
par Benoît Hamot
On a parfois reproché à René Girard de reproduire une certaine vision de la femme comme objet du désir. Lecteur des classiques, mais aussi de Freud, les exemples pris à l’appui de ses hypothèses ne lui appartiennent pas ; ce reproche est donc infondé. En contrepoint d’une vision partielle du désir, l’œuvre de Satyajit Ray permet de nourrir la théorie mimétique à travers une approche originale du désir féminin. Elle est inséparable de la volonté des femmes de s’émanciper des conventions et de certaines traditions ancestrales. L’apport au féministe de l’œuvre de Satyajit Ray est d’autant plus bienvenu qu’il provient d’un continent réputé inéquitable, voire cruel à l’égard des femmes.
Le titre du film La maison et le monde est particulièrement explicite d’une problématique féministe globale. Dans La grande ville, une jeune femme assure un revenu à sa famille en travaillant comme vendeuse de machines à tricoter, tout en se confrontant aux conceptions traditionnelles de sa famille qui voudrait la retenir à la maison, puis à son patron faisant preuve d’un abus de pouvoir. Dans La conclusion, une très jeune femme, Mrinmoyee, surnommée Puglee, préfère jouer dehors en compagnie des enfants et grimper aux arbres. Elle est considérée par tous comme insensée, effrontée, elle est aussi marginalisée en raison de la pauvreté de sa famille qui s’est réfugiée là, après avoir tout perdu dans une inondation.
Ce moyen métrage me semble particulièrement intéressant, notamment par la réaction de rejet qu’il a provoquée chez quelques femmes occidentales à qui j’ai pu le montrer. Le réalisme quasiment ethnographique de Ray à propos des usages matrimoniaux dans l’Inde rurale semble avoir subverti, à leurs yeux, l’intelligence du propos et les intentions de son auteur. De façon comparable, un psychanalyste interrogé sur ce qu’il pensait de René Girard me répondit d’un ton sentencieux, sourcils froncés : « Il a un problème avec la violence… ». J’ai dû retenir un éclat de rire. J’aurais pu lui opposer, sur le même ton sérieux : « Freud a un problème avec le sexe… »
La conclusion décrit le retour au village d’un jeune étudiant en droit, guindé dans ses habits et ses chaussures de ville. Amu commence par s’affaler dans la boue du rivage en descendant de la barque qui le menait sur la rive du fleuve, ce qui provoque les éclats de rire de Puglee qui l’observait de loin, prévoyant le gag. Comme souvent chez Ray, le son précède la vue [1] ; ce rire franc, Amu l’entendra à nouveau peu après, avant de s’enquérir de l’identité de la rieuse. Fils unique d’une mère vivant seule, Amu revient de Calcutta pour passer ses vacances au village. Il époussette ses livres, remet en place un portait de Bonaparte, range sa chambre. Sa mère ne le lâche pas, et lui annonce qu’elle lui a trouvé une épouse et qu’elle a déjà tout arrangé. Malgré ses objections, il se rend dans la maison de la promise. Entouré de prévenances obséquieuses, on lui présente une gamine maussade.
Mrinmoyee, qui l’a suivi discrètement et observe la scène grotesque par la fenêtre, provoque le chaos en lâchant son écureuil familier dans la salle, puis traverse la pièce en coup de vent, bousculant tout sur son passage. Scène comique, où le carcan des conventions et des obligations qui enserre le jeune étudiant vole en éclat, ce qui lui permet de fuir une situation aussi burlesque que gênante. Dans sa fuite, Mrinmoyee a dérobé les souliers d’Amu déposés dans l’entrée. Leurs visages se verront en face à face pour la première fois, alors qu’elle l’oblige à patauger dans la boue, en chaussettes, pour récupérer ses souliers. Le jeune homme est saisi par le visage de la jeune femme.
Pour desserrer l’étau que sa mère a resserré autour de lui, Amu déclare qu’il veut choisir lui-même son épouse, et que son choix est fait : ce sera Mrinmoyee, au grand désespoir de sa mère. Mais elle finit par s’y résigner et arrange ce mariage comme la tradition le recommande, c’est-à-dire sans que personne ne demande son avis à la jeune fille. La nuit de noce ne se passe évidemment pas comme prévu. Le seul couple que Mrinmoyee semble connaître – son père est également absent – se compose d’un voisin, Haran, qui bat régulièrement sa femme, et elle ne veut pas subir ce sort qu’elle croit inévitable. Lorsqu’elle s’adresse à lui pour la première fois, dans la chambre : « Pourquoi m’avoir épousée ? Amu répond : Parce que j’en avais envie. » Et elle lui fait comprendre l’iniquité de la situation, refuse de s’approcher de son mari, finit par s’éclipser pendant son sommeil pour aller passer la nuit dehors, près de son arbre favori, au bord du fleuve. Elle est retrouvée au matin, endormie sur la balançoire qui pend sous une branche de cet arbre majestueux, puis enfermée dans la chambre par la communauté scandalisée des villageois.
