Le “narratif”, avatar du “mensonge romantique”

par Jean-Marc Bourdin

Dans un contexte dominé par le marxisme, le nietzschéisme et la psychanalyse et alors que le structuralisme irriguait l’anthropologie, la linguistique et la sémiotique, il y a désormais plus de soixante ans, René Girard offrait au monde académique et, plus largement mais aussi avec un plus grand succès, à un public curieux, le concept de désir mimétique ; il donnait à l’essai qui en établissait la pertinence, le titre étrange de Mensonge romantique et vérité romanesque.

La locution de “mensonge romantique” a pu créer un malentendu, notamment chez les chercheurs étudiant le romantisme. Le terme a sans doute été choisi pour créer un contraste allitératif avec “vérité romanesque”. L’opposition du mensonge à la vérité était néanmoins alors probablement plus importante pour son auteur que les qualificatifs de romantique et de romanesque. Pour faire simple, la thèse développée dans cet ouvrage était que seuls les écrivains géniaux, au moment où ils accèdent au génie, après une maturation parfois longue, pénétraient et étaient en mesure de révéler le mécanisme mimétique du désir qui les mouvait et mouvait leurs personnages. Car l’écrivain génial doit s’être converti, auparavant ou mieux encore au moment où il écrit ses chefs d’œuvre, à la vérité de ses propres faiblesses.

Revenant sur son œuvre en 2007 à l’occasion de la réédition par Grasset de ses premiers ouvrages majeurs sous le titre de De la violence à la divinité, Girard prend appui dans son introduction sur le récit de Paolo et Francesca, extrait de la Divine comédie de Dante, pour reparler du mensonge romantique : il considère qu’il est en l’espèce celui des critiques qui sont aveuglés, contre toute évidence, par “les clichés romantiques sur la “spontanéité” et l’”authenticité” du désir” ; ces derniers commettent le contresens d’interpréter ainsi le récit d’un amour en fait inspiré aux futurs amants par la lecture d’un passage d’un roman courtois, qui raconte l’instant où Guenièvre et Lancelot du Lac échangent un premier baiser, provoquant en quelque sorte mécaniquement le premier baiser entre Francesca et Paolo qui s’étaient jusqu’alors chastement côtoyés.

Lorsqu’il s’est agi d’assurer sa diffusion internationale, en particulier en direction du lectorat anglo-saxon, un titre sensiblement différent a été donné à l’essai : Deceit, Desire and the Novel. S’il conservait le parti pris de la consonance en rapprochant Deceit et Desire, il mettait plus explicitement l’accent sur une tromperie ou un auto-aveuglement (deceit), sur la véritable nature du désir (desire) qui ne peut être spontané ni authentique s’il est imitation d’un désir d’autrui, réel ou supposé. Le romancier médiocre restait dupe et se contentait au mieux de refléter le mécanisme à l’œuvre, quand le romancier génial le révélait, en dévoilait les ressorts.

Loin de la critique littéraire, probablement sous l’influence académique des sémiologues et surtout pratique des conseillers en communication et autres spécialistes du développement personnel, nous avons vu récemment apparaître dans la langue des journalistes, experts en tous genres, politiques et chefs d’entreprise, un anglicisme, le “narratif”, traduction du “narrative” anglo-américain, et une locution pas même traduite, le “story telling”, soit le fait de littéralement “raconter une histoire”. Il s’agit alors toujours de présenter des informations réelles ou falsifiées à l’avantage du narrateur ou de l’acteur dont l’histoire est racontée. L’émotion est souvent mobilisée, ainsi que toutes les ressources de la rhétorique, dans la sélection et l’agencement des informations pour constituer un récit favorable au narrateur ou à l’acteur pour le compte duquel il est bâti. La guerre des communiqués que suscite le conflit actuel qui détruit l’Ukraine, engendre une prolifération sans précédent des usages du terme de “narratif” chez ses commentateurs.  

Un “narratif” ou un “story telling”, c’est en définitive un récit dont l’auteur ou le commanditaire se distribue toujours dans un rôle enviable, vainqueur ou parfois victime, depuis que son souci a crû sans modération parmi nos contemporains, jamais dans celui de persécuteur, de coupable ou même de responsable, pour reprendre à peu près les figures du triangle dramatique de Karpman sur lesquelles Jean-Louis Salasc a attiré particulièrement notre attention à plusieurs reprises. Où nous retrouvons le mensonge romantique, cet auto-aveuglement (deceit), quand nous, acteurs de nos vies ou auteurs de fictions, tendons à prendre nos désirs pour des réalités.

