Violence et non-violence dans les arts martiaux

par Didier Olivry

Didier OLIVRY est Renshi 7ème dan de kendo, 5ème dan d’iaïdo, 2ème dan de jodo et ceinture marron de judo. Il est aussi l’auteur de « Des arts martiaux – Quatre explorations inspirées par Edgar MORIN, René GIRARD, François JULLIEN et Yoshi OÏDA », L’Harmattan, Paris, 2022. Le présent article fait de nombreuses références à cet ouvrage, en particulier au chapitre : « Deuxième exploration en compagnie de René GIRARD – La violences des arts martiaux est-elle une violence comme les autres ?« 

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La violence interindividuelle n’est pas une matière aisée à traiter. Deux siècles d’humanisme, relayant le discours rousseauiste (L’Homme est bon par nature…), ont presque réussi à évacuer de la conscience que cette violence interindividuelle reste une composante essentielle de la vie en société. Et puis, la violence, c’est toujours celle des autres. Il nous est difficile d’admettre que, pourtant, nous sommes tous capables (coupables ?) de violence ; mieux, lorsque nous avons des accès de violence, c’est toujours de la faute des autres, bien entendu ; ou encore, quand nous sommes violents de nous-mêmes, c’est toujours pour une bonne cause.

Un minimum d’honnêteté nous amènerait cependant à reconnaître que chacun d’entre nous entretient en permanence un fonds de violence multiforme, capable de s’exercer à la première occasion : en famille, au travail, en voiture, sur un terrain de sport, dans une file d’attente… selon toute une gamme très raffinée d’attitudes et de comportements, depuis l’indifférence affichée et l’incivilité ordinaire jusqu’au meurtre commis froidement ou dans un état de démence, en passant par les violences verbales, psychologiques, sexuelles, économiques… Ainsi devons-nous admettre que nous sommes continuellement partie à des conflits interindividuels, vers lesquels il semble que nous soyons insidieusement mais inéluctablement entraînés. Insidieusement, car le conflit peut naître n’importe quand : l’envie, la jalousie, le ressentiment s’installent et viennent rapidement à bout des meilleurs sentiments, déclenchant la colère, la haine ou la violence verbale ou physique. Ainsi, inéluctablement, les conflits s’enclenchent-ils; jusqu’à leur apaisement, leur épuisement, parfois même leur résolution. Avant de renaître plus tard, autrement.

Il est un domaine, les arts martiaux japonais [1], qui est fait d’un aller-retour constant entre l’exercice de la violence la plus rude et le respect des adversaires/partenaires dans le cadre d’une éthique, le Bushidô (La Voie du Combattant) et des rites veillant scrupuleusement aux rapports pacifiques entre pratiquants. De manière généralement inconsciente mais réelle, ces arts du Duel sont ainsi pétris de violence et de sacré. On entre généralement en arts martiaux avec l’objectif de se défendre, pour maîtriser la violence des autres. Mais, autant qu’une école de maîtrise de la violence, les arts martiaux sont une école de violence. On ne peut contenir la violence des autres et sa propre violence sans faire l’apprentissage de son renforcement. Il ne s’agit d’ailleurs pas que d’une violence apprise. La maîtrise de la violence ne peut naître, se développer, se perfectionner, on ne peut en percer les secrets, sans un certain attrait pour elle. Attrait partagé en France par plus d’un million de licenciés, soit la moitié du football, au même niveau que le tennis, quatre fois celui de l’athlétisme. Quels sont les mécanismes d’apprentissage/maîtrise de la violence dans les arts martiaux ? L’architecture conceptuelle de René GIRARD offre une aide précieuse pour y voir plus clair.

A la base, le désir mimétique …

A la manière de Don Quichotte vouant une admiration sans borne pour Amadis de Gaule, le monde des arts martiaux nous offre une galerie de portraits remplie de « Grands Maîtres », des héros capables de susciter les désirs mimétiques les plus forts, mais il y a aussi toute une série de modèles croisés au fil des entraînements et des compétitions. On peut les répartir en six groupes, déclinant la fonction de médiation, entre médiation externe et médiation interne :

– Les grandes figures, analogues d’Amadis de Gaule, ont ici pour nom : KANO Jigorô pour les judoka, FUNAKOSHI Gishin pour les karatéka, UESHIBA Morihei pour les aïkidoka, MINAMOTO no Tametomo pour les kyudoka, MIYAMOTO Musashi pour les kendoka. Autant de héros incontestés, auteurs de hauts faits incontestables, morts depuis longtemps : la distance entre les ambitions des pratiquants d’aujourd’hui et celles de ces héros est… grande. Ils constituent le premier groupe de médiateurs externes.

– Les grands propagateurs des différentes disciplines dans les années 1950 à 1970 : des japonais venus en Occident ; Maîtres KAWASHI et OSAWA en judo, Maître KAZE en karaté sont venus en France et y ont implanté leur art avec une détermination et une abnégation exemplaires. Ils forment une autre catégorie de médiateurs externes incontestés.

– Les quelques centaines de pratiquants de la première heure dans les différentes disciplines. Ils sont devenus les actuels dirigeants des différentes fédérations, au niveau régional, national, voire international. Ils ont été les disciples directs des membres du deuxième groupe et ont favorisé la venue régulière en Europe de Japonais, maîtres bien établis dans leurs disciplines ou champions étudiants invités comme « sparing partners » de nos équipes nationales. C’est grâce à eux que les arts martiaux ont pris l’ampleur qu’ils connaissent désormais, ont été véritablement inscrits dans le paysage occidental. Eux aussi médiateurs externes, quoique déjà plus proches de la masse des pratiquants.

– Les milliers d’enseignants et assistants formés d’abord par les pionniers, puis par les élèves de ceux-ci. Les professeurs chenus d’aujourd’hui ont tous travaillé avec un professeur français du groupe précédent formé par un des maîtres japonais du deuxième groupe. Un petit nombre de pratiquants ont consacré leur vie à l’art martial qu’ils se sont choisi et sont devenus professionnels ; ils sont 5ème, 6ème, 7ème dan acquis au fil d’examens passés en France ou en Europe. Les autres, le grand nombre, sont 2ème, 3ème ou 4ème dan, et sont bénévoles. C’est sous leur impulsion commune que les arts martiaux sont devenus un phénomène de masse en occident, notamment en France, le deuxième pays des arts martiaux japonais, après le Japon.

– Un tout petit nombre de la catégorie précédente (quelques dizaines) ont tout quitté dans leur pays d’origine pour aller suivre sur place les enseignements de maîtres japonais, avec généralement pour objectif de revenir enseigner « au pays ». Ces quelques « moines-soldats » se subdivisent aussi en deux sous-ensembles : (1) Ceux qui sont restés entre 5 et 12 ans, qui, après avoir quelquefois fait une ou deux tentatives infructueuses, ont trouvé « le » senseï qu’ils « cherchaient de tout temps ». Ils ont une seule référence, un seul personnage exemplaire à proposer à leurs élèves, vis-à-vis duquel ils sont les médiateurs : leur médiation est « mono-produit ». (2) Ceux qui sont (pour faire court) restés 12 mois, sont allés dans douze dojo et ont reçu l’enseignement des « douze plus grands maîtres de leur discipline ». Ils sont généralement imbattables sur l’étiquette et les traditions les plus anciennes et ésotériques, fortement teintées de religiosité et de « philosophie » orientales. Ils se veulent les médiateurs qualifiés de ces douze senseï. Leur médiation est « multi-produits » orientée vers un patchwork de figures idéales.

La grande masse des pratiquants enfin : depuis les « vétérans » ménageant leur vieux os, jusqu’aux « poussins » amenés par leur maman pour « apprendre à se défendre » et à respecter une discipline venue en droite ligne de la « sagesse orientale », en passant par la cohorte des jeunes, des adolescents et des jeunes adultes. Ils ont tous en tête les grandes figures de la Grande Légende des Arts martiaux : les discussions dans les vestiaires sont pleines des références à ces héros légendaires, dont les médiateurs sont les membres des groupes ci-dessus. Mais ceux-ci ne sont pas seuls. En effet, dans le processus de massification de la pratique des arts martiaux, un grand nombre de pratiquants est amené à jouer le rôle de médiateur vis-à-vis des autres : les plus « anciens » (de quelques semaines à quelques années) sont sollicités pour montrer les techniques et conseiller les moins avancés qu’eux.

Dans un tel contexte, quelle est la charte des pratiquants d’arts martiaux ? Victoire sur soi-même et victoire sur les autres, dans l’imitation des grandes figures, des senseï et des anciens (sempaï) : avec ces quelques mots, le théâtre de la rivalité mimétique est installé. Si la victoire sur soi-même est le désir majeur, l’objectif affiché, l’excuse et l’au-delà de la violence interindividuelle, le quotidien des dojo est de faire passer la victoire sur soi-même par la victoire sur les autres, au sein du même dojo ou dans le cadre de compétitions entre dojo différents et… rivaux. Le moyen le plus sûr de vérifier les progrès sur nous-mêmes n’est-il pas de constater nos progrès dans la domination sur les autres ? Le choc des volontés de domination et la dynamique du désir mimétique s’y renforcent mutuellement.

… et la double contrainte

Dans la pratique, les entraînements remettent forcément en cause en continu les hiérarchies, par l’évolution des pratiquants les uns vis-à-vis des autres. D’abord capables de faire jeu égal avec leurs égaux/rivaux, les pratiquants sont progressivement en mesure d’égaler, puis de surpasser les anciens, voire leurs senseï. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde, qu’ils soient égaux/rivaux, anciens, ou senseï. D’ailleurs l’introduction implicite, sournoise, d’un double langage vis-à-vis du partenaire/rival est finalement assez facile, puisque l’on est (heureusement) jamais (sauf accident/exception) dans une situation réelle, où l’un des combattants reste sur le carreau. D’où la tentation de transgresser les règles établies, si cela peut momentanément permettre de montrer qu’on serait quand même le plus fort « si on se bagarrait à fond ». Certes, cette violence est encadrée par les règles du jeu, mais, comme il est tentant de ne pas les respecter ! D’ailleurs ces règles du jeu, traitant essentiellement des limites de violence à ne pas dépasser, des ruses déloyales à ne pas utiliser, sont sujettes à interprétation, donc à transgression plus ou moins explicite (pas vu, pas pris !), à rejet plus ou moins conscient, voire à contestation plus ou moins bruyante (de la part des supporters, coach, etc.) prolongeant la violence physique de l’assaut sous d’autres formes. Cette tentation est souvent présente, y compris de la part d’un ancien, voire d’un senseï, de recourir plus ou moins consciemment à des pratiques « border line » : « bétonner », « jouer la montre », prétexter d’être souffrant ou blessé ou épuisé par le combat précédant… On touche ici à l’angle mort des arts martiaux, au cœur de son ambivalence, générant des situations de double bind, de double contrainte. C’est en scrutant cet angle mort avec les outils que René GIRARD a développé pour démonter les mécanismes de la violence mimétique que l’on peut mieux comprendre comment celle-ci s’articule autour de la dynamique du désir mimétique et de la double contrainte.