On peut évidemment se scandaliser du choix souverain de l’homme et de la contrainte imposée à sa femme. Mais c’est précisément sa liberté de mouvement et l’effronterie dont elle fait preuve qui ont ébloui l’étudiant sérieux et ordonné, oppressé par sa mère et les conventions sociales. Il n’est pas favorable à ce système traditionnel liberticide, et s’il est parvenu pour sa part à imposer sa liberté de choix, elle n’était nullement acquise au départ. Pendant que prisonnière dans la chambre d’Amu, Mrinmoyee se met à jeter avec rage ses livres et ses objets personnels à travers la pièce, il se tient seul au dehors. Il subit la situation à l’écart du groupe, puis finit par la rejoindre : « Pourquoi se venger sur mes livres ? » Puis évoquant la réaction violente qui était sans doute attendue de sa part : « Sais-tu ce que Haran t’aurait fait ? » Il lui prouve ainsi sa différence avec ce mari violent, et reconnaissant l’iniquité de ce mariage non consenti, il lui annonce sa décision de retourner à Calcutta en la laissant chez elle, tout en lui promettant : « Si tu as besoin de moi, écris-moi et je reviendrai ».
Cinq mois difficiles se passent pour la jeune fille. Elle ne sort plus. Sa décision mûrit lentement, les ultimes vestiges de l’enfance disparaissent, comme son écureuil qu’elle a laissé mourir de faim dans sa cage, au dehors. L’animal familier est une victime de substitution – pléonasme notoire – car elle refusait de s’alimenter sans quitter sa chambre, mais c’est l’écureuil qu’elle laisse mourir de faim à sa place. Suite à ce sacrifice, son visage s’éclaire peu à peu, reflet de ses pensées. La conclusion, suite au retour d’Amu et à l’intrusion par surprise de Mrinmoyee dans la chambre, consistera pour les amants, qui se sont acceptés au-delà de toutes les conventions et de toutes les révoltes, à claquer la porte au nez de la mère qui montait un plateau repas pour son fils. Le titre du film désigne ainsi cette seule scène finale.
Cette conclusion si brève – une porte qui claque au nez d’une mère intrusive, et du spectateur qui reste lui aussi devant cette porte close, dernière image du film – mérite qu’on s’y attarde un peu. Si cette histoire est un conte, quelle en serait la morale implicite ou, autrement dit, la conclusion ? Il apparait que de ces deux personnages, c’est elle qui se conduit avec une liberté de mouvement et un plaisir non dissimulé, quand le jeune homme est tristement empêtré dans les conventions et les règles imposées, à l’image de ses souliers bien cirés et de ses études de droit. Cette dissymétrie s’inverse brusquement lorsque le mariage est décidé ; Amu ne prend pas conscience sur le coup de l’inversion des positions initiales. Mais devant les conséquences, son attitude compréhensive le conduit à prendre sur lui toute la responsabilité de la situation, sans accuser personne, et surtout, sans tenir compte de l’humiliation de se voir ainsi publiquement rejeté. Il aurait pu, en effet, soit accuser sa mère et l’oppression exercée par des traditions archaïques, c’est la voie de la révolte contre l’ordre social, soit s’en prendre au contraire à sa femme en raison de ce double affront : le rejeter en tant qu’homme, et jeter ses affaires personnelles, auxquelles il apportait tant de soin et d’attention, c’est la voie de l’application d’un droit de propriétaire et de mâle dominant que l’ordre social lui a concédé.
La dissymétrie entre les positions sociales et hiérarchiques respectives de l’homme et de la femme produit dans un premier temps un effet de balancier qui les éloigne l’un de l’autre, car il est évident qu’un homme a plus de poids sur le plateau de la balance, symbolisant le droit coutumier. Mais la jeune fille prend peu à peu conscience de son attirance pour cet homme, qui est réelle, car sa façon de le suivre et de lui jouer des tours, de se mettre en travers de la voie imposée par la mère du jeune homme trahit visiblement un désir naissant, encore inconscient : ses provocations sont des dénégations. L’attitude respectueuse de son mari, inédite dans le milieu qui est le sien, lui ouvre une porte de sortie hors du refuge provisoire de l’enfance, vers l’âge adulte et l’avenir, et lui permet également d’échapper à la misère de sa condition sociale.
