
par Benoît Hamot
Si l’on peut admettre, avec Jean-Pierre Dupuy, que la guerre entre la Russie et l’Ukraine oppose des peuples frères, il s’agit par conséquent d’une guerre civile. Or cette hypothèse [1] ne résout pas, mais augmente encore la gravité de la situation et la difficulté de parvenir à la paix. Car nous savons désormais, avec René Girard, que la proximité, et à plus forte raison, l’indifférenciation des adversaires augmente l’intensité de la violence, entraîne le risque d’une désintégration de la famille et de la cité (l’oikos et la polis). C’est le thème principal d’Antigone : la malédiction des Labdacide conduit à une guerre civile, une peste.
Carl Schmitt était particulièrement conscient du danger. La guerre civile représentait pour lui la pire des situations, et la plus difficile à résoudre. Dans un article aussi bref que décisif, il observe que dans la guerre civile, « chacun se venge au nom du droit. Est-il possible en somme de rompre le cercle de cette manie mortelle de vouloir avoir toujours raison ? Comment une guerre civile peut-elle trouver une fin ? [2]».
La mondialisation, conduisant à rapprocher les peuples et les individus, à procéder à un effacement des frontières identitaires, linguistiques et nationales, ne nous conduit-elle pas à retrouver une situation d’indifférenciation mimétique entre frères, si courante dans les récits mythiques ? Une guerre civile globale, reproduisant à une échelle immensément augmentée les conditions originelles de l’humanité, peut-elle être évitée ? Ce retour prévisible de la guerre de tous contre tous rejoindrait ainsi l’état de nature hobbesien. Le point d’arrivée espéré – cette fraternité souhaitée entre les peuples, ce melting-pot culturel sous l’égide d’une morale bienveillante : le relativisme culturel – se présenterait alors comme un retour catastrophique à la case départ. Cette situation correspondrait à l’Apocalypse à venir, selon Girard, et la phrase célèbre prononcé par Heidegger prend alors tout son sens : « Seul un dieu peut encore nous sauver. »
Dans cette perspective circulaire, certainement inspirée par l’eschatologie chrétienne annonçant le retour du Christ, la pensée de Carl Schmitt devrait nous intéresser particulièrement : l’amnistie « acte réciproque d’oubli » serait la seule solution, la seule alternative à l’anéantissement mutuel. Et le chœur d’entonner, au cœur de la tragédie : « Puisque la guerre est finie, n’y pensez plus maintenant [3] ». Mais Sophocle décrit une situation qui ne parvient pas à trouver son dénouement. Il en est de même des guerres contemporaines [4]. Pour qu’il y ait amnistie, encore faudrait-il qu’il y ait un vainqueur, un épuisement des combattants, ou une « escalade en vue d’une désescalade », c’est-à-dire, dans le contexte actuel, l’emploi d’une arme nucléaire dite « tactique » [5]. Ce n’est donc pas un point de détail : pour que l’amnistie puisse contribuer à mettre fin à la guerre de façon effective, elle doit être déjà présente dans les esprits des combattants, non seulement acceptée comme une éventualité souhaitable en cas de victoire de l’un ou de l’autre camp, mais comme la seule issue possible au regard de la gravité extrême de la situation, induite par l’existence d’armes nucléaires. En dernier recours, un choix s’établit entre destruction mutuelle ou amnistie.