Lors de l’entraînement technique, l’apprentissage de la violence s’effectue de deux manières : (1) en position d’attaquant, on apprend à faire des attaques de plus en plus efficaces, tant pour elles-mêmes que pour permettre au partenaire de se perfectionner, (2) en position de contre-attaquant, on apprend à se faire violence à soi-même pour ne pas rester au niveau du simple réflexe de défense et pour surmonter l’attaque de l’autre par une contre-attaque, plus habile, plus puissante, en mobilisant une énergie supérieure à celle du partenaire, y compris en utilisant l’énergie déployée par l’attaquant pour la retourner contre lui. Dans les deux cas, on est dans le cadre initial de l’imitation du senseï et des anciens, dans le cadre du désir mimétique de faire comme eux, surtout si l’on s’exerce avec le senseï ou avec un ancien.

Combat libre et compétition franchissent un pas supplémentaire : ici, il s’agit précisément de montrer qu’on est le meilleur : le meilleur à appliquer les techniques apprises, le meilleur à y résister. Le désir de prouver qu’on est le meilleur est symétrique : la mécanique mimétique, jouant à plein, s’avère aussi plus complexe qu’au cours de l’entraînement technique proprement dit. En effet, d’une part il convient d’exercer une pression sur l’adversaire, résister à celle qu’il exerce, tout en contenant son propre désir de violence instinctive (à savoir d’attaquer sans occasion) ; d’autre part il faut être en position, selon les cas, de profiter d’une faille dans la garde de l’adversaire pour attaquer sans réticence (c’est-à-dire avec le maximum de violence possible) ou de contrecarrer/surmonter une violente attaque de l’adversaire. Le désir mimétique de domination de l’autre, de la victoire, doit donc s’accommoder en même temps de la violence et de la résistance à la violence. Le contexte de la compétition accroît d’un coup l’intensité du combat pour produire un véritable duel devant s’achever sur un ippon, en reconnaissance d’un coup qui, dans la vie réelle, aurait sûrement entraîné l’anéantissement provisoire ou définitif de l’adversaire. Au fil des entraînements (dont la compétition fait partie), on voit donc se dessiner la figure emblématique du double monstrueux de René GIRARD, où l’indifférenciation nourrit l’excitation qui génère l’agressivité, donc la violence : un combat « à fond » entre deux adversaires au fort tempérament peut d’ailleurs être une bonne image du « double monstrueux ».

Notons au passage que, dans les arts martiaux avec assaut (judo, karaté et kendo), les combattants peuvent être sanctionnés pour manque de combativité, pour manque de désir de violence. Inversement, on récompense régulièrement le déploiement de combativité, c’est-à-dire le déploiement de violence, de certains compétiteurs par le trophée du « fighting spirit » (une spécialité d’origine irlandaise). C’est dire combien, dans les arts martiaux, la violence est… obligatoire, consubstantielle, exacerbée même dans le cadre contradictoire du double bind.

Contenir“ la violence

Mais, si le monde des arts martiaux sait générer de la violence, il sait aussi l’arrêter et produire des effets propres à sa limitation. Ainsi, à la différence des sports de combat (boxe anglaise, boxe thaï, krav maga…) ou les MMA (Multiple Martial Arts), où le KO d’un des adversaires est le but explicitement recherché, les arts martiaux japonais « contiennent » la violence, au double sens du terme : un arsenal de règles tant à l’entraînement que dans les compétitions est là pour contenir la violence dans des limites préservant l’intégrité physique de l’adversaire/partenaire. La violence ne peut s’exercer que limitée, et cette limitation « quantitative » est institutionnalisée, organisée : (1) d’une manière générale, il y a des techniques permises et des techniques interdites. Dans les compétitions, si un des adversaires se livre à des pratiques interdites, il peut (doit) être sanctionné, voire exclu de la compétition. (2) Quand un des protagonistes se trouve en posture de se faire blesser (étranglement, luxation d’un bras, d’un poignet ou d’une jambe par exemple) il peut demander l’arrêt immédiat du combat en tapant sur le sol ou sur le corps du partenaire/adversaire. L’aïkido reste quant à lui cantonné dans la défense : l’aïkidoka n’attaque pas, il répond aux attaques de ses adversaires, occasion pour lui de retourner la violence de l’attaquant contre lui, avec une menace de luxation ou de frappe. Dernier né des arts martiaux, il est emblématique de cette volonté des dirigeants des arts martiaux de descendre dans la manifestation de la violence.

La limitation de la violence est donc au cœur de la pratique des arts martiaux. Elle en est la condition et scande l’évolution des pratiquants. Cependant l’appréciation de la réalité de ses progrès se heurte à une difficulté constante, celle d’en mesurer les évolutions réelles, d’en percevoir les fluctuations. Car le fait de demeurer dans un contexte « amical » ne facilite pas l’objectivité. Source donc d’illusions, de frustrations, qui viennent alimenter le fonds de violence qu’entretient chaque pratiquant d’arts martiaux. Dans la compétition, l’appréciation de la domination de l’adversaire n’est plus une affaire personnelle ou amicale ; elle passe par la reconnaissance des arbitres. Quelle que soit la réalité du combat, c’est la décision des arbitres qui fait loi, au-delà de la perception interne de chaque combattant. Comme l’arbitrage est une activité humaine, donc soumise à toutes les imperfections possibles, les décisions peuvent déboucher sur plusieurs issues. Soit la décision est incontestable et la violence organisée prend fin dans la paix retrouvée : le perdant doit travailler pour renforcer ses points faibles et augmenter ses chances de victoire à la prochaine fois. Soit la décision arbitrale est sujette à caution et, après l’arrêt temporaire de la violence qu’elle organise, elle devient une source de frustration allant réalimenter fortement le fonds de violence du combattant, qui s’estime spolié, et de ses supporters. Mais l’arbitre a toujours vraiment raison. Pour le clan des perdants, ce doit être une occasion de cultiver son aptitude au fairplay. D’une manière ou d’une autre, à partir d’un moment, il faut que la violence s’arrête. À chacun d’en tirer les conséquences et les leçons.

Ainsi voyons-nous que les arts martiaux, en organisant en continu l’apparition et l’arrêt de la violence, constituent un lieu où chaque pratiquant actualise le principe général de l’organisation sociale. Dès lors, la violence qui s’y exprime et s’y trouve contenue a moins besoin de s’exprimer ailleurs, “dans le civil“, dans la vie courante, dans les relations sociales ordinaires. Les pratiquants de haut niveau apparaissent le plus souvent très calmes. Les médias se plaisent même à les présenter comme des “gros nounours“ … mais gare à celui qui chatouille les moustaches du tigre ! En se situant à un niveau intermédiaire entre le déchaînement débridé de la violence et une paix toujours précaire, les arts martiaux se présentent comme une pratique susceptible de contribuer au lien social, en cantonnant la violence interindividuelle dans des limites acceptables. Pour ce faire, les arts martiaux font appel à une pratique très ritualisée

Du rituel à la non-violence

Quiconque entre pour la première fois dans un dojo ne peut manquer d’être frappé par l’omniprésence des rituels. Le plus visible, le plus fréquent est le salut à la japonaise : inclinaison du buste, les mains sur les cuisses en position debout, ou bien les mains posées sur le sol à partir de la position en seïza, assis sur les talons. Dans un entraînement d’une heure et demie, on peut ainsi facilement compter plus de cinquante saluts. Et pas n’importe quel salut : le fait de s’incliner face à quelqu’un, de courber l’échine, dans toutes les civilisations, exprime le respect marqué à la personne saluée. Bien sûr, l’alignement des pratiquants dans les saluts collectifs n’est pas aléatoire. Le grade et l’ancienneté sont les critères habituels de classement. Chacun a toujours un supérieur et un inférieur, contraste frappant avec les mœurs modernes, où l’égalitarisme (de façade) est la règle. De l’extérieur, une telle ritualisation peut paraître très contraignante. Dans le vécu des pratiquants, elle facilite considérablement la vie en résolvant d’emblée les conflits éventuels, lissant les rapports interindividuels entre personnalités à fort tempérament. Toujours de l’extérieur, la prégnance rituelle, le quasi-silence des pratiquants à l’entraînement, l’exotisme du vocabulaire peuvent faire penser à un culte religieux, d’une religion laïque.

Vient une question : le chemin vers la non-violence pourrait-il passer par les arts martiaux ? Lanza DEL VASTO, disciple de GANDHI, grand militant de la cause de la non-violence, n’hésitait pas à vanter les vertus martiales : « Notre non-violence, nous devons la mettre dans la ligne des vertus héroïques, non comme une négation, mais comme un prolongement, une purification, un achèvement de l’antique et mystique épopée et nous devons sauver une chose oubliée de nos temps : l’Honneur ! ». Ailleurs : « La non-violence est une façon de forcer l’adversaire (car force il y a), de le forcer à réfléchir… de le tenir les yeux ouverts sur son méfait jusqu’à ce que la vérité s’impose à lui. » (…) « Sans combat contre moi-même il n’y a pas de victoire possible sur l’ennemi dans la Non-Violence. Si le mal est en moi comme en mon ennemi, et si c’est au mal seul que j’en ai, il s’ensuit que je dois procéder par ordre et commencer par combattre le mal en moi. »

Sans prétendre épuiser ici le sujet, on voit combien, s’il y a violence dans les arts martiaux, la violence des arts martiaux n’est pas une violence comme les autres, car, d’emblée consciente d’elle-même, elle sait s’autolimiter et ne pas céder aux excès de la violence mimétique pure. Les arts martiaux transforment les adversaires en partenaires, et inversement. Plus précisément, les arts martiaux, tout en connaissant la différence entre partenaires et adversaires, n’établissent pas une frontière infranchissable entre les deux. On peut être reconnaissant à l’œuvre de René GIRARD de nous permettre une exploration novatrice de ce monde fascinant dans sa diversité et son unicité.


[1] Judo, karaté, aïkido, kendo/iaïdo/jodo (escrime) et kyudo (tir à l’arc)

Surprises de l’amour

par Christine Orsini

Le titre de ce billet fait penser à Marivaux : La surprise de l’amour, 1722. Quand un homme et une femme qui se désirent se servent du langage pour se rapprocher l’un de l’autre, usant de tous ses prestiges, y compris le mensonge, aussi bien pour séduire l’autre que pour débusquer la vérité derrière les apparences, on parle de « marivaudage ». Le cinéma d’Emmanuel Mouret semble s’être spécialisé, après celui de Rohmer, dans les relations amoureuses qui ont le langage comme principal moyen d’expression et d’action ; c’est pourquoi sans doute on parle à son sujet de marivaudage.  Cependant, comme l’indique très explicitement son titre : « Chronique d’une liaison passagère », le sujet du dernier film d’Emmanuel Mouret, salué par la critique comme son meilleur, n’a absolument rien à voir avec une préparation à l’amour et au mariage, à quoi sert le marivaudage des personnages de Marivaux. C’est juste le contraire : il consiste dans le récit, avec un relevé précis des dates de rencontres, d’une relation amoureuse qui n’aurait séduit que les débauchés parmi les libertins du siècle des Lumières, une relation avant tout sensuelle, où chaque « lendemain » est vécu un peu comme une surprise. Il s’agit, en effet, au départ et en principe, d’une liaison sans projet d’avenir, sans lendemain.