D’une certaine façon, ce moyen métrage reproduit sur un mode légèrement différent la scène du mariage imprévu d’Apu et Aparna [2], où le couple ne se connaissait même pas, et leur amour n’en sera pas moins profond. Nous avons tendance, dans une société portant l’individu et ses choix personnels au pinacle – mais en le condamnant à sa solitude – à négliger le milieu social et ses conventions, sans lesquels nous ne pouvons exister. Nous croyons aveuglément en la spontanéité du désir, croyance qui préside désormais à la formation des couples. Sans faire l’apologie de l’une ou l’autre situation particulière, sans définir un système idéal, Ray nous montre des personnages en prise avec les aspérités du réel : dans une société pauvre, elles s’imposent durement, et ses films ne font qu’envisager quelques voies de contournement et de survie. Le réalisateur se différencie ainsi radicalement du cinéma populaire hindi, c’est-à-dire du kitsch régnant sur « Bollywood ». Il ne boude pas pour autant le pathétique ni la forme classique du conte. Dans ses films, chaque personnage doit trouver son chemin à travers les épreuves de la vie et les contraintes imposées soit par la tradition, notamment en milieu rural, soit par la profusion des modèles-obstacles, notamment en ville : ce qui sera particulièrement montré dans L’adversaire. Chacun doit atteindre le seul but qui mérite d’être poursuivi, qui est d’aimer, mais sans toujours y parvenir [3].
Un prêtre me fit remarquer qu’autrefois, on mariait des couples qui ne se connaissaient pas, ou à peine, en leur indiquant une finalité : parvenir à s’aimer. L’amour est désormais condition première pour décider d’un mariage. La généralisation dans les sociétés libérales du mariage unisexe – dit « mariage pour tous » – n’a pu être acceptée qu’à la faveur de ce profond changement. L’institution du mariage, fondée initialement en vue de protéger les femmes et les enfants en responsabilisant les géniteurs mâles, est devenue une chambre d’enregistrement du sentiment amoureux. Et qui oserait critiquer le mariage d’amour ?
Pourtant, en plaçant au début d’un parcours de vie commune ce qui était un but à atteindre, cet état amoureux initial s’étiole bien souvent avec le temps, et les couples durent de moins en moins. Désormais, le but n’étant plus d’atteindre, mais de conserver l’état amoureux, la perspective se retrouve inversée et devient dès lors peu encourageante. Le chanteur Stromae se pose en interprète de nos interrogations sur l’indifférenciation des sexes et le délitement des couples, qui se rencontrent de plus en plus fréquemment avec l’aide d’algorithmes : ces systèmes de mise en relation occupent la place encore chaude des marieuses. Le dire ne revient pas à s’en moquer, et encore moins à critiquer ceux qui recourent à ce type de réseaux, mais à regretter que les lieux et les usages sociaux disparaissent : le retour en force du terme convivialité témoigne d’une absence et d’un besoin réels.
Satyajit Ray s’intéresse au mariage dans le cadre d’une société indienne en mutation, accédant à l’indépendance et à la démocratie, mais également travaillée par l’influence du christianisme. Plongé dans la mondialisation, l’individu refuse de voir son existence déterminée par la tradition et par son groupe d’origine. Les couples qui explorent, dans les scénarios de Ray, les voies nouvelles qui s’offrent à eux, ne mettent pas en question le mariage dans ses fondements mêmes, comme c’est le cas en Occident, là où la responsabilité de chacun est diluée dans l’aide sociale abondante consentie par l’Etat, car un tel luxe ne leur est pas donné. Mais en fin de compte, entre le conformisme dû à l’absence de choix individuel dans les sociétés traditionnelles et le conformisme d’un désir mimétique exacerbé par la société libérale, l’écart, généralement réputé abyssal par des occidentaux sans doute un peu trop arrogants, pourrait se révéler moins important que prévu.
[1] Lire à ce propos : Charles Tesson, Satyajit Ray, éd. de l’étoile/ cahiers du cinéma, 1992, p.125
[2] Dans Le monde d’Apu, dernier volet de la trilogie d’Apu.
[3] Notamment dans La déesse, La maison et le monde, Tonnerres lointains, Le directeur de la poste…
Merci de nous faire découvrir ce cinéaste !