Schmitt défend l’idée que l’amnistie est « une des grandes formes originelles du droit » (Urform des Rechts). L’amnistie « n’est pas une grâce ni une aumône. Celui qui prend l’amnistie doit aussi la donner, et celui qui donne l’amnistie doit savoir qu’il la prend aussi. (…) Mais qui nous donne la force, et qui nous enseigne l’art du juste oubli ? Avec cette question, il devient de nouveau clair quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé. Les modèles chrétiens naissent dans l’espace de la foi, mais leur lumière se répand au-delà du cercle des croyants. Le cœur de la justice divine, dont la foi connaît quelque chose, n’est pas la récompense, mais le pardon. La scission et le désordre entre Dieu et les hommes n’est pas ramené à l’ordre par des procès, mais par le pardon. Le pardon n’est par conséquent pas renoncement à la justice mais son accomplissement. »
Que la lumière du christianisme se soit répandue au-delà du cercle des croyants, cela est récemment apparu au Rwanda et au Cambodge, à l’issue de guerres civiles particulièrement atroces, où un processus contrôlé de pardon mutuel a pu s’engager. Il n’y a pas d’autre alternative à une guerre civile en effet. La contribution d’une juridiction extérieure et surplombante s’est révélée nécessaire, et la Cour Pénale Internationale (CPI) peut tenir ce rôle. Mais à la condition expresse qu’elle ne soit pas l’émanation du parti victorieux : tel est l’essentiel de la réponse adressée par Schmitt aux forces américaines qui le maintiennent en prison au moment où il écrit ces lignes : « Qu’adviendra-t-il du juriste, si chaque détenteur de puissance devient un impitoyable détenteur du droit ? [6] »
Dans la situation présente, une guerre dont on ne voit pas la fin, et qui risque de s’étendre, on rassemble activement des preuves et des témoignages, et Poutine fait déjà l’objet d’une inculpation par la CPI. C’est seulement en marchant sur ces deux jambes – la justice et le pardon – qu’un tel conflit pourra être surmonté. Et contrairement à une opinion courante, une justice internationale n’appelle nullement le préalable d’un gouvernement mondial, et encore moins le déclenchement d’une « guerre juste » [7]. La guerre civile mondiale qui risque désormais de prendre forme appelle une juridiction mondiale pour prononcer le dernier mot ; il consiste toujours en une ultime représaille, mais ce n’est pas une vengeance. « C’est le système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance : il la limite effectivement à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance [8]. »
Il est intéressant de remarquer ici que le dictionnaire indique que représaille n’existe pas au singulier. Les représailles : ce pluriel rendu obligatoire par les règles de l’orthographe dit tout de la réciprocité mimétique et de l’impossibilité d’en sortir. Mais pour un chrétien, Dieu, surmontant toutes les règles humaines instituées, y compris les lois de la nature, a déjà réalisé l’impossible, l’exceptionnel – son incarnation, puis sa résurrection –précisément pour nous sauver, en nous pardonnant. Si la justice divine s’est incarnée, nous pouvons nous en inspirer. A la réciprocité des accusations et des coups peut succéder la réciprocité du pardon. Le mimétisme peut s’inverser ; « à charge de revanche » se dit aussi pour accepter un don : ce peut être le don de l’amnistie, le don du par-don.
Mais avant d’en arriver à ce dénouement idéal, dont la simple évocation fera sourire les sceptiques les plus indulgents, il convient de préciser que le simple fait d’enquêter sur les exactions perpétrées de part et d’autre d’un conflit permet de briser son apparente symétrie, d’éviter ainsi autant que possible la réciprocité mimétique et l’escalade de la violence. C’était déjà l’effet produit lors du fameux jugement de Salomon : l’essentiel n’est pas de punir, mais de dévoiler la vérité sous-jacente à la confusion des plaignantes, qui l’occultait. Il en est de même des combattants : s’ils sont des frères, Russes et Ukrainiens ne sont ni égaux, ni interchangeables, et il en est de même des actes perpétrés de part et d’autre.
Schmitt exprimait un regret : « …quelle lourde perte l’Europe a subie du fait que le modèle chrétien se soit brisé ». En quoi consiste ce modèle ? De nombreux auteurs catholiques partagent ce regret face à la disparition de la Chrétienté ; modèle sociétal dans lequel l’Église orientait le politique. La question est désormais brûlante, car ce que reprochent Poutine – et ses alliés épris de totalitarisme – à la démocratie, c’est précisément l’absence d’un projet eschatologique, c’est-à-dire d’un idéal commun, d’un modèle directeur, d’une forme d’hétéronomie. Ces alliés de la Russie sont la Chine – qui vient de réunir et d’entraîner sous son aile l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite – l’Inde sous domination hindouiste, la Corée du Nord, le Venezuela et Cuba communistes… Entre ce front totalitaire et religieux et celui des démocraties – agnostiques par essence, certains diront laïques, d’autres l’associeront hâtivement à l’OTAN – se placent les hésitants : la Turquie, les pays africains et sud-américains sous influence…
Dans les États soumis au religieux – le communisme étant une religion séculaire –, mais également au sein même des démocraties, de plus en plus tentées par un modèle hétéronome, nous retrouverions une même aspiration vers la caractéristique principale de la civilisation païenne antérieure : l’État redevient le garant de la morale commune. Dès lors, Chrétienté totalitaire – l’Orthodoxie selon le couple Poutine-Kirill – et christianisme dilué dans la « citoyenneté » démocratique [9] risquent fort de se rapprocher, voire se rejoindre in fine dans le Grand soir d’un néo-paganisme qui reste encore à définir. Il succéderait à la « parenthèse éprouvante » du judéo-christianisme, désormais accusé de tous les maux [10].
