Les influenceurs virtuels sont-ils plus puissants que les influenceurs humains ?

par Oihab Allal-Chérif

Voici un article publié récemment sur le site The Conversation. La question des influenceurs a été maintes fois traitée dans notre blogue :

Aujourd’hui, il s’agit d’influenceurs virtuels. Le parallèle entre influenceur et médiateur au sens de Girard n’est pas nouveau. Le caractère virtuel l’est-il pour autant ? Ce n’est pas certain,  les médiateurs fictifs ont toujours été présents ; l’exemple de Werther et de la vague de suicides qu’il a provoquée en est une illustration. Peut-être le plus intrigant dans cet article est-il le constat qu’un personnage fictif trop réaliste met les « followers » mal à l’aise et brise l’effet mimétique. Quelle serait l’interprétation girardienne de ce constat ? A vos commentaires…

Si certains acteurs, chanteurs, sportifs, ou présentateurs sont considérés comme des valeurs sûres en termes d’influence et attirent de nombreuses marques, même les stars internationales dotées d’une très bonne image peuvent tomber de leur piédestal du jour au lendemain. Les influenceurs – au sens large du terme – sont en effet régulièrement impliqués dans toutes sortes de scandales.

Ce fut le cas de Will Smith après la gifle qu’il a donnée à Chris Rock en direct lors de la Cérémonie des Oscars. Sony, Netflix et Apple TV+ ont immédiatement annulé ou retardé leurs projets avec l’acteur dont la cote de popularité s’est effondrée. A noter cependant que Will Smith n’a pas perdu de followers et que son compte Instagram est même passé de 59 à 64 millions d’abonnés depuis l’incident.

Face aux dangers liés à la réputation et au comportement des influenceurs « réels », les influenceurs virtuels apparaissent comme une solution efficace, car ils accomplissent des missions similaires sans exposer aux mêmes risques. Le phénomène des influenceurs virtuels prend de plus en plus d’ampleur et semble être privilégié par certaines entreprises. Plus fiables, moins chers, toujours disponibles, les influenceurs virtuels sont aussi incroyablement populaires et réalisent des performances remarquables auprès des consommateurs. Ils permettent aux marques d’être plus créatives tout en maîtrisant totalement le contenu.

Des entités numériques sociales et intelligentes

Un influenceur virtuel est un personnage numérique créé grâce à des logiciels de design graphique 3D, de simulation et d’animation. Il n’a donc pas d’existence physique, même si la Barbie virtuelle constitue une exception. La puissance du storytelling et du feuilletonnage est mise au service de l’influence via ces personnages de fiction. L’intelligence artificielle leur permet de simuler une vie réelle, une personnalité et des interactions qui paraissent naturelles.

Les influenceurs virtuels sont comme des héros de séries ou de mangas qui fascinent leurs followers auxquels ils font vivre leurs aventures. Ils s’appuient à la fois sur les codes de Netflix, de la téléréalité, et des magazines people, le tout associé à une parfaite maîtrise des réseaux sociaux. On peut regarder leurs clips musicaux ou leurs concerts, les voir prendre leur petit déjeuner avant d’aller à un événement, ou faire des essayages et des défilés de mode. Certains aiment les sports extrêmes, les jeux vidéo, ou les voyages.

Les détails de leur vie imaginaire, très réaliste sur le long terme, permettent de générer un attachement et une identification durable. Les influenceurs virtuels humanoïdes dont la vie correspond à celle des méga-influenceurs humains et qui maîtrisent les codes de TikTok et Instagram apparaissent crédibles et experts grâce à leur anthropomorphisme. Ils parviennent à créer de la proximité et à gagner la confiance de leurs abonnés.

Les influenceurs virtuels les plus connus

La grande majorité des influenceurs virtuels sont de jeunes influenceuses à l’apparence humaine auxquelles il est possible de s’identifier et avec lesquelles se crée un attachement socio-émotionnel. Elles ont des goûts, des valeurs, et des expériences nourries par le storytelling de leurs créateurs.

La plus suivie du monde est Lu do Magalu, la porte-parole du groupe brésilien de grande distribution Magalu qui possède 1477 magasins physiques Magazine Luiza. Depuis 2009, l’égérie cumule 24 millions de followers à travers les différents réseaux sociaux où elle partage son mode de vie et ses coups de cœur. Ses vidéos YouTube d’unboxing, de conseils pratiques ou de gaming cumulent plus de 300 millions de vues, même si leur audience reste limitée au Brésil. Lu apparaît également sur le site d’e-commerce, l’application de vente en ligne et la marketplace où elle « incarne » la relation client.

