
par Jean-Pierre Dupuy
Je remercie Benoît Hamot pour son article dans le blogue « L’Emissaire », qui donne beaucoup à penser et ouvre un champ de discussions qui mérite d’être longuement exploré (1).
Je ne veux pas le faire ici, car il y a une question préalable que j’aimerais lui poser : comment expliquer que vous commenciez votre propos en vous méprenant complètement sur ce que j’ai dit en conclusion de mon exposé ? Vous me faites dire que si la montée aux extrêmes, ouvrant à l’éventualité d’une guerre nucléaire, c’est-à-dire à l’anéantissement de toute vie sur la Terre se produit, « c’est Volodymyr Zelensky qui pourra alors être tenu pour le déclencheur de cet enchainement catastrophique, et non Vladimir Poutine, puisque le président ukrainien en appelle à la justice contre la « paix russe ». En précisant implicitement que, de son point de vue, l’Ukraine et la Russie sont un seul et même pays, Dupuy renvoie la responsabilité de cette guerre à l’OTAN, ou plus précisément, à sa volonté supposée de s’étendre sur le territoire de l’ex-URSS. »
Jamais je n’ai dit ni pensé cela. J’ai même dit explicitement le contraire. Le texte de ma conférence, qui est accessible pour ceux qui veulent le lire, dit ceci, vers la fin (2) (3) :
« Cette analyse a fait presque entièrement l’impasse sur la dimension géopolitique de la question. Loin de moi le désir de minimiser son importance. J’ai simplement voulu montrer la puissance décisive de l’outil, en l’occurrence l’outil de destruction, l’arme atomique. L’outil n’est pas neutre, il ne fait pas le bien ou le mal selon les intentions de ceux qui le manient. Si une guerre nucléaire devait se déclencher en Europe, ce qu’aucun des acteurs en présence ne veut, le responsable en dernière instance ne serait ni Poutine, ni Zelensky, ni Biden, ni l’OTAN, mais bien l’arme atomique elle-même et sa puissance démesurée. »
Le livre sur lequel se base ma conférence conclut que la simple possession de l’arme nucléaire est un mal, un crime contre l’humanité. Je suis fier d’avoir montré et dit cela avant le pape François ! Cela n’implique pas que je préconise un désarmement irréfléchi, qui pourrait conduire à la guerre qu’on veut éviter. Mais c’est une autre histoire.
La justice et la paix dont je parle à la fin ne sont évidemment pas des idéaux sans tache. La paix, c’est la paix nucléaire, c’est-à-dire l’absence de guerre nucléaire grâce à la bombe : c’est la dissuasion. La justice, c’est de chasser Poutine des territoires qu’il a envahis. Ma conclusion me semble être une banalité : vouloir écraser Poutine, comme le disent tant l’Occident que Zelensky, au nom de cette justice, c’est le plus court chemin pour déclencher une guerre nucléaire mondiale, le contraire de la paix nucléaire.
Je m’étonne que vous vous soyez mépris sur ce point essentiel, car vous avez parfaitement compris que j’étendais le concept d’auto-transcendance de la violence (Günther Anders) pour le faire sortir du seul cas qu’envisage Girard, à savoir le mécanisme du bouc émissaire, et l’appliquer à d’autres domaines, comme celui de la Bombe. La violence devient comme un quasi-sujet et on peut parler de ses ruses, de ses revirements et de sa responsabilité.
Je profite de ce blogue pour signaler que les événements vont aussi vite sinon plus que la réflexion. Poutine vient d’avertir qu’il allait placer ses missiles nucléaires tactiques en Biélorussie. Un de ces militaires français que les médias sollicitent à répétition a décrit la situation d’une manière qui signifiait : rien d’intéressant, leur puissance est une fraction d’Hiroshima et la portée des missiles de l’ordre d’un champ de bataille. On gonfle leur importance pour faire peur, mais rien de bien dangereux.