Les deux personnages du film (c’est un duo, il faudra attendre le dernier tiers du film pour voir apparaître un triangle) ont passé la première jeunesse. Lui est père de famille, jusque là mari fidèle, elle est nettement plus âgée que lui, mère de grands enfants, mais se présente avant tout comme une « femme libre » et dès les premières minutes du film, c’est elle qui mène la danse, c’est elle qui l’invite à l’aventure de cette « liaison passagère ». Un mari fidèle qui veut garder ce qu’il a, une célibataire affranchie qui a pris en grippe les passions, elle leur règle leur compte avec une éloquence sans faille dans un des musées où ils ont leurs rendez-vous, et voici le scénario, qui tient sur un ticket de métro : une liaison non compromettante qui donne du plaisir aux amants sans promesse ni risque pour personne.

C’est la grande différence avec Marivaux. Marivaux est moderne parce qu’il montre des femmes rivalisant avec les hommes, et des enfants qui obéissent davantage à leurs sentiments qu’à la volonté de leurs parents. Mouret est un contemporain : un auteur qui met en relation (sexuelle, donc) une femme libérée de tous les carcans traditionnels et un homme qui pourrait gagner son examen de passage d’homme « déconstruit ». Il tient debout, mais même Sandrine Rousseau aurait du mal à lui reprocher un quelconque relent de machisme patriarcal. Et donc, la grande différence avec Marivaux tient au fait que pour Charlotte (Sandrine Kiberlain) et Simon (Vincent Macaigne), la guerre des sexes est derrière eux et ne les concerne absolument pas. Et cela entraîne une autre vraie différence : ils sont sincères, ils n’ont pas besoin de se déguiser, de ruser, de tromper l’adversaire, de le prendre à ses propres pièges pour gagner la partie. Ils ne sont pas rivaux (1) : leur langage est un langage de vérité, c’est ce qui fait le charme de dialogues fort bien écrits mais qui sonnent juste avec un grand naturel.

On l’aura compris, il est dans ce film question de désir, de plaisir et de liberté : le rythme des rendez-vous est laissé à la discrétion de chacun, les contraintes, il y en a forcément, sont toutes extérieures et ne comptent pas. Il y a quand même, entre les personnages, un « interdit » et qui relève, lui, d’une « nécessité » toute intérieure : il est exclu de tomber amoureux ou amoureuse. Le désir amoureux souvent précède l’amour véritable mais les deux personnages du film se croient vaccinés : elle, parce qu’elle a jeté son dévolu sur un garçon très doux, timide et maladroit, au profil sans doute très éloigné de celui de ses précédents partenaires, des hommes volages ou possessifs qui l’ont dégoûtée à tout jamais de l’état passionnel. Lui, parce qu’il est un mari fidèle, un mari qui se dit amoureux de sa femme ; « Eh bien, le rassure-t-elle, si tu aimes ta femme, tu ne la trompes pas ! Nous deux, c’est autre chose. »

Bon, ça se passe très bien entre eux et pas seulement au lit. L’apogée de leur bonheur se déroule hors de tout dialogue, dans la campagne, pique-nique et vélo, courses-poursuites et rires d’enfants, puis à l’entrée d’une chapelle où l’on voit leurs visages à contre-jour et où la musique leitmotiv du film, La Javanaise de Gainsbourg chantée par Juliette Gréco (Ne vous déplaise, en dansant la Javanaise, nous nous aimions, le temps d’une chanson), est remplacée par de la musique sacrée. Le disciple est alors sur le point d’avouer la profondeur de ses sentiments à son modèle mais se retient à temps, juste pour ne pas casser l’ambiance, se contentant de dire, avec un air de bonheur confiant : « Tu remarqueras que je n’ai rien dit. »

Le disciple, le modèle :  peut-on tenter une lecture girardienne de ce film ? Les apparences sont contraires : on a affaire, dans ce récit à deux « moi » on ne peut plus distincts qui vont s’éprendre l’un de l’autre, sans doute en se complétant et sans imiter personne. Mais comment tombent-ils amoureux ? Sans dissiper le mystère de l’amour, une lecture girardienne pourrait nous aider à mieux comprendre ce qui est montré à l’écran. Je dis bien : ce qui est montré, parce qu’à la différence du théâtre, le cinéma peut à l’aide des images, au montage par exemple, ouvrir au spectateur un chemin vers la vie intérieure des personnages et lui donner accès au non-dit et au dialogue intérieur.

Quand Charlotte vient voir Simon sur son lieu de travail (il est gynécologue et aide les femmes enceintes à préparer leur accouchement), il ne la reçoit pas comme elle l’espérait, elle comprend qu’il compartimente sa vie et qu’après tout, la place qu’elle y tient est plus petite encore que prévu. C’est ce que nous comprenons avec sa fuite précipitée et l’expression de son visage quand elle s’arrête pour y penser. Mais nous voyons simultanément la même expression, grave et songeuse, sur le visage de Simon, qui voulait brusquement la retenir en lui offrant des gâteaux et qui se retrouve seul, comme abandonné avec son plateau inutile. Il réalise sans doute que la place qu’il fait à Charlotte est infiniment plus grande qu’il ne le voudrait.

Comme le roman, mais en faisant exister le temps, le cinéma peut montrer l’incertitude et l’inconstance de nos désirs, le décalage entre ce que croient vouloir les personnages et ce qu’ils veulent vraiment, les ressemblances aussi entre des personnages au départ radicalement différents ; le scénario de cinéma n’a pas besoin de mensonges avérés pour montrer que les personnages les plus épris de sincérité se mentent à eux-mêmes pour mieux mentir aux autres ;  et l’on voit que ce ne sont pas des individus tout faits qui entrent en relation les uns avec les autres : Simon le dit à un moment, il a au moins deux « moi », celui qu’il expérimente avec Charlotte (avec ravissement) et son « moi » familier, qui n’a rien à voir avec l’autre. On pense à la vérité romanesque débusquée par Girard : ce ne sont pas des « moi » qui entrent en relation ; ce sont les relations dans lesquelles ils sont pris qui forgent des « moi » distincts. Freud dit que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » et Girard va plus loin : le « moi » est sans domicile fixe, il n’a pas de maison.

C’est bien l’impression que donnent nos personnages qui se voient surtout dans des lieux publics (par exemple des musées, un régal pour le spectateur qui contemple des tableaux magnifiques non sans rapport avec un dialogue qui se poursuit en les ignorant) ou à l’hôtel, ou chez un ami complaisant ; ils ne sont reliés que par l’intérêt qu’ils se manifestent l’un à l’autre et dont on éprouve à la fois l’intensité et la fragilité. Bien sûr, ils s’imitent l’un l’autre, officiellement puisqu’ils ont décidé de jouer le même rôle, celui d’une personne qui refuse de s’attacher, celui de l’oiseau sur la branche. Souterrainement, ils s’imitent aussi en devenant amoureux et c’est très subtilement montré : séduit par la liberté et l’autorité de Charlotte, Simon manifeste une admiration, une presque dévotion pour elle et elle y est sensible, elle l’imite, il lui devient précieux, indispensable. Elle s’attendrit.

La grande habileté du cinéaste est de ne pas nous donner le temps de « trouver le temps long » et par exemple, puisque nous savons que ça doit finir, de nous demander comment ça va finir. Il y a du suspense, de l’imprévu. La dernière partie du film est à peine iconoclaste : une liaison sans amour et un « plan à trois », n’est-ce pas un peu la même chose ? On ne sait pas bien si c’est pour conjurer l’ennui (la répétition) ou si c’est pour éviter l’échec (la passion amoureuse) ou par défi (de qui ? du plus épris ?) mais les amants choisissent d’être un trio et une charmante Louise vient se joindre au duo. Ce n’est pas iconoclaste mais tout de même, sous l’angle girardien, un peu paradoxal, non ? Loin d’être le problème avec son cortège de jalousies, de rivalités, de conflits et de misères, le triangle est devenu la solution.  La solution, au sens de dissolution d’une relation potentiellement amoureuse.

L’immense cadeau que fait Mouret à ceux qui aiment son cinéma est de leur offrir un divertissement qui, au lieu de les faire s’échapper d’eux-mêmes, les y ramène par des voies pleines de charme et de fantaisie.  Les sentiments sont-ils suscités et renforcés par l’interdit qui les vise ? L’introduction d’un tiers dans le couple est-elle la cause ou l’effet de son obsolescence programmée ? Est-ce par respect du contrat passé avec Simon ou par une « surprise de l’amour » que Charlotte rompt leur liaison ? Le film ne propose que des questions, celles que l’expérience amoureuse de chacun lui fait se poser.

Dans le contexte girardien et chrétien d’un rapport à autrui qui ne peut devenir « le prochain » que dans la mesure où il cesse d’être sacralisé (adoré et détesté), ce film a la grâce : ses trois protagonistes évitent tous les pièges que l’amour-propre tend d’ordinaire à l’amour, on ne les voit souffrir d’aucun sentiment négatif et quand ils cessent de se faire du bien, ils gardent de leur bonheur perdu un souvenir si vif que la reconnaissance l’emporte de loin sur le ressentiment : c’est ainsi, me semble-t-il, qu’on peut interpréter les dernières images du film.  L’amour réserve bien des surprises ; pour Emmanuel Mouret et pour notre ravissement, elles sont plus souvent bonnes que mauvaises.

(1) Michel Deguy a écrit jadis un essai sur Marivaux « La Machine matrimoniale » (Gallimard, 1981) dans lequel il lisait le nom de l’auteur comme un abrégé de « mariage des rivaux ».

Portrait de Vladimir Poutine en victime du désir mimétique

par Jean-Marc Bourdin

“Je ne suis pas dans la tête de Vladimir Poutine” est devenu un des lieux communs auxquels recourent les experts en tous genres qui peuplent les plateaux des chaînes d’information en continu lorsqu’ils redoutent une prévision erronée sur la suite des événements dans la guerre menée en Ukraine par le président de la Fédération de Russie. “Ne faisons pas de psychologie” est une autre formulation de la même idée, une autre martingale pour limiter le risque de se tromper.

Pour autant, ici ou là, comme le prouve le dessin choisi pour illustrer ce billet, une proposition nous est faite de rapprocher les personnalités, les actions et les situations géopolitiques de Joseph Staline et Vladimir Poutine.

Bien sûr que comparaison n’est pas raison, mais tout cela nous invite à solliciter la psychologie interdividuelle pour nous autoriser à entrer dans la “tête” de Vladimir Poutine. Sans remonter à l’histoire de la Sainte Russie des tsars, le rapport de Poutine à Staline paraît effectivement prometteur. Sa réécriture de l’histoire de la seconde guerre mondiale gomme le pacte germano-soviétique que signèrent Hitler et Staline et en fait exclusivement le vainqueur de la guerre en 1945. Elle escamote aussi ses purges et ses crimes.

