
Les trajectoires de ces deux grands compositeurs offrent un exemple, presque trop parfait, de la rivalité au sens de René Girard, la rivalité mimétique.
Claude Debussy naquit en 1862 et Maurice Ravel en 1875. Tous deux manifestent des dons musicaux précoces ; ils sont formés au Conservatoire de Paris, sans se croiser car Debussy a terminé ses études lorsque Ravel y entre.
La personnalité artistique de Ravel se manifeste assez vite : son premier chef d’œuvre date de 1901 ; c’est une pièce pour piano, Jeux d’eau. Debussy s’était rendu célèbre dans l’Europe entière en 1894 avec le Prélude à l’après-midi d’un faune.
L’un et l’autre vivent à Paris. Ils se connaissent de réputation, avant de se rencontrer en 1901. C’est d’abord une admiration réciproque. Ravel fut un de ceux qui assurèrent, en 1902, le triomphe de Pelléas et Mélisande, l’opéra de Debussy.
Ravel dira de Debussy : « C’est en entendant pour la première fois le Prélude à l’après-midi d’un faune que j’ai compris ce qu’était la musique ». Debussy écrit à Ravel en 1902 : « Monsieur, au nom des Dieux de la musique et au mien propre, ne touchez pas une seule note de votre quatuor » (allusion au quatuor à cordes que Ravel venait de composer).
Ces phrases ne sont pas tout à fait symétriques. Ravel manifeste son admiration, la plus grande possible pour un musicien, tandis que Debussy décerne un éloge, manière subtile de rester en surplomb. Car ils sont d’ores et déjà concurrents : les deux cultivent le même registre musical, celui de l’impressionnisme en musique (la notion est sujette à d’infinis débats, dont nous nous tiendrons à distance). Le qualificatif fut d’abord employé pour Debussy en 1899, à l’occasion de ses Nocturnes pour orchestre ; pour Ravel, ce fut deux ans plus tard, en 1901, avec sa pièce Jeux d’eau.
Pour se faire une idée de la proximité de leur esthétique, voici les scherzos de leurs quatuors à cordes respectifs, écrits en 1893 pour Debussy et 1902 pour Ravel.
Debussy : https://youtu.be/ovNLEtLJJQs
Ravel : https://youtu.be/ZhN0RRlLhDg
Cette concurrence pouvait-elle ménager la cordialité de leurs relations ? Après tout, un siècle et demi plus tôt, Mozart et Haydn avaient entretenu une amitié sans nuages, alors que le dicton qui courait à Vienne à l’époque était : « Le lundi, Haydn compose comme Mozart et le mardi, c’est Mozart qui compose comme Haydn ». On ne saurait mieux exprimer le mimétisme, qui dans ce cas, n’a pas conduit à la moindre rivalité.
Il n’en sera pas de même pour Debussy et Ravel.
Le 9 janvier 1904, à la Société Nationale de Musique, le pianiste Ricardo Vinès crée La Soirée dans Grenade, une pièce de Debussy. Elle obtient un grand succès et les commentateurs soulignent la trouvaille de génie qui signale cette œuvre : une note persistante dans l’aigu, sur un rythme de habanera (de tango si vous préférez). Le critique Pierre Lalo, qui détestait Ravel, en profita pour attribuer à Debussy l’absolue paternité de la « nouvelle école » (l’impressionnisme). Ravel, vexé, fit remarquer que la fameuse « trouvaille de génie » figurait déjà dans une Habanera pour deux pianos qu’il avait composée presque dix ans plus tôt, en 1895.
Le mieux est d’en juger par nos propres oreilles.
Voici La Soirée dans Grenade de Debussy : https://youtu.be/aL35EDbMQ3c
Et la Habanera pour deux pianos de Ravel : https://youtu.be/R5lik1vy1Ac
Cette polémique sur la paternité du style impressionniste envenime les relations entre les deux musiciens ; leurs entourages respectifs attisent les hostilités ; Ravel et Debussy s’éviteront désormais et ne se parleront plus.
La lecture girardienne est aisée. Deux compositeurs nourrissent d’abord une admiration mutuelle et cultivent la même esthétique. L’aîné se veut le précurseur, le cadet lui conteste ce rôle. L’antagonisme se révèle à l’occasion d’un incident insignifiant. Au passage, mentionnons que la « trouvaille de génie » de la note persistante dans l’aigu n’appartient ni à l’un ni à l’autre ; le véritable inventeur en est Alexandre Borodine trente ans plus tôt, dans les Steppes de l’Asie centrale, un poème symphonique où les violons tiennent obstinément une note aiguë qui figure l’infini d’un horizon inaccessible.
Dès lors, la concurrence fait rage. Voici deux tableaux qui donnent une idée de l’intensité du duel. Qui imite qui ?
