par Jean-Marc Bourdin
Faire une recension du foisonnant livre de Pankaj Mishra, comme promis, s’est avéré une tâche difficile. La réflexion de l’auteur débute au 18ème siècle pour nous mener jusqu’à notre monde confronté au terrorisme. Partant d’une opposition entre un Rousseau clairvoyant sur les désordres à venir de la modernité et altermondialiste avant l’heure et un Voltaire mondialisé méprisant la populace, s’intégrant aux élites européennes, conseiller des Princes tout en faisant fortune, l’auteur fait oeuvre de généalogiste tout en pratiquant un allègre anachronisme. Son but est de mettre au jour les tendances à l’oeuvre depuis trois siècles. Il nous informe sur le développement des suprématismes, notamment dans l’Inde du nationalisme hindou, au sein des mouvements slavophiles russes ou encore en exposant le rôle charnière joué par Atatürk dans la première moitié du 20ème siècle. Il expose les tentations et difficultés des élites mondialisées issues des pays en développement : l’évolution de l’Iran est à cet égard emblématique, Khomeiny étant un des premiers à masquer sa mimésis d’appropriation derrière une tradition ingénieusement réinventée et un style de vie authentiquement frugal. L’histoire planétaire reste toutefois centrée sur les idéologies et un des attraits de l’essai est de donner la parole aux poètes autant qu’aux acteurs de l’histoire.
À la place d’une recension en bonne et due forme, je propose à votre réflexion un florilège de citations, classées selon leur ordre d’apparition dans le texte, dans lesquelles vous reconnaîtrez l’inspiration girardienne de l’auteur ainsi que sa proximité avec des penseurs négligés par Girard, comme Rousseau et Adam Smith. L’auteur fait témoigner aussi Tocqueville, auquel il reproche cependant son soutien à l’impérialisme français en Algérie. Comme son modèle, il dit néanmoins préférer les littérateurs, poètes ou romanciers, aux essayistes.
Je considère pour ma part cet ouvrage comme un développement de potentialités contenues dans Achever Clausewitz. On peut le lire en anglais ou attendre une traduction qui ne devrait pas tarder, vu le succès planétaire de ce brillant essai.
Extraits
« Commence une troisième guerre mondiale, la plus longue et la plus étrange qui se rapproche, par son ubiquité, d’une guerre civile globale. »
« Nous vivons aujourd’hui dans un marché mondial vaste et homogène, dans lequel les êtres humains sont programmés pour maximiser leur intérêt personnel et aspirer aux mêmes choses, quelles que soient les différences de culture et de tempérament. »
« La promesse d’une civilisation universelle –harmonisée par une combinaison de suffrage universel, des potentialités éducatives étendues, une croissance économique régulière, ainsi que l’initiative privée et la promotion personnelle- n’a pas connu de matérialisation. »
« Comme l’indiquait Hannah Arendt en 1968, pour la première fois dans l’histoire, tous les peuples de la terre ont un présent commun. »
« Le racisme et la misogynie régulièrement à l’écran sur les médias sociaux ainsi que la démagogie des discours politiques révèlent maintenant ce que Nietzsche en parlant du ressentiment (en français dans le texte) appelait « un royaume trépidant de vengeance souterraine, inépuisable et insatiable dans ses explosions.
