pourtant, jamais nous n’avons anticipé les formes successives qu’elle prendrait, pas plus que nous ne sommes capables d’anticiper les effets de son dernier avatar, l’IA. Il reste à donner sens à la crise, à en transcender les effets nocifs et désespérants.

René Girard, après avoir constaté l’effet disruptif de la révélation biblique sur l’ordre violent du monde, en concluait que pour survivre à l’inexorable montée aux extrêmes qui en découle, il nous fallait renoncer définitivement au mimétisme d’appropriation, au mécanisme sacrificiel, à la violence. Cette profonde conversion se fait par l’introspection, la remise en question, le travail spirituel, la rencontre de l’altérité. Pour cela, il faut dégager du temps, tout comme il a fallu dégager du temps sur les tâches manuelles pour améliorer l’éducation, par exemple. Qu’on me comprenne bien : je ne dis pas que la technologie est salvatrice en soi, je n’ai aucun atome crochu avec les thèses scientistes. Mais en nous libérant de la nécessité de travailler pour vivre, la technologie, si souvent décriée, dégage un espace qui nous permet de nous concentrer sur ce qui nous fait réellement vivre : la relation.

Le monde, on le dit assez, est rempli de misère et d’injustice ; mais nous n’avons pas le temps, occupés comme nous le sommes à des tâches pourtant superfétatoires parce que remplaçables, et de plus en plus, par la machine, ou alors quand nous avons du temps nous le consacrons aux loisirs, dans l’espoir vain que ceux-ci combleront le vide de nos vies. Alors nos anciens pourrissent dans des mouroirs inhumains, nos SDF survivent à l’hiver dans des cartons, nos jeunes, désœuvrés, se tournent vers la délinquance ou se perdent dans le monde virtuel. Le travail nous semblait jusque-là une valeur incontournable et donnait sens à notre vie, mais il n’y en a plus assez pour tout le monde, loin s’en faut. La seule manière de survivre moralement à la fin du travail est de le remplacer par quelque chose d’encore plus noble. Je propose : s’occuper les uns des autres.

(1) ChatGPT est un robot de dialogue gratuit en ligne utilisant les dernières technologies en intelligence artificielle. Il utilise la technologie Open AI.

(2 ) En même temps que ChatGPT apparaissent des applications telles que Dall-E 2 permettant de générer des images artificielles à partir de simples descriptions textuelles du résultat souhaité.

(3) Voir l’article I.A. pour Imitation Artificielle, https://emissaire.blog/2018/09/21/i-a-pour-imitation-artificielle/

(4) GAFAM : acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.

Une précision : ce texte n’a pas été écrit par une IA. Par contre, le texte repris ci-dessous est un dialogue avec ChatGPT.

Exemple de dialogue en temps (quasi) réel avec ChatGPT :

Je précise que cela m’a pris moins d’un quart d’heure pour me connecter au site, créer mon compte individuel et réaliser le dialogue reproduit ci-dessous. Toutes mes excuses pour l’anglais (on pourra traduire automatiquement avec une des IA de traduction disponibles sur le net).

HvB : Do you know René Girard ?

ChatGPT : Yes, René Girard (1923-2015), was a French historian, literary critic, and philosopher, best known for his contributions to the fields of anthropology, literary theory, and cultural studies. He is particularly famous for his theory of mimetic desire, which explains how human beings are driven by a desire to imitate the desires of others, and how this can lead to conflict and violence in human societies.

Girard’s work has been influential in a number of academic fields, including anthropology, sociology, psychology, theology, and philosophy. He has written many books, including « Violence and the Sacred, » « Things Hidden Since the Foundation of the World, » and « I See Satan Fall Like Lightning. » His ideas have been controversial, but they have also generated a great deal of interest and discussion.

HvB: Tell me how the scapegoat mechanism works according to René Girard.

ChatGPT : According to René Girard, the scapegoat mechanism is a way that societies deal with conflicts and violence. The scapegoat mechanism works in the following way:

Mimetic Desire: Human beings are mimetic, which means that we learn our desires by imitating the desires of others. This can lead to competition and conflict when two or more people desire the same thing.

Mimetic Rivalry: When mimetic desire leads to conflict, it can quickly escalate into mimetic rivalry, where the desire for the same thing becomes intensified and more urgent. This can create a dangerous and volatile situation in society.

Scapegoating: In order to resolve the mimetic rivalry and restore social order, the society often chooses a scapegoat – a person or group of people who are blamed for the conflict and punished as a result. The scapegoat is often seen as a source of evil or a threat to the community, and their punishment is believed to restore balance and harmony to the society.

Sacrifice: The punishment of the scapegoat is often a form of sacrifice, where the scapegoat is offered up to a higher power in order to restore peace and order. The punishment of the scapegoat is believed to purge the community of its violent tendencies and restore social cohesion.

Girard argued that the scapegoat mechanism is a recurring pattern in human societies, and that it can have both positive and negative effects. While the scapegoat mechanism can be effective in resolving conflicts and restoring order, it can also be unjust and cruel, and it can perpetuate cycles of violence and scapegoating.

HvB: What’s the condition for the scapegoat mechanism to be effective, i.e. to restore peace?

ChatGPT : According to René Girard, the scapegoat mechanism can be effective in restoring peace and order in a society only if the following conditions are met:

The scapegoat must be guilty: The scapegoat must be perceived as responsible for the conflict or violence that the society is trying to resolve. If the scapegoat is not seen as guilty, then the punishment of the scapegoat will not be effective in restoring peace.

The scapegoat must be innocent: At the same time, the scapegoat must also be perceived as innocent of any other wrongdoing or sin. If the scapegoat is seen as guilty of other sins or crimes, then the punishment of the scapegoat will not be effective in restoring peace.

The punishment of the scapegoat must be collective: The punishment of the scapegoat must be a collective act, carried out by the entire society, in order to restore social cohesion. If the punishment is carried out by a subset of the society, or if it is done in a way that is perceived as unjust or arbitrary, then the scapegoat mechanism will not be effective in restoring peace.

The violence must be contained: The violence that is unleashed during the scapegoating process must be contained and directed towards the scapegoat alone. If the violence spills over to other members of the society, or if it continues after the punishment of the scapegoat, then the scapegoat mechanism will not be effective in restoring peace.

