
par Jean-Louis Salasc
Il s’appelait Pierre Gardeil. Il était fils de cette incroyable terre lot-et-garonnaise. Quelques kilomètres-carrés d’où, en quelques décennies, sont issus Michel Serres, Francis Cabrel, Carmen, alias Béatrice Uria-Monzon, le compositeur Jacques Castérède et le récent prix Nobel de physique, Alain Aspect.
Pierre Gardeil est né à Astaffort, près d’Agen, en 1932. Sa maîtrise en poche, il choisit d’enseigner la philosophie, puis y ajoute les lettres. Après une année à Albi, il devient professeur au Lycée Saint-Jean, à Lectoure dans le Gers. Il y a été élève, il en deviendra directeur. De 1967 à 1986, sous son impulsion, l’établissement acquiert une grande notoriété. Il développe les activités musicales et théâtrales. Pierre Gardeil, passionné de musique, fonde la chorale du lycée. C’est en y chantant que Béatrice Uria-Monzon se découvre la vocation qui fera d’elle l’une des plus grandes sopranos de sa génération.
Mais Pierre Gardeil est également un écrivain et un théologien. Il publie une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles. Depuis l’évocation de son enfance avec « Mon grand-père avait aussi un grand-père » jusqu’à la théologie exigeante des « Quinze regards sur le corps livré ».
Ce livre fut publié en 1997 ; il était préfacé par René Girard. Car Pierre Gardeil fut et demeure un grand girardien.
Non seulement de conviction, mais aussi de pratique. Car sa découverte de la pensée de Girard est l’œuvre d’un médiateur : en l’occurrence Michel Serres. En 1969, Michel et Pierre firent connaissance, par l’intermédiaire de leurs frères respectifs, Claude et André. Leur amitié fut immédiate, nourrie, outre la philosophie, par leurs passions communes pour le rugby et la musique.
A cette époque, Michel Serres s’efforçait de faire connaître l’œuvre d’un autre de ses amis : René Girard. Pierre Gardeil, bien sûr, ne put échapper à son zèle. C’est en 1972, quand parut « La Violence et le sacré » que Michel Serres parla de René Girard à Pierre Gardeil. Jean-François, l’un des fils de Pierre, se souvient précisément de Michel Serres déclarant solennellement : « Pierre, tu vas devenir girardien ! »
Ce qui advint. Comme pour beaucoup, la découverte de la théorie mimétique, d’ailleurs encore en gestation, constitua un véritable choc intellectuel. Et ce choc poussa Pierre Gardeil à écrire lui-même.
Cette épisode illustre le mimétisme dans ce qu’il a de positif et de meilleur. Car Pierre Gardeil n’est pas un répétiteur de la vision girardienne. Sa rencontre avec Girard a fécondé sa pensée propre.
Pour preuve, ses « Quinze regards sur le corps livré ». Pierre Gardeil y approfondit la question du sens de l’eucharistie, terrain sur lequel René Girard ne s’était pas engagé.
Les trois premiers chapitres de ce livre présentent la théorie mimétique de façon étonnante. La plupart du temps, pour ne pas dire toujours, les exposés de la vision girardienne commencent par le mimétisme, puis passent au désir mimétique, aux rivalités, et parviennent enfin à la théorie du bouc émissaire.
Pierre Gardeil s’y prend différemment. Il commence par le sacrificiel, et le mot « mimétisme » n’apparaît sous sa plume qu’au bout de quarante-six pages d’explication de l’anthropologie girardienne. Pourtant, c’est bien Girard. Tout Girard, mais pas seulement Girard.
Après les chapitres de présentation de la théorie mimétique, Pierre Gardeil soutient sa propre thèse relative à l’eucharistie ; il y fait preuve d’une impressionnante rigueur intellectuelle. Il constate d’abord que ce sacrement constitue un « angle mort » de la théologie, parfois même source de mésinterprétation (« … et de son Père apaiser le courroux »). Il rappelle ensuite la lecture girardienne de la Passion, révélatrice de la fausseté fondamentale du mécanisme sacrificiel. Mais une fois déconstruit ce mécanisme, où trouver l’espérance ? Et c’est là que Pierre Gardeil va plus loin que Girard. Quand ce dernier en appelle à une décision unanime de ralliement à la non-violence, Pierre Gardeil voit le chemin de l’amour dans l’eucharistie. La Cène et la Croix sont indissociables, car Jésus ne meurt pas pour Dieu, mais pour les hommes ; l’eucharistie renouvelle le lien entre les fidèles et Jésus, lien qui donne force contre la séparation, la séparation où réside le péché. Il retrouve ainsi Jean-Paul II : « Le mystère redoutable de l’amour, dans lequel la création est renouvelée ».
