Le harcèlement scolaire

par Caroline

Cet article a été publié le mois dernier par Caroline sur son site apprendre-réviser-mémoriser.fr ; il commente un ouvrage de Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier (1).

Désir mimétique et bouc émissaire pour rendre compte du harcèlement scolaire

Dans leur livre Les blessures de l’école – Harcèlement, chahut, sexting : prévenir et traiter les situations, (1) Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier estiment que l’école, du fait de la vie en collectivité, est génératrice d’intimidation. Ils se réfèrent aux travaux de René Girard au sujet du désir mimétique. René Girard était un anthropologue et philosophe français et a développé la thèse selon laquelle les humains ne sont pas en quête d’un objet précis, mais qu’ils recherchent avant tout ce que les autres humains recherchent également. Le désir serait donc fondamentalement un processus imitatif : nous voulons ce que les autres estiment désirables. René Girard a également beaucoup travaillé sur la notion de bouc émissaire : selon lui, sous certaines conditions, les groupes humains vont désigner en leur sein une victime expiatoire transformant ainsi la menace du « tous contre tous » par la coalition du « tous contre un ». Cette désignation d’un bouc émissaire a une fonction sociale : se protéger de la propre violence du groupe.

Des conditions favorisent l’émergence du phénomène de bouc émissaire (et du harcèlement scolaire)

Les conditions favorables à l’émergence du phénomène de bouc émissaire prennent principalement naissance dans des situations de crise lorsque les institutions s’affaiblissent et cessent de jouer leur rôle. Dans ce contexte, les groupes sont potentiellement générateurs de violence. À l’école, l’affaiblissement des pouvoirs institutionnels a tendance à créer des mouvements de harcèlement.

Ainsi, les humains sont gouvernés par une “force obscure” qui les pousse à se fondre dans le désir des autres et, dans certaines conditions, le désir des autres est d’exclure l’un des membres du groupe pour protéger la survie du groupe et se protéger eux-mêmes de la violence des autres membres du groupe.

« Le meilleur moyen de se faire des amis dans un univers inamical, c’est d’épouser les inimitiés, c’est d’adopter les ennemis des autres. Ce qu’on dit à ces autres, dans ces cas-là, ne varie jamais beaucoup : nous sommes tous du même clan, nous ne formons qu’un seul et même groupe puisque nous avons le même bouc émissaire ». – René Girard

Pourquoi les élèves “suiveurs” participent-ils au harcèlement ?

Pour Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier, les élèves suiveurs (qui ne sont pas à l’origine de l’intimidation mais qui ne s’élèvent pas pour protéger le harcelé, et qui ont même tendance à rire parfois ou à participer de manière occasionnelle aux moqueries) ne font qu’obéir à un automatisme archaïque dont ils n’ont pas conscience : le désir mimétique, tel que décrit par René Girard. On comprend alors que les élèves n’aient pas la force de s’opposer, voire de s’affronter, à tout un groupe dont ils font partie. On note d’ailleurs que peu d’adultes sont capables de cette force dans des situations similaires.

« La désignation d’un bouc émissaire intervient comme une forme de réponse adoptée spontanément par les membres d’un groupe face aux menaces de désorganisation généralisée qu’ils sentent peser sur eux sitôt que les processus institutionnels d’organisation et de régulation cessent de jouer leur rôle. La mise en cause d’une victime émissaire, écrit Girard, joue « de toute évidence un rôle médiateur. Elle sert de pont entre la petitesse de l’individu et l’énormité du corps social ». La désignation d’une victime ne ramène pas entièrement la paix civile — seule la restauration de la puissance publique en aurait la capacité — mais, en concentrant la violence sur certains membres du groupe, elle permet aux masses désemparées de se ressouder en retrouvant un semblant de cohésion ». – Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier

Cela signifie que n’importe quel élève peut, dans certaines conditions, être impliqué à un certain degré, en tant que cibles, intimidateurs ou suiveurs/ témoins.

La cible du harcèlement n’est pas choisie au hasard

Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier soulignent que l’élément le plus faible du groupe peut être désigné comme bouc émissaire. Mais la cible du harcèlement peut aussi présenter le plus grand écart possible par rapport à la norme du groupe (traits propres à la victime : son caractère, ses agissements, ses habitudes…).

« Plus on s’éloigne du statut social le plus commun, dans un sens ou dans l’autre, plus les risques de persécution augmentent ». – René Girard

S’attendre à ce que l’école génère des situations d’intimidation est une bonne manière de protéger les élèves

Selon Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier, connaître les informations présentées ci-dessus permet de mieux maîtriser le cadre pour les parents comme pour les professionnels. Cela permet de ne pas perdre pied lorsqu’il faut y faire face et de représenter un soutien émotionnellement solide pour l’élève touché (et un régulateur efficace pour le reste du groupe).

Construire une relation d’alliance avec l’élève cible pour briser le cercle du harcèlement scolaire

Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier définissent une relation d’alliance adulte/ enfant comme une relation non jugeante. Dans la phase d’alliance, l’adulte ne cherche pas à diriger l’élève vers un autre comportement et ne donne donc pas de conseil à l’enfant.

