
par Jean-Marc Bourdin
En mars 2017, le blogue avait consacré au précédent et pénultième roman de la saga Malaussène un billet intitulé “Le cas Pennac”, allusion au titre du roman : Le cas Malaussène (https://emissaire.blog/2017/03/24/le-cas-pennac/). Vieux désormais de près de six ans, ce billet est à ce jour celui qui compte le plus de vues, dépassant les 1 730 ; il conserve une avance confortable sur ses suivants, bénéficiant probablement de la longue attente suscitée par la promesse d’une suite et d’une fin à la saga. Avec Terminus Malaussène, huitième opus de la série, les fans de Daniel Pennac ont probablement accès aux deux, quoique les retournements de situation et les suspensions dans le vide ne soient pas rares dans cette saga qui dure depuis près de 40 ans.
Rappelons aux lecteurs paresseux, qui ne connaissent pas l’œuvre de Pennac et ont la flemme, légitime, de cliquer sur le lien renvoyant à notre premier billet, que Benjamin Malaussène exerce dans divers cadres la profession de bouc émissaire. C’est naturellement une aberration logique au regard de la théorie mimétique pour laquelle la méconnaissance est la clé du succès du mécanisme, y compris de la part de la victime. Mais l’humour n’est jamais loin avec Pennac. Il avait dès l’origine signalé honnêtement sa dette à René Girard en mettant en exergue du premier roman de la série, Au bonheur des ogres paru en 1985, une citation du Bouc émissaire, essai paru trois ans plus tôt. D’une manière ironique, René Girard avait en quelque sorte annoncé la fin du roman, après que Dostoïevski et Proust en avaient achevé la mission, à savoir dévoiler les mécanismes du désir mimétique, ses affres et la possibilité d’une conversion rédemptrice qu’elle offrait aux auteurs géniaux ; il se trouvait à l’origine d’une nouvelle manière de créer des fictions. Pennac inscrit son œuvre dans un horizon post-girardien donc celle-ci ne relève pas d’une critique girardienne. Me voilà bien piégé : que dire alors quand on a envie d’en parler quand même ici ?
Le personnage central de la saga se prénomme Benjamin. Il est tout à fait possible que ce choix de Pennac ne soit pas étranger à l’histoire de Joseph et de ses frères dans la Genèse, premier texte où apparaît un bouc émissaire consciemment désigné et factice à la fois, justement le petit frère de Joseph appelé… Benjamin. Girard en donne une interprétation impressionnante dans Des choses cachées depuis la fondation du monde. Fils de Jacob, Joseph est d’abord le bouc émissaire de ses demi-frères, jaloux en raison de la préférence de leur père et de la prééminence que ses rêves, dont il leur fait part, semble lui accorder, lui le pénultième. Après de multiples péripéties où il lui est arrivé de se trouver en position d’accusé innocent, mais aussi à la suite desquelles il devient l’homme de confiance de Pharaon, Joseph, que ses frères croient à jamais disparu, crée une situation où le dernier né de la fratrie, Benjamin, est pris en otage après avoir été accusé d’un délit qu’il n’a pas commis, jusqu’à ce que Juda, leur aîné, se propose de prendre sa place pour le sauver. Ce qui déclenche reconnaissance, pardon et réconciliation entre tous les frères.
Quant au patronyme de Malaussène, un lacanien le décomposerait peut-être en Mal-hausse-haine. Benjamin a en fait pour mission de détourner et désamorcer la colère en l’absorbant par sa seule présence et sa reconnaissance de (fausse) culpabilité.
Après l’étymologie, tentons une deuxième remarque. Une fois encore, Pennac privilégie une intrigue policière. Au passage, il peut être remarqué que le roman policier est cet objet littéraire où l’on suspecte et l’on accuse à tort, mais dont le dénouement met fin à ces fausses accusations : ce n’est pas l’innocent, mais bien le coupable qui est mis hors d’état de nuire. Le roman policier est au mythe ce que l’État de droit est aux religions archaïques : la culpabilité n’y est plus décidée par la foule unanime contre n’importe quel innocent qu’elle met à mort, mais par un enquêteur qui disculpe les innocents que tout accuse et inculpe le meurtrier qui semblait être en mesure d’échapper à la vérité de sa faute.
