
par Renaud Malavialle
Trois exemples d’options idéologiques légitimatrices ou de stratégies discursives, justiciables de la théorie mimétique dans le De rege et regis institutione de Juan de Mariana.
La postérité et la notoriété du père jésuite Juan de Mariana présentent quelque paradoxe. Le théologien thomiste espagnol, éditeur des œuvres d’Isidore de Séville, censeur de la Bible Polyglotte royale (Anvers 1571), qualificateur de l’Index inquisitorial de Quiroga (1583), historien de l’Espagne ab origine en latin (1592) et en castillan (1601), théoricien de l’éducation politique du prince, critique de la Compagnie de Jésus et de la politique monétaire de la monarchie, est inégalement connu en Espagne et en Europe. Depuis les régicides d’Henri III par Jacques Clément et d’Henri IV par Ravaillac, l’auteur d’une emblématique théorie du tyrannicide, dans le De rege et regisinstitutione (1599), est en France aussi connu qu’il l’est peu, à ce titre, en Espagne. En revanche et inversement, son Historia general de España (1601) lui vaut reconnaissance comme le grand historien moderne de l’Espagne antique et médiévale mais elle est aussi connue outre Pyrénées qu’elle est ignorée en France. Et ce malgré la thèse déjà ancienne du grammairien Georges Cirot (Bordeaux, 1905) et le renouvellement, depuis une quinzaine d’années, des travaux marianistes par des universitaires anglais, espagnols et français en particulier.
Humaniste chrétien, jésuite polyglotte et érudit, serviteur de la monarchie et cependant fort critique, Juan de Mariana mérite d’être davantage étudié. Pour quelles raisons ?
Tout d’abord parce qu’en enseignant en Sicile, au Collège Romain et à Paris, ce fut un témoin des tensions politiques, sociales, confessionnelles et idéologiques du temps de la Réforme et de la Contre-Réforme ou réforme catholique. Son noviciat a lieu quand Charles Quint, dont le précepteur fut Érasme de Rotterdam, comprend que son projet de surmonter le schisme religieux de la Chrétienté, dont Luther d’abord, appuyé par les princes allemands, avant Calvin et le roi d’Angleterre, ont été les principaux agents, a échoué (Paix d’Augsbourg, 1555). Juan de Mariana voyage, étudie et enseigne en Europe alors que, débarrassée du conflit religieux dans le Saint Empire Romain Germanique, protégée de l’implosion religieuse par le Tribunal de l’Inquisition, la monarchie hispanique de Philippe II atteint le faîte de sa puissance. D’autant que son ennemie la plus assidue, la France, est engloutie dans la guerre civile de religion. La puissance de l’Espagne que les trésors d’Amérique alimentent en partie, est bientôt confirmée par la victoire sur le Turc, en Méditerranée à Lépante (1571), et l’annexion mi dynastique mi militaire, de la couronne du Portugal (1580). La monarchie hispanique réalise l’union ibérique et contrôle alors le plus grand empire de tous les temps, plus grand encore que celui de Charles Quint puisqu’aux Indes occidentales s’ajoutent les Indes orientales portugaises. Durant sa très longue vie d’adulte et de savant, Juan de Mariana a connu et servi le plus grand empire, une monarchie polycentrée, comme la nomment les spécialistes, qui constitue un véritable défi pour la réflexion politique, voire théologico-politique de l’époque. Et le père jésuite a tenté de conseiller et d’éduquer le prince à remplir une mission indispensable, quoiqu’il la pressente démesurée pour un tout jeune prince : prendre conscience de la réalité constitutive de la monarchie hispanique et de sa vocation à lutter contre la Réforme protestante et toute dissidence religieuse.
Une autre raison est que Mariana se forme au moment où a lieu une rupture déterminante dans l’évolution de la pensée politique : Nicolas Machiavel, un humaniste d’un tout autre ordre, publie Il principe (entre autres), un texte à usage pratique de la politique. Pour le formuler un peu trop brièvement, bien sûr, l’État n’est plus, pour Machiavel, au service de la religion, c’est la religion qui peut être instrumentalisée pour les fins que le prince se donne souverainement. Machiavel s’inscrit dans une ligne d’affirmation de l’exception souveraine dont les racines sont au moins médiévales (Julien Le Mauff) et mènent aux théories de la raison d’État. Et par son écriture dense et efficace, par sa maîtrise de l’histoire romaine, par son habilité à mettre en relation les arguments qu’il en retire avec ceux de son expérience personnelle auprès des princes et celle acquise par la lecture des chroniques récentes, l’œuvre de Machiavel va bousculer profondément toute la pensée et la praxis politiques du siècle de Juan de Mariana. Le père jésuite est né l’année qui précède la fin de la protection impériale des érasmistes en Espagne et il appartient à une génération en partie formée pour lutter contre l’humanisme laïque, voire athée, de Machiavel. De ce combat contre une approche réaliste du politique, naîtra ce qu’on a nommé le machiavélisme des anti-machiavéliens : combattre un adversaire ou un ennemi, Girard nous l’explique, c’est souvent s’engager dans un processus d’identification. C’est ainsi que d’autres membres de la Compagnie ont pu, au sujet de la Raison d’État, en distinguer une bonne et une mauvaise : la chrétienne étant bien sûr justifiée en dernière instance, en quelque sorte. Mariana semble avoir conscience de ce risque. En effet, s’il n’attaque pas de front les œuvres de Machiavel, comme c’est le cas de son confrère Ribadeneyra, il offre toutefois un cas typique et spectaculaire de raisonnement typiquement machiavélien, à l’abri du latin discrétionnaire du De rege.