D’un point de vue russe, il est vrai que la décennie qui suit la fin de la guerre impose l’URSS comme l’une des deux puissances dominantes du monde. L’URSS non seulement atteint son extension maximale, très au-delà de la Russie tsariste, mais elle incorpore dans l’ensemble que formalisera le pacte de Varsovie en 1955 la Pologne, l’Albanie, la République démocratique allemande, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Roumanie. Elle équilibre la puissance nucléaire et spatiale américaine. Tel est l’héritage que laisse Staline, lequel, au-delà de cet immense pouvoir, exerce sur une partie de l’intelligentsia occidentale et asiatique une fascination qui fait perdre tout discernement à ceux que la boule à facettes du communisme fait rêver. Il est aussi une inspiration pour les mouvements de décolonisation.

Staline meurt le 5 mars 1953 à l’âge de 74 ans. Quelques mois auparavant naît le jeune Vladimir Poutine, en octobre 1952, comme s’il était appelé à le réincarner, lequel vient donc de fêter ses 70 ans. Durant son existence, il a vu s‘effondrer le mur de Berlin, s’émanciper les pays baltes et, plus ou moins, la plupart des autres républiques soviétiques, se dissoudre le pacte de Varsovie, échouer l’intervention de l’Afghanistan… Dans le même temps, la Chine voisine, un temps pôle mineur du communisme mondial, est devenue dix fois plus puissante en population, PIB et maîtrise des technologies de pointe. Bref, un désastre d’autant plus insupportable que Vladimir Poutine a les pleins pouvoirs depuis le début 2000, soit les deux-tiers de la période du déclin manifeste subi par son pays, si on le fait commencer à la chute du mur de Berlin. Il ne peut s’exonérer de toute responsabilité dans la tendance délétère.

Quel ressentiment pour cet homme quand il se compare à Staline qui disposa, lui, de 30 ans de pouvoir absolu, soit guère plus que lui, surtout s’il se maintient encore quelques années en vie et au pouvoir comme il y aspire vraisemblablement. Et l’héritage reçu de Lénine par Staline ne valait probablement pas davantage à l’échelle du monde où les empires européens demeuraient forts de leur victoire face à l’Allemagne en 1918 et les Etats-Unis s’étaient déjà installés à la tête de l’économie industrielle, que celui que Poutine laissera à son successeur.  Si comme je le crois, Poutine voudrait trouver en Staline son modèle et, comme il nous est souvent dit, a été profondément traumatisé par la chute du mur de Berlin et de l’URSS auxquelles il assista aux premières loges, alors le temps lui est compté pour laisser une trace acceptable dans l’histoire de la grande Russie.

A défaut de regagner le terrain perdu, comment se rapprocher au moins un peu de Staline, ce médiateur externe dont il souhaite s’inspirer ? Staline est pour Poutine comme le légendaire Amadis de Gaule l’était pour Don Quichotte, se rêvant en chevalier héroïque alors même que le monde médiéval se dissolvait dans les premiers Etats-nations. Comment se faire un nouveau Staline, s’approprier une partie au moins de son prestige ? Dénazifier puisque ce fut le plus grand titre de gloire et dans les faits probablement le moins contestable de son modèle tant admiré. Et tant pis s’il faut beaucoup d’imagination, de mauvaise foi et de propagande pour trouver un nombre significatif de néo-nazis en Ukraine. Et puis augmenter le territoire rétréci et la population en décroissance de la Russie. La défaite électorale déniée de Loukachenko en Biélorussie fournit une première opportunité de réincorporer de facto une population russe dans la Fédération et, par voie de conséquence, de la renforcer. Mais ce gain, sans être négligeable, n’est pas à la hauteur que le modèle de Staline impose. Les gains en Transnistrie ou en Ossétie semblent de leur côté dérisoires. Non, seule l’Ukraine offre un champ d’action à la mesure du rêve de Grande Russie orthodoxe et slavophile qu’il caresse à défaut d’une Union soviétique hégémonique impossible à reconstituer dans le temps de vie et de pouvoir qu’il reste à Poutine.

Le succès de l’annexion de la Crimée et de l’inféodation d’une partie du Donetsk montrait la voie.

Et comment reproduire, même à échelle réduite, le miracle stalinien qui transforma une révolution chancelante en une puissance mondiale dominante et admirée ? Eh bien en faisant la guerre ! Certes Staline y fut précipité par l’impatience et la folie de son ex-allié Hitler et Poutine en a pris l’initiative sans y être réellement poussé par l’Ukraine qu’il occupait déjà en partie. Mais il a cru que, comme son modèle Staline, il imposerait sa volonté non seulement aux Ukrainiens qu’il “dénazifierait”, démilitariserait et vassaliserait tout en les assimilant sans possibilité de retour comme un certain nombre d’indices génocidaires tendent à le prouver. Et comment faire la guerre ? Comme Staline toujours : un déluge de feu, la politique de la terre brulée, le sacrifice des soldats autant que nécessaire, des déplacements massifs de population, etc.

Mais il semble bien que Poutine n’égalera pas Staline, ambition au demeurant impossible, pas plus que Don Quichotte n’était parvenu à reproduire les exploits prêtés à Amadis de Gaule par les romans de chevalerie qu’il lisait avec passion.

Et comme Don Quichotte s’attaquait aux moulins à vent de la Mancha, Poutine s’acharne à détruire les sources d’énergie de l’Ukraine. Si la situation n’était pas désastreuse et monstrueuse, il serait comique de voir l’aspirant Staline se ridiculiser en Don Quichotte.

De l’inconvénient d’être « anti »

par Jean-Louis Salasc

Les « anti » sont légion. Antiaméricains, antibourgeois, anticapitalistes, antichasse, antichrétiens, anticléricaux, anticolonialistes, anticommunistes, anticonformistes, anticorridas, antiesclavagistes, antifas, antiflic, antigouvernemental, anti guerre, antihéros, anti-impérialistes, anti-IVG, antimilitaristes, antimondialistes, antinucléaires, antipapistes, antiracistes, antisémites, antisionistes, antispécistes, antisystèmes, antivaccins, etc.

Le suffixe « phobe » désigne une peur. Une évolution sémantique en a fait un synonyme du préfixe « anti ». La liste est ainsi décuplée : homophobes, islamophobes, publiphobes, russophobes et autres xénophobes.

Enfin, certains termes ne comportent ni préfixe ni suffixe indicateur, mais l’idée d’un rejet y est tout aussi présente : ainsi les végétaliens, les anarchistes ou le dodécaphonisme (1).

Certains vouent leur existence à servir la cause définie par l’un de ces mots. Pourquoi et comment cela se produit-il ? Quelle valeur recèle cette démarche ? La théorie girardienne peut nous donner quelques indications.

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Il ne s’agit pas ici des personnes partageant simplement une opinion : nous pouvons ne pas aimer les corridas ou la publicité, sans toutefois consacrer notre existence entière à obtenir leur éradication. Le cas qui nous intéresse est celui de la personne dont « l’anti quelque chose » est devenue la raison de vivre. La plupart du temps, cela se traduit par l’activisme ou le militantisme.

La pensée de René Girard permet d’interpréter ce cas. Le farouche partisan « anti quelque chose » était au départ, comme tout le monde, étreint par l’incertitude fondamentale : à quoi sert ma propre existence ? Il va trouver sa raison d’être dans le désir de corriger une injustice, de combattre des opinions qui lui semblent néfastes, d’œuvrer à faire disparaître certaines pratiques, etc. L’engagement partisan « anti quelque chose » trouve ainsi son origine et sa force dans ce manque, exprimé par tant de penseurs, sous des formes diverses : « Je ne sais pas pourquoi je vis » (maître Eckhart) ; le déficit d’être de Sartre ;  « l’effarement » devant le « jaillissement permanent de la vie en soi » (Michel Henry) ou bien sûr le « désir métaphysique » dans la vision de René Girard.

La théorie mimétique propose une explication au choix de telle ou telle vocation « anti » : par le biais d’un médiateur, dont le prestige va éveiller chez le sujet le désir de lui ressembler. Certaines personnes reconnaissent devoir leur engagement à tel ou tel personnage : Robespierre, Jean Jaurès, Che Guevara, le commandant Cousteau, Salvator Allende, Gandhi, Jack Kerouac, Al Gore et tant d’autres autres. Pardon pour le vrac, mais vous voyez l’idée.

Une difficulté se présente tout de même. Dans la pensée girardienne canonique, le médiateur inspire un désir, non une détestation. En première lecture, le désir est le désir d’un bien pour soi. La détestation, selon Girard, n’apparaît qu’ensuite, avec la rivalité mimétique à l’égard du modèle qui devient un obstacle ; avec les antagonismes qui se répandent par contagion dans toute la communauté ; avec les boucs émissaires qui cristallisent cette détestation.

Dans le cas des « anti quelque chose », il semble bien que le médiateur emmène directement le sujet à cette dernière étape. Pour l’instant et compte-tenu du gabarit de ce billet, nous en resterons à ce constat, sans perdre de vue qu’il appelle à des approfondissements.  

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Quelle évaluation porter sur cette solution « anti quelque chose » au désir métaphysique ?

Une première observation est à faire. Une posture « anti quelque chose » recherche le prestige accordé à une lutte courageuse pour une juste cause. Or, les « justes causes » sont parfois sujettes à une certaine variabilité. Dans notre liste initiale, certaines options sont marquées du sceau de l’infamie, vous savez bien lesquelles. Affaire de temps et de lieux ? Les Verts allemands des années soixante-dix étaient farouchement antimilitaristes. Ils professaient le slogan : « Besser rot als tot ». Qui signifie : « Il vaut mieux être rouge (accepter le communisme) que mort » (la traduction française perd l’assonance entre « rot » et « tot », qui faisait l’efficacité de la formule). Les Verts allemands d’aujourd’hui ont bien changé ; ils soutiennent totalement le projet de réarmement de l’Allemagne que le chancelier Scholz vient d’annoncer, projet de cent milliards d’euros.

Deuxième observation,  un « anti quelque chose » se place de lui-même dans une boucle réflexive contradictoire, un « double bind » pour parler franglais (mais comme le terme est devenu un mot-clé de la théorie mimétique, nous pouvons bien l’employer). Cette boucle est la suivante : notre « anti quelque chose » trouve sa raison de vivre dans un phénomène qu’il aspire à faire disparaître. Fâcheuse situation. Il est pris entre le désir sincère d’éradiquer ce contre quoi il milite et le désir secret que la chose perdure, puisqu’il y trouve sa raison d’être.