Dans ce contexte l’appréhension singulière de l’Apocalypse par René Girard offre une alternative. Pensée singulière en effet, parce qu’en rappelant fort à propos le sens du terme grec ; révélation, à une époque qui l’avait oublié, elle nous oblige à revenir aux sources, à prendre du recul par rapport à la représentation grotesque que s’en font nos contemporains : on pense au film Apocalypse Now, par exemple, où de vertueux militaires américains se laissent pervertir par des vietnamiens primitifs et cruels, ou aux innombrables films de zombies, inspirés sur un mode horrifique par la résurrection des morts annoncée, ou encore à ces innombrables héros christiques, sauvant in extremis le monde de la destruction… À travers leur goût prononcé pour des dystopies prétendument « apocalyptiques », les modernes, et particulièrement les américains, ne cessent de s’inspirer de la Bible, mais c’est en pillant ce trésor pour illustrer leurs peurs et leurs fantasmes, quand ce n’est pas pour affirmer naïvement une supériorité morale.
Pensée singulière encore, parce qu’en liant ainsi l’idée de révélation à celle de catastrophe finale à venir, Girard pose une question principale : de quoi cette révélation catastrophique signe-elle la fin ? Est-ce la fin de la Chrétienté, débouchant sur une mondialisation de tous les dangers : retour du paganisme, création de religions séculaires, parmi lesquelles les valeurs montantes de l’écologisme radical ou du cosmisme épris de technologie ? Et dans ce cas, une résistance acharnée autant que désespérée contre la modernité se justifie-elle ? Est-elle à même de provoquer un sursaut, suite à une conversion de masse ?
La tentation réactionnaire menace en réalité toutes les religions instituées : l’exemple de l’Islam Chiite et Sunnite le montre, elle s’étend à l’Hindouisme, à l’Orthodoxie, au Communisme léniniste… toutes s’estiment également menacés par la démocratie. En proposant une « lecture non sacrificielle du texte évangélique », l’entrée remarquée de Girard en théologie a bouleversé des habitudes de pensée bien ancrées au sein de l’Église traditionnelle ; mais on connait sa mise au point ultérieure et sa volonté de ne pas critiquer l’Église, qu’elle soit traditionaliste ou réformiste. Car la question du sacrifice est consubstantielle au judéo-christianisme, et n’entraine aucune réponse simple. Elle est partagée au sein d’une tradition de pensée qui rassemble des auteurs aussi divers que Bernanos, Schmitt, Clavel, Illich, Muray, Dubois de Prisque… Ces auteurs catholiques adoptent, chacun à leur façon, une façon bien particulière de suivre une ligne de crête dominant deux versants :
Du côté gauche ; renversement des hiérarchies et de l’ordre sacrificiel ; anarchie : an-arkhia. C’est-à-dire privé (an) de toute déférence et dépendance vis-à-vis de l’origine, de la fondation (arkhé). Fondation dont Girard nous apprend qu’elle repose sur une violence sacrificielle source de tout Pouvoir (arkhé). Il est remarquable qu’un même terme grec arkhé réunisse origine, fondation et pouvoir. Sans chercher à occulter nos origines, sans renier ces fondations sur lesquelles tous les pouvoirs, toutes les institutions sont assis, le christianisme nous invite à les mettre en pleine lumière, à les regarder en face sans détourner le regard, afin de dépasser leur violence intrinsèque.