En vérité, ils peuvent atteindre sept ou huit fois la puissance d’Hiroshima, soit 100 kilotonnes de TNT, de quoi détruire Manhattan, et leur portée peut atteindre plusieurs milliers de kilomètres. Toujours ce mensonge sur la réalité de la menace nucléaire. En revanche, et cela illustre un autre thème que j’ai abordé dans ma conférence, Poutine a lui-même passé sous silence la supériorité de son arsenal tactique, quelque vingt fois supérieur à celui des États-Unis en Europe. Ce n’est pas la dissuasion qu’il pratique, mais la préemption.
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(1) L’article de Benoît Hamot :
(2) Le lien vers la conférence de Jean-Pierre Dupuy :
(3) Le texte de la conférence en PDF :
La fin de la vidéo, qui se conclut sur l’autonomie de la violence qui nous gouverne tous, décrit bien l’impasse où nous nous trouvons, cet endroit du péril où, plus que jamais, il est temps de dire non à ceux qui tentent encore d’imposer un ordre sacrificiel, cette église sans le Christ refondée au nom des textes qui en ont révélé l’inopérance, de fonder courageusement en Europe une puissance de la réconciliation qui sait quelle rigueur d’éducation individuelle l’usage de la liberté exige dans sa capacité à s’occuper des plus faibles, que là est la frontière qui fait la force de nos communautés, et non je ne sais quel mime d’une supériorité d’autant plus fantasmée qu’elle a déjà démontré son échec éclatant qu’il s’agirait de ne plus reproduire, mimant l’ennemi pour mieux non pas le combattre, mais se soumettre avec lui à l’image d’un dieu violent qui n’existe que dans nos représentations, offrant alors la démocratie à ceux qui veulent la détruire.
Le dilemme entre dissuasion et préemption est levé par la défense de la réconciliation, qui illustre à merveille la faiblesse victorieuse de la vérité face à la force alors défaite en ses hypocrites représailles anticipées, qui massacrent le frère au nom de l’amour du prochain, et risque alors de tout détruire pour masquer son échec total.
Il semblerait que nous soyons à cet instant apocalyptique décisif.
L’Europe saura-t-elle faire entendre, déjà à ses opinions, de quel héritage elle est la dépositaire, la défense selon la réconciliation, qu’il existerait une troisième voie d’identification possible entre celles des rivaux ennemis ? Elle cesserait selon le mot de Delors d’être la messe sans la foi, permettant l’expérience du christianisme accompli selon Girard, devenir réellement incroyant, en la violence.
https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/emmanuel-macron-lautonomie-strategique-doit-etre-le-combat-de-leurope-1933493
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A Jean-Pierre Dupuy.
Je vous remercie pour votre réponse. Elle nous permet de préciser certains points particulièrement ardus, et d’éviter, je l’espère, tout malentendu. J’ai lu « La guerre qui ne peut pas avoir lieu » ainsi que l’ensemble de vos livres, et je n’ai par conséquent pas été surpris du contenu de votre conférence en ce qui concerne la dissuasion nucléaire. Je partage entièrement votre analyse sur la supercherie d’une dissuasion qui garantirait la paix, et je pense comme vous qu’il y a tout lieu de s’alarmer de la situation présente. Dès l’agression de l’Ukraine en février 2022, j’ai estimé qu’une troisième guerre mondiale était enclenchée : une guerre entre les démocraties et les régimes totalitaires. L’Ukraine n’est qu’un début.