Serait-ce là le principal inconvénient d’être « anti » ? C’est possible. Pour preuve, l’acharnement des « antis » confrontés à l’amenuisement de leur « quelque chose ».  Ils cherchent à prolonger la nécessité de leur lutte en amplifiant le caractère néfaste de leur « quelque chose », en exagérant son influence et en réclamant que le travail d’éradication soit mené jusqu’au bout ; ou encore annonçant la menace d’un réveil potentiel. Notre pays compte 6,6% de catholiques pratiquants (IFOP 2021) et plus de 50% des Français se déclarent incroyants ; nombre de valeurs majoritaires aujourd’hui ne sont pas celles du christianisme, notamment en matière de mariage, d’avortement, d’euthanasie. Il est ainsi difficile de soutenir que l’Eglise exerce une influence sociale dominante. Cela n’empêche pas les mouvements anticléricaux de combattre la libre expression des valeurs chrétiennes, par exemple avec  l’interdiction des sites proposant des alternatives à l’IVG, ou de réclamer la suppression de tout symbole catholique, crèches ou statue de Saint Michel.

Nous avons déjà effleuré la troisième observation : le « quelque chose » dont notre personne est un « anti » a des allures de bouc émissaire. C’est parfaitement clair dans le cas de l’antisémitisme ou de la xénophobie. Le choix « anti quelque chose » implique la plupart du temps l’objectif d’expulser la chose en question, de la faire disparaître, de l’anéantir. Ainsi les anticapitalistes aspirent-ils à mettre fin au capitalisme ; Hervé Kempf l’a exprimé sans timidité excessive dans le titre de l’un de ses ouvrages : « Que crève le capitalisme. Ce sera lui ou nous. »

C’est une telle aspiration à expulser qui donne au « quelque chose » en question cette allure de bouc émissaire. Tout au moins de bouc émissaire désigné par une faction de la communauté, faction qui précisément tire sa cohésion de son hostilité à son égard. Mais s’il est une leçon que la théorie mimétique nous enseigne, c’est bien de remettre en question la culpabilité des boucs émissaires.

Dernière observation, le bénéfice de l’expulsion du « quelque chose » de « l’anti » est souvent incertain. Ce bénéfice repose en effet sur une hypothèse assez contestable : de la suppression du mal jaillirait automatiquement le bien.

Quelques exemples en montrent les limites. Stendhal et Balzac se demandaient déjà, autour de 1830, pourquoi les Français n’étaient pas heureux, alors que la Révolution avait accompli son œuvre d’expulsion du tyran.

Plus récemment, l’expérience soviétique a réalisé, dès 1917, le rêve d’Hervé Kempf de mettre fin au capitalisme ; mais il est assez difficile de déceler, au cours des quatre-vingts années qui ont suivi, l’émergence consécutive du bien ailleurs que dans la propagande du régime (Staline : « Vivre est devenu meilleur, vivre est devenu plus gai »). Symétriquement, personne ne soutiendrait que les réussites des Etats-Unis dans la seconde partie du vingtième siècle sont le fruit du maccarthysme, ni celles de l’Allemagne fédérale de l’interdiction de tout parti communiste.

L’amitié de quelqu’un, psychopathes exceptés, ne s’obtient pas en assassinant ses adversaires ; faire advenir le bien demande des actes positifs.

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Que conclure des ces observations ?

Qu’il est bien dangereux de nous définir comme un « anti quelque chose », d’y chercher notre raison de vivre. Ce qui n’empêche pas d’être vigoureusement opposé à certaines choses ou certaines personnes : simplement, nous n’en faisons pas une question « métaphysique », le terme étant à prendre dans le sens que lui donne René Girard dans le concept de « désir métaphysique ».

C’est dangereux parce que nous y sommes exposés à de nombreux risques : nous tromper d’adversaire ; tomber dans une logique de bouc émissaire ; voir notre cause passer du prestige à l’opprobre ; éprouver la déception de constater que l’éradication de notre « quelque chose » ne conduit pas réellement à un bien ; retrouver notre vide métaphysique une fois que nous aurons nous-mêmes éliminé le « quelque chose » dont nous étions un « anti » ; vivre la frustration de ne pas atteindre notre but existentiel si nous échouons à l’éliminer.

Si, comme nous l’enseigne René Girard, il nous est impossible d’échapper au mimétisme du désir inspiré par des modèles, alors que ce soit en imitant leurs désirs positifs, et non leurs haines.

(1) Langage musical rejetant la notion de tonalité.

Quand le couple se déchire

par Hervé van Baren

En quelques semaines, deux affaires secouent la gauche du spectre politique français. Adrien Quattenens, figure montante de La France Insoumise, est accusé d’avoir giflé sa conjointe. Julien Bayou, secrétaire national d’EELV, accusé de harcèlement moral, est poussé à la démission.Le déchaînement médiatique est justifié par une « tolérance zéro » à l’égard des actes de violence conjugale.

Les rares défenseurs des deux accusés se voient immédiatement brocardés sur les réseaux sociaux. Jean-Luc Mélenchon tente de prendre la défense de son ami, Manuel Bompard essaye de relativiser la gravité d’une gifle comparée à des violences récurrentes. Mal leur en prend. Ils sont sévèrement jugés pour leurs propos jusqu’au sein de leur parti.

On a là l’exemple d’une justice de foule biaisée d’emblée par un phénomène en soi sain et souhaitable, la libération de la parole des femmes victimes de violences conjugales. Dans les deux cas, aucune plainte n’a été déposée et dans les deux cas les conjointes souhaitaient garder le conflit au niveau privé et en-dehors de la justice. Il y a aussi un amalgame entre les violences conjugales types et les actes reprochés. Dans le premier cas, on constate une relation déséquilibrée dans laquelle les violences vont toujours dans le même sens. La victime – majoritairement une femme – est généralement sous influence et subit passivement la violence de son conjoint. Ici, d’après les informations fuitées dans les médias, on se trouve en présence de séparations conflictuelles.

Parlons donc, ce que personne ne fait dans le débat, de séparations conflictuelles.

N’en déplaise aux accusatrices et accusateurs de Quattenens et Bayou, dans ce cas de figure, la violence n’est pas limitée aux agressions physiques et nullement imputable aux hommes seulement. La guerre psychologique que se livrent les ex-amants peut prendre des formes terrifiantes. En témoignent entre autres–avec un relais médiatique beaucoup plus discret – les pères qui dénoncent l’instrumentalisation de la garde parentale par une conjointe sans scrupule. La justice, d’après les statistiques, semble aujourd’hui encore privilégier la mère pour des raisons idéologiques. En France, d’après l’INSEE1, lorsque la justice ne retient pas la solution de la garde alternée (seulement 11,5% d’enfants de parents séparés en 2020), elle favorise la résidence chez la mère dans 86% des cas. Mais le plus alarmant concerne le nombre de pères qui, par décision de justice, par impossibilité pratique ou par découragement, renoncent à rester en contact avec leurs enfants. Une partie de ces cas relève d’une stratégie délibérée de la mère de couper tout contact entre ses enfants et leur père. Les conséquences sont parfois désastreuses, comme en témoignent les associations qui tentent de faire entendre la voix des pères divorcés.

Précisons. Non, je ne cherche pas à défendre un discours masculiniste, ni à « détourner l’attention », crime dont sont accusés toutes celles et ceux qui essayent de mettre un peu de nuance dans le débat. Je traite de ce problème de société seulement pour illustrer la réalité multiforme de la violence quand le ressentiment réciproque a remplacé l’amour, quand le couple tourne à l’aigre.

Quid des enfants ? Les débats de pédopsychiatres ne permettent pas de trancher quant à la prééminence du lien entre la mère et ses enfants, ou l’importance de garder le lien avec les deux parents. En réalité les enfants s’adaptent très bien à toutes les situations familiales, à condition de ne pas être pris en étau dans un conflit violent entre les parents, et surtout de ne pas être instrumentalisés. C’est seulement lorsque ces conditions ne sont pas remplies que le développement de l’enfant sera perturbé. Or la justice et le débat de société s’évertuent à s’appuyer sur des critères discutables et des positions idéologiques qui nient cette primauté du conflit.

Le problème, c’est qu’on ne peut pas juger un conflit, la relation n’est pas un sujet de droit. Il faut donc nécessairement désigner un « gentil » et un « méchant », et sanctionner ce dernier. Dans le cas de figure que nous traitons, aucun jugement ne pourra jamais être juste. Dans le cas d’un conflit conjugal violent, il n’y a ni gentil ni méchant, seulement deux personnes enfermées dans ce « double bind » qui gomme les différences, qui transforme les deux rivaux en pitbull, l’objet de désir que l’on cherche à s’arracher étant souvent la progéniture.

La justice, en la matière, présente l’exemple parfait d’un système sacrificiel. Au nom du bien-être de l’enfant, désigné arbitrairement comme la seule personne susceptible de souffrir, la seule méritant d’être préservée, défendue, on sacrifie sans vergogne un des deux parents.

Pour en revenir aux scandales qui nous préoccupent, on voit qu’ils illustrent un phénomène inédit : un monde qui dénonce sa violence est condamné à des rapports humains de plus en plus conflictuels, et toute tentative de la justice, du législateur ou du monde des idées de résoudre le problème ne fait que l’attiser. C’est ce qu’Isaïe nous expliquait déjà il y a bien longtemps :

L’homme fort devenu amadou,
Son travail étant l’étincelle,
Tous deux ensemble brûleront,
Et personne pour éteindre.
(Isaïe 1, 31)

René Girard l’a énoncé sans ambiguïté : un monde qui choisit le refus du sacrifice ne peut survivre sans faire le choix radical de la non-violence. On constate, sans surprise puisque ce message n’a jamais été entendu, exactement le contraire : le moindre fait divers est jeté, pour des raisons légales, idéologiques ou politiques, sur la place publique, confié au tribunal populaire, autrement dit à la foule sacrificielle. Et nous nous étonnons de vivre dans un pays où le vivre-ensemble se dégrade année après année…

Je l’ai déjà cité, mais ce passage du livre de l’Apocalypse reste le meilleur résumé du phénomène que nous vivons :

Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils avaient porté.
Ils criaient d’une voix forte : Jusques à quand, Maître saint et véritable, tarderas-tu à faire justice et à venger notre sang sur les habitants de la terre ?
(Apocalypse 6, 9-10)

Il y a là une véritable prophétie, mais elle ne concerne nullement une civilisation ni un moment de l’histoire en particulier. Elle met en garde contre la frénésie revancharde qui s’empare d’une société lorsque celle-ci a l’audace d’étaler au grand jour sa violence ordinaire. Notre société satisfait assez bien au critère et démontre avec zèle, scandale après scandale, la pertinence de la réflexion de l’auteur du Livre de la Révélation2.

A quand le procureur contre la violence réciproque, l’avocat de la relation ? Qui, parmi les brillants esprits qui se sont crus autorisés à donner leur avis sur ces deux affaires, s’est intéressé aux individus et à leurs souffrances, sans prendre parti ? Qui a cherché à comprendre la genèse de la polarisation violente, du déchirement du couple ? Qui a cherché à prendre contact avec les intéressés pour tenter une médiation, une sortie, non pas du conflit, mais de la violence du conflit, loin des projecteurs et des tribunes militantes ? Je ne peux que confesser une certaine admiration pour le courage de Jean-Luc Mélenchon et de Manuel Bompard lorsqu’ils osent prendre la défense d’un homme, à contre-courant de l’unanimité sacrificielle. Mais quand comprendrons-nous que les positions de principe, en cas de scandale et surtout lorsqu’elles sont médiatisées, ne pourront jamais nous sortir de la polarisation violente ; bien au contraire, qu’elles ne font que rendre la situation plus inextricable ?