Sur le versant opposé, à droite de cette ligne de crête, se place l’attachement des mêmes auteurs à la loi. La pratique judiciaire a précisément pour fonction d’éviter l’emballement mimétique, le cycle de la vengeance. Suivre cette ligne de crête, c’est donc reconnaître que l’an-arkhia n’est praticable qu’à la condition expresse d’accepter l’autorité souveraine d’une justice à la fois indépendante du Pouvoir et de son origine sacrificielle [11]. « Le point de rupture se situe au moment où l’intervention d’une autorité judiciaire indépendante devient contraignante. Alors seulement les hommes sont libérés du devoir terrible de la vengeance [12]. »
Mais sans la volonté de pardonner, toute tentative judiciaire reste vaine : voici le contenu de cette révélation, que la catastrophe de la guerre civile appelle, remet à jour, révèle. En ce sens, les pensées de Girard et de Schmitt ne sont pas « apocalyptiques » dans le sens de pessimistes, obsédées par une violence qui serait inéluctable, mais elles constituent des apocalypses, dans le vrai sens du terme. Elles nous révèlent en substance que la mondialisation démocratique, si elle est souhaitable, nous entraîne néanmoins dans une guerre civile globale, qui ne peut être surmontée autrement qu’en respectant notre besoin de justice, et en pardonnant à ceux qui nous ont offensés.
[1] Quelle que soit la validité théorique de cette hypothèse, il est bien évident qu’il s’agit d’états indépendants ; cela ne peut être remis en question, tant du point de vue juridique que dans les faits. Le point de vue adopté ici est donc plus psychologique (inimicus) que politique (hostis), et se démarque de La notion de politique, de Carl Schmitt, où les deux figures de l’ennemi sont distinguées. Le présent article ignore donc un aspect principal de sa pensée, qui exigerait un développement approfondi. Les seuls articles de Schmitt cités ici ont été écrits pendant ou peu après sa captivité suivie d’un interrogatoire serré, à un moment où ce juriste mondialement reconnu se retrouve confronté à des questions qu’il ne peut éviter par des considérations techniques surplombantes. Ces questions, toutes personnelles, mettent en cause son intégrité et sa foi. C’est sans doute ce moment critique qui lui permettra de dépasser un point de vue académique pour approcher le réel, où les deux figures de l’ennemi se rencontrent dans le cadre de la guerre civile.
[2] Carl Schmitt (1949) Amnestie – Urform des Rechts, in Christ und Welt n°45, tr. fr. L’amnistie – forme première du droit, in : Ex Captivae Salus. Expériences des années 1945-1947, pp.325-327
[3] Antigone, v.150
[4] Dont Schmitt avait saisi la particularité dans Théorie du partisan.
[5] Voir l’article de J-P. Dupuy : La guerre nucléaire qui vient.
[6] Ex Captivitae Salus, op.cit. p.153
[7] C’est pour cette raison que la CPI doit être indépendante du Conseil de sécurité de l’ONU ; la critique de Schmitt est pertinente dans la mesure où la Cour de justice serait en mesure de décider d’une intervention armée conduite par les vainqueurs d’un précédent conflit : ces nations qui, comme on le sait, sont toujours les membres permanents du Conseil de sécurité.
[8] La violence et le sacré, p.32 (Grasset, 1972)
[9] En France, le terme citoyen, qui désigne un individu en âge et en capacité de voter, est devenu un qualificatif moralisateur : « un comportement citoyen » consiste, par exemple, à jeter ses emballages dans une poubelle jaune.
[10] Et la théorie mimétique, théorisant l’impossibilité de trancher les conflits par un sacrifice – procédé rendu inopérant par la révélation judéo-chrétienne : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt.10, 34) –pourrait alors être convoquée par ces accusateurs, invoquant la nécessité de la paix.
[11] Le sacrifice fonde en effet tout Pouvoir, toute autorité surplombante, y compris l’institution judiciaire, puisque la culture humaine dans son ensemble en dépend, nous apprend Girard. Néanmoins, la justice parvint à s’en défaire lors de l’épisode du jugement de Salomon, où la recherche de la vérité succède à une justice visant à sacrifier un tiers, c’est-à-dire en l’occurrence l’objet du conflit.
[12] La violence et le sacré, p.39 Je reprends cette citation à la suite de Claude Julien répondant à l’article La justice contre la paix ?
