Le parangonnage, outil de stratégie mimétique

par Jean-Marc Bourdin

Jean-Louis Salasc nous a invités par certains de ses articles du blogue (https://emissaire.blog/2020/04/30/bouc-emissaire-et-pensee-de-groupe/, https://emissaire.blog/2021/03/03/connaissez-vous-richard-thaler/ ) et une conférence du cycle “Champs mimétiques” (https://www.youtube.com/watch?v=YB-xeqsvQoo ) à considérer les apports possibles de l’hypothèse mimétique aux sciences de gestion et à leurs méthodes.

Parmi celles-ci, le parangonnage, tel que l’appellent nos cousins québécois en tant qu’ultimes conservateurs-innovateurs de la langue française, est plus connu sous les termes de benchmark ou benchmarking ; il est encore appelé référenciation ou étalonnage. Il se présente comme une sorte d’intuition du rapport mimétique au désir dans le monde de l’entreprise et, plus largement, des organisations, qu’elles soient privées, publiques ou encore associatives.

De quoi s’agit-il ? Tout simplement de se mettre en quête des objectifs poursuivis, des résultats obtenus et des façons de faire adoptées par les meilleurs de nos semblables pour les comparer aux nôtres, dans le but de faire aussi bien et, de préférence, mieux. Donc de s’approprier ce qui fait que le modèle (parangon, point de repère ou de référence dans l’étymologie anglo-américaine qui renvoie aux méthodes des géomètres-topographes) a de plus pour le lui emprunter et devenir de ce fait à son tour souverain, leader, digne de l’admiration des autres, voire de susciter à notre tour l’envie grâce à nos performances.

Assez logiquement, une des branches du benchmarking se qualifie de concurrentiel. Au demeurant l’objectif, même s’il se prétend rationnel, n’est rien d’autre qu’un avatar du désir dans le monde professionnel. Avec le désir d’amélioration, désir qui s’éprouve sans cesser puisque l’amélioration se doit d’être désormais continue, il s’agit d’imiter pour rattraper et, en imitant le mieux dans chacun des domaines observés, espérer dépasser tous les concurrents. Nous avons ainsi là une forme élaborée de désir mimétique : la rivalité conduit à prendre plusieurs modèles en empruntant à chacun ce qu’il est supposé avoir de meilleur pour les dépasser tous. C’est un progrès dans la complexité par rapport au désir mimétique qui privilégie un modèle unique paré de qualités incomparables. Autre caractéristique remarquable, la démarche se veut aussi rationnelle et consciente que le désir mimétique s’éprouve dans la méconnaissance.

Dans les modes managériales récentes, nous connaissons désormais son antonyme, la disruption, la rupture, qui doit permettre là aussi d’obtenir le leadership convoité, mais cette fois en faisant autrement que les leaders actuels. Néanmoins, quoi qu’apparemment opposée, tout étant relatif dans le monde de l’entreprise, la disruption devient rapidement à son tour un modèle à imiter. Nous retrouvons dans la stratégie entrepreneuriale ce que les artistes d’avant-garde avaient mis en œuvre dès la deuxième moitié du dix-neuvième siècle : conquérir de nouveaux marchés en proposant des œuvres aux différences manifestes de nature à les rendre plus désirables par les amateurs d’art.

Nous avions vu à plusieurs reprises que notre époque est de plus en plus consciente des mécanismes mimétiques pour les mettre au service des affaires : par exemple avec l’apparition d’influenceurs explicites, donc qui se présentent sans la moindre pudeur comme manipulateurs des désirs des followers, ces suiveurs ou sectateurs contemporains (https://emissaire.blog/2018/12/12/influenceurs-et-followers/, https://emissaire.blog/2020/06/29/quest-ce-quun-influenceur/ ). Nous sommes aussi davantage conscients de l’importance de ce qui suggère les désirs en recourant de plus en plus souvent au terme d’inspirant (https://emissaire.blog/?s=inspirant ). Avec le parangonnage, il ne s’agit donc pas seulement d’initiatives individuelles ou d’entreprises unipersonnelles de jeunes gens ambitieux, mais également de toutes les organisations, jusqu’aux plus importantes d’entre elles, y compris celles qui poursuivent l’objectif de conquérir une position monopolistique durable : il faut rapidement prendre une taille telle qu’aucun rival ne puisse plus vous la contester (voir la conférence de Pierre-Yves Gomez sur la spéculation ou « l’Esprit malin du capitalisme » https://www.youtube.com/watch?v=x9jhIVMC9ZM ). Le parangonnage peut ainsi s’étendre à l’étude des stratégies qui permettent à certains vainqueurs de tout gagner (the winner takes all), tels Google, Facebook et ses réseaux sociaux avatars ou encore Amazon.