Imma Gram est considérée comme le premier mannequin virtuel. Créée en 2018 au Japon, elle a fait la couverture de nombreux magazines de mode et a travaillé pour des marques telles que Dior, Valentino, Nike, Puma, Ikea et Amazon. Sollicitée par de nombreux artistes et start-ups, elle est une actrice majeure de la virtual fashion, c’est-à-dire de la mode qui n’existe que dans le cyberespace. Imma est hyperréaliste car sa modélisation très détaillée dans des mises en scènes de la vie quotidienne la rend difficile à différencier d’une vraie personne. Elle a même une famille et un chien. L’entreprise qui l’a développée – ModelingCafe Inc. spécialisée dans les images de synthèse pour les jeux vidéo et les films – fait tout pour qu’on oublie qu’elle est un personnage numérique. Imma est l’ambassadrice de la plus grande marque chinoise d’eau gazeuse, Watson’s.

Créée en avril 2016, Lil Miquela (Ndlr : notre illustration) est apparue sur Instagram comme n’importe quelle influenceuse californienne de 19 ans… mais elle ne vieillit pas. Lil Miquela a une apparence extrêmement réaliste et se vexe si on dit qu’elle n’existe pas ; elle est dotée d’une personnalité très extravertie et n’hésite pas à afficher ses opinions.

Cette activiste défend la diversité sous toutes ses formes, milite pour les droits des femmes et ceux des robots, lutte contre le racisme, les discriminations et les violences policières, et encourage ses followers à faire des dons pour des associations et à aller voter. C’est une artiste musicale qui a une vie sociale et sentimentale avec des influenceurs soit virtuels, soit réels, et a participé aux campagnes de communication de Prada et Calvin Klein.

Parmi les autres influenceuses virtuelles les plus connues, on trouve Bermuda, Noonouri, Zoe Dvir, Ella Stoller, Pippa Pei, Ai Angelica, Leya Love, Esther Olofsson, Shudu Gram, Thalasya Pov et Binxie. Bien que moins nombreux et populaires, des influenceurs virtuels masculins existent également comme Knox Frost, Pol Songs, Koffi Gram et Ronald F. Blawko alias Blawko22.

Trouver l’équilibre entre réalisme et étrangeté

Pour être acceptés par le consommateur et créer un lien émotionnel, les influenceurs virtuels sont très majoritairement anthropomorphes dans leur apparence, leur personnalité et leur comportement. Les performances de la modélisation 3D et de l’intelligence artificielle les rendent difficiles à identifier comme virtuels. Cependant, un degré de réalisme trop élevé a un impact négatif, selon la théorie de la vallée de l’étrange du roboticien Masahiro Mori : une trop grande ressemblance d’un robot, ou ici d’une intelligence artificielle, avec un humain est gênante et même angoissante.

Dans le contexte de l’influence virtuelle, ce sentiment de rejet va totalement à l’encontre de l’objectif recherché. L’interaction avec des abonnés et consommateurs potentiels génère des réactions négatives qui peuvent tourner au bad buzz. Pour contrer ce phénomène, les influenceurs bio-digitaux cultivent une certaine ambiguïté sur leur véritable nature, ce qui leur donne une aura mystérieuse.

S’il peut parfois y avoir une réaction négative de dégoût, ou même de peur lors des premières interactions avec un influenceur virtuel, cette perception évolue positivement avec l’expérience et une exposition régulière à ces personnages numériques. L’influenceur virtuel devient rassurant pour ses abonnés comme pour les annonceurs car il est idéalisé et ne peut pas entrer dans les mêmes dérives qu’un humain. L’esthétique de l’influenceur et la qualité du contenu qu’il diffuse sont extrêmement soignées, à la recherche d’une forme de perfection au fort pouvoir de séduction.

D’autres influenceurs virtuels se différencient des humains avec une apparence plus proche d’un personnage d’animé ou de comics, comme Arvi le renard bleu et FN Meka le robot rappeur. Cependant, même un personnage qui n’a pas une apparence humaine vivra des situations et aura des valeurs et des références qui sont familières aux utilisateurs des réseaux sociaux et auxquelles ils s’identifieront facilement. Voir l’influenceur virtuel effectuer des activités quotidiennes, fréquenter des lieux connus, et interagir avec des célébrités renforce sa crédibilité.

