par Jean-Louis Salasc
Le triangle dramatique de Karpman a fait l’objet de plusieurs analyses girardiennes dans nos colonnes (1). La série d’articles intitulée « Les Trois Masques du persécuteur » a proposé une thèse : celle que le triangle de Karpman, notion issue de l’observation, s’explique parfaitement par l’anthropologique mimétique et s’y intègre donc. Derrière les comportements que Karpman décrit et qualifie (« bourreau », « victime », « sauveur »), se dissimule l’intention d’assujettir l’autre, le dominer, le rabaisser, l’humilier. Ainsi les trois qualificatifs de Karpman désignent des « stratégies », souvent inconscientes sans doute, au service de cette intention. Pascal Ide, dans son ouvrage sur le sujet (2), identifie le triangle de Karpman comme le mal en action.
René Girard a toujours affirmé que l’anthropologie mimétique se trouvait toute entière exposée dans la Bible, et plus particulièrement le Nouveau Testament. Si le triangle de Karpman est bien partie prenante de l’anthropologie mimétique, il serait donc pertinent qu’il s’en trouvât des traces dans les Ecritures.
Or, il semble que nous ayons une séquence candidate à ce rôle : c’est l’épisode des tentations du Christ au désert.
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Cet épisode ne figure précisément que dans les Evangiles de Luc et de Matthieu ; rien chez Jean et une simple allusion chez Marc. Le texte est quasiment le même entre Luc et Matthieu, seul l’ordre des tentations diffère : « se jeter dans le vide » est en deuxième position chez Matthieu et en troisième position chez Luc. Les textes figurent ci-dessous en note (3), dans la traduction de la Bible de Jérusalem.
Après son baptême, Jésus passe quarante jours dans le désert, où il éprouve la solitude et la faim. Satan lui suggère d’utiliser son pouvoir et de transformer les pierres en pain, ce que Jésus rejette en disant que l’homme ne se nourrit pas que de pain. C’est la première tentation.
Il est clair que le sujet n’est pas la faim personnelle qu’éprouve Jésus : un solide casse-croûte après plusieurs jours de jeûne n’est pas un péché. Et en effet, Jésus ne dit pas : « Je ne me nourris pas que de pain » mais « L’homme (c’est-à-dire tout être humain) ne se nourrit pas que de pain ». Ce sont donc tous les êtres humains qui sont ici en jeu. Si Jésus acceptait la proposition et utilisait ses pouvoirs, il les sauverait certes de la faim, mais les rendrait également dépendants de lui. C’est très exactement le schéma de Karpman, dans lequel une personne en assujettit une autre en jouant le sauveur auprès d’elle. Dans le vocabulaire de Karpman, Jésus refuse d’entrer dans le triangle dramatique en rejetant la stratégie du sauveur. En termes girardiens, il nous donne l’exemple du rejet de la mauvaise réciprocité, qui lui est proposée, et ce n’est pas un hasard, par Satan.
Suivons l’ordre de Matthieu et passons à la seconde tentation, dans laquelle Satan incite Jésus à se jeter dans le vide afin que Dieu le sauve. Il suggère de le faire depuis le haut du temple de Jérusalem, c’est-à-dire que ce sauvetage serait public. Jésus refuse encore, car ce serait un chantage à l’égard de Dieu. Si Jésus avait accepté, c’est en faisant de lui-même une victime qu’il aurait exercé ce chantage ; chantage aboutissant en effet à obliger Dieu à agir. Voici donc clairement la stratégie victimaire, analysée autant par Karpman que par René Girard. Satan a de nouveau proposé à Jésus d’entrer dans le triangle dramatique, et une fois de plus, Jésus nous donne l’exemple du refus ; soumettre autrui à un chantage, c’est le mal.
La troisième tentation est la proposition que Jésus devienne le roi de toutes les nations, à condition de faire allégeance à Satan. A l’évidence, c’est une incitation à entrer dans le triangle de Karpman en persécuteur. Non qu’un roi soit nécessairement un oppresseur : mais un roi qui aurait fait allégeance à Satan le serait assurément. Et bien sûr, Jésus refuse à nouveau la proposition de Satan.