Le séjour de Juan de Mariana à la Sorbonne, où il étudie et enseigne Thomas d’Aquin, le rend témoin des massacres de la Saint-Barthélémy alors qu’apparaît une autre voie de légitimation des puissances et institutions politiques, et donc de règlement des conflits. En pleine controverse confessionnelle, qui nourrit, accompagne ou justifie les camps religieux en lutte, émerge un parti laïque, celui des Politiques, que Juan de Mariana a vu surgir et s’épanouir. Il s’appuie sur l’histoire non pas romaine, cette fois, mais médiévale et c’est sa méthode qui est novatrice et porteuse de règlement du conflit. Les juristes historiens fondent la continuité monarchique et son prestige sur des documents officiels, relevant de la diplomatique, par exemple ou des actes notariés. Jean Bodin donne du sens à l’histoire, et pour légitimer l’institution monarchique face aux pouvoirs rivaux, en particulier l’Église catholique, ces juristes historiens n’invoquent pas une ancienneté immémoriale et mythique des origines, peu fiable. Désignés comme Politiques, ils œuvrent à substituer peu à peu aux critères douteux de l’ancienneté sans fondement documentaire, ceux, plus certains, de documents authentifiés, corroborés par d’autres sources. Une méthode savante s’affirme ainsi en histoire, en France, dans le contexte des guerres de religion, et d’interprétation du passé et du cours de l’histoire. De la Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566) de Jean Bodin (1530-1596) aux Recherches de la France (1560) d’Étienne Pasquier (1529-1611), une véritable révolution historiographique s’opère, que n’ignore pas le père jésuite, parfait contemporain de ces historiens français. Cette révolution traverse suffisamment la République des Lettres pour rendre plus complexe et délicat tout projet d’écriture officielle de l’histoire, forcément légitimateur et orienté. Il faut désormais compter avec les ressources critiques toujours plus affûtées d’un lectorat européen averti de critique historique. Sans entrer dans la problématique de l’affirmation d’une méthode historienne, signalons que le projet poursuivi par Jean Bodin tend à fonder le pouvoir absolu du monarque. Or dans le De rege, Mariana affronte un troisième adversaire, outre les deux déjà évoqués : l’œuvre de Bodin, parce que Mariana récuse toute tendance à affirmer que le pouvoir royal est supérieur à celui de la communauté politique. Le De rege rejette catégoriquement l’idée que le prince serait solutus legibus, délié des lois. Il s’indigne de la tendance, en Castille, à négliger les Cortes, montrant en exemple celles d’Aragon, moins soumises, prévenant contre toute tendance autoritariste qui conduit à la tyrannie, et au tyrannicide.
L’évocation du contexte européen permet de mesurer l’ampleur de l’émulation intellectuelle que les luttes idéologiques suscitent, sur fond de guerres civiles et religieuses. Émulation et rivalité mimétique sont des phénomènes humains différents. Pour qu’il y ait rivalité mimétique, l’émulation est nécessaire, et néanmoins insuffisante. Il faut aussi du conflit, et l’obligation progressive d’une identification des moyens de poursuivre le conflit, qui prépare une montée aux extrêmes. Le jésuite Mariana est trop habile pour ne pas pressentir ce risque, ce pourquoi il n’affronte pas nommément ses ennemis, exception faite des luthériens qu’il estime n’avoir pas même besoin de dénoncer rationnellement : le bref récit de la guerre des paysans en Allemagne et des guerres de religion en France se passe presque de commentaire.
Dans le cadre de ce billet, citons trois exemples d’options idéologiques légitimatrices ou de stratégies discursives justiciables de la théorie mimétique dans le De rege et regisinstitutione de Juan de Mariana.