Je vous cite : « la guerre qui se déroule actuellement sur le champ de bataille qu’est devenue l’Ukraine, mais qui est en vérité une guerre larvée entre la Russie et l’OTAN, ou, si l’on préfère, entre la Russie de Poutine et les États-Unis d’Amérique. » Je vois les choses autrement, car je ne pense pas que les démocraties – et les USA sont une démocratie – aspirent à la guerre, quand les régimes totalitaires (ou qui aspirent à le devenir) s’en nourrissent : ils ont un besoin vital de désigner un ennemi, et cet ennemi doit être expulsé, c’est-à-dire anéanti. Le rapport entre systèmes religieux sacrificiel et totalitaires est plus qu’étroit, et l’alliance Poutine-Kirill en témoigne. Les démocraties en revanche contiennent la violence à travers le « rituel » électoral périodique, dans les deux sens du terme « contenir » – cette formulation devrait vous convenir, je pense…– elles n’ont donc pas besoin de désigner un ennemi extérieur, car la confrontation est interne à la cité, sans pour autant la mettre en danger. Bien au contraire, les élections renouvellent le consensus. Elles y parviennent parce que ce sont des États de droit, où l’institution judiciaire permet de trancher les conflits en dernière instance.
En l’occurrence, la Russie et les EU ne sont pas des adversaires mimétiquement polarisés sur un objet à posséder, l’Ukraine, et il me parait inexact de prétendre que l’OTAN cherche à s’étendre : elle a au contraire refusé l’adhésion de l’Ukraine, suite à des demandes pressantes. Car les Ukrainiens savent mieux que quiconque qui est leur ennemi mortel, d’autant plus dangereux qu’il est proche, quasiment indifférenciés, comme vous le soulignez. Les démocraties, l’Europe ou les EU ne sont donc pas engagés dans une guerre coloniale ou une guerre de prédation, ce qui est évidemment le cas de la Russie de Poutine. J’ajouterai même que la Russie mène une guerre capitaliste d’un nouveau genre, puisque ce n’est pas l’État qui la mène, mais une alliance entre les services secrets (FSB) et des milices privées (Wagner), qui se financent en pillant ce qu’ils peuvent. Pour la première fois dans L’Histoire, nous assistons à une agression menée par une mafia et des entreprises privées, avec le soutien de l’Église (orthodoxe). L’alliance récente entre les monarchies pétrolières islamistes, l’Iran, la Chine et la Russie, devrait nous faire réfléchir : au-delà des différences, il s’agit de régimes dans lesquels les pouvoirs économique, politique et religieux sont confondus (voir le livre d’Emmanuel Dubois de Prisque sur la Chine). A ces nations, il convient d’ajouter le Venezuela, Cuba, la Corée du nord, l’Inde… et l’hésitation d’Israël à soutenir l’Ukraine montre l’influence néfaste que le parti religieux y exerce.
Il me semble qu’en affirmant, à l’encontre de toutes les déclarations entendues et répétées, mais aussi à l’encontre de la volonté occidentale affirmée de ne pas déborder sur le territoire russe : « vouloir écraser Poutine, comme le disent tant l’Occident que Zelensky », vous prêtez aux uns les intentions de leurs adversaires, vous entérinez une logique mimétique absente, du moins pour l’instant, et je ne vois pas pourquoi il faudrait préjuger du pire.
Je vous cite encore : « L’un des nombreux effets que l’invention de la bombe atomique a produit dans l’histoire humaine est d’enfoncer un coin entre la justice et la paix, deux valeurs morales que les textes régissant l’ordre international associent naturellement sans envisager qu’ils puissent devenir antagonistes. Si vous mettez l’emphase sur la justice, alors vous devez souhaiter la défaite écrasante de Poutine. Si vous privilégiez la paix, alors votre choix doit être différent et vous devez considérer que Zelensky n’est pas moins un danger pour le monde que ne l’est Poutine. »
Ce que je mettais en cause, c’est la possibilité même de ce choix, car tout porte à croire que Poutine est résolu à détruire ce qui lui résiste : il ne peut y avoir de paix lorsqu’on laisse se déployer un projet comme le sien, et les démocraties auraient dû stopper ses interventions bien en amont, à moindre frais. C’est parce que nous n’avons pas su faire respecter la justice (le droit international et le droit de la guerre) que la paix est désormais compromise. C’est parce que le prix Nobel de la paix Obama n’a pas tenu sa parole (faire respecter la justice) que nous avons la guerre. Le « coin » que vous évoquez, c’est l’existence matérielle et indéniable de l’arme atomique. Mais l’enfoncer entre la paix et la justice relève d’un choix, qui consiste à accepter de se soumettre à cette idole de la violence. Mais en réalité, ce choix est compromis, car plus nous voulons la paix, plus la guerre sera totale. Je vous rejoins sur ce point avec votre essai que je considère comme le plus important : « Pour un catastrophisme éclairé » (avec « La jalousie », qui est un apport essentiel à la théorie girardienne) : il faut considérer que l’utilisation prochaine de l’arme nucléaire est certaine. La logique totalitaire, partagée par plus de la moitié des régimes politiques de la planète y conduit.