L’enjeu est de valoriser l’élève, mais toujours de manière juste. Un adulte qui s’adresse à un enfant cible de harcèlement et en souffrance, pourrait lui dire : « Tu es courageux, cela fait des années que tu subis des brimades insupportables, et pourtant tu trouves encore la force d’essayer de faire de ton mieux, d’y retourner chaque jour, de te lever chaque matin. » Bellon et Quartier rappellent que les élèves qui subissent une situation d’intimidation vivent un enfer et, malgré cela, ils retournent tous les jours à l’école. Ils sont effectivement courageux et le leur refléter peut les aider à puiser dans leurs ressources.

Pour exemple, Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier citent quelques phrases que les élèves intimidés ou harcelés par leurs camarades ne supportent pas d’entendre, ainsi que des phrases empathiques qui peuvent les aider. Les auteurs ne prétendent pas à l’exhaustivité mais proposent ces exemples pour comprendre l’esprit, plus que la lettre, de leur approche visant à prévenir les souffrances à l’école.

A ne pas dire -> Ça va passer, ils ne le font pas exprès, ne fais pas attention.

  • A dire -> En effet, ils te maltraitent, c’est intolérable, il ne faut pas qu’on laisse passer ça.

A ne pas dire -> Tu n’exagères pas un peu ? Tu ne crois pas que tu y es un peu pour quelque chose ?

  • A dire -> Je mesure à quel point cela est dur pour toi, du point de vue qui est le tien. Et je comprends que tu essaies par tous les moyens de réagir, même maladroitement.

A ne pas dire ->  À ta place, je ferais…

  • A dire -> Je n’aurais pas été capable de mieux réagir à ta place.

 A ne pas dire -> Te laisse pas faire ! (Injonction)

  • A dire -> Tu as le droit de te défendre, je sais que c’est dur, mais je suis de ton côté. (Autorisation)

 A ne pas dire -> Arrête de te plaindre !

  • A dire -> Je te trouve très courageux.

La relation d’alliance telle que conçue par Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier repose sur une écoute empathique, respectueuse, qui renforce la confiance en lui-même de l’enfant intimidé et l’aide à sortir de la solitude et de la peur. Ce type de relation vise la mobilisation des ressources de l’élève, dans un soutien bienveillant et efficace qui lui permettra de se libérer du cercle vicieux de la souffrance. Dans l’approche de Bellon et Quartier, la relation d’alliance est initiée par un adulte formé à la méthode de la préoccupation partagée (MPPFR). Dans cette optique, la famille de l’élève a également besoin de bénéficier d’une relation d’alliance, afin de se sentir soutenue et de pouvoir constituer une ressource bienfaisante pour l’enfant. En parallèle, des entretiens avec les intimidateurs sont organisés.

« En associant les deux leviers du changement — entretiens avec la cible et entretiens avec les intimidateurs présumés —, la plupart des situations peuvent être dénouées par les personnels qui, constitués en équipes ressources, exercent au sein même des établissements scolaires ». – Jean-Pierre Bellon et  Marie Quartier

La méthode de la préoccupation partagée (MPPFR) de Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier

L’intervention des adultes est décisive car les enfants, tant cibles que harceleurs à tout degré, doivent être encadrés par des adultes aussi attentifs et fermes que bienveillants et eux-mêmes portés à l’empathie. Certains adultes ne sont pas des modèles d’empathie dans le sens où ils ferment les yeux sur la souffrance de l’enfant harcelé ou parfois cèdent à la culture du “victim blaming” (estimer que l’enfant harcelé est à l’origine du problème car il est trop ceci ou pas assez cela, que cela lui fait du bien et l’endurcit ou encore qu’il le cherche par son comportement).

Pour affaiblir les conditions favorables à l’émergence du phénomène du bouc émissaire, les adultes pourraient affirmer d’entrée une forte inquiétude pour celui qui souffre et chercher à faire partager sa préoccupation aux autres membres du groupe. L’idée est de conduire tous ceux qui participent à un processus d’intimidation (quel que soit le degré de participation au harcèlement) à partager une préoccupation pour celui qui en est la cible.

La méthode de la préoccupation partagée (MPPFR) est un dispositif complet de traitement des situations d’intimidation élaboré par Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier et expérimenté dans plusieurs académies françaises ainsi qu’en Suisse romande. Il intègre une intervention auprès de tous les protagonistes impliqués dans une situation de harcèlement :

  • les intimidateurs afin de les faire changer de posture,
  • l’élève cible afin de l’aider à sortir de sa posture de victime.

Ce modèle d’intervention nécessite la constitution d’une équipe de professionnels spécifiquement formés au traitement des situations d’intimidation. La MPPFR se décompose en quatre phases principales :

1. Une première rencontre avec la cible ( la victime) au cours de laquelle un membre de l’équipe l’assure de l’entier soutien de l’établissement, la rassure sur les éventuels risques de représailles qui seront évités grâce au protocole utilisé et lui demande quels sont les élèves ayant pris part à l’intimidation. Il s’agit au cours de cette première rencontre d’accompagner la victime en lui offrant une relation d’alliance qui la sécurise et restaure sa légitimité comme sa dignité.