En premier lieu, suivant l’économie du texte, une rivalité mimétique constructive entre savoir et pouvoir s’opère dans le prologue. Dans ce texte liminaire se joue une tension entre une stratégie d’autorisation du discours et la majesté théoriquement reconnue, et espérée en pratique, du nouveau roi, âgé de seulement dix-huit ans. L’autorité du De rege se fonde sur une collégialité savante, conviviale et présentée comme idéale : la production, dans l’ambiance du jardin épicurien et des philosophies péripatéticiennes, d’un discours sur l’origine, l’évolution et les conditions de possibilité et d’une saine effectuation du pouvoir monarchique (Livre I), les conseils d’éducation du prince (Livre II) et ceux du bon gouvernement (Livre III). L’institution royale et l’exercice du pouvoir qu’elle autorise sont respectivement définis par une tradition maîtrisée par les sages, qui l’actualisent selon des circonstances que connaît au mieux le marquis de Velada, précepteur du jeune prince à l’aube de son règne (Philippe III), membre de la Junta de gouvernement du défunt Philippe II et commanditaire du De rege, avec García de Loaysa, l’archevêque de Tolède. La description par Mariana de la méthode de travail suivie pour parvenir à la rédaction du De rege, est très instructive. En un locus amœnus au cœur de la Castille et de l’Hispania, selon Mariana, lui et ses amis, le théologien Calderon et Suasola ont croisé leur appréciation critique en un long colloque au terme duquel des années de réflexions politiques et pédagogiques sont passées au crible avant rédaction. Et Mariana insiste sur un apparent paradoxe : les lieux extraordinairement humbles de la réflexion partagée sont vécus par ses comparses comme aussi amènes qu’un palais. Autant dire que la munificence légitimement charismatique du roi doit se fonder sur l’écoute attentive de conseillers à l’évidence désintéressés, en contraste, voire en rivalité non mimétique, avec les assentatores (les flatteurs). Si la rivalité du savoir et du pouvoir peut être non mimétique, donc, c’est grâce à la médiation de Platon, d’Aristote, des Saintes Écritures et de l’expérience historique ; et c’est aussi la médiation de la sagesse des anciens actualisée en fonction des circonstances historiques qui rend possible une rivalité non mimétique du conseil économiquement désintéressé et de la flatterie corrompue et peu soucieuse des leçons de l’histoire.
Juan de Mariana, cependant, est un humaniste chrétien tardif. L’heure n’est plus à l’espoir érasmien d’une résorption du schisme chrétien ou d’une troisième voie, par la critique interne de l’Église catholique. S’il reste un continuateur du Vives éducateur et soucieux d’histoire, il défend le Tribunal de la Sainte Inquisition. On peut lire cette option comme celle d’un moindre mal, peut-être d’inspiration thomiste, celui de sacrifices de victimes émissaires qui ont épargné à l’Espagne les ruptures de l’ordre théologico-politique propices aux montées aux extrêmes dans le Saint Empire ou dans le royaume de France.
Une autre violence sacrificielle mériterait peut-être une mise en perspective avec sa défense de l’Inquisition : l’invitation à l’entretien de petits conflits militaires, alors même qu’il décrit la paix, dans la ligne d’Érasme, comme le plus précieux des biens pour l’ensemble de la communauté politique. On peine à ne pas songer à la théorie du bouc émissaire : Juan de Mariana prône le recours à des conflits limités, aux marges de la monarchie, afin de susciter ce que nous nommerions aujourd’hui l’union sacrée. A se demander si quelque émulation machiavélienne ne nourrit pas ici, pour le coup, une rivalité intellectuelle mimétique, fût-elle à la marge.
Enfin, dans une bien plus large perspective, suggérons la possibilité de recherches conduites par des seizièmistes avertis de la théorie mimétique qui identifieraient assurément bien des phénomènes de production culturelle relevant des mécanismes qu’elle décrit. Citons quelques perspectives possibles :
– la rivalité mimétique entre les chroniqueurs officiels et les sollicitants moins en cour (Cabrera de Córdoba / Herrera y Tordesillas),
– celle entre les chroniqueurs/historiens ex-diplomates et ceux issus des ordres religieux comme Mariana,
– la rivalité entre l’épopée comme genre historique et les histoires, qui émergent de la chronique dans un effort pour produire un récit interprétatif du passé au style grave, plus crédible et plus proche des documents solennels qu’il utilise,
– celle entre la comedia (Fuenteovejuna…), l’épopée historique et les histoires,
– très intense et générale aussi, celle entre les royaumes, les villes, les institutions ecclésiastiques.
Référence : L’humanisme tardif de Juan de Mariana (1536-1624) dans le De rege et regisinstitutione (1536-1624). Racines anciennes et médiévales d’une modernité, par Renaud Malavialle
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