Là où se trouve la concurrence, pour y triompher voire, de préférence, pour l’étouffer à son profit, la comparaison avec les autres reste la meilleure source d’inspiration et la condition d’activités profitables : plutôt que la tour d’ivoire est venu désormais le tour d’y voir…

7 réflexions sur « Le parangonnage, outil de stratégie mimétique »

  1. Merci cher Jean-Marc pour cette très pertinente (à mon avis) innovation conceptuelle, qui nous montre que ceux qui n’ont que la concurrence à la bouche n’ont souvent que la domination exclusive à l’esprit. Or il n’est sans doute pas question pour nous de récuser la concurrence comme principe, mais en ménageant toutefois la « transcendance» d’un régulateur (selon moi, ce serait le marché bien ordonné (…), lui-même soumis à « l’archirégulation » démocratique, si elle est elle-même ancrée dans l’Esprit. Bref, il nous reste beaucoup de travail.
    Bien à vous tous
    Thierry

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  2. Oui , c’est alors la logique qui mène à l’exclusion des petits où à leur sacrifice …
    C’est sans doute la vocation du politique de lutter contre cette extermination des faibles !

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    1. C’est en principe la vocation des législations de régulation des marchés. Avec toutes leurs difficultés paradoxales : favoriser la concurrence c’est permettre aux plus malins qui deviennent les plus forts en s’appropriant, entre autres, les recettes de leurs concurrents, d’accéder à une position dominante avec l’intention à peine voilée d’en abuser.

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  3. Ces techniques de management vont plus loin que la simple concurrence.
    C’est la mise en concurrence des salariés entre eux. Donc l’exacerbation des rivalités mimétiques…
    La prévention des risques psychosociaux a pour premier principe le refus de ces mises en concurrence et doit s’inspirer des travaux du professeur OUGHOURLIAN : Le travail qui guérit

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    1. J’ai mis l’accent sur le parangonnage en raison de son caractère explicite du rôle du modèle. Je partage avec vous le constat de l’aggravation de la concurrence au travail entre salariés qui est un phénomène complémentaire et probablement articulé avec la concurrence entre entreprises. J’ai bien sûr lu « Le travail qui guérit ». Si vous ne l’avez pas encore étudié, je vous recommande « Les ravages de l’envie au travail » de Bénédicte Vidaillet aux éditions Eyrolles. C’est une psychanalyste qui recourt à la théorie mimétique.

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  4. Jean Marc BOURDIN, j’aime votre approche de la théorie mimétique dans le travail et, de ce fait, ne savait comment répondre à votre commentaire.
    Votre réponse très intéressante au remarquable article sur l’oncle Joe me pousse à essayer de vous faire comprendre mon approche.
    J’ai connaissance du livre de Bénédicte Vidaillet et vais, grâce à ce que vous avez écrit, me décider à le lire. Je ne pense pas l’étudier.
    En effet, elle a écrit ce livre pour que les »managers » puissent déceler un comportement.
    C’est incompatible avec la démarche de Jean Michel OUGHOURLIAN qui inspire une organisation du travail prévenant les risques de rivalités mimétiques. Je l’étudie, la simple lecture ne suffisant pas.

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    1. Cher FX,

      Je dois vous avouer que moi qui suis fan de Jean-Michel Oughourlian, ce que j’ai prouvé dans ce blogue par des recensions admiratives et dans ma thèse de doctorat, n’ai pas réussi à entrer jusqu’à présent aussi profondément que vous dans l’ouvrage que vous évoquez. Je pense par ailleurs qu’il y a chez Bénédicte Vidaillet aussi, voire surtout, la préoccupation de la prévention des risques de rivalités mimétiques.

      Il est envisagé que je fasse une conférence dans le cadre du cycle Champs mimétiques organisé par l’ARM à l’automne dans la lignée de celle de Jean-Louis Salasc où j’évoquerai mon application de la TM aux rapports humains dans le cadre du travail et mes expériences professionnelles qui y font écho. Ce pourrait être le moment d’approfondir nos échanges.

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