It is important to note that while the scapegoat mechanism can be effective in restoring peace and order in the short term, it does not address the root causes of the conflict or violence. In the long term, the society may need to address the underlying issues that led to the conflict in the first place in order to achieve lasting peace.

HvB : Your second point is not accurate. The victim cannot be recognized as innocent or the mechanism will be ineffective. The whole mechanism is based on ignorance.

ChatGPT : You are correct, I apologize for the mistake. In Girard’s theory of the scapegoat mechanism, the scapegoat is indeed not recognized as innocent, but rather perceived as guilty of some offense or wrongdoing, even if that perception is not based on actual guilt or wrongdoing. The mechanism relies on a collective illusion that the scapegoat is responsible for the society’s problems, and the scapegoat’s punishment is seen as necessary to restore social order.

Therefore, the second condition for the scapegoat mechanism to be effective is actually that the scapegoat must be perceived as guilty, rather than innocent. The scapegoat mechanism relies on a collective delusion that the scapegoat is responsible for the society’s problems, and the scapegoat’s punishment is seen as necessary to restore social order. Thank you for bringing this to my attention and allowing me to clarify.

Conférence de Jean-Pierre Dupuy

« La guerre nucléaire qui vient »

Une conférence de Jean-Pierre Dupuy, le vendredi 17 mars à 20 heures

En quoi la possibilité de la guerre nucléaire confirme ou altère-t-elle les analyses développées par René Girard et Benoît Chantre dans leur livre Achever Clausewitz? Celui-ci met en scène classiquement l’opposition entre l’attaque et la défense et démontre la primauté de cette dernière.

Avec l’arme atomique, on a affaire à trois termes, et non pas deux : la défense, l’attaque, nommée « préemption », et la dissuasion. On démontrera que la défense est mise hors circuit, tant pour des raisons techniques que par le fait que la dissuasion implique que l’on ne se défende pas : on prouve ainsi à l’ennemi qu’on ne l’attaquera pas en premier. On montrera aussi que dans l’histoire de l’ère nucléaire, la préemption l’a emporté sur la dissuasion et que les chefs d’État soviétiques russes et américains n’ont jamais exclu de leurs répertoires d’action la décision de frapper en premier.

On illustrera ces thèses par la question lancinante : si Poutine perd la guerre conventionnelle contre l’Ukraine, aura-t-il recours, contre les puissances de l’OTAN, à ses armes nucléaires tactiques, domaine dans lequel il est de loin le plus fort ?

Jean-Pierre Dupuy est professeur émérite de philosophie politique à l’Ecole Polytechnique de Paris et professeur de science, technologie et société, et de science politique à l’Université de Stanford. Il est membre de l’Académie française des technologies. Il a été le premier président du Comité d’éthique de la Haute Autorité française de sûreté et de sécurité nucléaires.

La conférence de Jean-Pierre Dupuy sera précédée à 19h00 par l’Assemblée mixte 2023 (Générale et extraordinaire) de l’ARM. 

Pour assister à la conférence :

Forum 104
104, rue de Vaugirard – 75006 Paris

ou par visioconférence (modalités dans l’inscription).

>> Inscription à la conférence de Jean-Pierre Dupuy

>> Inscription à l’AG Mixte.

En introduction à cette conférence, à lire et écouter sur le site de l’ARM :

Recherches / Philosophie politique

Voir aussi la récente publication de Jean-Pierre Dupuy aux Editions du Seuil :

 « La guerre qui ne peut pas avoir lieu »

 

« La Conclusion » de Satyajit Ray

par Benoît Hamot

On a parfois reproché à René Girard de reproduire une certaine vision de la femme comme objet du désir. Lecteur des classiques, mais aussi de Freud, les exemples pris à l’appui de ses hypothèses ne lui appartiennent pas ; ce reproche est donc infondé. En contrepoint d’une vision partielle du désir, l’œuvre de Satyajit Ray permet de nourrir la théorie mimétique à travers une approche originale du désir féminin. Elle est inséparable de la volonté des femmes de s’émanciper des conventions et de certaines traditions ancestrales. L’apport au féministe de l’œuvre de Satyajit Ray est d’autant plus bienvenu qu’il provient d’un continent réputé inéquitable, voire cruel à l’égard des femmes.

Le titre du film La maison et le monde est particulièrement explicite d’une problématique féministe globale. Dans La grande ville, une jeune femme assure un revenu à sa famille en travaillant comme vendeuse de machines à tricoter, tout en se confrontant aux conceptions traditionnelles de sa famille qui voudrait la retenir à la maison, puis à son patron faisant preuve d’un abus de pouvoir. Dans La conclusion, une très jeune femme, Mrinmoyee, surnommée Puglee, préfère jouer dehors en compagnie des enfants et grimper aux arbres. Elle est considérée par tous comme insensée, effrontée, elle est aussi marginalisée en raison de la pauvreté de sa famille qui s’est réfugiée là, après avoir tout perdu dans une inondation.

Ce moyen métrage me semble particulièrement intéressant, notamment par la réaction de rejet qu’il a provoquée chez quelques femmes occidentales à qui j’ai pu le montrer. Le réalisme quasiment ethnographique de Ray à propos des usages matrimoniaux dans l’Inde rurale semble avoir subverti, à leurs yeux, l’intelligence du propos et les intentions de son auteur. De façon comparable, un psychanalyste interrogé sur ce qu’il pensait de René Girard me répondit d’un ton sentencieux, sourcils froncés : « Il a un problème avec la violence… ». J’ai dû retenir un éclat de rire. J’aurais pu lui opposer, sur le même ton sérieux : «  Freud a un problème avec le sexe… »

La conclusion décrit le retour au village d’un jeune étudiant en droit, guindé dans ses habits et ses chaussures de ville. Amu commence par s’affaler dans la boue du rivage en descendant de la barque qui le menait sur la rive du fleuve, ce qui provoque les éclats de rire de Puglee qui l’observait de loin, prévoyant le gag. Comme souvent chez Ray, le son précède la vue [1] ; ce rire franc, Amu l’entendra à nouveau peu après, avant de s’enquérir de l’identité de la rieuse. Fils unique d’une mère vivant seule, Amu revient de Calcutta pour passer ses vacances au village. Il époussette ses livres, remet en place un portait de Bonaparte, range sa chambre. Sa mère ne le lâche pas, et lui annonce qu’elle lui a trouvé une épouse et qu’elle a déjà tout arrangé. Malgré ses objections, il se rend dans la maison de la promise. Entouré de prévenances obséquieuses, on lui présente une gamine maussade.