Y aurait-il un parallèle entre le rejet de Ray par les bien-pensants de la liberté et, je suppose, les gardiens des traditions, et le même rejet de l’œuvre de Girard par les mêmes extrémités ? Les premiers semblent avoir des difficultés avec l’idée de partir d’un point de vue traditionnel pour mieux le subvertir, plutôt que de l’attaquer frontalement. Les seconds, à imaginer que leur monde n’est pas parfait et mérite quelques ajustements. Tout cela me conforte dans l’idée que les seuls lieux qui valent la peine d’être arpentés, ce sont les frontières.
J’ai apprécié à sa juste dimension comique la remarque du psychanalyste, mais elle est aussi très éclairante sur notre difficulté à entrer dans le paradigme d’un auteur. Elle me permet de me rendre compte que beaucoup de mes interlocuteurs ne savent pas que, lorsqu’on parle de Girard, on parle forcément de violence.
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Bien sur Hervé, ce sont les mêmes, à droite ou à gauche, qui sont aussi ceux-là qui ne peuvent envisager le phénomène religieux autrement que dans le cadre sociologique ou politique, où l’Eglise se réduit à une institution : « Le vrai problème, c’est que Dieu n’a pas de sens pour vous en dehors de son rapport à la société . » (Girard répondant à Michel Treguer, Quand ces choses commenceront… p.101). Car en s’intéressant en profondeur au désir et à l’amour, Ray, de même que Girard, nous parle de Dieu…
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Bel exercice girardien : montrer que les fausses différences masquent une vraie ressemblance, celle des conformismes inhérents à toute vie sociale.
Dans le scénario de « La conclusion », le désir qui circule entre les jeunes gens est explicitement mimétique, me semble-t-il. C’est en s’imitant l’un l’autre qu’ils vont se libérer mutuellement de leur milieu et de leurs préjugés.
Grâce à l’obstacle extérieur que représente la tradition, le désir mimétique, ici, délivre au lieu d’asservir : belle histoire mais ne pourrait-elle pas, paradoxalement, conforter les traditionnalistes ou les « réactionnaires », enfin tous ceux qui pensent que la libération des désirs est catastrophique autant pour l’individu que pour la société ?
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J’aime bien la canne à sucre !
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Ray s’intéressait particulièrement aux relations triangulaires, configurations dans lesquelles le désir s’appuie sur les rivalités. Charles Tesson m’a confirmé qu’il se disait « intéressé par la figure du triangle, les récits à 3 personnages ». C’est particulièrement évident dans Charulata et La maison et le monde, mais ce ne semble pas être le cas dans La conclusion. Ce film met en évidence une autre configuration du désir : l’attrait pour autre que soi, pour ce qui est lointain, nous appelle de loin et nous est inconnu, dérange le pré-carré de nos habitudes formées pour nous défendre, croyons-nous, alors qu’elles nous étouffent.
L’irruption de cette forme de désir se traduit formellement, dans les films de Ray, par le son. Le rire franc de la jeune fille, le sifflement de la locomotive dans la Trilogie d’Apu, le chant d’oiseau dans L’adversaire, etc. Il y a là, à mon avis, une figure du désir proche de la transcendance. Le son apporte la perspective de la transformation de soi, d’un avenir ou d’un amour. Mrinmoyee dépose ses bijoux d’épouse dans le pavillon du gramophone d’Amu avant de s’enfuir, et elle se rappellera plus tard à lui lorsqu’il découvrira la cachette, avec le souvenir du rire de son aimée, ce qui le met en joie…
Nous vivons, c’est évident, dans un bain mimétique. De même, le poisson vit dans l’eau, si bien que cet élément qui conditionne l’ensemble de ses mouvements, il ne le perçoit pas. L’évidence est invisible. Tout est mimétique pour les esprits humains, ils sont : « des miroirs les uns pour les autres » selon Hume. Cela, précisément, ils ne le voient pas plus que le poisson, l’eau. On pourrait donc, en suivant la pensée girardienne, dire que tout désir est mimétique. Mais dans ce cas, l’expression « désir mimétique » serait un pléonasme. Je réserve pour ma part cette formulation pour les cas où la présence d’un modèle-obstacle est évidente, ce qui n’est pas toujours vrai. Je crois en la possibilité d’un désir amoureux, qui ne se soutient pas d’une rivalité mimétique, de la présence d’un tiers, modèle et obstacle. Chez Ray, cet idéal amoureux doit prendre forme dans le mariage, et appelle, pour se réaliser, la décision de s’aimer mutuellement. Dans le monde réel, et particulièrement en Inde, le mariage obéit à des contraintes dues à une pression sociale intense, il doit, et peut néanmoins traverser ces contingences sans perdre de vue le but poursuivi : tel est le fil de l’histoire.