« Dans la première moitié du XXème siècle, ce ne furent pas seulement les nazis et les fascistes qui épousèrent, tout en se modernisant frénétiquement, les thèses du darwinisme social. Leurs adeptes se répandirent dans toute l’Europe et l’Amérique et aussi parmi les classes éduquées et émergentes turque, indienne et chinoise. »
« Le dysfonctionnement des institutions démocratiques, les crises économiques et l’inclination de citoyens lésés et craintifs en faveur d’une politique raciste en Europe et aux Etats-Unis a maintenant révélé à quel point l’équilibre de l’après 1945 a été rare et précaire. »
« Les religions modernes du salut séculier ont miné leur propre supposition : que le monde à venir serait supérieur au présent. »
« Les deux voies par lesquelles l’humanité peut s’autodétruire-la guerre civile globale ou la destruction de l’environnement-convergent rapidement. »
« Age of Anger fait simplement l’hypothèse de l’existence d’un arrière-plan à la construction des nations qui est la transformation inégale d’économies régionales et rurales en économies industrielles et globales, ainsi que la montée de politiques et de médias de masse. (…) Et cet essai envisage le ressentiment comme la caractéristique dominante d’un monde où le désir mimétique, ou ce que Herzl appelait en l’approuvant le « mimétisme darwinien », prolifère sans fin et où la promesse moderne d’égalité entre en collision avec des disparités massives de pouvoir, d’éducation, de statut et de patrimoine. »
« L’identité humaine, fréquemment vue comme fixe et singulière, est toujours multiple et en conflit avec elle-même. C’est aussi pourquoi j’insiste sur l’expérience subjective et les significations contradictoires de l’individualité dans les pages qui suivent, en faisant davantage confiance aux romanciers et poètes qu’aux historiens et sociologues. »
« La dissémination mondiale d’une culture individualiste faite de compétition et de mimétisme devrait en définitive déclencher une « coulée de lave de cécité primitive et de violence. »
« La petite industrie intellectuelle traitant de l’islam et de l’islamisme qui a mis la surmultipliée après chaque action terroriste s’attarde rarement sur le fait que l’Etat révolutionnaire français fut le premier à introduire la terreur dans le domaine politique…De pieux paysans espagnols luttant contre le projet séculier universaliste de Napoléon furent les premiers irréguliers à faire la guerre contre un Etat et une armée régulière : les précurseurs des guérillas et des terroristes hors-la-loi qui, aujourd’hui, font monter aux extrêmes de la violence insensée leurs adversaires juridiquement légitimes. »
« Pour échapper aux dualismes vains Est/Ouest et religion/raison, nous devons regarder à nouveaux frais l’événement le plus décisif de l’histoire de l’humanité : le développement d’une civilisation industrielle et matérialiste, qui, partant de Grande-Bretagne et de France, s’est étendue vers le vieux monde asiatique et africain et le nouveau monde américain et océanien, créant les conditions originelles de notre état actuel de solidarité négative. »
« Nous approchons aujourd’hui de la compréhension du ressentiment quand nous reconnaissons qu’il naît d’un désir humain intensément compétitif de convergence et de ressemblance plutôt que de différences religieuses, culturelles, théologiques et idéologiques. »
« Les changements apportés par deux révolutions coalescentes, la française et l’industrielle, ont marqué une rupture aigue dans la continuité de l’histoire ; elles l’ont fait entrer dans une nouvelle ère de conscience universelle. Franchissant rapidement les limites géographiques avec respectivement leurs idées et leurs bateaux à vapeur, elles ont ouvert un champ potentiellement sans limite à l’action humaine. »
« Adam Smith a fondé son économie politique sur la conception d’un être humain dont les désirs sont médiatisés par les désirs des autres et qui recherche la richesse non pour son bien-être mais parce qu’elle est recherchée par d’autres. »
« Rousseau, un phare pour les romantiques allemands, se révéla être plus clairvoyant que ses compatriotes des Lumières en condamnant une société marchande fondée sur le désir mimétique, comme un jeu manipulé par et pour les élites : en d’autres mots, la recette pour la lutte des classes, la décomposition morale, le chaos social et le despotisme politique. »
« Un Napoléon triomphant était le parfait « modèle devenant rival » et « rival devenant modèle ». Il a contribué à accélérer ce qu’Adam Smith, élargissant sa propre théorie du désir médiatisé de l’individu aux nations, avait appelé « l’émulation des nations ».