Mrinmoyee, qui l’a suivi discrètement et observe la scène grotesque par la fenêtre, provoque le chaos en lâchant son écureuil familier dans la salle, puis traverse la pièce en coup de vent, bousculant tout sur son passage. Scène comique, où le carcan des conventions et des obligations qui enserre le jeune étudiant vole en éclat, ce qui lui permet de fuir une situation aussi burlesque que gênante. Dans sa fuite, Mrinmoyee a dérobé les souliers d’Amu déposés dans l’entrée. Leurs visages se verront en face à face pour la première fois, alors qu’elle l’oblige à patauger dans la boue, en chaussettes, pour récupérer ses souliers. Le jeune homme est saisi par le visage de la jeune femme.

Pour desserrer l’étau que sa mère a resserré autour de lui, Amu déclare qu’il veut choisir lui-même son épouse, et que son choix est fait : ce sera Mrinmoyee, au grand désespoir de sa mère. Mais elle finit par s’y résigner et arrange ce mariage comme la tradition le recommande, c’est-à-dire sans que personne ne demande son avis à la jeune fille. La nuit de noce ne se passe évidemment pas comme prévu. Le seul couple que Mrinmoyee semble connaître – son père est également absent – se compose d’un voisin, Haran, qui bat régulièrement sa femme, et elle ne veut pas subir ce sort qu’elle croit inévitable. Lorsqu’elle s’adresse à lui pour la première fois, dans la chambre : « Pourquoi m’avoir épousée ? Amu répond : Parce que j’en avais envie. » Et elle lui fait comprendre l’iniquité de la situation, refuse de s’approcher de son mari, finit par s’éclipser pendant son sommeil pour aller passer la nuit dehors, près de son arbre favori, au bord du fleuve. Elle est retrouvée au matin, endormie sur la balançoire qui pend sous une branche de cet arbre majestueux, puis enfermée dans la chambre par la communauté scandalisée des villageois.

On peut évidemment se scandaliser du choix souverain de l’homme et de la contrainte imposée à sa femme. Mais c’est précisément sa liberté de mouvement et l’effronterie dont elle fait preuve qui ont ébloui l’étudiant sérieux et ordonné, oppressé par sa mère et les conventions sociales. Il n’est pas favorable à ce système traditionnel liberticide, et s’il est parvenu pour sa part à imposer sa liberté de choix, elle n’était nullement acquise au départ. Pendant que prisonnière dans la chambre d’Amu, Mrinmoyee se met à jeter avec rage ses livres et ses objets personnels à travers la pièce, il se tient seul au dehors. Il subit la situation à l’écart du groupe, puis finit par la rejoindre : « Pourquoi se venger sur mes livres ? » Puis évoquant la réaction violente qui était sans doute attendue de sa part : « Sais-tu ce que Haran t’aurait fait ? » Il lui prouve ainsi sa différence avec ce mari violent, et reconnaissant l’iniquité de ce mariage non consenti, il lui annonce sa décision de retourner à Calcutta en la laissant chez elle, tout en lui promettant : « Si tu as besoin de moi, écris-moi et je reviendrai ».

Cinq mois difficiles se passent pour la jeune fille. Elle ne sort plus. Sa décision mûrit lentement, les ultimes vestiges de l’enfance disparaissent, comme son écureuil qu’elle a laissé mourir de faim dans sa cage, au dehors. L’animal familier est une victime de substitution – pléonasme notoire – car elle refusait de s’alimenter sans quitter sa chambre, mais c’est l’écureuil qu’elle laisse mourir de faim à sa place. Suite à ce sacrifice, son visage s’éclaire peu à peu, reflet de ses pensées. La conclusion, suite au retour d’Amu et à l’intrusion par surprise de Mrinmoyee dans la chambre, consistera pour les amants, qui se sont acceptés au-delà de toutes les conventions et de toutes les révoltes, à claquer la porte au nez de la mère qui montait un plateau repas pour son fils. Le titre du film désigne ainsi cette seule scène finale.

Cette conclusion si brève – une porte qui claque au nez d’une mère intrusive, et du spectateur qui reste lui aussi devant cette porte close, dernière image du film – mérite qu’on s’y attarde un peu. Si cette histoire est un conte, quelle en serait la morale implicite ou, autrement dit, la conclusion ? Il apparait que de ces deux personnages, c’est elle qui se conduit avec une liberté de mouvement et un plaisir non dissimulé, quand le jeune homme est tristement empêtré dans les conventions et les règles imposées, à l’image de ses souliers bien cirés et de ses études de droit. Cette dissymétrie s’inverse brusquement lorsque le mariage est décidé ; Amu ne prend pas conscience sur le coup de l’inversion des positions initiales. Mais devant les conséquences, son attitude compréhensive le conduit à prendre sur lui toute la responsabilité de la situation, sans accuser personne, et surtout, sans tenir compte de l’humiliation de se voir ainsi publiquement rejeté. Il aurait pu, en effet, soit accuser sa mère et l’oppression exercée par des traditions archaïques, c’est la voie de la révolte contre l’ordre social, soit s’en prendre au contraire à sa femme en raison de ce double affront : le rejeter en tant qu’homme, et jeter ses affaires personnelles, auxquelles il apportait tant de soin et d’attention, c’est la voie de l’application d’un droit de propriétaire et de mâle dominant que l’ordre social lui a concédé.

La dissymétrie entre les positions sociales et hiérarchiques respectives de l’homme et de la femme produit dans un premier temps un effet de balancier qui les éloigne l’un de l’autre, car il est évident qu’un homme a plus de poids sur le plateau de la balance, symbolisant le droit coutumier. Mais la jeune fille prend peu à peu conscience de son attirance pour cet homme, qui est réelle, car sa façon de le suivre et de lui jouer des tours, de se mettre en travers de la voie imposée par la mère du jeune homme trahit visiblement un désir naissant, encore inconscient : ses provocations sont des dénégations. L’attitude respectueuse de son mari, inédite dans le milieu qui est le sien, lui ouvre une porte de sortie hors du refuge provisoire de l’enfance, vers l’âge adulte et l’avenir, et lui permet également d’échapper à la misère de sa condition sociale.