Une différence demeure toutefois le plus souvent : avec le “story telling”, le récit est construit pour être délibérément et donc consciemment trompeur alors que chez la plupart des auteurs de fictions, il raconte des désirs auxquels sont inconsciemment conférés un caractère spontané et authentique. Encore que nous voyons parfois des acteurs de l’histoire finir par croire à leurs propres mensonges et en convaincre leurs opinions publiques.

7 réflexions sur « Le “narratif”, avatar du “mensonge romantique” »

  1. Monsieur Bourdin :
    Merci pour le texte, très intéressant comme d’habitude.
    Une fois que j’ai lu votre texte, j’ai immédiatement pensé à une petite section de « Des choses cachées… », celle qui accuse la lecture sémiotique des Évangiles d’être sacrificielle ou retardatrice de la révélation qui produit la lecture correcte de ces textes. Ces passages ne sont plus présents dans la version de « De la violence à la divinité ». J’imagine que Girard les sortit de cette version par l’allusion qu’ils contenaient de sa critique aux « Epitres aux hébreux » qu’il renie lui-même dans la note 160 de la nouvelle version de « Des choses… ». En bref, ce qu’il dit à propos de la lecture sémiologique c’est qu’elle se concentre trop dans des détails personnels qui détournent l’attention de l’opposition claire entre foule et victime (Christ), qui est pour Girard la séparation fondamentale. Il rejet ainsi toute lecture « sacrificielle » dans le sens de penser à un complot de « diaboliques » (Judas ou Caïphe ou Pilate) qui serait la cause réelle derrière la mise à mort du Christ. Il veut souligner le caractère inconscient et contagieux du mécanisme objectif qu’il décrit.
    Je pensai à ce texte quand j’ai lu le votre parce qu’il me semble que là aussi il y a une distinction entre des méthodes ou interprétations qui neutralisent la révélation des textes (au fond, tous les textes sont équivalents à l’heure de les voir comme des simple narratives neutres) au nom d’une supposée neutralité scientifique qui ignore le contenu concret des narratives. Alors, si comme vous dites dans ce billet, il y a mensonge et vérité dans les romans, il y a aussi mensonge et vérité dans le désir exprès de neutraliser quelques parties des narratives. Bien sûr, ces parties devraient correspondre à la signalisation de victimes bien réelles pour qu’elles correspondent au mensonge mythologique que Girard souligne par opposition á la vérité évangélique.
    La différence entre dénier l’existence de victimes civiles (femmes et enfants) dans une invasion, par exemple, seraient du coté du mensonge. Mais alors les narratives qui désirent ignorer les méfaits de l’histoire de l’un des cotés de la rivalité entre la Russie et, disons, l’Occident ou l’OTAN, ne seraient pas tellement mensongères comme les autres : à bout de compte, elles ne veulent pas cacher les morts réelles.
    Je crois que récemment Timothy Snyder fit ce point : il ne s’agit pas de renier les actions mauvaises commises dans le passé par les États-Unis ou l’OTAN, puisque nous admettons bien qu’elles furent mauvaises. Il s’agit plutôt de montrer que, du coté du gouvernement russe, il n’y jamais admission des méfaits que l’armée de ce pays est en train de commettre maintenant dans l’Ukraine et dans le réel.
    Ma question, s’il y en a une, tomberait sur le possible parallélisme qu’on peut tracer entre la vérité romanesque qui révèle le désir mimétique et la vérité évangélique qui révèle l’innocence des victimes (en ce sens, je ne comprends pas du tout comment Putin pourrait-être innocent de l’invasion de l’Ukraine). S’il y mensonge dans l’utilisation excessive du terme « narrative » (et Snyder déteste le mot, en historien qu’il est), c’est peut-être parce qu’au fond il s’agit de neutraliser l’effet d’une révélation trop importante sur la mort de victimes innocentes. En fin de compte : qu’est-ce qui fait la différence cruciale entre la « narrative » que le gouvernement russe accuse l’Occident de s’inventer et la « narrative » qui racontent les nouvelles qui ne sont pas du côté russe ? Je trouve que la réponse sont les victimes réellement mortes (ce qui inclut, bien sûr, les morts du côté de l’armée russe).
    Excusez moi l’extension du commentaire.

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    1. Merci de votre commentaire.
      Tous les récits/narratifs ne s’équivalent pas bien sûr si on les met en rapport avec la vérité que les historiens établiront. Et la reconnaissance des victimes est probablement là comme ailleurs décisive.
      Je suis très intéressé par les processus de type vérité et réconciliation. Il faut y partager une vérité pour espérer clore le conflit.
      Face à la France qui aimerait s’engager dans un tel processus avec l’Algérie, les dirigeants de cette dernière préfèrent jusqu’à présent en rester à un récit qui légitime leur maintien au pouvoir.