« À ceux qui te contredisent à son propos, maintenant que tu en es bien informé, tu n’as qu’à dire : Venez, appelons nos fils et les vôtres, nos femmes et les vôtres, nos propres personnes et les vôtres, puis proférons exécration réciproque en appelant la malédiction d’Allah sur les menteurs. » (Coran, Sourate Al-Imran, 3,61)

Il est d’autant plus difficile de sortir de nos réflexes sacrificiels qu’ils nous sont encore largement invisibles. Raison de plus pour essayer de les révéler. Un peu de recul suffit à constater que nos antiques formules pour résoudre les conflits violents ont perdu leur pouvoir. Nous sommes invités à un changement paradigmatique majeur. Il devient clair que ce n’est ni par la justice rétributive ni par les positions de principe que nous résoudrons les crises. La seule issue est de remplacer la vision manichéenne du bon et du méchant par le souci de la relation. L’entourage d’un couple qui se déchire a le choix entre choisir son camp et rendre le conflit encore plus violent, ou constater que la dégradation de la relation laisse deux victimes à terre, sans compter les victimes collatérales, trop souvent invisibles. Alors, en tant que proches ou moins proches, nous sommes invités à porter un regard bienveillant, miséricordieux et compassionnel, à écouter sans juger, à aider les ex-amoureux à porter leur croix ; et ce choix conscient de la bienveillance, miracle ! suffit souvent à rétablir la paix. Nous sommes des animaux mimétiques, pour le pire comme pour le meilleur.

1site de l’INSEE : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5227614#:~:text=En%202020%2C%20en%20France%20hors,par%20la%20loi%20depuis%202002.

2J’utilise ici la dénomination anglo-saxonne du livre de l’Apocalypse, qui a le mérite de nous rappeler l’étymologie du mot et sa signification profonde.

Influenceurs, trolls et “haters”

par Jean-Marc Bourdin

Les soi-disant réseaux sociaux ont imposé en quelques années seulement une nouvelle trinité, plus démoniaque que sainte : les influenceurs, les trolls et les “haters”.

Des influenceurs, il a été question à plusieurs reprises dans notre blogue. Ils engendrent leurs suiveurs, habituellement dénommés “followers”. Ils ont pour fonction d’exciter l’envie de leurs sectateurs.

Les trolls sont une autre espèce proliférante. D’après la fiche Wikipedia, « un troll caractérise un individu cherchant l’attention par la création de ressentis négatifs, ou un comportement qui vise à générer des polémiques […]. À l’origine, le troll tire satisfaction d’avoir réussi à berner ses victimes, à leur avoir fait perdre du temps. [Ce qualificatif] peut dorénavant aussi s’appliquer à l’envoi de messages provocateurs et offensants, exacerbés par l’anonymat et la tribune que procure Internet ».

Quant aux “haters”, selon la même encyclopédie collaborative en ligne, ce terme désigne en anglais (on peut le traduire par haineux) les personnes qui, « en raison d’un conflit d’opinions ou parce qu’ils détestent quelqu’un ou quelque chose, passent leur temps à [les ] dénigrer” sur les réseaux sociaux.

Je suis frappé par le parallèle qu’il est tentant de faire entre ces nouveaux acteurs des rapports humains médiatisés par Internet et une citation supposée extraite des Mémoires d’un touriste de Stendhal que René Girard mentionne dans Mensonge romantique et vérité romanesque (MRVR) : “l’envie, la jalousie et la haine impuissante” ainsi placées entre guillemets. Il introduit ainsi cette énumération : “[…] Stendhal met ses lecteurs en garde contre ce qu’il appelle les sentiments modernes, fruits de l’universelle vanité.” Et il poursuit : “Cette formule stendhalienne rassemble les trois sentiments triangulaires […]” (chapitre 1er, page 28 de l’édition de poche Pluriel). Ce texte est au demeurant repris presque en tête de la quatrième de couverture de mon édition de poche de MRVR, dénotant son importance pour lui. A vrai dire, je n’ai trouvé aucun texte libellé sous cette forme ramassée en feuilletant électroniquement (et donc paresseusement) les œuvres complètes de Stendhal dans une édition bon marché (1€99) qui se targue d’en regrouper 142 et dont je ne peux qu’espérer l’exhaustivité. Quoi qu’il en soit, j’ai toutefois relevé dans Les mémoires d’un touriste une concentration particulièrement significative d’une dizaine d’occurrences de la locution “haine impuissante”. D’où probablement la référence de Girard à cette œuvre. Parmi les extraits, j’en retiens deux qui signalent l’importance du concept chez Stendhal : “le grand malheur de l’époque actuelle, c’est la colère et la haine impuissante. […] Le soin de notre bonheur nous crie : chassez la haine, et surtout la haine impuissante.” “Nous sommes fort exposés entre nous à l’affreuse et contagieuse maladie de la haine impuissante.”

Un peu déçu malgré tout, tant la formule m’avait en son temps impressionné (et je pense ne pas être le seul dans ce cas), j’ai tout de même recherché les occurrences dispersées des termes ainsi agrégés par Girard en une séquence saisissante, toujours dans les œuvres supposées complètes de Stendhal. Résultat : 646 “envies” et ses dérivés, 476 “jalousies” et ses dérivés, 545  “haines” et ses dérivés, dont pas moins de 24 qualifiées d’impuissante. Quant à la vanité, elle revient 1 445 fois sous la plume de Stendhal, soit presque autant que la somme des emplois des trois premiers termes mentionnés ! La fréquence des occurrences vient ainsi suppléer une mémoire probablement par trop synthétique et/ou corriger l’usage inapproprié de guillemets autour de cette brillante énumération [1].

Devenus contemporains, ces sentiments modernes repérés par Stendhal ont trouvé de nouvelles incarnations sur les réseaux sociaux. Déjà souligné et si évident, le rôle de l’influenceur est de susciter l’envie. Quant au troll, il me semble emprunter aux jaloux son désir de détruire l’objet qu’il ne parvient pas à s’approprier en nuisant délibérément au bon déroulement des échanges entre les commentateurs intéressés par la publication et les réponses qu’ils sont susceptibles d’obtenir en retour. Il s’agit d’empêcher la conversation, d’y faire obstacle. Quant aux “haters”, leur nom n’en fait pas mystère, c’est la haine qui inspire leurs dénigrements, haine qui traduit en outre leur impuissance à produire de leur côté des contenus attrayants.

Il me semble également que ces trois figures de l’influenceur, du troll et du “hater” correspondent aux trois situations mimétiques identifiées par Girard et reprises de manière systématique par Jean-Michel Oughourlian dans sa nosologie des psychopathologies [2] : l’influenceur se veut un modèle, le troll s’imagine en obstacle et le “hater” se rêve en rival, c’est-à-dire un modèle pour ceux qu’il amènerait à partager ses sentiments par ses commentaires doublé d’un obstacle empêchant d’apprécier la personne ou l’œuvre dénigrée tout en aspirant à devenir au moins l’égal de ce qu’il dénigre.

Face à cet amoncellement de ressentiments, les modérateurs se trouvent bien démunis quand les propriétaires des réseaux évaluent la nécessité d’intervenir en fonction de leurs objectifs de fréquentation.

Bref, l’envie, la jalousie et la haine impuissante ont su s’insinuer dans les réseaux sociaux comme dans tant d’autres rapports humains soumis à la mécanique mimétique. Et je crains que ces sentiments ne leur survivent.


[1] Je serais bien sûr très reconnaissant à qui trouverait cette énumération dans une quelconque des œuvres de Stendhal.

[2] Notre troisième cerveau. Paris : 2013, Albin Michel, p. 113 et suivantes sur les trois possibilités du rapport interdividuel et tableau synthétique p. 132.

Thierry n’est plus là

Thierry Berlanda s’est éteint jeudi dernier, après deux années de combat contre la maladie. Son départ nous laisse dans une profonde affliction. Il était l’un des contributeurs de notre blogue, l’un des tout premiers. Que ses proches, en particulier Sabine sa compagne, Matthias, Judith et Raphaëlle leurs enfants, sachent combien nous partageons leur chagrin et nous associons à leur peine.

Thierry était un grand connaisseur de la pensée de René Girard, et plus encore de celle de Michel Henry. Il désirait partager tout ce savoir ; conférencier, consultant, il avait également épousé la vocation de romancier, d’auteur de « thrillers » dans lesquels il se jouait des lois du genre et savait faire passer sa vision de la vie. En témoignent, entre autres, « L’affaire Creutzwald », la trilogie « Naija », « Jurong Island » et « Cerro Rico », ou encore « Destination  Nord », ainsi que son dernier opus, « Idol ».

Thierry avait monté, en 2016, avec l’appui de l’Association Recherches Mimétiques », un colloque consacré à l’exploration des liens entre la pensée de René Girard et celle de Michel Henry : le Désir de l’Autre.

Voici les vidéos de cet événement :

https://youtu.be/EDydFd8Mo8c (première partie),

https://youtu.be/GfhWhYG4MCU (seconde partie).

Laissons-lui maintenant la parole, avec cet extrait d’un texte envoyé à son cercle voici deux ans, pas encore publié, dans lequel son amour de la vie nous touche au plus profond du cœur :

« Qu’est-ce qu’un sentiment ? C’est ce qui vous fait entrer en présence de vous-même chaque fois que vous l’éprouvez. Je ne parle pas ici des sentiments évoqués dans les bluettes à l’eau-de-rose, mais du sentiment que vous avez d’être vous-mêmes, d’être des « soi » vivants et cela, vous en avez le sentiment parce que vous avez préalablement, et souvent inconsciemment, le sentiment constant et insurmontable de vivre. Car votre tristesse, votre fatigue, votre honte, votre fierté, votre faim, votre soif, votre joie, ce sont toujours, in fine, la tristesse, la fatigue, la honte, la fierté, la faim, la soif ou la joie de vivre. »

God save the Queen…

par Christine Orsini

A entendre les soi-disant « humoristes » de France Inter, nous autres « mangeurs de grenouilles » et régicides, sommes très loin de communier avec le Royaume-Uni, le Commonwealth et une partie de la planète dans la vénération de la couronne d’Angleterre et l’émotion suscitée par le décès d’une reine qui aurait porté cette couronne non seulement plus longtemps mais plus dignement qu’aucun de ses ancêtres. « Trop, c’est trop » entendons-nous au sujet de cette saga windsorienne : on peut suivre en temps réel à la télévision ou sur d’autres écrans la totalité des cérémonies consacrées à ce deuil planétaire ; et au cas où on aurait raté « the Queen », l’excellent film de Stephen Frears ou les nombreux épisodes de « The Crown » sur Netflix, des spécialistes de la monarchie anglaise et une foule de documentaires nous font savoir tout ce qui peut se savoir sur un règne hors-série.