D’une certaine façon, ce moyen métrage reproduit sur un mode légèrement différent la scène du mariage imprévu d’Apu et Aparna [2], où le couple ne se connaissait même pas, et leur amour n’en sera pas moins profond. Nous avons tendance, dans une société portant l’individu et ses choix personnels au pinacle – mais en le condamnant à sa solitude – à négliger le milieu social et ses conventions, sans lesquels nous ne pouvons exister. Nous croyons aveuglément en la spontanéité du désir, croyance qui préside désormais à la formation des couples. Sans faire l’apologie de l’une ou l’autre situation particulière, sans définir un système idéal, Ray nous montre des personnages en prise avec les aspérités du réel : dans une société pauvre, elles s’imposent durement, et ses films ne font qu’envisager quelques voies de contournement et de survie. Le réalisateur se différencie ainsi radicalement du cinéma populaire hindi, c’est-à-dire du kitsch régnant sur « Bollywood ». Il ne boude pas pour autant le pathétique ni la forme classique du conte. Dans ses films, chaque personnage doit trouver son chemin à travers les épreuves de la vie et les contraintes imposées soit par la tradition, notamment en milieu rural, soit par la profusion des modèles-obstacles, notamment en ville : ce qui sera particulièrement montré dans L’adversaire. Chacun doit atteindre le seul but qui mérite d’être poursuivi, qui est d’aimer, mais sans toujours y parvenir [3].

Un prêtre me fit remarquer qu’autrefois, on mariait des couples qui ne se connaissaient pas, ou à peine, en leur indiquant une finalité : parvenir à s’aimer. L’amour est désormais condition première pour décider d’un mariage. La généralisation dans les sociétés libérales du mariage unisexe – dit « mariage pour tous » – n’a pu être acceptée qu’à la faveur de ce profond changement. L’institution du mariage, fondée initialement en vue de protéger les femmes et les enfants en responsabilisant les géniteurs mâles, est devenue une chambre d’enregistrement du sentiment amoureux. Et qui oserait critiquer le mariage d’amour ?

Pourtant, en plaçant au début d’un parcours de vie commune ce qui était un but à atteindre, cet état amoureux initial s’étiole bien souvent avec le temps, et les couples durent de moins en moins. Désormais, le but n’étant plus d’atteindre, mais de conserver l’état amoureux, la perspective se retrouve inversée et devient dès lors peu encourageante. Le chanteur Stromae se pose en interprète de nos interrogations sur l’indifférenciation des sexes et le délitement des couples, qui se rencontrent de plus en plus fréquemment avec l’aide d’algorithmes : ces systèmes de mise en relation occupent la place encore chaude des marieuses. Le dire ne revient pas à s’en moquer, et encore moins à critiquer ceux qui recourent à ce type de réseaux, mais à regretter que les lieux et les usages sociaux disparaissent : le retour en force du terme convivialité témoigne d’une absence et d’un besoin réels.

Satyajit Ray s’intéresse au mariage dans le cadre d’une société indienne en mutation, accédant à l’indépendance et à la démocratie, mais également travaillée par l’influence du christianisme. Plongé dans la mondialisation, l’individu refuse de voir son existence déterminée par la tradition et par son groupe d’origine. Les couples qui explorent, dans les scénarios de Ray, les voies nouvelles qui s’offrent à eux, ne mettent pas en question le mariage dans ses fondements mêmes, comme c’est le cas en Occident, là où la responsabilité de chacun est diluée dans l’aide sociale abondante consentie par l’Etat, car un tel luxe ne leur est pas donné. Mais en fin de compte, entre le conformisme dû à l’absence de choix individuel dans les sociétés traditionnelles et le conformisme d’un désir mimétique exacerbé par la société libérale, l’écart, généralement réputé abyssal par des occidentaux sans doute un peu trop arrogants, pourrait se révéler moins important que prévu.


[1] Lire à ce propos : Charles Tesson, Satyajit Ray, éd. de l’étoile/ cahiers du cinéma, 1992, p.125

[2] Dans Le monde d’Apu, dernier volet de la trilogie d’Apu.

[3] Notamment dans La déesse, La maison et le monde, Tonnerres lointains, Le directeur de la poste…

Pierre Gardeil, un girardien à redécouvrir

par Jean-Louis Salasc

Il s’appelait Pierre Gardeil. Il était fils de cette incroyable terre lot-et-garonnaise. Quelques kilomètres-carrés d’où, en quelques décennies, sont issus Michel Serres, Francis Cabrel, Carmen, alias Béatrice Uria-Monzon, le compositeur Jacques Castérède et le récent prix Nobel de physique, Alain Aspect.

Pierre Gardeil est né à Astaffort, près d’Agen, en 1932. Sa maîtrise en poche, il choisit d’enseigner la philosophie, puis y ajoute les lettres. Après une année à Albi, il devient professeur au Lycée Saint-Jean, à Lectoure dans le Gers. Il y a été élève, il en deviendra directeur. De 1967 à 1986, sous son impulsion, l’établissement acquiert une grande notoriété. Il développe les activités musicales et théâtrales. Pierre Gardeil, passionné de musique, fonde la chorale du lycée. C’est en y chantant que Béatrice Uria-Monzon se découvre la vocation qui fera d’elle l’une des plus grandes sopranos de sa génération.

 Mais Pierre Gardeil est également un écrivain et un théologien. Il publie une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles. Depuis l’évocation de son enfance avec « Mon grand-père avait aussi un grand-père » jusqu’à la théologie exigeante des « Quinze regards sur le corps livré ».

Ce livre fut publié en 1997 ; il était préfacé par René Girard. Car Pierre Gardeil fut et demeure un grand girardien.

Non seulement de conviction, mais aussi de pratique. Car sa découverte de la pensée de Girard est l’œuvre d’un médiateur : en l’occurrence Michel Serres. En 1969, Michel et Pierre firent connaissance, par l’intermédiaire de leurs frères respectifs, Claude et André. Leur amitié fut immédiate, nourrie, outre la philosophie, par leurs passions communes pour le rugby et la musique.

