Connaissez-vous Richard Thaler ?

par Jean-Louis Salasc

Richard Thaler est né en 1945, et a exercé comme professeur d’économie à l’université de Chicago. En 2017, il a reçu le prix Nobel d’économie, plus particulièrement pour ses travaux d’analyse comportementale des acteurs économiques. Richard Thaler avait publié en 2008, en collaboration avec Cass Sunstein : «Nudge : Improving Decisions about Heath, Wealth and Happiness » traduit en français par « Nudge – Emotions, habitudes, comportements : comment inspirer les bonnes décisions » ou dans d’autres éditions « Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision ».

« To nudge » est un verbe anglais, qui signifie « toucher ou pousser légèrement avec le coude de façon à attirer discrètement l’attention de quelqu’un » (Oxford Dictionary). La signification est identique pour le substantif « a nudge ». La traduction généralement retenue pour l’emploi de « nudge » ou « nudging » par Richard Thaler est « coup de pouce ». Cette substitution anatomique est cependant significative et bienvenue, car elle témoigne d’une bonne compréhension de la pensée des auteurs. Thaler et Sunstein sont en effet les chantres (pardon, les thuriféraires) d’une théorie économique et sociale, le paternalisme libéral.

Libéral, car les acteurs économiques restent maîtres et responsables de leurs décisions. Paternalisme, car ces décisions sont guidées, orientées, induites (et vous pouvez trouver bien d’autres termes sur le même registre) par une autorité bienveillante, celle qui prodigue les « coups de pouce » ou les « coups de coude ». La version française sous-entend mieux la dissymétrie entre celui qui administre le « coup de pouce » et celui qui a besoin de son aide ; entre celui qui connaît d’avance la bonne décision et celui qui va (librement ?) la prendre.

Un exemple avec le métro de Hambourg :

La figuration d’une piste d’athlétisme incite inconsciemment les voyageurs à recourir davantage aux escaliers ; les gains seraient multiples : meilleure fluidité de la circulation, moindres entretien et pannes d’escaliers mécaniques, meilleure santé des utilisateurs qui font ainsi un peu d’exercice.

Autre exemple avec l’aéroport de Schiphol à Amsterdam. Un dessin de mouche a été apposé au centre de chaque urinoir (je vous épargne la photographie). Il induit chez les utilisateurs une miction beaucoup plus précise ; d’où une diminution substantielle des dommages collatéraux et des dépenses de nettoyage consécutives.

L’approche par le « nudge » a recueilli une grande fortune. Très vite, ont surgi le « nudge marketing » et le « nudge management ». Consultants spécialisés et associations dédiées sont apparus. Le « nudge » a également séduit des décideurs publics. C’était d’ailleurs l’un des objectifs de Richard Thaler, conseiller de divers gouvernements. La question est en effet de faire accepter et appliquer plus aisément des politiques publiques. Ainsi les lettres de relance du fisc britannique aux retardataires signalent que 70% des concitoyens ont déjà réglé leur impôt.

L’état français a lui-même adopté la méthode, comme en témoigne une note du Centre d’Analyse Stratégique, la note n° 216 datée de mars 2011, « Nudges verts : de nouvelles incitations pour des comportements écologiques » (le Centre d’Analyse Stratégique, ex Commissariat au Plan est devenu depuis France Stratégie).

http://archives.strategie.gouv.fr/cas/content/note-d%E2%80%99analyse-216-nudges-verts-de-nouvelles-incitations-pour-des-comportements-ecologiques-.html

Que vient faire ce sujet du « nudging » dans notre blogue girardien ?

C’est très simple : l’un des principaux leviers du « nudging » est tout bonnement… le mimétisme. Vous l’avez sans doute compris dès l’exemple du fisc britannique.

Faites un petit tour sur une librairie en ligne et sélectionnez un livre : le site vous envoie amicalement un petit bandeau signalant que « les acheteurs de ce livre ont également acquis les ouvrages suivants » et vous avez ainsi tout un choix d’autres livres prêts à envahir votre bibliothèque.

Dans la même logique, des sites de réservation d’hôtels en ligne vous signalent les établissements les plus populaires.