Naturellement, il n’est pas besoin d’avoir lu Girard pour se rendre compte que le mépris des fastes royaux, l’ironie au sujet de traditions ancestrales, la condescendance des esprits éclairés à l’égard d’une émotion populaire indéniable, tout cela, qui contraste avec la couverture médiatique de l’événement, relève le plus souvent d’une posture idéologique plutôt que de sincères convictions républicaines. Les esprits forts sont en plein « mensonge romantique » !  Ce deuil royal intéresse tout le monde, c’est le cas de le dire et il faut se demander pourquoi.

Dans « Mensonge romantique… », René Girard écrit : « La révolution ne détruit qu’une chose, la plus importante bien qu’elle paraisse vide aux esprits vides : le droit divin des rois. Depuis la Restauration, les Louis, Charles et Philippe montent encore sur le trône ; ils s’y cramponnent, ils en descendent plus ou moins précipitamment ; seuls les sots prêtent attention à cette monotone gymnastique. La monarchie n’existe plus (…) La vraie puissance est ailleurs. Et ce faux roi qu’est Louis-Philippe joue en Bourse se faisant ainsi, déchéance suprême, le rival de ses propres sujets. » (1)

Il est vrai que la monarchie constitutionnelle anglaise ne donne pas au monarque le pouvoir de gouverner. On peut dire en effet, dans ce cas précis, que « la vraie puissance est ailleurs ». Mais s’il leur est arrivé d’être régicides, les Britanniques n’ont jamais désacralisé leur royauté. Leur chant national « God save the Queen » n’est pas comme le nôtre un chant guerrier révolutionnaire, mais un cantique (2). De la puissance du monarque, chef de l’Eglise anglicane et régnant sur le Royaume Uni et sur les pays du Commonwealth (56 pays, tout de même, dont le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande), on peut dire qu’elle est purement symbolique. Mais, comme dirait Girard, seuls les esprits vides peuvent croire vide de puissance le domaine du symbolique ! Dans les sociétés humaines, le symbolique non seulement fait partie du réel mais en commande l’interprétation et la représentation. Le réel est d’abord ce que nous nous représentons. La force (militaire, économique) est « sans dispute », dirait Pascal, c’est-à-dire qu’elle s’impose d’elle-même, mais elle reste inféodée au pouvoir politique ; or, le pouvoir politique ne peut exister comme tel et s’exercer que s’il parvient à s’incarner dans ses « représentants » : Montaigne fait état de l’étonnement scandalisé des « sauvages » venus (importés) d’Amérique devant la personne du roi de France, un enfant de 10 ans.

Elizabeth II aura été, de l’avis général, une représentante parfaite de la monarchie britannique, on n’aura jamais fini de décliner les qualités qui ont fait d’elle une servante au service de son peuple et de sa glorieuse histoire. Son influence personnelle sur la marche de certains événements est avérée. Mais il me semble qu’on ne peut comprendre l’émotion suscitée par son départ définitif de la scène publique en se référant à sa seule personne et aux péripéties de sa propre histoire, comme on se complaît toujours à le faire. J’ai été frappée du fait que les médias et les « spécialistes » de la cour d’Angleterre, en même temps qu’ils nous abreuvaient d’images et de récits, constataient que la reine défunte emportait son secret dans sa tombe et que personne, dans son entourage proche, peut-être même pas elle-même, ne pouvait se vanter de la connaître. Elle s’était totalement forgée et fondue dans son statut et son rôle de monarque.

« La reine est morte, vive le roi ». La personnalité du souverain n’a jamais été négligeable, même pas de nos jours dans des démocraties qui ne lui confèrent que ce pouvoir symbolique de « représentation ». Mais l’essentiel est dans ce que Girard désigne comme la « médiation externe ». Les rois ne sont pas à proprement parler des modèles ; mais ils incarnent une transcendance, une « identité » incontestable dans un monde « globalisé » où les peuples comme les individus sont en quête d’identité. L’idée ne serait venue à personne d’imiter Elizabeth II, même quand elle apparaissait en foulard et en bottes, en balade avec ses chiens dans la lande écossaise. Et il ne serait venu à l’esprit de personne de la voir, dans cet accoutrement, en train d’imiter ses sujets. Elle ne s’est jamais comportée en rivale de ses sujets, même dans ses affaires de famille. Son identité était dans l’incarnation et la vénération d’une histoire, celle du Royaume Uni.  Et son statut de reine couronnée (sacralisée) lui conférait ce pouvoir extraordinaire de représenter ici et maintenant des siècles de civilisation : une civilisation pleine de bruit et de fureur, comme toutes les autres mais une civilisation « modèle » qui a donné au monde le théâtre de Shakespeare etc., et finalement un style britannique, fait de multiples singularités, dans lequel se reconnaissent la plupart de ses sujets et que le monde entier leur reconnaît.

Dans une émission récente de « Répliques », sur France-Culture, Alain Finkielkraut cite Ortega y Gasset, qui écrit dans « La révolte des masses » à propos de la monarchie britannique et de sa fonction de « symboliser », en particulier par le rite du couronnement : « L’Anglais tient à nous faire constater que son passé, précisément parce qu’il est passé et qu’il en est libéré, continue d’exister pour lui. Ce peuple circule dans tout son temps, il est véritablement seigneur de ces siècles dont il conserve l’active possession. » Cette force que constitue pour un peuple le fait de pouvoir circuler dans tout son temps n’est-elle pas, pour lui, à l’heure de la mondialisation, vitale ?

Il est sans doute moins facile pour les Français de circuler dans leur histoire en se l’appropriant complètement. Je pense à ces deux catégories de Français distinguées par Marc Bloch en 1940, et qui selon lui, ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims et ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ; comment vibrer à la fois pour la sacralisation du roi et pour la souveraineté du peuple ?  Pour circuler dans tout leur temps, il faudrait que les citoyens français ne soient pas divisés entre eux et en eux-mêmes entre deux nostalgies incompatibles, la nostalgie monarchique et la nostalgie révolutionnaire.

En retraçant une histoire du désir dans les temps modernes, de Cervantès à Proust, Girard a aussi montré l’irréversibilité du temps : sous l’effet de la mimésis, moteur de l’histoire, le passage d’une société hiérarchisée, aristocratique à une société égalitaire, démocratique, est à la fois inévitable et irréversible ; on ne revient pas en arrière, la médiation externe, la vénération à l’égard de modèles inaccessibles a été remplacée par la médiation interne, l’imitation du semblable, puis la médiation double, c’est-à-dire la concurrence de tous. « La médiation double est un creuset où se fondent lentement les différences entre les classes et les individus. »

La monarchie britannique, la seule en Europe, par le rite du couronnement, à sacraliser son monarque, a conservé un certain sens de la hiérarchie héréditaire, soit une verticalité, une transcendance au sein d’une véritable démocratie, multiculturelle en raison du passé colonial. Cette transcendance qui plonge ses racines dans le temps historique, est de l’ordre d’un temps « immémorial », elle ne donne pas seulement l’épaisseur de la durée à un Etat moderne, elle lui confère une vocation. Les sujets de Sa Majesté n’ont pas à choisir leur identité, ce « moi » ou ce « nous » qu’il faut affronter aux autres, ils la reçoivent sous la forme d’une singularité qui s’affiche dans des détails, une façon de parler hésitante, « l’understatement », un style vestimentaire : la reine ne porte pas toujours sa couronne mais des chapeaux invraisemblables ;  assortis à des tailleurs de la même couleur criarde que leur fameuse « jelly », ils  symbolisent cette singularité ; on ne se demande pas si c’est de bon ou de mauvais goût, il s’agit d’une inimitable différence. Rien d’étonnant que les excentricités et les innovations, par exemple la minijupe, soient également une spécificité anglaise.

Girard a montré que l’autonomie est un leurre. « Ni Dieu ni maître », cette belle formule est entachée de suspicion. Tocqueville avoue, dans un passage de La Démocratie en Amérique que j’ai gardé en mémoire, ne pas croire à la possibilité pour l’homme de jouir d’une entière liberté ; c’est pourquoi, écrit-il : « s’il est athée, il faut qu’il serve et s’il est libre, il faut qu’il croie. » L’autonomie est cependant un concept irrécusable pour penser la démocratie ; le tort de l’individu moderne est sans doute d’avoir rendu l’autonomie incompatible avec l’hétéronomie. Pourtant, l’idée selon laquelle on doit recevoir de l’extérieur les moyens de se construire et de se définir n’est-elle pas une idée de bon sens ? L’acceptation de la verticalité (la médiation externe) est le seul moyen d’éviter les affres de la « transcendance déviée », c’est-à-dire l’idolâtrie, si bien analysée par Girard. En effet, ce désir légitime d’« être soi-même » dans un monde concurrentiel serait mieux protégé des affres de l’envie, de la jalousie et de la haine impuissante (3) s’il était à l’abri de quelque chose qui nous transcende et nous permet de nous rattacher à nous-mêmes ; c’est ce « quelque chose » qui s’est incarné, y compris pour le Commonwealth, dans une reine, pendant le règne d’Elizabeth II.

Pour enfoncer le clou, je pense à l’autre événement historique que constitue le nouveau gouvernement de Sa Majesté, présidé par Liz Truss.  Les postes-clés y sont confiés à des personnes que nous dirions issues de la « diversité » ; c’est une représentation de la société multiculturelle britannique au plus haut niveau de l’Etat dans un cabinet plus que droitier ; événement remarquable, auquel il faut ajouter ces sondages édifiants : 53% des Britanniques estiment que l’immigration est une bonne chose et 70% que la diversité est bénéfique. On peut se poser la question : comment se fait-il que la colonisation anglaise, qui fut d’une grande violence, n’ait pas creusé entre les pays ex-colonisés et la nation ex-impériale ce fossé de haine et de rejet tel qu’on le voit ailleurs, par exemple chez nous ?

Proposons, pour conclure, un élément de réponse girardienne : la colonisation française, malgré sa violence indéniable, a été « universaliste », elle a préféré l’assimilation au séparatisme ou au régime d’apartheid. Elle a voulu effacer les différences plutôt que de les reconnaître et de les pérenniser. « Nos ancêtres les Gaulois » ont été imposés à tous les écoliers, quelle qu’ait été la réalité de leur passé. Le résultat a été que le ressentiment du colonisé s’est porté sur ce « creuset » où devaient se fondre les différences entre les peuples : ils ont haï l’universalité comme symbole de la violence indifférenciatrice de l’impérialisme occidental.