A cette époque, Michel Serres s’efforçait de faire connaître l’œuvre d’un autre de ses amis : René Girard. Pierre Gardeil, bien sûr, ne put échapper à son zèle. C’est en 1972, quand parut « La Violence et le sacré » que Michel Serres parla de René Girard à Pierre Gardeil. Jean-François, l’un des fils de Pierre, se souvient précisément de Michel Serres déclarant solennellement : « Pierre, tu vas devenir girardien ! »

Ce qui advint. Comme pour beaucoup, la découverte de la théorie mimétique, d’ailleurs encore en gestation, constitua un véritable choc intellectuel. Et ce choc poussa Pierre Gardeil à écrire lui-même.

Cette épisode illustre le mimétisme dans ce qu’il a de positif et de meilleur. Car Pierre Gardeil n’est pas un répétiteur de la vision girardienne. Sa rencontre avec Girard a fécondé sa pensée propre.

Pour preuve, ses « Quinze regards sur le corps livré ». Pierre Gardeil y approfondit la question du sens de l’eucharistie, terrain sur lequel René Girard  ne s’était pas engagé.

Les trois premiers chapitres de ce livre présentent la théorie mimétique de façon étonnante. La plupart du temps, pour ne pas dire toujours, les exposés de la vision girardienne commencent par le mimétisme, puis passent au désir mimétique, aux rivalités, et parviennent enfin à la théorie du bouc émissaire.

Pierre Gardeil s’y prend différemment. Il commence par le sacrificiel, et le mot « mimétisme » n’apparaît sous sa plume qu’au bout de quarante-six pages d’explication de l’anthropologie girardienne. Pourtant, c’est bien Girard. Tout Girard, mais pas seulement Girard.

Après les chapitres de présentation de la théorie mimétique, Pierre Gardeil soutient sa propre thèse relative à l’eucharistie ; il y fait preuve d’une impressionnante rigueur intellectuelle. Il constate d’abord que ce sacrement constitue un « angle mort » de la théologie, parfois même source de mésinterprétation (« … et de son Père apaiser le courroux »). Il rappelle ensuite la lecture girardienne de la Passion,  révélatrice de la fausseté fondamentale du mécanisme sacrificiel. Mais une fois déconstruit ce mécanisme, où trouver l’espérance ? Et c’est là que Pierre Gardeil va plus loin que Girard. Quand ce dernier en appelle à une décision unanime de ralliement à la non-violence, Pierre Gardeil voit le chemin de l’amour dans l’eucharistie. La Cène et la Croix sont indissociables, car Jésus ne meurt pas pour Dieu, mais pour les hommes ; l’eucharistie renouvelle le lien entre les fidèles et Jésus, lien qui donne force contre la séparation, la séparation où réside le péché. Il retrouve ainsi Jean-Paul II : « Le mystère redoutable de l’amour, dans lequel la création est renouvelée ».

Pierre Gardeil propose ensuite quelques chapitres dans lesquels il détecte en sous-jacent, dans diverses œuvres, sa vision de l’eucharistie, soit comme contre-exemple, soit comme matrice : un roman d’Ismaël Kadaré, un poème de Baudelaire, un passage de Proust, un film de Fellini, des nouvelles de Pierre Klossowski.

Et il termine son livre par une scène théâtrale : des anges et un personnage, à découvrir, évoquent deux épisodes de la vie d’Isaac. D’abord celui de ses doutes quant à l’amour de Rébecca, puis la scène du sacrifice évité. Extraordinaire chapitre final, dans lequel Pierre Gardeil réalise le tour de force de récapituler la théorie mimétique en même temps qu’il dévoile une clef de compréhension de la Passion et du sens de l’eucharistie. Dans un style concis et plein de grâce.

Car Pierre Gardeil écrit de façon très heureuse. Il a le sens de la formule : « Le sacré est l’avatar bénéfique de la méchanceté humaine » ou encore « La science ne produit pas le sens, elle ne produit que le pouvoir ». Citons encore : « … celui de notre sommeil, à un jet de pierre de Jésus accablé, lui-même à des années-ténèbres des trois apôtres, en qui nous reconnaissons si bien notre torpeur ».

Quant au mimétisme lui-même, il le résume en une phrase vertigineuse :  « Mimétisme : le désir prend pour objet le miroir de soi-même et le jeu mortel installe dans sa solitude le sujet « mis en abîme », à jamais incapable de comprendre l’autre qu’il se condamne à ne pas voir ».

Mais, mieux que ces commentaires, il faut lire la préface de René Girard, élogieuse et profonde, et entrer dans ces « Quinze regards sur un corps livré ».

Pierre Gardeil s’éteignit le 14 septembre 2010 à Agen. Lors de ses obsèques, Michel Serres prononça un éloge dont voici quelques extraits :

(…)

« Pierre, tu fus aussi, tu fus surtout un homme d’œuvre : une dizaine de livres magnifiques resteront pour témoigner longtemps parmi nous de tes talents de conteur fascinant et de théologien subtil. Ton ouvrage ultime, où éclate ton génie, te parvint, fraîchement imprimé, sur ton dernier lit de souffrance.

 (…)

​Ta voix joviale, ton éloquence nombreuse, ta langue d’oc sonore, ta générosité gasconne m’avaient rendu le monde meilleur, plus dense, plus solide, réel. Ta culture d’excellence ne planait pas dans des brumes abstraites, mais s’enracinait dans notre sol commun.