C’est du lourd! Cet article met bien en exergue les limites de l’idéal démocratique… sans foi, sans transcendance, sans projet d’unité partagé, nos sociétés dîtes démocratiques tournent à vide et fabriquent du nihilisme. Depuis la fin des 30 Glorieuses (milieu des années 70) la société de consommation ne rend plus les gens heureux. Durant ces 30 Glorieuses, au sortir de la guerre et de ses terribles privations, la démocratie rimait avec l’abondance ou, plutôt, avec la promesse de l’abondance. Acquérir 1 auto, 1 frigo, 1 tv, 1 lave-linge etc. Avoir 2 jours de week-end, partir en vacances… bref, les 30 Glorieuses ont fait croire aux gens 2 choses foncièrement erronées: 1. La vie procéderait des choses que l’on possède 2. L’homme vivrait essentiellement de pain (biens matériels)
Tout ce que nous vivons depuis plus de 40 ans tend à révéler que ces promesses matérialistes et démocratiques issues des 30 Glorieuses sont fallacieuses (exacerbées et radicalisées avec Mai 68 et son « jouissez sans entraves » ou « il est interdit d’interdire ») La perte de sens, le chacun pour soi, l’autoréférencement, le règne absolu du Moi, conduisent à la dépression ou à la violence (via la sacro sainte colère des gens deshinibée par les réseaux sociaux et les chaînes infos). Tout ce processus délétère est illustré par DM dans « dernières nouvelles de Babylone ». Plus que jamais, le Christ offre seul l’alternative à cette voie mortifère (dont les fruits bien connus sont la dépression, les addictions, la violence, l’anarchie etc.). Il est le Chemin qui nous conduit au Père La Vérité de l’amour reçu et donné La Vie jaillissante salée par l’espérance…
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À Michel Leduc. Nous sommes d’accord sur les fins dernières, je pense, mais pas sur les bases, car il me semble que vous confondez l’économique et le politique, et même le politique et la démocratie, elle-même confondue avec l’économie de marché. Il est vrai que l’économique a pris une place prépondérante, plaçant l’ensemble de l’activité humaine sous sa coupe, mais la meilleure façon de le remettre à sa juste place, c’est précisément de le séparer du politique, mais aussi du religieux, de la morale, et de l’art (puisque l’ « art contemporain » se confond avec l’art des affaires, prenant au mot Warhol et Duchamp…). Une des grandes qualités de Schmitt dans son ouvrage principal (La notion de politique), c’est précisément d’éviter la confusion entre ces ordres : « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. » (p.64 Champs Flammarion). Beaucoup ne le lui ont pas pardonné… En raison de cette confusion entre les ordres, vous en venez à mettre la démocratie en accusation, parce qu’elle ne répondrait pas au projet religieux chrétien. Mais ce n’est pas son rôle ! Si elle prétendait à un tel projet (La fin de l’Histoire et du Dernier Homme, de Fukuyama, prenant la place de la Parousie), la démocratie entrerait en concurrence avec les prétentions russes, arabes, iraniennes, indiennes et potentiellement israéliennes, c’est-à-dire qu’elle se positionnerait sur le même plan que les théocraties, dont le projet est totalitaire ou suprématiste. Je ne vous ferai pas l’affront de croire que tel est votre souhait, car nous savons que la liberté est une condition première de la foi. Aussi, si j’ai aimé votre intervention, c’est parce qu’elle révèle une aspiration largement répandue : on attend trop souvent des politiques ce qu’ils ne peuvent donner.
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Un des éléments structurants de cet article m’interroge : il semble considérer comme des synonymes amnistie et pardon (et même oubli). Cela ne me paraît pas aller de soi ; je comprends l’amnistie comme en aval d’une décision judiciaire (ce qui implique un système juridique accepté par les parties), alors que le pardon est, de mon point de vue bien plus large, et et pas nécessairement lié à une décision de justice.