La monarchie britannique n’est pas « universaliste ». Elle a été impérialiste, elle a constitué un Empire. Et le Commonwealth, composé de nations devenues indépendantes et libres d’y adhérer, pleure aujourd’hui sincèrement SA souveraine.  Vue sous l’angle de la théorie mimétique, cette réussite pourrait s’expliquer ainsi : une haine impuissante, celle de la médiation interne, répand sur les âmes un poison mortifère parce qu’on ne peut haïr l’autre sans ressentiment à l’égard de soi-même ; or, il semble que les sujets de la Couronne aient réussi à éviter cet écueil et même à tirer avantage de leur servitude comme de leur indépendance en insufflant à leur haine ce qu’il faut voir comme de la vénération, en tous cas une forte dose d’admiration qui a fait barrage au ressentiment, c’est-à-dire à la haine de soi.

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Notes :

 1) Mensonge romantique et Vérité romanesque, chapitre V « Le Rouge et le noir »

 2) Comme la Marseillaise, l’hymne anglais est d’origine française. Composé pour demander à Dieu la guérison de Louis XIV, en 1686, par une dame de la cour, la duchesse de Brinon, pour les paroles et Lully pour la musique.

3) Stendhal dans les Mémoires d’un touriste.

En hommage à Michel Henry

par Jean-Louis Salasc

Cette année 2022 est à la fois le centenaire de sa naissance et les vingt ans de sa disparition ; deux raisons d’honorer sa mémoire. Mais pourquoi dans ce blogue dédié à René Girard ?

Permettez-moi un souvenir personnel. En février 2015, l’Association Recherches Mimétiques organisa une journée en l’honneur de René Girard, à la suite de son décès en novembre 2014.  Au cours de l’après-midi se tint une messe en l’église de Saint-Germain-des-Prés et le soir, un concert fut donné par l’ensemble à cordes constitué par les neveux et nièce de René Girard. J’eus la chance d’y être invité. Avant que la musique ne parle, Jean-Luc Marion, manifestement ému, fit une allocution pleine de profondeur et de gravité. Au moment de commencer l’un de ses paragraphes, au lieu de dire « Selon René Girard… », il dit : « Selon Michel Henry… ». Il s’interrompit presqu’immédiatement, ayant perçu sa méprise, puis il ajouta, un instant plus tard : « Voilà un lapsus dont il y aurait beaucoup à dire ».

Ce blogue a déjà évoqué les liens qu’il est possible de tisser entre ces deux penseurs : https://emissaire.blog/2021/01/28/etoiles-doubles-rene-girard-et-michel-henry/

Pour Michel Henry, la civilisation occidentale s’inscrit aujourd’hui dans ce qu’il appelait le « projet galiléen ». Ce projet consiste à circonscrire le réel aux seuls phénomènes matériels et mesurables, et par conséquent d’expulser (pour employer un terme à forte connotation girardienne) la subjectivité. Ce faisant, selon Michel Henry, c’est la vie elle-même qui se trouve expulsée. Il a exprimé cette vision dans de nombreux endroits, notamment dans « La Barbarie »  et dans « Du communisme au capitalisme ». Jamais il ne l’aura formulée avec autant de puissance que dans la dernière page de « C’est moi la Vérité », page d’anthologie dans laquelle sa lucidité n’efface pas l’espérance. La voici en guise d’hommage :

« Partout où l’homme ou la femme n’est qu’un objet, une chose morte, un réseau de neurones, un faisceau de processus naturels – où quiconque, mis en présence d’un homme ou d’une femme, se trouve en présence de ce qui, dépouillé de du Soi transcendantal qui constitue son essence, n’est plus rien, n’est plus que de la mort.

« En ces jours-là, les hommes chercheront la mort mais sans la trouver ; ils souhaiteront mourir mais la mort les fuira » (Apocalypse, 9,6).

Les hommes abaissés, humiliés, méprisés et se méprisant eux-mêmes ; dressés dès l’école à se mépriser, à se tenir pour rien – pour des particules et des molécules ; admirant tout ce qui est moins qu’eux ; exécrant tout ce qui est plus qu’eux. Tout ce qui est digne d’amour ou d’adoration. Des hommes réduits à des simulacres, à des idoles qui ne sentent rien, à des automates. Et remplacés par eux – par des ordinateurs, par des robots. Les hommes chassés de leur travail et de leur maison, poussés dans les coins et dans les creux, recroquevillés sur les bancs du métro, dormant dans des boîtes en carton.

Les hommes remplacés par des abstractions, par des entités économiques, par des profits et de l’argent. Les hommes traités mathématiquement, informatiquement, statistiquement, comptés comme des bestiaux et comptant pour beaucoup moins qu’eux.

Les hommes détournés de la Vérité de la Vie, se jetant sur tous les leurres, les prodiges où cette vie est niée, bafouée, singée, simulée – absente. Les hommes livrés à l’insensible, devenus eux-mêmes insensibles, dont l’œil  est vide comme celui d’un poisson. Les hommes hébétés, voués aux spectres, aux spectacles qui exposent partout leur propre nullité et leur déchéance ; voués aux faux savoirs, réduits à des coquilles vides, à des têtes inhabitées – à des « cerveaux ». Les hommes dont les émotions et les amours ne sont que des sécrétions glandulaires. Les hommes qu’on a libérés en leur faisant croire que leur sexualité est un phénomène naturel, en lieu et place de leur Désir infini. Les hommes dont la responsabilité et la dignité n’ont plus aucun site assignable. Les hommes qui, dans l’avilissement général, envieront les animaux.

Les hommes voudront mourir – mais non la Vie.

Ce n’est pas n’importe quel dieu aujourd’hui qui peut encore nous sauver, mais – quand partout grandit et s’étend sur le monde l’ombre de la mort – Celui-là qui est Vivant. »

Cette dernière phrase ne rejoint-elle pas la vision apocalyptique de Girard, pour qui le mécanisme sacrificiel, représenté par les dieux archaïques (« n’importe quel dieu »), est définitivement impuissant à sortir l’humanité de la crise mimétique ?

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Réf. : « C’est moi la Vérité – pour une philosophie du christianisme », Michel Henry, éditions du Seuil, mars 1996, 345 pages.

L’objet du désir : un impensé de la théorie mimétique ?

par Jean-Marc Bourdin

Il ne s’agira pas ici de parler du film de Luis Buňuel, dont l’affiche sert à illustrer le présent billet, ou alors à la marge. Je souhaite plutôt évoquer ce qui me semble ici une étrangeté de la géométrie du désir girardien : le manque d’intérêt pour l’objet du désir.

Celui-ci apparaît explicitement lorsque le désir conduit l’être désirant et son modèle-obstacle à focaliser leur attention sur leur rivalité au point de perdre tout intérêt pour l’objet originel de leur désir commun. Mais avant même cette phase violente, l’objet du désir me semble d’emblée réifié par la théorie mimétique. Dans ce jeu de rôles, il n’en joue aucun et il n’est guère là que pour se faire expulser dans le second temps de la rivalité et des modèles-obstacles devenus des doubles.

Or, dès lors qu’il s’agit de rapports humains, dès lors que l’objet convoité n’est pas inerte mais fait de chair et de sang et susceptible de ressentir des émotions, est-il logique de simplifier le tableau au point de le traiter par une sorte de toutes choses égales par ailleurs comme aiment à le faire les mathématiciens ?

Car le plus souvent, ce n’est pas un bien matériel, fréquemment duplicable ou fabricable en série qui est l’enjeu du désir, mais un être aimé dont l’affection est recherchée, qu’il s’agisse d’une amante ou d’un amant comme on disait au XVIIe siècle, d’un enfant lors d’un divorce ou plus simplement dans la vie familiale courante, d’une mère ou d’un père dont la préférence est à obtenir, d’une équipe de travail à séduire pour mieux la mobiliser, d’une population en cas de guerre, de colonisation ou, là aussi plus banalement, d’élections démocratiques. Parmi les auto-transcendances, celle qu’il est d’usage de nommer, faute de mieux, l’opinion publique, cruciale dans nos régimes qui se veulent démocratiques, n’est autre qu’une émotion collective. Il n’y a pas si longtemps, Benoît Hamot usait dans ce blogue de la belle expression de “l’air du temps” (https://emissaire.blog/2022/08/23/les-limites-du-concept-de-mediation-interne-externe/ ). Il est certes possible de traiter l’opinion publique ou l’air du temps comme des résultantes du mécanisme, mais pas une population, une équipe de travail, une assemblée de fidèles, les tenants d’une idéologie, un collectif de bénévoles, un parent, un enfant ou la personne aimée.

Dans Mensonge romantique et vérité romanesque ou les autres ouvrages à l’origine de la psychologie interdividuelle, il me semble que le désir de l’objet du désir n’est que très peu abordé, sauf peut-être à travers certaines pathologies comme la coquetterie ou le sado-masochisme. Mais là encore, la coquette ou le partenaire d’une relation sado-masochiste n’est pas vu comme objet du désir mais sujet à un désir. Mon titre interrogatif et les idées que je développe ici constituent un appel à témoins de la pensée girardienne, qui m’indiqueront les passages où l’objet du désir est aussi sujet au désir et acteur à part entière du désir. Il est fort possible que je ne sois pas parvenu à me les remémorer.

Car s’il est bien un espace de relative liberté, c’est celui que crée la situation où un objet de désir a le choix entre ses convoitants, ses “appropriants” mimétiques : dans le théâtre de Molière, il est fréquent que l’intrigue mette aux prises un père avec sa fille et d’autres membres de la famille qui la soutiennent pour le choix d’un mari/parti. Bref, l’objet du désir est aussi souvent un sujet désirant qui complexifie le mécanisme de la théorie mimétique. Quand René Girard en arrive à la conclusion que la liberté se résume au choix de son modèle et que le seul modèle émancipateur est le Christ, a-t-il vraiment raison ? Certes, choisir entre des “appropriants” relève d’une forme de servitude volontaire, mais l’oxymore de La Boétie fait une place à la volonté. Et de tels choix que mon ami Gilles Tenoux qualifie d’imparfaits sont des choix majeurs durant toute la vie : des amis, un conjoint, un employeur, un chef, un parti politique ou un candidat à qui confier le pouvoir, une idéologie à laquelle s’affilier, etc. L’objet du désir a donc fréquemment l’occasion d’être un acteur du désir sans être pour autant modèle ou sujet premier du désir mimétique. Et la situation où se mêlent plusieurs positions d’être désirant, de modèle et d’objet du désir ou encore d’obstacle et de rival est plus réaliste que le schéma archétypal du triangle mimétique. Pensons à Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché.  

Au terme de ce qui reste pour moi une interrogation que je vous soumets, je comprends mieux certaines critiques féministes de la théorie mimétique : en choisissant un corpus littéraire d’auteurs masculins enclins le plus souvent à envisager le désir de leur point de vue, la pensée de René Girard a pu apparaître comme contribuant à la réification de la femme objet du désir. De ce point de vue, il est heureux que Liv Strömquist (https://emissaire.blog/2022/08/02/dans-le-palais-des-miroirs/) que nous a récemment fait connaître ici Jean-Louis Salasc, ait montré dans sa bande dessinée anthropologique que la théorie mimétique était aussi utile au point de vue féministe qu’à tous ceux qui se préoccupent du sort des victimes des mécanismes du désir mimétique.

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