(…)

 Adishatz, Pierre, adieu, comme on dit ici, sans y penser. À Dieu. »

Le site consacré à Pierre Gardeil donne une foule de renseignements et propose des enregistrements audio et vidéo de conférences données par Pierre Gardeil. Lien vers le site :

https://www.pierregardeil.fr/

Quelques-uns de ses ouvrages :

« Quinze regards sur le corps livré », préface de René Girard, Ad Solem, 1997

« Alors, le bon Dieu, c’est fini ? », Ad Solem, 1999

« Mon livre de  lectures », Ad Solem, 2001

« Le levain de village », préface de Michel Serres, Kephas, 2008

« Mon grand-père avait aussi un grand-père », Dialogues, 2010

Terminus Malaussène, dixit Pennac

par Jean-Marc Bourdin

En mars 2017, le blogue avait consacré au précédent et pénultième roman de la saga Malaussène un billet intitulé “Le cas Pennac”, allusion au titre du roman : Le cas Malaussène (https://emissaire.blog/2017/03/24/le-cas-pennac/). Vieux désormais de près de six ans, ce billet est à ce jour celui qui compte le plus de vues, dépassant les 1 730 ; il conserve une avance confortable sur ses suivants, bénéficiant probablement de la longue attente suscitée par la promesse d’une suite et d’une fin à la saga. Avec Terminus Malaussène, huitième opus de la série, les fans de Daniel Pennac ont probablement accès aux deux, quoique les retournements de situation et les suspensions dans le vide ne soient pas rares dans cette saga qui dure depuis près de 40 ans.

Rappelons aux lecteurs paresseux, qui ne connaissent pas l’œuvre de Pennac et ont la flemme, légitime, de cliquer sur le lien renvoyant à notre premier billet, que Benjamin Malaussène exerce dans divers cadres la profession de bouc émissaire. C’est naturellement une aberration logique au regard de la théorie mimétique pour laquelle la méconnaissance est la clé du succès du mécanisme, y compris de la part de la victime. Mais l’humour n’est jamais loin avec Pennac. Il avait dès l’origine signalé honnêtement sa dette à René Girard en mettant en exergue du premier roman de la série, Au bonheur des ogres paru en 1985, une citation du Bouc émissaire, essai paru trois ans plus tôt. D’une manière ironique, René Girard avait en quelque sorte annoncé la fin du roman, après que Dostoïevski et Proust en avaient achevé la mission, à savoir dévoiler les mécanismes du désir mimétique, ses affres et la possibilité d’une conversion rédemptrice qu’elle offrait aux auteurs géniaux ; il se trouvait à l’origine d’une nouvelle manière de créer des fictions. Pennac inscrit son œuvre dans un horizon post-girardien donc celle-ci ne relève pas d’une critique girardienne. Me voilà bien piégé : que dire alors quand on a envie d’en parler quand même ici ?

Le personnage central de la saga se prénomme Benjamin. Il est tout à fait possible que ce choix de Pennac ne soit pas étranger à l’histoire de Joseph et de ses frères dans la Genèse, premier texte où apparaît un bouc émissaire consciemment désigné et factice à la fois, justement le petit frère de Joseph appelé… Benjamin. Girard en donne une interprétation impressionnante dans Des choses cachées depuis la fondation du monde. Fils de Jacob, Joseph est d’abord le bouc émissaire de ses demi-frères, jaloux en raison de la préférence de leur père et de la prééminence que ses rêves, dont il leur fait part, semble lui accorder, lui le pénultième. Après de multiples péripéties où il lui est arrivé de se trouver en position d’accusé innocent, mais aussi à la suite desquelles il devient l’homme de confiance de Pharaon, Joseph, que ses frères croient à jamais disparu, crée une situation où le dernier né de la fratrie, Benjamin, est pris en otage après avoir été accusé d’un délit qu’il n’a pas commis, jusqu’à ce que Juda, leur aîné, se propose de prendre sa place pour le sauver. Ce qui déclenche reconnaissance, pardon et réconciliation entre tous les frères.

Quant au patronyme de Malaussène, un lacanien le décomposerait peut-être en Mal-hausse-haine. Benjamin a en fait pour mission de détourner et désamorcer la colère en l’absorbant par sa seule présence et sa reconnaissance de (fausse) culpabilité.

Après l’étymologie, tentons une deuxième remarque. Une fois encore, Pennac privilégie une intrigue policière. Au passage, il peut être remarqué que le roman policier est cet objet littéraire où l’on suspecte et l’on accuse à tort, mais dont le dénouement met fin à ces fausses accusations : ce n’est pas l’innocent, mais bien le coupable qui est mis hors d’état de nuire. Le roman policier est au mythe ce que l’État de droit est aux religions archaïques : la culpabilité n’y est plus décidée par la foule unanime contre n’importe quel innocent qu’elle met à mort, mais par un enquêteur qui disculpe les innocents que tout accuse et inculpe le meurtrier qui semblait être en mesure d’échapper à la vérité de sa faute.

Le roman policier est bien un genre littéraire contemporain qui a intégré le souci de justice à garantir aux innocents et aux victimes. Il est une possibilité fictionnelle d’après Dostoïevski et Proust. Même si les chronologies se chevauchent quelque peu : il naît au XIXe siècle au moment où Stendhal et Flaubert font avancer la compréhension du désir mimétique. Mais il n’est pas abusif de dire que le polar ne prend son essor qu’au XXe siècle pour en devenir le genre majeur (et au XXIe siècle, il devient le canevas-type des séries télévisuelles). Comme si après avoir traité avec succès du désir mimétique, le roman s’attaquait à la question des victimes et des innocents, en suivant au demeurant l’ordre de la recherche girardienne : d’abord Mensonge romantique et vérité romanesque puis La violence et le sacré. En 1983, le colloque de Cerisy-la-Salle autour de René Girard fut intitulé Violence et vérité, soit le synopsis a minima de tout polar. Ce n’est pas un hasard si notre ami Thierry Berlanda recourait souvent à cette forme d’intrigue, y compris pour encapsuler ses méditations philosophiques.

Dans le dernier épisode de la saga Malaussène, il est plus question de vérité et de mensonge que de bouc émissaire, rebroussant en quelque sorte le chemin girardien : par exemple, le passage au milieu du roman où l’analyse des styles, par la famille Malaussène au grand complet, de suspects dont nous, lecteurs, savons qu’ils sont coupables, permet de décrypter leurs mensonges et s’approcher par recoupements de la vérité de la situation. Le tout sous la férule de Verdun, magistrate et jeune sœur de Benjamin en charge de l’instruction judiciaire de l’affaire. Pennac nous dit que le style ne ment pas. Pennac nous propose ainsi une variation contemporaine sur la vérité romanesque. Girard croit au style comme le révèle les deux chapitres qu’il consacre à des “problèmes de technique” chez les auteurs dont il analyse l’œuvre dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Et il est réputé pour être un lecteur exceptionnel, capable de rendre évident le sens d’un texte jusqu’alors caché. Il sait faire dire la vérité de la dissimulation aux mensonges. C’est d’ailleurs avec cette méthode qu’il lit les mythes. Il est à l’écoute de la “voix méconnue du réel”. Il en va de même chez nos enquêteurs de la tribu Malaussène.