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À Jean-Louis Salasc. Effectivement, amnistie et pardon ne sont pas des synonymes, et pardon et oubli ne découlent pas l’un de l’autre. Ce sont les termes issus de la traduction de Mr. Doremus, et je n’ai pas encore trouvé l’édition originale allemande pour aller plus loin. Carl Schmitt est un auteur complexe, et ce texte en particulier, comme tous ceux de la période 1945-47, est tout à fait extraordinaire de mon point de vue, parce qu’il dépasse les positions connues de ce grand théoricien du droit. Schmitt marque ici le passage entre le droit et la conversion chrétienne, et il le juge nécessaire : il rejoint ainsi la « pensée apocalyptique » de Girard. Tous deux affirment l’impérieuse nécessité de ce passage, c’est-à-dire de la conversion. Ce fervent catholique laisse ici apparaitre ce qui a le plus d’importance et le plus de profondeur dans sa pensée, et qui me semble tout à fait actuel et essentiel dans la période que nous traversons. Car nous sommes en grand danger. Malgré toutes les précautions prises, la justice des hommes ne parvient pas à éviter la vengeance, le ressentiment, la réciprocité mimétique. Elle trouve son accomplissement dans la justice divine, qui se manifeste par le pardon. On peut effectivement contester que cette forme de justice corresponde stricto sensu à un oubli, dans le sens d’une perte de mémoire. Mais il faut à mon avis la comprendre dans le sens familier de « passer l’éponge ». Passer l’éponge, cela permet d’enlever les taches, les saletés, c’est-à-dire les fautes et la culpabilité, qui sont les antichambres du ressentiment. Pour un catholique, cette opération s’effectue par la confession. Pour ma part, je ne crois pas que le pardon du Christ soit amnésique, mais bien au contraire, j’envisage le rituel eucharistique comme un rappel de ce qu’il y a de plus profondément enfoui dans la mémoire collective : le rituel anthropophage, durant cette très longue période qui fait suite au premier lynchage réconciliateur. Oui, ce désir de manger Dieu, de nous l’incorporer littéralement est à l’origine du phénomène religieux, qui nous particularise en tant qu’espèce. Nous n’avons pas à en éprouver de la honte ou de la culpabilité, car c’est à travers le sacrifice que nous sommes devenus humains. Le génie du christianisme, c’est d’avoir continué le long processus de substitution sacrificielle à ce corps humain divinisé, sacrifié et consommé, au lieu de chercher à le mettre frontalement en question pour l’interrompre (c’est ce qui s’est produit avec l’interdiction de consommer du cochon ; la viande dont le goût se rapproche le plus de celui de l’homme). Dans l’histoire longue de l’humanité, on est passé de la pratique anthropophage aux substituts animaux kascher, puis partage du pain et du vin, tout en rappelant le point originel en associant ces nourritures terrestres au corps du Christ (et on ferait bien de préciser plus souvent: à son corps ressuscité). L’ensemble du processus rituel se trouve ainsi révélé au grand jour depuis son origine. Schmitt, dans La notion de politique (son ouvrage principal, toujours très mal compris) s’intéresse aux origines du politique comme Girard s’intéresse (dans La violence et le sacré) aux origines du religieux, et tous deux se rejoignent pour reconnaitre l’importance structurante de la violence collective : la figure de l’ennemi rejoint ainsi celle du bouc-émissaire.
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Je ne suis pas le premier à établit la proximité entre les pensées de Girard et de Schmitt. Je tombe un peu par hasard sur ce passage :
« Bürgerkriegsfeinde im Sinne von Schmitt sind, um eine Kategorie von René Girard aufzugreifen, gleichsam Zwillinge, die um eine Identität und nur eine Identität in einem Nullsummenspiel kämpfen: der Bruder droht Zwilling zu werden, droht ununterscheidbar zu werden von einem selbst, und zu diesem Resultat trägt nicht zuletzt der Bürgerkrieg selbst bei mit seinem schlechten Zirkel der Repressalien: der Bürgerkrieg nivelliert die feindlichen Brüder, die ohnehin ursprünglich einer Gemeinschaft gehörten, und es kommt ein unheimlicher Streit zwischen Kopien heraus, die mit der gegenseitigen Vernichtung oder mit dem endgültigen Sieg und der Errichtung des Siegers zum Original endet. » (Helge Høibraaten, 2001, Carl Schmitt und der irreguläre Krieg. http://www.academia.edu)
Et ma traduction :
« Les ennemis dans une guerre civile au sens de Schmitt sont, pour emprunter une situation décrite par René Girard, des jumeaux luttant pour une identité, et seulement une identité, dans un jeu à somme nulle : le frère menace de devenir un jumeau, menace de devenir indiscernable de soi-même, et la guerre civile elle-même avec son mauvais cercle de représailles contribue notamment à ce résultat : la guerre civile nivelle les frères ennemis, qui appartenaient à l’origine à la même communauté, et une étrange querelle surgit entre ces mimes, qui se termine par l’annihilation mutuelle, ou par la victoire finale et l’érection du vainqueur au statut d’original. »
Ce que cet article ne développe pas, c’est ce qu’il advient du vaincu dans cette configuration : la « copie » doit être effacée pour que l’identité du vainqueur soit pleinement assurée. C’est bien le cas dans la guerre civile qui se déroule actuellement au sein de l’ex-URSS : Kiev étant en quelque sorte le berceau de l’identité russe, sa volonté d’indépendance menace l’identité même de la Russie. L’existence même de l’Ukraine devient alors insupportable. Le ressort de la guerre est bien une lutte pour l’identité, mais il faut également signaler l’inégalité des conditions et des intentions : les Ukrainiens ne réclament nullement l’extermination des Russes pour exister, si ce n’est sur un mode mineur : interdiction de l’enseignement en langue russe, affirmation de leur particularité, et en particulier, scission avec le patriarcat orthodoxe de Moscou.