Le texte de votre conférence se limite à la brillante analyse que vous faites de la dissuasion nucléaire, mais les commentaires oraux qui ont suivi disent autre chose, et ce sont ces commentaires qui m’ont fait réagir. Je reconnais bien volontiers les avoir surinterprétés, si vous le dites, mais je n’avais que le souvenir de votre intervention filmée, sans possibilité d’y revenir. Ma réaction épidermique ne portait donc que sur des propos non prémédités, qui compte tenu de l’extrême complexité du problème, ont pu apparaitre ambiguë.
« Ce que fait Poutine, c’est déjà de la préemption : il a déjà été attaqué » (1.03’) (ce qui se rapporte, semble-t-il, à la prétendue volonté expansionniste de l’OTAN ?) « Le fait d’accepter l’adhésion de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN, c’est de la folie » (1.06’) « En Ukraine on se croit en Russie. C’est à Kiev que la civilisation russe a commencé. » (1.07’) « Vous voyez ce que je veux dire… si on veut la paix il faut être beaucoup plus prudent. » (1.10) « Personne ne l’aura voulu. Le système des armes est doté d’une quasi-autonomie » (1.12)
Mais revenons à : « La violence auto-externalisée, terme girardien » (56.20) Vous limitez cependant la pensée de Girard au phénomène religieux, tout en reconnaissant que l’idée d’auto-transcendance appartient à son hypothèse anthropologique, ce qui est contradictoire. Il me semble qu’en associant « la bombe » et par extension, la dissuasion nucléaire à l’advenue d’une divinité de la violence sensée garantir la paix, Girard ne limite justement pas son hypothèse au religieux. Elle englobe au contraire toute la culture humaine, et toute sa capacité d’invention dans un même processus amorcé par le sacrifice. « Le sacrifice n’est pas, dans son principe, une invention humaine. » (Le sacrifice, p.24) Cette phrase à elle seule montre que Girard avait conscience de l’extériorité du phénomène, ce sont bien « la bombe » et toutes les idoles religieuses confondues qui exigent que nous nous soumettions à leur logique de la violence. Or l’existence même de « la bombe », faite de main d’homme, prouve que nous participons à cette extériorité Ce n’est pas donc pas Günther Anders qui invente le concept d’auto-transcendance de la violence, car il est déjà présent dans la Bible, et dans sa traduction par Girard sous la forme d’une hypothèse.
Mais je reconnais la difficulté que soulève ce point particulier. Ce qui me semble ambigüe dans votre interprétation, et celle du pape François, que je désapprouve, c’est qu’elles tendent en quelque sorte à limiter la responsabilité des fauteurs de guerre, c’est-à-dire de Poutine. (Peut-on dire : « Ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est la balle ; je n’ai fait qu’appuyer sur la gâchette » ?) Il me semble que l’idée d’une quasi-autonomie de la violence participe au mensonge. De mon point de vue, la responsabilité de Poutine est entière et il faut qu’il soit jugé, lui et ses complices, car la révélation du principe sacrificiel, ou autrement dit, l’Apocalypse, a déjà eu lieu. Nous avons vu « Satan tomber comme l’éclair », et lorsqu’on se targue d’incarner le bras armé de la chrétienté orthodoxe, on n’a plus l’excuse de la méconnaissance. Ce que des hommes préhistoriques ou les Aztèques faisaient, nous ne pouvons plus l’accepter.