« L’Allemagne, la Russie et le Japon s’efforcèrent de rattraper la Grande-Bretagne et la France lors de la première explosion majeure de mimésis d’appropriation du 19ème siècle. Deux guerres mondiales mirent en définitive aux prises des nations désirant les mêmes objets et interdisant aux autres toute tentative pour se les approprier. Puis, à partir de 1945, les nouveaux Etats-Nations d’Asie et d’Afrique ont commencé leur voyage difficile au Crystal Palace, faisant fi de la diversité ethnique et religieuse ainsi que des modes de vie traditionnels. »
« La clé du comportement de l’homme mimétique ne réside pas dans un choc des civilisations mais, au contraire, dans son irrésistible désir mimétique : la logique de la fascination, de l’émulation et d’une juste affirmation de soi qui relie les rivaux sans échappatoire possible. Elle réside dans le ressentiment, les jeux de miroir tourmentés dans lesquels l’Occident comme ses ennemis manifestes et même tous les habitants du monde moderne sont pris. »
« Les terroristes et meurtriers de masse obéissent à une logique de réciprocité et à une violence mimétique montant aux extrêmes plutôt qu’à un impératif tiré des Ecritures. Les mots et les actes des chefs d’Al Qaeda ont mis en évidence que le terroriste globalisé, se déplaçant à travers les réseaux de guerre occidentaux, économiques et technologiques, considère aussi la planète entière comme le théâtre de son action, où il tuera, comme Ben Laden le répétait, des innocents, puisqu’il tuera certains des siens. La « guerre juste » de l’Occident a ensuite proliféré, ressemblant au djihad global du fait de sa capacité à communiquer par une violence formidable et son incapacité totale à construire un quelconque ordre politique où la guerre et la paix seraient clairement définies et distinctes l’une de l’autre. »
Jean-Marc Bourdin, le 5 avril 2017
Magnifique Jean Marc! je suis impressionnée par la qualité et la quantité de ton travail de recherche, et ta générosité à le diffuser… Très « nourrissant » pour mes propres recherches…
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Chère Muriel, c’est un peu le but ! J’espère que tout avance comme tu le souhaites.
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Bonjour Jean-Marc, ta présentation et les citations idéalement choisies sont éclairantes, et aussi émouvantes tant elles sont à la fois limpides et profondes : la reprise girardienne d’Adam Smith, notamment, et aussi l’articulation nietzschéenne de la rivalité sous le titre du ressentiment, sont remarquables. Amitié Thierry
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Ce que je trouve intéressant, c’est le sort réservé à Rousseau par les miméticiens. Sauf erreur, Girard avait des réticences face à ce père du romantisme. Il n’était pas le seul. Un autre théoricien du désir, Clément Rosset, assez proche de Girard au fond, ne manque pas une occasion de déblatérer jusqu’à l’écoeurement sur le Citoyen de Genève. Mais c’est un fait, à lire ses Rêveries après avoir lu Mensonge romantique, on trouve le bouquin, qui pousse le mythe solipsiste jusqu’à la plus extrême extrémité, insupportable. Un vrai traité de la mauvaise foi romantique! Avec la Nouvelle Héloïse, les choses deviennent plus complexes. Cette Julie, si vertueuse… et se complaisant sur 800 pages martyriser psychiquement le pauvre St Preux… Du reste, Starobinski n’a t-il pas écrit une magistrale étude au sujet de cette oeuvre, intitulée « La transparence et l’obstacle »? Et puis il y a Dupuy, Oughourlian, et maintenant Tankaj Mishra, tous « réhabilitant » ce Rousseau, qui toujours s’avère plus profond, plus épais que l’on ne l’aurait cru…
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Rousseau est à toujours à cheval entre deux : il y a probablement à la fois du mensonge romantique et de la vérité romanesque, et les deux à forte intensité. Je lui ai fait moi aussi une place dans ma thèse ! R. Girard lui en veut surtout pour le contrat social. Par ailleurs, il y a sa préférence pour les romanciers : « Le temps retrouvé » plutôt que « Les confessions ». Mais est-ce aussi différent qu’il le dit ?
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