Pierre Gardeil propose ensuite quelques chapitres dans lesquels il détecte en sous-jacent, dans diverses œuvres, sa vision de l’eucharistie, soit comme contre-exemple, soit comme matrice : un roman d’Ismaël Kadaré, un poème de Baudelaire, un passage de Proust, un film de Fellini, des nouvelles de Pierre Klossowski.
Et il termine son livre par une scène théâtrale : des anges et un personnage, à découvrir, évoquent deux épisodes de la vie d’Isaac. D’abord celui de ses doutes quant à l’amour de Rébecca, puis la scène du sacrifice évité. Extraordinaire chapitre final, dans lequel Pierre Gardeil réalise le tour de force de récapituler la théorie mimétique en même temps qu’il dévoile une clef de compréhension de la Passion et du sens de l’eucharistie. Dans un style concis et plein de grâce.
Car Pierre Gardeil écrit de façon très heureuse. Il a le sens de la formule : « Le sacré est l’avatar bénéfique de la méchanceté humaine » ou encore « La science ne produit pas le sens, elle ne produit que le pouvoir ». Citons encore : « … celui de notre sommeil, à un jet de pierre de Jésus accablé, lui-même à des années-ténèbres des trois apôtres, en qui nous reconnaissons si bien notre torpeur ».
Quant au mimétisme lui-même, il le résume en une phrase vertigineuse : « Mimétisme : le désir prend pour objet le miroir de soi-même et le jeu mortel installe dans sa solitude le sujet « mis en abîme », à jamais incapable de comprendre l’autre qu’il se condamne à ne pas voir ».
Mais, mieux que ces commentaires, il faut lire la préface de René Girard, élogieuse et profonde, et entrer dans ces « Quinze regards sur un corps livré ».
Pierre Gardeil s’éteignit le 14 septembre 2010 à Agen. Lors de ses obsèques, Michel Serres prononça un éloge dont voici quelques extraits :
(…)
« Pierre, tu fus aussi, tu fus surtout un homme d’œuvre : une dizaine de livres magnifiques resteront pour témoigner longtemps parmi nous de tes talents de conteur fascinant et de théologien subtil. Ton ouvrage ultime, où éclate ton génie, te parvint, fraîchement imprimé, sur ton dernier lit de souffrance.
(…)
Ta voix joviale, ton éloquence nombreuse, ta langue d’oc sonore, ta générosité gasconne m’avaient rendu le monde meilleur, plus dense, plus solide, réel. Ta culture d’excellence ne planait pas dans des brumes abstraites, mais s’enracinait dans notre sol commun.
(…)
Adishatz, Pierre, adieu, comme on dit ici, sans y penser. À Dieu. »
Le site consacré à Pierre Gardeil donne une foule de renseignements et propose des enregistrements audio et vidéo de conférences données par Pierre Gardeil. Lien vers le site :
Quelques-uns de ses ouvrages :
« Quinze regards sur le corps livré », préface de René Girard, Ad Solem, 1997
« Alors, le bon Dieu, c’est fini ? », Ad Solem, 1999
« Mon livre de lectures », Ad Solem, 2001
« Le levain de village », préface de Michel Serres, Kephas, 2008
« Mon grand-père avait aussi un grand-père », Dialogues, 2010
Cher Jean-Louis,
Je découvre, et non redécouvre (honte sur moi pauvre girardien inculte), Pierre Gardeil en lisant avec bonheur en ce moment « Quinze regards sur le corps livré » avec bonheur. Une étrange sensation de lire un style proche de celui de Michel Serres mais sans les ornements qui compliquent pour moi sa lecture plus qu’elle ne l’éclaire et un fond et une profondeur éminemment girardiens avec des trouvailles comme par exemple le double sens de « jurer » (promesse et juron) qui se comprend à la seule lumière de la TM.
Un grand merci.
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