La dramatisation extrême de la guerre civile par Schmitt provient de sa conscience de son débouché prévisible sur une guerre totale, une guerre d’extermination. Il faut également souligner que l’article Amnestie – Urform des Rechts a été publié 3 fois sous des titres différents et de façon anonyme avant d’être signé sous le titre : Das Ende des kalten Bürgekrieges. Il n’est donc pas étonnant qu’il ne soit jamais cité, et difficile à retrouver. Sans doute Schmitt avait-il conscience de la labilité des termes employés (justement soulignée par J-L Salasc), de certaines contradictions par rapport à ses propres théories, et enfin de son illégitimité dans un domaine qui n’est pas le sien : la théologie. Craignait-il que son statut de professeur réputé en pâtisse ? Je précise également que l’article a été rédigé en 1949 dans le cadre de la récente loi fédérale d’amnistie, suite au processus de « dénazification » engagé en RFA. C’est sans doute pour cette raison que le terme d’amnistie est employé. Schmitt vise à dépasser les débats juridiques en cours en les élevant au niveau d’une forme de théologie chrétienne, ou plus précisément, ce qui rejoint la pensée de Girard, au niveau de la Révélation, de l’Apocalypse.
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Passionnante, en effet, cette théophanie d’un penseur qui avait jusque-là placé la raison au centre de sa démarche, et très girardienne aussi. Ceci dit, la prise de conscience des limites de son paradigme légal et politique se heurte à l’écueil habituel rencontré par les intellectuels : l’impasse des solutions mondaines appelle toujours un nouveau modèle, une nouvelle solution tout aussi mondaine. La véritable conversion demande d’abandonner tout recours de ce type, de se « laisser aller dans les mains de Dieu ».
J’aime l’interprétation de l’eucharistie comme moment de mémoire de nos racines sacrificielles. Cette démarche implique de troquer loi contre révélation, action contre contemplation. Il n’y a là rien d’une attitude fataliste. Les religions dans leur dimension sacrificielle ont toujours incité à faire de bonnes œuvres pour devenir saint. La conversion nous invite à faire le contraire : par l’accueil de la révélation de nos racines violentes, devenir saint en traversant l’inévitable crise, la destruction de notre égo et de notre monde, le renoncement au mimétisme d’appropriation. Alors seulement nos œuvres peuvent devenir justes.
L’article illustre bien la confusion dans laquelle nous sommes : à la fois prise de conscience que sans pardon, il n’y a plus de salut possible, et recherche désespérée d’une version mondaine de ce pardon : l’amnistie en est un exemple parfait. Il s’agit bien de « passer l’éponge ». Ce n’est pas un oubli au sens d’une amnésie collective, mais c’est bien loin de l’esprit du pardon chrétien. Je vois l’amnistie comme une forme d’expulsion du mal. La violence et le désir de vengeance sont déclarés « tabou », interdits ; c’est une décision politique qui s’impose au droit, et c’est aussi nécessairement une décision collective, pour ne pas dire sacrificielle.
En Afrique du Sud, avec la commission Vérité et Réconciliation, au Rwanda avec les Gacaca, on franchit une nouvelle étape. Il n’y est pas seulement question d’un acte politique qui s’impose de façon hégémonique. Il y a procès, jugement ; mais par une parole libre qui permet de faire mémoire, une forme de véritable réconciliation devient possible. Ce sont pourtant des initiatives controversées, beaucoup mettant en doute la sincérité des témoignages, toujours contraints par le politique.
Nous progressons ! Lentement mais surement. Il faut tout de même noter que ces avancées sont toujours motivées par une impérieuse nécessité. Les horreurs du régime d’Apartheid et du génocide rwandais rendaient tout recours à la justice traditionnelle impossible. Mais ce constat ne doit pas nous faire désespérer. Les Écritures lient clairement notre transformation en Humains 2.0 à une crise inédite. Ce sont les douleurs de l’enfantement !