Le roman policier est bien un genre littéraire contemporain qui a intégré le souci de justice à garantir aux innocents et aux victimes. Il est une possibilité fictionnelle d’après Dostoïevski et Proust. Même si les chronologies se chevauchent quelque peu : il naît au XIXe siècle au moment où Stendhal et Flaubert font avancer la compréhension du désir mimétique. Mais il n’est pas abusif de dire que le polar ne prend son essor qu’au XXe siècle pour en devenir le genre majeur (et au XXIe siècle, il devient le canevas-type des séries télévisuelles). Comme si après avoir traité avec succès du désir mimétique, le roman s’attaquait à la question des victimes et des innocents, en suivant au demeurant l’ordre de la recherche girardienne : d’abord Mensonge romantique et vérité romanesque puis La violence et le sacré. En 1983, le colloque de Cerisy-la-Salle autour de René Girard fut intitulé Violence et vérité, soit le synopsis a minima de tout polar. Ce n’est pas un hasard si notre ami Thierry Berlanda recourait souvent à cette forme d’intrigue, y compris pour encapsuler ses méditations philosophiques.
Dans le dernier épisode de la saga Malaussène, il est plus question de vérité et de mensonge que de bouc émissaire, rebroussant en quelque sorte le chemin girardien : par exemple, le passage au milieu du roman où l’analyse des styles, par la famille Malaussène au grand complet, de suspects dont nous, lecteurs, savons qu’ils sont coupables, permet de décrypter leurs mensonges et s’approcher par recoupements de la vérité de la situation. Le tout sous la férule de Verdun, magistrate et jeune sœur de Benjamin en charge de l’instruction judiciaire de l’affaire. Pennac nous dit que le style ne ment pas. Pennac nous propose ainsi une variation contemporaine sur la vérité romanesque. Girard croit au style comme le révèle les deux chapitres qu’il consacre à des “problèmes de technique” chez les auteurs dont il analyse l’œuvre dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Et il est réputé pour être un lecteur exceptionnel, capable de rendre évident le sens d’un texte jusqu’alors caché. Il sait faire dire la vérité de la dissimulation aux mensonges. C’est d’ailleurs avec cette méthode qu’il lit les mythes. Il est à l’écoute de la “voix méconnue du réel”. Il en va de même chez nos enquêteurs de la tribu Malaussène.
Pennac nous dit qu’en littérature, le style est révélateur de la véracité ou de la fausseté du propos. Par parenthèses, son propre style donne à son récit un rythme inimitable et jubilatoire. Dans son roman, les meilleurs dissimulateurs, les jeunes sbires formés à l’exercice de la dénégation par Pépère, leur mentor et héros central de ce huitième tome, trahissent par leur discours ce qu’ils entendent cacher aux enquêteurs. Pépère, chef de bande et formateur de nombreux jeunes délinquants, pratiquant pour la plupart de petits délits difficilement repérables, mais aussi entraîné au crime qu’ils commettent autant qu’il est nécessaire à la pérennité de leurs activités, n’est-il pas un avatar de l’auteur, grand ordonnateur de son récit, éducateur de ses personnages, mais qui finit par voir les événements lui échapper ? Cependant, le démantèlement de la bande passera par un mensonge mis au service d’une vérité que l’institution judiciaire entend occulter. Chez Pennac, le retournement est permanent : la justice peut passer par le mensonge, nécessité faisant loi…
Le mensonge de la fiction ne nous est au demeurant pas caché dans le roman, où les criminels et délinquants sont mieux connus par les lecteurs qui les voient évoluer que par les enquêteurs qui doivent les découvrir. Nous ne sommes pas ici chez Agatha Christie ou Arthur Conan Doyle. Le roman policier n’est plus une devinette. Il est un théâtre où se produisent et interagissent les serviteurs du mensonge et du crime ainsi que ceux de la vérité et de la justice, ce qui n’interdit pas naturellement que certains acteurs opèrent dans des zones grises et se trouvent là où la distribution initiale des rôles ne les avait pas placés.