Il s’agit d’un usage du mimétisme, puisque quelqu’un le stimule en vue d’une fin.

Cet usage va même plus loin et s’engage sur le chemin de la rivalité mimétique. Voici le mécanisme chez certains fournisseurs d’électricité. Ils vous proposent, grâce au compteur Linky, de suivre au plus près vos consommations et pourquoi pas de participer à un jeu-concours amical avec vos voisins ou avec les occupants d’habitations comparables ; de semaine en semaine, vous saurez comment votre consommation d’électricité se situe par rapport à la moyenne des autres ; vous serez peut-être inscrits au tableau d’honneur des usagers les plus éco-responsables, etc.

Si vous avez jeté un regard sur la note n° 216, vous y avez vu comment certaines municipalités incitent au tri des déchets ménagers ou à la modération dans le recours à la climatisation, en faisant connaitre les résultats des voisins en la matière. Ce n’est pas seulement du mimétisme, c’est bien la compétition mimétique qui est stimulée pour obtenir de la population les comportements souhaités.

Le lien du « nudge » avec le mimétisme est parfois plus délicat à percevoir.  Par exemple, la compagnie exploitant un moteur de recherche bien connu offre la nourriture à volonté à ses employés. Pour éviter les excès, elle a réduit la taille des assiettes. Il est facile de se resservir, direz-vous. Justement non : c’est le conformisme social qui est le véritable « nudge » ; risquer de passer pour un glouton irresponsable aux yeux de ses collègues assure la régulation. Le même mécanisme est employé par exemple avec les formulaires d’autorisation pour les dons d’organes ; la question peut être posée de façon positive ou négative : « Acceptez-vous le don d’organe ? » ou « Refusez-vous le don d’organe ? » La deuxième formulation produit davantage d’accords pour le don ; il est en effet plus difficile de refuser que d’accepter, le conformisme social intériorisé par chacun de nous, désapprouve les attitudes de refus ou de rejet. Surtout s’il vous a été susurré par ailleurs que la grande majorité des gens acceptaient le don.

Ainsi le « nudge » est un usage du mimétisme. Or, les girardiens connaissent parfaitement le caractère ambivalent du mimétisme, sa face sombre et sa face lumineuse. D’où la question : le « nudge » en est-il un bon usage  ?

Bien sûr, les initiateurs, Richard Thaler en tête, en font l’apologie. C’est une approche non violente (« la méthode douce ») ; elle maximise les décisions positives pour la communauté ; les options « non souhaitées » restent disponibles, comme les escalators du métro de Hambourg ; les dispositifs à mettre en place sont en général peu coûteux ; l’informatique en décuple d’ailleurs les possibilités (cf. les « conseils » des sites libraires) ; etc. Toutes ces caractéristiques expliquent l’engouement des gouvernements, des entreprises et autres organisations pour le recours au « nudge ».

Les spécialistes eux-mêmes reconnaissent que le « nudge » s’appuie sur nos « biais cognitifs » (pour employer des termes dont il existe des synonymes moins flatteurs). Il est donc une forme de manipulation. Dont la justification serait qu’elle est exercée pour la bonne cause.

La question est donc celle des intentions de la fameuse « autorité bienveillante » qui pose le « nudge », celle qui va dire la bonne cause. Qui est-elle ? Quelle est sa légitimité pour dire le bien ?

Quand Jeff Bezos me propose d’autres livres à acheter suite à mes recherches, n’a-t-il en tête que mon épanouissement intellectuel ? Et comment puis-je être assuré que cette phrase : « Les acheteurs de ce livre ont également acheté les ouvrages suivants » dit la vérité ? Dans certaines campagnes incitatives, les organisateurs ont été pris la main dans le sac à diffuser de faux chiffres pour « encourager » les participants. Et ne se trouve-t-il pas des ouvrages dont monsieur Bezos s’abstient de me révéler l’existence ? Rendre l’information difficilement accessible est une forme de « nudging ».