Amu et Mrinmoyee sont l’un pour l’autre ce qui leur manque le plus, et ce manque produit un attrait irrésistible, un désir. Mais leur union exige de briser les murs de leurs enclos respectifs, afin qu’ils puissent se rejoindre. On pourrait définir ces enclos par les limites imposées par les autres. La société et ses règles, la tradition et les liens familiaux qui les étranglent pourraient faire figure de barrières à renverser, mais s’il est vrai qu’une forme de révolte contre l’entourage s’exprime chez chacun d’entre eux, elle prend également forme entre les deux amants. Dans le même temps, le désir, le mariage, et enfin l’amour qui éclot de cette union s’appuient sur ces contraintes sociales, ces traditions, ces liens familiaux, ce mariage arrangé. On pense à la parabole kantienne de la colombe, exprimant ce paradoxe. Ray ne désigne donc pas de coupable, il n’est ni démonstratif, ni manichéen, ni moraliste. Sa vision des choses s’appuie sur le réel, c’est-à-dire sur les contingences, le fortuit, les épreuves, la rencontre et ses frottements.
Ray ou Girard ne sont ni conservateurs, ni progressistes ; les jugements posés en ce sens par les uns et les autres n’ont aucune pertinence, parce que ces deux génies se placent bien au-dessus de ça. C’est aussi dans ce sens que je me suis risqué à une comparaison entre la situation décrite dans le film et la situation actuelle, plutôt occidentale, où les structures sociales contraignantes entourant le mariage s’effacent, ce qui se traduit paradoxalement par l’expression « mariage pour tous ». Ce n’était pas une critique réactionnaire, comme certains auraient pu le penser, mais la simple constatation d’une évolution déjà prévisible à la lecture de Tocqueville. Car la démocratie est une « passion pour l’égalité », et l’inégalité des droits devient de plus en plus inacceptables : ce que tu peux obtenir, je le veux aussi, moi qui n’en avais pas le droit. « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. » Je ne déplorerai donc pas – comme Alain Finkielkraut regrettant la disparition du baccalauréat à partir du moment où il est donné à tous – la disparition du mariage, dès lors qu’il est permis à tous. La fécondité des femmes était la cause naturelle présidant à cette institution, mais si les couples du même sexe sont naturellement inféconds, c’est dans l’ordre biologique seulement. Sur le plan spirituel ou culturel, voire économique, il n’y a aucune raison de penser qu’ils le soient aussi, et dès lors, pourquoi ne pas les protéger par des mesures légales, eux aussi ? Je me garderai donc de trancher dans un sens politique ou moral, avant de fermer cet aparté.
Dans ce film , la transformation intérieure des amants, c’est-à-dire la reconnaissance de leur désir n’est pas synchrone. Si Amu accepte le premier le sacrifice de ses habitudes maniaques de rangement et de soin apporté à ses livres, c’est parce qu’il a éprouvé consciemment son désir avant Mrinmoyee. Cinq longs mois seront nécessaires à la jeune femme pour se détacher du refuge de son enfance, et sa décision passe elle-aussi par le sacrifice de l’écureuil symbolique. Il n’y a pas d’amour possible sans sacrifice de soi, ou tout au moins, de ce qui nous définissait. Et toute définition consiste à poser une limite. La présence du sacrifice au cœur de cette histoire est sans doute l’élément le plus proche de l’anthropologie girardienne, et en même temps, elle la creuse, dans le sens où elle lui confère une plus grande profondeur, inédite, intime. Il faut voir comment Ray filme le visage de Mrinmoyee, en trois longs plans fixes successifs, passant progressivement du plus grand désespoir à la joie éclatante, pour comprendre et partager avec elle ce qu’il serait impossible à transcrire par des mots. Seule l’image cinématographique le peut, grâce à l’immense talent de ce réalisateur et de ces acteurs.
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Je ne peux plus « liker » les commentaires, mais j’aimerais exprimer mon admiration et mon adhésion à votre lecture d’une œuvre cinématographique transculturelle, à vocation universelle : l’éclairage girardien est très précieux, dans ce cas, il approfondit le regard, donne un sens « universel » à des détails énigmatiques du récit, comme le sacrifice de l’écureuil et permet en effet de saisir quelque chose de la complexité du réel, ici la relation amoureuse, la construction de la personne dans et par cette relation, sa confrontation avec des structures mentales et sociales, et ceci va bien au-delà et à l’encontre des clivages simplistes de l’idéologie. Je « like » avec enthousiasme.
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