Des supers-pouvoirs très avantageux

Le taux d’engagement des influenceurs virtuels est presque trois fois plus élevé que celui des influenceurs humains. L’audience des influenceurs virtuels est composée à 45% de femmes entre 18 et 34 ans qui constituent leur cœur de cible. Les adolescentes entre 13 à 17 ans représentent environ 15%, soit deux fois plus que pour les influenceurs réels.

Paradoxalement, le fait de savoir que l’influenceur virtuel est une création numérique le rend plus authentique et sincère d’un influenceur humain qui se met en scène et monétise son discours et ses actions. Cette honnêteté apparente s’appuie sur la connivence entre l’influenceur virtuel et ses abonnés qui savent qu’il est virtuel mais qui se laissent prendre au jeu. La qualité du storytelling et la cohérence de la ligne éditoriale parviennent à faire oublier que l’histoire de l’influenceur virtuel est inventée. Les internautes interagissent avec lui comme avec une vraie personne.

Un influenceur virtuel n’a pas les limitations associées à une existence physique. Il peut être actif 24H/24, 7J/7, pour développer une relation para-sociale encore plus puissante que celle entretenue par les spectateurs d’une série ou d’une émission avec leurs héros ou présentateurs préférés. L’intelligence collective du groupe de personnes qui gère l’influenceur virtuel le rend authentique et accessible. L’apparence plus ou moins réaliste de l’influenceur ne semble pas impacter significativement la qualité de la relation perçue comme amicale et réciproque, même si le sentiment d’identification est moins fort.

L’influenceur virtuel n’a pas de saute d’humeur, de propos déplacés ou de comportement inapproprié, sauf si on le programme pour. Le baiser entre Lil Miquela et la mannequin Bella Hadid pour une publicité Calvin Klein a été très critiqué par la communauté LGBTQIA+ qui y a vu une instrumentalisation purement commerciale sans aucune sincérité. La marque a dû publier un communiqué pour s’excuser.

Un autre avantage est qu’un influenceur virtuel peut parler toutes les langues et adapter son style d’influence au contexte socio-culturel. Il est donc possible et même souhaitable d’avoir plusieurs versions ou déclinaisons d’un influenceur, parfois présentés comme des amis ou des frères et sœurs, qui interagissent les uns avec les autres d’un pays à l’autre.

De puissants alliés des marques pour conquérir le métavers

Les influenceurs virtuels sont particulièrement utilisés dans le luxe, la mode, les cosmétiques, l’équipement et le tourisme. Ces secteurs nécessitent une maîtrise rigoureuse de l’image et reposent sur des codes très spécifiques. Noonoouri est ainsi devenue l’égérie virtuelle de Dior. Prada a choisi de créer sa propre ambassadrice virtuelle, Candy, qui apparaît dans des courts métrages réalisés par Nicolas Winding Refn, connu pour avoir réalisé le film Drive avec Ryan Gosling. D’autres secteurs plus technologiques comme la téléphonie ou l’automobile sont également cohérents avec l’univers des influenceurs virtuels comme avec l’ambassadrice virtuelle Liv du Renault Kadjar.

L’influence virtuelle donne aux entreprises qui y recourent une dimension moderne et innovante. Elle rajeunit l’image de marque et est encore très différenciante. Alors que la guerre des métavers est commencée entre des groupes comme Meta, Google, Apple, Amazon, Microsoft, Sony, Alibaba, Nvidia, ou Ubisoft, la présence des marques dans ces univers virtuels est cruciale pour leur pérennité et leur développement. Les influenceurs virtuels sont une des armes qui leur permettront de les conquérir.

2 réflexions sur « Les influenceurs virtuels sont-ils plus puissants que les influenceurs humains ? »

  1. « Un personnage fictif trop réaliste met les « followers » mal à l’aise et brise l’effet mimétique. Quelle serait l’interprétation girardienne de ce constat ? »

    Ici, le personnage fictif n’est pas Werther mais un moyen de s’enrichir. Les influenceurs virtuels décrits dans cet article ont des contrats avec des entreprises de luxe ou autres, participent à des campagnes publicitaires ou sont créés pour promouvoir l’entreprise créatrice. La méfiance des abonnés naît peut-être de cet aspect intéressé. Qui peut croire qu’une entreprise donne vie gratuitement à un personnage virtuel ? Qu’il y ait un retour sur investissement est la moindre des choses. Prévenu, l’abonné peut vivre en toute béatitude sa relation consensuelle. Il garde à l’esprit qu’il a affaire à un influenceur, il accepte de dépenser pour l’imiter comme c’est le cas avec un influenceur humain et plus généralement pour tous les produits culturels dérivés.