2. Une série de rencontres individuelles avec chacun des intimidateurs présumés au cours desquelles un membre de l’équipe adopte une posture très particulière : il n’évoque aucunement les faits, il expose simplement l’inquiétude qui est la sienne pour l’élève cible des brimades (c’est le principe de la préoccupation partagée). Sitôt que l’intimidateur a reconnu que la cible n’allait pas bien, l’intervenant lui demande ce qu’il pourrait lui-même faire pour venir en aide à la cible. Les entretiens sont brefs (pas plus de cinq minutes) et ils ont deux objectifs :

  • amener l’intimidateur à partager une préoccupation pour la cible,
  • rechercher ensuite avec lui quelles suggestions il peut faire pour lui venir en aide.

3. D’autres rencontres avec la cible au cours desquelles on s’enquiert de savoir si les brimades ont cessé. On recherche également avec elle comment elle réagit face au groupe des intimidateurs. Au cours de cette rencontre, le professionnel qui a instauré avec la cible une relation d’alliance vérifie qu’elle a changé de posture envers ses camarades et qu’elle n’a plus peur.

Les étapes de cette rencontre, qui succède aux interventions auprès des intimidateurs, doivent suivre rigoureusement ce schéma:

• Consolidation de la relation d’alliance qui a déjà été installée lors des précédents entretiens,

• Observation de la posture de la cible pour vérifier qu’elle n’est plus dominée par la peur,

• Consolidation. Cette dernière étape consiste essentiellement à anticiper une éventuelle rechute. Consolider revient à s’assurer, auprès de l’élève cible, que si la situation se renouvelait, il ne le vivrait pas comme un échec personnel, mais solliciterait à nouveau l’aide des adultes qui l’ont accompagné.

4. Des rencontres de suivi au cours desquelles on s’assure auprès de la cible que les brimades ont pris fin et auprès des intimidateurs que leurs suggestions ont bien fonctionné. Ce suivi peut s’étaler sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années.

(1) Références : 

Les blessures de l’école – Harcèlement, chahut, sexting : prévenir et traiter les situations, de Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier, ESF éditions, 176 pages, février 2020.

3 réflexions sur « Le harcèlement scolaire »

  1. Merci, Jean-Louis SALASC, pour ce partage d’un article très intéressant car il essaie de comprendre un phénomène, à l’aide de la théorie mimétique puis d’en tirer une action.
    Celle-ci mériterait d’être étudiée de plus près par tous ceux qui cherchent une « philosophie de l’action ».
    D’autant plus pour moi, car j’ai un apriori sceptique, dû à son point de départ (et aussi à l’un de ses objectifs : « afin de l’aider à sortir de sa posture de victime »
    « À l’école, l’affaiblissement des pouvoirs institutionnels a tendance à créer des mouvements de harcèlement. »
    N’ayant lu que l’article (et pas le livre qui le fonde), il me semble que ces mouvements de harcèlement sont assimilés au phénomène de bouc émissaire, à juste titre, à mon avis.
    De toute manière, ces phénomènes (harcèlement, bouc émissaire) existent depuis très longtemps. Pour moi, en suivant René GIRARD, je pense depuis toujours, car ce phénomène est anthropologique.
    Il est cependant probable que ce phénomène s’est développé exponentiellement. L’affaiblissement des institutions a peut-être (sans doute ?) joué un rôle dans cette augmentation. Mais il vaut mieux se tourner vers ce qui a été oublié dans le processus : Les rivalités mimétiques.
    Mon enfance scolaire commence au début des années soixante. J’ai pu observer le retournement progressif du regard porté sur ces rivalités. Avant, c’était mythique et ceux que les élèves appelaient des « pions » racontaient les bagarres rares mais homériques, avec poignards (je précise que ces pions étaient passés par des établissements tenus par des religieux)…..Après, elles sont niées ou bannies, ce qui relève de la mythologie et très dangereux dans les écoles traditionnelles exaltant « l’esprit de concurrence/compétition ». Plus cet esprit est mis en avant tout en, paradoxalement, niant et combattant ces rivalités, plus elles se multiplieront et se transformeront en harcèlement avec une violence plus « psychologique ».

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  2. Je doute que les ‘intimidateurs », lorsqu’ils sont des bourreaux, soient ébranlés par des valeurs d’ordre moral. La perversité se partage assez bien.

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  3. Je trouve personnellement le recours au terme d’intimidation utile.
    Par ailleurs, il y a quelque chose de l’épisode de la femme adultère dans la succession des entretiens individuels avec les intimidateurs pour provoquer la désagrégation du groupe. La logique de la demande de suggestions aux intimidateurs me semble aussi porteuse de solutions pratiques : séparés du groupe, ils peuvent devenir eux-mêmes des acteurs de sa dissolution.
    Une note d’espérance !

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