Pennac nous dit qu’en littérature, le style est révélateur de la véracité ou de la fausseté du propos. Par parenthèses, son propre style donne à son récit un rythme inimitable et jubilatoire. Dans son roman, les meilleurs dissimulateurs, les jeunes sbires formés à l’exercice de la dénégation par Pépère, leur mentor et héros central de ce huitième tome, trahissent par leur discours ce qu’ils entendent cacher aux enquêteurs. Pépère, chef de bande et formateur de nombreux jeunes délinquants, pratiquant pour la plupart de petits délits difficilement repérables, mais aussi entraîné au crime qu’ils commettent autant qu’il est nécessaire à la pérennité de leurs activités, n’est-il pas un avatar de l’auteur, grand ordonnateur de son récit, éducateur de ses personnages, mais qui finit par voir les événements lui échapper ? Cependant, le démantèlement de la bande passera par un mensonge mis au service d’une vérité que l’institution judiciaire entend occulter. Chez Pennac, le retournement est permanent : la justice peut passer par le mensonge, nécessité faisant loi… 

Le mensonge de la fiction ne nous est au demeurant pas caché dans le roman, où les criminels et délinquants sont mieux connus par les lecteurs qui les voient évoluer que par les enquêteurs qui doivent les découvrir. Nous ne sommes pas ici chez Agatha Christie ou Arthur Conan Doyle. Le roman policier n’est plus une devinette. Il est un théâtre où se produisent et interagissent les serviteurs du mensonge et du crime ainsi que ceux de la vérité et de la justice, ce qui n’interdit pas naturellement que certains acteurs opèrent dans des zones grises et se trouvent là où la distribution initiale des rôles ne les avait pas placés.

Pennac ne croit sans doute pas aveuglément en la justice de son pays et fait douter du ministère de la justice, d’un procureur ou d’un commissaire divisionnaire aussi ambitieux que ridicule.

Il y a bien un écrivain parmi les personnages du livre, Alceste, déjà au cœur de l’épisode précédent. Comme chez Molière, ce misanthrope est aussi exaspérant que touchant dans sa quête de la vérité. Mais il est pris dans l’intrigue plus qu’il ne la fait avancer : après avoir publié dans le tome précédent de la saga sur le mode de l’autofiction, Ils m’on menti, genre qui n’a manifestement pas les faveurs de Pennac, il écrit dans Terminus Malaussène sous le titre de Leur très grande faute dans un genre que son éditrice qualifie péjorativement de réalisme magique. Peut-être faudrait-il d’ailleurs parler de réalisme fictionnel, oxymore qui sonne comme un programme pour la littérature en devenir du XXIe siècle. Car ce récit présenté comme une fiction est une enquête enchevêtrée avec l’affaire policière dans laquelle la tribu Malaussène est empêtrée et qu’elle doit dénouer. Une figure à la Mauritius Escher.

Et c’est bien là que se trouve le mérite de l’œuvre de Pennac : ses personnages sont pris par un maelström d’évènements qui ne laisse plus guère de place au désir suggéré et à la révélation de son mécanisme. Seul Pépère semble être maître ès suggestions sans pour autant d’ailleurs être toujours maître du jeu. Tous les autres personnages suivent le mouvement haletant du récit.

Sans rien divulgâcher, je vous laisse au plaisir de lire à votre tour Terminus Malaussène.

Masochisme occidental et révélation de la violence

« Maggie Wall fut ici brûlée comme sorcière en 1657 »

par Hervé van Baren

« Entre 1563 et 1727, plus de 2 500 personnes, essentiellement des femmes, furent accusées de sorcellerie et exécutées en Ecosse. Des historiens, des associations, mais aussi le gouvernement, s’emploient à dénoncer ces injustices »(1)

L’article du Monde daté du 23 décembre dernier et intitulé « En mémoire des sorcières d’Ecosse » aborde le mouvement de réhabilitation des « sorcières » écossaises condamnées à mort du XVIème au XVIIIème siècle.

Je ne m’étendrai pas sur le phénomène de chasse aux sorcières. Je renvoie le lecteur à l’analyse par Girard des textes de persécution dans « Le bouc émissaire » (2). L’article n’attache pas énormément d’importance à la situation socio-politique de l’Ecosse de l’époque mais suggère tout de même des situations de crise, soit à l’échelle du pays – le remplacement du catholicisme par l’anglicanisme et le calvinisme – soit à l’échelle locale – comme dans le cas de la ville de Forfar, où les persécutions suivirent de près l’invasion de l’Ecosse par Cromwell.

Dans cet article, je limiterai mon analyse au phénomène récent de rétablissement de la vérité. Porté par quelques passionnés, épris de justice et d’histoire, le mouvement de réhabilitation des victimes de procès en sorcellerie connaît un succès à la fois populaire et politique. Ce travail de mémoire rencontre peu d’opposition. Serait-ce un effet tardif des Lumières, qui ont permis de mettre un terme aux persécutions ?

Girard propose une autre explication. La reconnaissance des victimes est une conséquence du christianisme, et en particulier de la Croix, qui expose le mécanisme sacrificiel et la dissimulation qui le soutient. Girard note la dérive perverse de ce fait anthropologique majeur. L’histoire se caractérise en général par le mépris pour les victimes, alors que dans le monde occidental contemporain, il est intéressant de se présenter comme victime de persécutions pour, ironiquement, accuser l’autre, lui faire violence.

Girard note une autre dérive du message chrétien. L’Occident innove en se complaisant dans l’autocritique, l’autoaccusation, tout en instituant un nouvel interdit, la critique des sociétés jadis considérées comme inférieures, à qui tout est pardonné.