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Oui, Hervé, à ceci près que le passage de l’amnistie (juridique) vers le pardon (chrétien) est aussi, et surtout guidé par la raison, qui reste « au centre de la démarche » de Schmitt. Le pardon, dans sa dimension de réciprocité telle que soulignée par Schmitt, s’impose au regard de la gravité de la situation, qui est toujours incarnée par cet auteur par la guerre civile : la pire des situations envisageables. « Celui qui prend l’amnistie doit aussi la donner, et celui qui donne l’amnistie doit savoir qu’il la prend aussi. » C’est d’ailleurs cette terreur face à la guerre civile qui peut expliquer son rejet de Lénine et sa tentative d’influencer le parti nazi à ses débuts (avant 1933 : il sera par la suite rejeté et surveillé par la SA). C’est la nécessité d’une inversion de la réciprocité mimétique que j’ai cherché à mettre en avant en rapprochant les pensées de Schmitt et Girard, en dehors de toute « théophanie » : interprétation possible, bien sûr, mais il me parait important de mettre toute dimension mystique de côté afin de rendre compte de la rationalité des approches de Schmitt et de Girard.
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A la relecture, je constate que mon précédent message n’est pas très clair : j’en suis désolé, et me permets de le compléter ainsi, en vous présentant toutes mes excuses pour la longueur de mes interventions :
Oui, Hervé, à ceci près que le passage de l’amnistie (juridique) vers le pardon (chrétien) est aussi, et surtout guidé par la raison, qui reste « au centre de la démarche » de Schmitt. Le pardon dans sa dimension de réciprocité, telle que soulignée par Schmitt, s’impose au regard de la gravité de la situation : la guerre civile, qui est la pire des situations envisageables. C’est d’ailleurs cette terreur face à la guerre civile qui peut expliquer son rejet absolu de Lénine, et son illusoire tentative d’influencer le parti nazi à ses débuts (avant 1933 : Schmitt sera par la suite rejeté et surveillé par la SA). La situation dans laquelle l’ensemble du peuple allemand est plongé, suite au traité de Versailles, à la crise économique mondiale, mais aussi et surtout à l’ingérence du parti bolchevik dans les instances du KPD afin d’étendre la guerre civile au monde entier (l’Allemagne devant être, selon Lénine, l’épicentre de la révolution mondiale), a été précisément décrite par l’historien Ernst Nolte (La guerre civile européennes, 1917-1945), qui est un classique du genre, auquel je me réfère. Au moment de l’advenue au pouvoir du parti nazi, l’Allemagne se trouve clairement en état de guerre civile, et ce parti se propose d’y remédier (pour le pire, et cela apparaitra dès 1933).
Mais le texte qui nous occupe intervient dans la situation particulière de l’après-guerre, où Schmitt a été soupçonné d’avoir soutenu, à travers ses écrits théoriques seulement, l’idéologie nazie. Il a été innocenté entretemps par l’occupant américain, et il se demande après cette épreuve comment sortir d’une situation clivée, dans laquelle « chaque détenteur de puissance devient un impitoyable détenteur du droit », ou risque de le devenir. C’est dans ce contexte de l’immédiat après-guerre que l’amnistie permet, en quelque sorte, de mettre les choses à plat, de poser les bases d’un nouveau départ (d’une certaine façon, la fin de la république de Weimar avait été interprétée de même comme « un nouveau départ » par Schmitt : cette erreur d’appréciation, il n’a toujours pas fini de la payer, et l’importance de sa pensée n’est toujours pas reconnue).
C’est donc la nécessité d’une inversion de la réciprocité mimétique que j’ai cherché à mettre en avant en rapprochant les pensées de Schmitt et Girard, en dehors de toute « théophanie » : ce qui reste une interprétation possible, bien sûr, mais il me parait important de mettre toute dimension mystique ou personnelle de côté, même si elle reste d’importance pour ces deux auteurs, afin de rendre compte de la seule rationalité des approches de Schmitt et de Girard. Cette inversion de la réciprocité mimétique est le point important, clairement exprimé par Schmitt dans cette phrase : « Celui qui prend l’amnistie doit aussi la donner, et celui qui donne l’amnistie doit savoir qu’il la prend aussi. »
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