Pennac ne croit sans doute pas aveuglément en la justice de son pays et fait douter du ministère de la justice, d’un procureur ou d’un commissaire divisionnaire aussi ambitieux que ridicule.
Il y a bien un écrivain parmi les personnages du livre, Alceste, déjà au cœur de l’épisode précédent. Comme chez Molière, ce misanthrope est aussi exaspérant que touchant dans sa quête de la vérité. Mais il est pris dans l’intrigue plus qu’il ne la fait avancer : après avoir publié dans le tome précédent de la saga sur le mode de l’autofiction, Ils m’on menti, genre qui n’a manifestement pas les faveurs de Pennac, il écrit dans Terminus Malaussène sous le titre de Leur très grande faute dans un genre que son éditrice qualifie péjorativement de réalisme magique. Peut-être faudrait-il d’ailleurs parler de réalisme fictionnel, oxymore qui sonne comme un programme pour la littérature en devenir du XXIe siècle. Car ce récit présenté comme une fiction est une enquête enchevêtrée avec l’affaire policière dans laquelle la tribu Malaussène est empêtrée et qu’elle doit dénouer. Une figure à la Mauritius Escher.
Et c’est bien là que se trouve le mérite de l’œuvre de Pennac : ses personnages sont pris par un maelström d’évènements qui ne laisse plus guère de place au désir suggéré et à la révélation de son mécanisme. Seul Pépère semble être maître ès suggestions sans pour autant d’ailleurs être toujours maître du jeu. Tous les autres personnages suivent le mouvement haletant du récit.
Sans rien divulgâcher, je vous laisse au plaisir de lire à votre tour Terminus Malaussène.
L’analyse est magnifique.
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Merveilleux Pennac, dans un de ses derniers livres, il proclamait à propos des adeptes du tatouage :
« Ils se particularisent en masse. »
Aussi juste et drôle que nos contradictions.
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On aimerait pouvoir attirer à Girard les fans de Pennac avec l’entrain et la pertinence de ce billet : il me semble en tous cas que les quelques girardiens, dont je suis, qui ne connaissent pas encore la série des Malaussène, vont se précipiter. Bravo, Jean-Marc.
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Il est possible d’attaquer par le début « Au bonheur des ogres » ou par la fin « Terminus Malaussène » qui est conçue pour permettre aux novices de s’y retrouver à peu près.
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On pourrait appliquer le « principe Malaussène » à la modération des blogs tels que l’Émissaire. Plutôt que de censurer les commentaires outrés ou de protester de l’innocence des blogueurs, on désignerait parmi eux (et elles, pas de raison) un bouc émissaire. Il (ou elle, j’insiste) s’auto-accuserait d’être à l’origine de toutes les dérives idéologiques régulièrement dénoncées par les commentateurs, le seul responsable du politiquement incorrect à l’origine du scandale. Je précise que ce ne devrait pas forcément être le benjamin de l’équipe.
Merci Jean-Marc, ton article est aussi plaisant que son sujet.
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En voilà une idée qu’elle est bonne ! Malheureusement son auteur que je dois pourtant connaître bien est anonyme : ou bien il/elle est caché.e dans la foule, ou bien il/elle a rencontré un problème de signature. Je penche pour la deuxième hypothèse. A vrai dire, mon enquête stylistique m’a quand même donné quelqes indices concordants.
Pennac avait écrit une série de romans destinés aux jeunes dont le personnage principal était un certain Kamo. Le premier tome était intitulé « Kamo, l’idée du siècle ». Peut-etre est-ce Kamo qui vient d’écrire ce commentaire !
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En relisant mon commentaire, je me suis dit que ce n’était pas une mauvaise chose de l’avoir envoyé anonymement (involontairement, je confirme). Ce n’est donc pas Kamo.
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Peut-être que la pénétration de la théorie mimétique dans la société viendra plutôt des écrivains que des « académiques » : je viens de lire dans un compte-rendu de son dernier livre, que Constance Debré fait elle aussi référence à René Girard…
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