Avec le « nudge management », les doutes ne font que croître. Une entreprise, par exemple, met en place un message automatique pour alerter les employés lorsqu’ils dépassent la moyenne horaire de leurs collègues.  Nudging » bienveillant : il s’agit d’aider les stakhanovistes à rester dans la mesure. Mais d’autres recommandations cachent des finalités quelque peu différentes. Ainsi Mauro Cherubini, professeur à HEC Lausanne, a noté : « Au sein des organisations, les nudges peuvent servir des objectifs légitimes pour les employés, comme les encourager  à éviter la procrastination ». Qu’en termes galants la chose est dite !

Enfin, avec le domaine politique, le « nudging » apparaît de plus en plus contestable. La positivité d’un « nudge » dépend de la bienveillance de l’autorité qui le met en action, en l’occurrence le gouvernement. Dans une démocratie libérale, cette bienveillance ne résulte pas d’une pétition de principe, mais elle se contrôle et se constate par la représentation nationale. Or, le caractère le plus souvent indirect des inductions qu’il met en œuvre est contraire à la transparence et au caractère public du débat démocratique.

Richard Thaler était lui-même conscient de l’ambivalence du « nudge » ; il écrivait, paraît-il, en dédicace de son livre : « Nudge for Good » (pas besoin de traduire). C’est la reconnaissance implicite que le « Nudge for Bad » peut exister.

La Théorie mimétique nous enseigne à déceler les mécanismes mimétiques qui opèrent en nous-mêmes, à en prendre conscience et à les dépasser, à tâcher de n’en retenir que la face lumineuse. A l’égard du « nudging », enfant du mimétisme, il semble raisonnable d’adopter la même ligne de conduite, et ne pas s’abandonner aveuglément aux sortilèges de ce procédé et de ceux qui le mettent en œuvre.

Mais il est vrai qu’en ces temps d’état d’urgence, de confinements, de couvre-feu, d’obligation de port du masque, d’interdictions d’activités, de fermetures d’établissements, de restrictions de déplacements, de projet de passeport sanitaire, de limitation des réunions, d’interdiction de manifester, et j’en passe,  le « nudging », la « méthode douce », semble quelque peu oublié. Jusqu’à quand ?

3 réflexions sur « Connaissez-vous Richard Thaler ? »

  1. Merci Jean-Louis SALASC pour cet article remarquable.
    J’aimerais, néanmoins, discuter avec vous d’un point : Vous écrivez « Richard Thaler était lui-même conscient de l’ambivalence du « nudge » ; il écrivait, paraît-il, en dédicace de son livre : « Nudge for Good » (pas besoin de traduire). C’est la reconnaissance implicite que le « Nudge for Bad » peut exister.»
    Dans un processus mimétique anthropologique, je comparerai le nudge à celui qui démarre le processus du bouc émissaire. Evidemment, il y a celui qui lance la première pierre, mais existe aussi celui qui lance la première acclamation (ou l’applaudissement). Peut-on dire que le second est vertueux ? Oui, si on le compare à l’autre choix ? Mais non, il a manipulé et sait qu’il est, en toute conscience, un objet de scandale.

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    1. Bonsoir, et tous mes remerciements pour votre présence marquante sur le blogue.
      Oui, je souscris à votre analyse. Celui qui déclenche un « nudge » estime mieux savoir ce qui est bon pour la collectivité que ses autres membres. Un « nudge » n’établit pas de débat avec ceux auquel il s’adresse.
      Cet état d’esprit, où l’on est sûr de mieux savoir que les autres ce qui est bon au point de ne pas en parler avec eux, est dangereux : il fait irrésistiblement glisser vers le rôle de persécuteur, autant dans le sens de Karpmann que dans celui de Girard (c’est d’ailleurs à peu la même chose).
      Je partage ainsi votre remarque quant au démarrage du processus du bouc émissaire. Car le mécanisme jette l’anathème sur celui qui « n’obéit pas » au « nudge » : les Californiens qui ont de mauvais chiffres de recyclage des ordures, les familles qui continuent à consommer davantage d’électricité que les autres, etc. sont des « coupables » bientôt désignés, même si des raisons tout à fait bonnes expliquent leurs chiffres.

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