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  2. Cher Jean-Marc, il me semble en effet qu’il y a une vraie différence entre le « story telling » et le mensonge romantique mais aussi que cette différence est moins quantitative que qualitative. Le degré de conscience et de responsabilité est infiniment plus élevé dans le cas du « narratif » que dans celui du mensonge girardien, où tout se passe à l’insu si ce n’est du désir, du moins du « sujet » en proie à ce désir. Mais la différence la plus significative n’est-elle pas dans le fait que le faiseur de bobards, appelons les choses par leur nom, répond clairement à l’intention de tromper et de manipuler autrui, tandis que le « moi » hypertrophié de l’orgueilleux est dupé et manipulé par son désir (forcément inavoué) de se glorifier lui-même ?

    Comme l’arroseur arrosé, le manipulateur peut être manipulé : par exemple, on a tendance à « croire » que l’ex-président des USA est assez « mégalo » et « parano » pour « croire » que sa réélection lui a été volée ; de même, on est prêt à « croire » que l’agresseur de l’Ukraine « croit » œuvrer pour le bien de la Grande Russie et, pourquoi pas, de l’humanité à qui elle manquerait terriblement si elle cessait d’exister.

    Il me semble que cette indifférenciation entre le mensonge délibéré et pragmatique (inséparable de la politique) et le mensonge à soi-même fait courir un grave danger à la notion de vérité. On finit par croire que tout est croyance. La sincérité se substitue à la vérité. Le scepticisme, qui est une tendance de la raison et donc de l’homme raisonnable, s’incarne aujourd’hui dans un relativisme actif et généreux qui ne veut donner tort à personne sauf au dogmatisme de ceux qui pensent que la vraie vérité existe et prétendent même en connaître les voies d’accès.

    En opposant la vérité au mensonge, René Girard tourne le dos au relativisme. Logiquement, le contraire du mensonge, ce n’est pas la vérité mais la sincérité. Or, les romanciers géniaux ne sont pas « sincères », à la manière de JJ Rousseau, ils révèlent une vérité anthropologique, le désir mimétique. Or, cette vérité, dans l’œuvre girardienne n’a pas seulement une valeur théorique, il s’agit d’une vérité à la fois existentielle et essentielle, qui concerne les origines et les fins dernières de l’homme. Cependant, en opposant le mensonge à la vérité, Girard ne semble pas faire de différence entre le mensonge délibéré à autrui et le mensonge à soi-même, plus couramment désigné comme « erreur » ou « illusion ». Or, cette confusion, comme on l’a dit, nourrit le relativisme ambiant concernant les affaires humaines.

    Girard suit-il l’exemple du Christ : « Ils ne savent pas ce qu’ils font » ou bien, comme Jean, désigne-t-il Satan comme « père du mensonge » ? Il y a là une question qui ne peut être prise en charge dans le cadre d’un commentaire mais qui mérite d’être posée, non ?

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    1. « La sincérité se substitue à la vérité « .
      Une nouvelle fois votre art de la formule fait mouche, et nous ouvre des perspectives très fortes sur l’époque qui est la nôtre.

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    2. Merci Christine de ce commentaire qui vaut plus que l’article qui l’a suscité.
      Effectivement mensonge s’oppose à sincérité dans le registre de l’intention comme à vérité en tant que sa falsification dans celui des faits.
      Il me semble que le mensonge à autrui et le mensonge à soi sont dans une relation de renforcement mutuel : on finit par croire à ses propres mensonges et se mentir à soi-même peut conduire à mentir aux autres.
      Je pense que Poutine et Trump, en faisant croire à leurs falsifications de l’histoire leurs partisans, finissent par y croire eux-mêmes.
      Pour être convaincant, mieux vaut être sincère, surtout s’il s’agit de bobards.
      Ce qui a inspiré ma réflexion est l’absence de pudeur du story telling qui affiche son intention trompeuse et un certain progrès de la lucidité de ceux qui désignent comme « narratif » la présentation des événements et situations par les acteurs de l’histoire. Voilà ce sur quoi je voulais appeler l’attention.

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  3. « Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de mots. —

    Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait !  »

    https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_de_Rimbaud_%C3%A0_Georges_Izambard_-_13_mai_1871

    « On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?

    Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.

    Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !

    En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l’Action. . Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !  »

    https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_de_Rimbaud_%C3%A0_Paul_Demeny_-_15_mai_1871

    N’y a-t-il pas chez Rimbaud le même constat que chez Weil et Girard, l’illusion de l’autonomie de nos moi est un mensonge monstrueux qui nécessite le meurtre pour se dissimuler ?

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