Jean-Louis Salasc y faisait allusion dans son intervention lors de la récente conférence consacrée au livre d’Emmanuel Dubois de Prisque, La Chine et ses démons (3). Nous sommes envieux de la belle assurance de l’Empire du Milieu, alors que nous-autres occidentaux nageons dans le doute, que nous semblons avoir perdu toute confiance en nous-mêmes. C’est oublier, comme le rappelle opportunément Dubois de Prisque, le totalitarisme aux forts relents sacrificiels qui imprègne la culture chinoise. Ce masochisme occidental, que Girard avait parfaitement analysé, est intimement lié au phénomène de dévoilement de la violence sacrificielle.

Or ce basculement d’une virile assurance, qui autorise la violence, vers la culpabilité, la honte, voire la haine de soi (sentiments portés à leur paroxysme par des mouvements progressistes tels que la Cancel Culture, qui voudraient bannir de l’espace public toute référence à notre passé sacrificiel), ce basculement est parfaitement prophétisé par la Bible, et correspond toujours à ce qu’on appelle communément une révélation. Qu’on pense à David, dont les remords sincères suivent de peu la révélation de sa violence par la ruse de Nathan (2 Samuel 11 – 12) :

« David dit alors à Natan : « J’ai péché contre le SEIGNEUR. » » (2 Samuel 12, 13)

On a dans la suite du récit un bel exemple d’une authentique conversion dissimulée par un discours sacré : par l’intermédiaire du prophète, la voix divine nous assourdit de sa logique rétributive.

« Natan dit à David : « Le SEIGNEUR, de son côté, a passé sur ton péché. Tu ne mourras pas. Mais, puisque, dans cette affaire, tu as gravement outragé le SEIGNEUR – ou plutôt, ses ennemis –, le fils qui t’est né, lui, mourra. » » (2 Samuel 12, 14)

C’est le genre de discours qui nous est devenu parfaitement inaudible, là encore par suite d’une compréhension toujours plus profonde des mécanismes de la violence.

Il n’y a pas de résolution anti-sacrificielle apparente dans le texte, mais pour y accéder il suffit de réfléchir un peu et de se souvenir que la Bible nous apporte souvent ses révélations par le non-dit. Selon les mœurs de l’époque, David avait plusieurs femmes (la Bible en mentionne huit) et de nombreuses concubines. Il a probablement eu des dizaines d’enfants. Etant donné les conditions sanitaires de l’époque, il est très vraisemblable qu’un certain nombre de ces enfants soient morts en bas-âge. Or nulle part il ne nous est parlé de ces morts, ni d’un quelconque deuil ou sentiment de tristesse de la part de David. Pour le roi, c’était dans l’ordre des choses. Avec l’enfant de Bethsabée, il en va autrement :

« Le SEIGNEUR frappa l’enfant que la femme d’Urie avait enfanté à David, et il tomba malade. David eut recours à Dieu pour le petit. Il se mit à jeûner et, quand il rentrait chez lui pour la nuit, il couchait par terre. Les anciens de sa maison insistèrent auprès de lui pour le relever, mais il refusa et ne prit avec eux aucune nourriture. Le septième jour, l’enfant mourut. » (2 Samuel 12, 15 – 18)

Le langage sacré de la rétribution divine masque l’événement significatif que le texte rapporte. David semble guéri de son arrogance, il retrouve la voie du cœur. Le texte nous dit aussi qu’il va consoler Bethsabée de la perte de leur fils. Le deuil anticipé de l’enfant est aussi le deuil de l’ancien David, le roi magnifique et adulé, mais aussi insensible et brutal. La révélation de sa violence l’amène à un autre niveau de conscience, à travers une crise, comme il se doit. La mort de l’enfant est une métaphore de la mort de David dans sa condition d’aveugle, d’homme violent ; elle permet la naissance d’un autre fils, conçu avec Bethsabée. Un certain Salomon.

Nous vivons le même phénomène. La découverte de notre violence est vécue dans la honte et le dégoût de soi. Isaïe, qui ne fait jamais rien d’autre que nous décrire ce genre de crise, le prophétisait :

« Ils devront plier, les humains, l’homme sera abaissé, les orgueilleux devront baisser les yeux. » (Isaïe 5, 15)

« Voici que je t’ai épuré – non pas dans l’argent en fusion –je t’ai affiné dans le creuset de l’humiliation. » (Isaïe 48, 10)

Cette expérience collective, Isaïe peut la prédire parce qu’il l’a lui-même vécue. Immédiatement après sa révélation intime, sa rencontre avec Dieu dans le Saint des Saints, il s’écrie :

« Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le roi, le SEIGNEUR de l’univers. » (Isaïe 6, 5)

Il est significatif que cette humiliation de nous reconnaître persécuteurs s’accompagne, depuis quelques temps, et malgré la sécularisation de notre monde, d’un rite devenu presque incontournable : la demande de pardon.

C’est ce phénomène de révélation en travail, pour la première fois dans l’histoire humaine à ce niveau de collectivité, qui explique principalement le masochisme occidental. Il explique aussi l’état dépressif de pays comme la France et l’Angleterre, accablés par l’exposition des horreurs de leur passé colonial, ou l’Allemagne, qui n’en finit pas d’expier la brutale régression sacrificielle qu’était le nazisme. Ce n’est un signe ni de faiblesse ni de décadence ; c’est notre passage collectif dans un autre état d’humanité, ce sont les signes de notre renoncement au sacrifice. C’est l’accomplissement des antiques prophéties bibliques, qui toutes nous promettent l’avènement d’une humanité nouvelle par le passage d’une redoutable épreuve. Nous entendons encore trop souvent dans l’expression « jugement dernier » l’action colérique d’un Dieu rétributif, qui détruirait sa Création pour nous punir ; le Jugement n’est que celui de notre conscience retrouvée, et il est dernier seulement dans le sens qu’après, nous n’aurons plus besoin de jugement divin.

(1) En mémoire des sorcières d’Ecosse par Cécile Ducourtieux, Le Monde du 23/12/2022,  bvhttps://journal.lemonde.fr/data/2584/reader/reader.html?t=1671796237031#!preferred/0/package/2584/pub/3623/page/22/alb/152554

(2) René Girard, Le bouc émissaire, Le livre de poche, biblio essais, 1986.

(3) Conférence de l’ARM donnée le 17 décembre dernier. La vidéo de la conférence sera prochainement disponible.

Tous les extraits bibliques proviennent de la TOB.

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