Ravel dans le sillage de Debussy :
Debussy | Ravel |
Piano : Pagodes (1903) En bateau (1899) Hommage à Rameau (1905) Jardins sous la pluie (1903) Children’s corner (1906-1908) Sarabande, passe-pied (1901-1905) Toccata (1905) | L’Impératrice des pagodes (1910) Une Barque sur l’océan (1905) Le Tombeau de Couperin (1917) Le Jardin féérique (1910) Ma Mère l’Oye (1908-1910) Forlane, rigaudon (1917) Toccata (1917) |
Orchestre : Prélude à l’après-midi d’un faune (1894) De l’Aube à midi sur la mer (1905) Fêtes (1899) Nocturnes (1899) | Daphnis et Chloé (1909) Lever du jour (1909) Feria (1907) Nocturne (1909) |
Musique de chambre : Quatuor à cordes (1893) Sonate pour violon et piano (1917) | Quatuor à cordes (1902) Sonate pour violon et piano (1923) |
Autres : Colliwogg’s cake-walk (1908) La Belle au bois dormant (1890) | Five o’clock (1920) Pavane de la Belle au bois dormant (1906) |
Debussy dans le sillage de Ravel :
Ravel | Debussy |
Piano : Habanera (1895) Jeux d’eau (1901 Ondine (1908) Oiseaux tristes (1905) La Vallée des cloches (1905) Alborada del gracioso (1905) (en français, la Sérénade du bouffon) Scarbo (1908) Menuet antique (1895) | La Soirée dans Grenade (1905) Reflets dans l’eau (1905) Ondine (1909) Poissons d’or (1907) Cloches à travers les feuilles (1907) La Sérénade interrompue (1909) La Danse de Puck (1909) Epigraphes antiques (1914) |
Orchestre : Rhapsodie espagnole (1907) Prélude à la nuit (1907) | Iberia (1908) Les Parfums de la nuit (1908) |
Musique de chambre : Trio pour violon, violoncelle et piano (1914) | Sonate pour flûte, alto et harpe (1917) |
Autres : Le Noël des jouets (1905) Les grands Vents d’outre-mer (1906) Trois Poèmes de S. Mallarmé (1913) | La Boîte à joujoux (1913) Ce qu’a vu le vent d’Ouest (1910) Trois Poèmes de S. Mallarmé (1913) |
Le choc est parfois frontal. Témoins Ondine, deux pièces pour piano : Debussy en 1909, juste après Ravel en 1908. Ecoutons ce que cela donne.
D’abord l’Ondine de Ravel : https://youtu.be/94SrLeiKJ-0
Puis celle de Debussy : https://youtu.be/Kfq-8wA_oXg
Autre choc frontal, les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé. Tant Ravel que Debussy admiraient beaucoup le poète. En 1913, Ravel annonce travailler sur trois de ses poèmes : Soupir, Placet futile et Surgi de la croupe et du bond. Debussy s’empare de l’idée et compose trois mélodies pour voix et piano : Soupir, Placet futile et Eventail. Debussy gagnera la course ; ses mélodies sont créées en janvier 1914, celles de Ravel en mars.
Si regrettable que soit cette inimitié entre les deux musiciens, il est indéniable qu’elle n’a pas fait obstacle à leurs créativités respectives : pour l’un comme pour l’autre, les années 1901-1917 constituent l’apogée de leurs productions.
Et même, nous pouvons nous demander si cette inimitié ne les a pas stimulés.
La première Guerre mondiale se déclenche. Ravel veut servir. Il est réformé du fait sa petite taille. Il insiste et obtient d’aller sur le front comme conducteur de camion. Il y tombe malade ; il est évacué puis opéré d’une péritonite dont il se remet difficilement. Pendant ce temps, Debussy affronte un cancer qui l’emporte en 1917. A ces épreuves s’ajoute le décès de la mère de Ravel : ce dernier sort de la guerre dans un état quasi-dépressif. Il n’arrive plus à composer. La disparition de Debussy fait de lui le plus grand compositeur français vivant, le chef de file de l’école impressionniste, mais avec quelle amertume !
Ravel finit par se remettre au travail, mais ses œuvres se raréfient. A quelques exceptions près, elles ont perdu leur bonheur de ton d’avant-guerre. Certaines sont carrément sinistres : comme la Valse, dans laquelle Ravel dépeint l’effondrement du « Monde d’hier » (pour reprendre la formule de Stefan Zweig) ; comme le Concerto pour la main gauche (le pianiste y affronte l’orchestre avec sa seule main gauche), concerto que l’un de ses grands interprètes, Samson François, qualifiait de « maléfique » ; ou encore comme Tzigane, pour violon et piano, une pièce dans laquelle Ravel se donne pour but d’écrire le morceau le plus difficile possible pour le violon.
Les musicologues ont noté combien, dans ses dernières années, Ravel avait besoin d’un obstacle pour stimuler son inspiration, il lui fallait une difficulté à résoudre : faire sonner un morceau techniquement difficile au violon ; donner l’illusion de deux mains au piano en en faisant jouer une seule, etc. Nous pouvons ajouter comme pièce à conviction l’œuvre-phare de Ravel, le Boléro : il s’agissait de composer un morceau d’un quart d’heure en se contentant de répéter une même mélodie. Encore un exemple avec la Sonate pour violon et violoncelle, dans laquelle Ravel cherche à obtenir la plénitude sonore du quatuor à cordes avec seulement deux instruments ; elle date de 1920 et Ravel l’a dédiée à la mémoire de Debussy…
Formulons la lecture girardienne. Pendant les grandes années 1901-1917, c’était Debussy l’obstacle ; il était un modèle-obstacle au sens le plus strict du vocabulaire mimétique. Une fois Debussy parti, Ravel s’est retrouvé seul et désemparé. Ni son statut de plus grand compositeur français, ni ses tournées triomphales, ni la frénésie des Années folles n’auront stimulé sa force créatrice autant que la rivalité d’un pair qu’il n’a jamais cessé d’admirer.
Merci pour la très belle matinée que je viens de passer à « écouter » votre billet, si frappant.
Et il m’a remis en mémoire celui que vous aviez consacré à Haydn et Beethoven,
https://emissaire.blog/2019/12/28/ode-a-la-joie/
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Merci Alain de nous avoir remis en mémoire et dans l’oreille cet ancien article passionnant de Jean-Louis Salasc. On a bien de la chance d’avoir des amateurs de grande musique et même un musicologue parmi les girardiens.
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