Entrer dans le triangle de Karpman, c’est s’embarquer, et embarquer son ou ses interlocuteurs, dans une spirale de relations toxiques, dans lesquelles chacun cherche à dominer. Les trois manières d’entrer dans ce cycle sont les comportements de persécuteur, de victime et de sauveur ; une fois le cycle engagé, les protagonistes peuvent recourir à tous les comportements tour à tour, y compris avec des changements rapides.
Il semble possible de comprendre l’épisode des trois tentations du Christ comme un enseignement, à notre destination, de nous garder d’entrer dans cette spirale toxique. Jésus nous donne cet enseignement, non par un prêche, mais par l’exemple ; sa démarche pédagogique à notre égard est : « Imitez-moi ».
La fin de l’épisode est également pleine d’intérêt. Dans la version de Luc, Satan, n’ayant pas d’autre tentation à laquelle soumettre Jésus, se retire dans l’attente d’une autre occasion.
Cela signifierait que les trois tentations représentent la matrice complète des relations toxiques entre les êtres humains. Autrement dit, parvenir à les surmonter suffirait à entretenir des relations saines avec autrui. Intéressant sujet de réflexion.
Car les relations avec autrui nous sont essentielles, cf. Catherine de Sienne : « Dieu nous a créés imparfaits pour que nous nous mettions au service les uns des autres ». Au service les uns des autres : c’est-à-dire tour à tour sauveur et victime dans le sens réel de ces termes. Les comportements de « sauveur » et de « victime » au sens de Karpman, sont une perversion cette nécessité des relations, perversion qui se résume à ce que chacun cherche à devenir le persécuteur d’autrui.
Et le premier enseignement de Jésus, son premier acte après son baptême, serait de nous mettre en garde contre les trois comportements qui nous font entrer dans cette spirale toxique.
Examinons maintenant cette conclusion du point de vue du combat entre Jésus et Satan, ou pour formuler la chose dans le vocabulaire de Girard, de la révélation par Jésus de la face sombre du mimétisme, celle de la mauvaise réciprocité et de la victime émissaire, que Satan figure.
Dans l’épisode des tentations, il cherche en fait à disqualifier Jésus, en le faisant entrer dans le cycle toxique de Karpman, le cycle de la mauvaise réciprocité dont le mimétisme porte l’éventualité. Satan n’y parvient pas et se retire dans l’attente d’une prochaine occasion. Quelle sera ce « moment favorable » que Luc annonce ?
La Passion bien sûr. Après son échec à piéger Jésus dans la réciprocité toxique, Satan va employer sa seconde arme, celle de l’unanimité sacrificielle…
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Post scriptum : l’allusion au basket-ball, dans le titre de ce billet, tient à ce que Karpman a conçu son triangle dramatique en transposant des tactiques de jeu de ce sport, dont il était par ailleurs passionné.
(1) Voici les liens :
https://emissaire.blog/2018/01/08/le-triangle-dramatique-victime-persecuteur-et-sauveur/
https://emissaire.blog/2019/10/05/proprietes-des-triangles-semblables/
https://emissaire.blog/2021/06/29/les-trois-masques-du-persecuteur/
https://emissaire.blog/2021/08/19/les-trois-masques-du-persecuteur-suite/
https://emissaire.blog/2021/11/25/les-trois-masques-du-persecuteur-fin/
(2) Pascal Ide : « Le Triangle maléfique », octobre 2018, éditions Emmanuel, 328 pages
(3) Evangile de Matthieu :
Alors Jésus fut emmené au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable.
Il jeûna durant quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim.
Et, s’approchant, le tentateur lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. »
Mais il répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu »
Alors le diable le prend avec lui dans la Ville Sainte, et il le plaça sur le pinacle du Temple
et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre. »
Jésus lui dit : « Il est encore écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu. » De nouveau le diable le prend avec lui sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire
et lui dit : « Tout cela, je te le donnerai, si, te prosternant, tu me rends hommage. »
Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte. »
Alors le diable le quitte. Et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.
Evangile de Luc :
Jésus, rempli de l’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; il fut conduit par l’Esprit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut mis à l’épreuve par le démon. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim.
Le démon lui dit alors : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre. »
Le démon l’emmena alors plus haut, et lui fit voir d’un seul regard tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir, et la gloire de ces royaumes, car cela m’appartient et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras. »
Puis le démon le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi à ses anges l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus répondit : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le démon s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.