    Cependant, que se passerait-il si un personnage fictif était perçu à 100% comme humain ? Si la supercherie n’était pas découverte ? Son impact diminuerait-il ? (« Le taux d’engagement des influenceurs virtuels est presque trois fois plus élevé que celui des influenceurs humains », nous dit-on). Son caractère lisse et conformiste lui gagnerait-il une méga audience ? Mais on a peine à croire que l’illusion tienne la distance.

    Trop de réalisme serait donc un signe de mensonge : le modèle élu s’affirme humain et ne l’est pas, triche sur sa véritable nature et peut-être sur ses intentions. L’ambigüité est acceptable, pas l’imposture. Qui sait, cet être trompeur qui imite l’humain sans l’être pourrait à tout moment nous proposer de croquer dans une pomme !

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  2. L’article est vraiment intéressant, il met bien en lumière la nature foncièrement mimétique du désir ; il met en lumière à la fois l’indétermination du désir quant à son « objet » et sa détermination quant à son « sujet » : le modèle fonctionne comme un « idéal de soi ». Cet idéal est fabriqué et véhiculé par les médias, le cinéma , la publicité, à partir du réel, il imite lui-même une certaine réalité. S’il est facile de s’identifier à lui, c’est parce que, justement, il ressemble plus à « tout le monde » qu’à « soi-même ». On retrouve le paradoxe girardien bien connu : c’est en voulant différer (être soi) qu’on va devenir semblable (n’importe qui).

    Les jeunes filles dont il est beaucoup question dans l’article sont des « Emma Bovary ». Mais elles le sont par millions et la plupart vont échapper au destin tragique de la personne (le fou, la folle) qui se prend pour quelqu’un d’autre. Elles sont une immense foule, le savent et en tirent satisfaction, que ce soit sous forme de consolation ou de fierté. Est-ce que cela n’explique pas le succès incroyable des modèles virtuels ? Ils sont très ressemblants, faits à l’image d’une certaine classe d’âge, d’une certaine appartenance sociale, d’une certaine apparence physique, etc. mais ils ne cachent pas que pour exister, il faut qu’ils aient été faits, fabriqués, par imitation de leurs imitateurs. Et donc, au lieu d’avoir du chemin à faire pour ressembler à une personne réelle, le disciple de ces modèles se reconnaît immédiatement en eux. Il ou elle ne sait pas forcément que l’imitation est circulaire mais il ou elle sait d’emblée que ce personnage sexy, sympathique, avec ses forces et ses fragilités, c’est « tout lui » ou « tout elle ».

    A la question posée par JL Salasc : « pourquoi trop de ressemblance des modèles virtuels avec des personnes réelles met les « followers » mal à l’aise et brise l’effet mimétique? », j’aurais envie de répondre à partir d’une analyse girardienne : de même qu’il faut pour « tromper la violence » qu’une victime rituelle ressemble et diffère à la fois de la foule qui la sacrifie ; de même, pour tromper la « rivalité mimétique », il faut que le modèle du désir soit à la fois proche et lointain. On dira que c’est bien le cas des modèles virtuels. A condition qu’ils ne prétendent pas être confondus avec des modèles réels. La distinction est essentielle. On l’a vu à propos de l’IA, il existe une espèce de « terreur sacrée » en l’humain d’être non seulement dépassé mais détrôné, voire asservi par ses créatures. Trop de « réalisme », une confusion possible de ces influenceuses virtuelles avec leurs « followers » réelles, et au lieu de se sentir complices de leurs idoles et en paix avec elles, les disciples ressentent la menace de l’indifférenciation, prémisse de la « substitution sacrificielle », c’est-à-dire d’une violente expulsion. Il faut reconnaître que le désir d’être pleinement « soi-même » en imitant et en devenant quelqu’un d' »autre » en prendrait un sacré coup si de cet « autre », il n’y avait plus moyen de savoir s’il existe ou s’il fait juste semblant d’exister !

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