Nous entrons ici dans des considérations qui demanderaient une approche approfondie. Je suis précisément en train d’écrire sur ce thème, en rapprochant Girard et Schmitt, ce qui peut sembler apriori étrange. Je proposerai cet article dans les prochains jours, en espérant que vous me ferez l’honneur de le lire, car il se place dans la continuité de notre propos. En attendant, je vous livre cette citation de Schmitt tirée de son Glossarium : « ma liberté vis-à-vis des idées est sans bornes parce que je reste en contact avec mon centre inoccupable qui n’est pas une idée, mais un événement historique : l’incarnation du Fils de Dieu. Pour moi, le christianisme n’est pas en premier lieu une doctrine, ni une morale, ni même (excusez) une religion ; il est un événement historique ».
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L’état de la démocratie occidentale démonte l’illusion qu’elle en serait au point de se passer d’ennemi extérieur pour ne pas s’effondrer sur elle-même, par incapacité à savoir réguler ses violences intestines sans le désigner comme responsable de cette incapacité, qui confirme encore une fois que nous sommes incapables de formuler en d’autres termes que de supériorité notre soumission mutuelle aux forces du mal.
Comment expliquerions-nous sinon que ceux qui dominent actuellement l’économie mondiale par le développement fabuleux de l’outil numérique, en soient au point d’imaginer cet outil au service de monde parallèle où ils pourraient en toute liberté s’exonérer des lois et inventer des îles qui leur permettraient de se comporter comme le pire des oligarques russes ?
Qu’ils aient été élève de Girard ne les empêchent apparemment pas d’être encore aveugles et sourds au sens évangélique du terme, et de littéralement ne pas savoir ce qu’ils font, et continuer à maintenir l’illusion que nous serions orgueilleusement autonomes les uns des autres, et que Poutine serait plus responsable que nous à vouloir imposer une domination que nous nous réservons car nous saurions mieux que lui nous mentir à nous-mêmes.
C’est pure folie, et la description de Mr Dupuy le démontre avec éclat.
Elle suffit à la démonstration que le centre inoccupable de Schmidt corrobore parfaitement l’évènement historique qui nous mets tous face à nous-mêmes, que pas plus que nous Poutine échappera à son jugement apocalyptique tant que nous n’aurons pas mutuellement reconnu notre secondarité face à la transcendance qui alors s’y est exprimée, celle-là que Girard a su transcrire anthropologiquement, mettant en lumière la confiance que nous prête la divinité réelle à avoir le courage de l’incarner :
« Le réel n’est pas rationnel mais religieux, c’est ce que nous disent les Évangiles : il réside au cœur des contradictions de l’histoire, dans les interactions que les hommes tissent entre eux, dans leurs relations toujours menacées par la réciprocité. Cette prise de conscience est plus que jamais requise, aujourd’hui que les institutions ne nous aident plus, que c’est à chacun de se transformer seul. En cela, nous en sommes revenus à la conversion de Paul, à cette parole qui vient soudain le transir : « Pourquoi me persécutes-tu ? » La radicalité paulinienne convient très bien à notre temps. C’est moins le héros qui « monte » vers la sainteté, que le persécuteur qui se retourne et tombe à terre. »
René GIRARD,
Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre.
Nous en sommes à ce point exact de prise de conscience individuelle qui dépendra de l’usage de chacun de sa propre liberté à savoir lui-même maitriser sa pulsion, d’où l’indispensable nécessité démocratique qui ne se formule plus en termes de domination, la démonstration par l’absurde du nucléaire le prouve absolument, mais de nécessité mutuelle d’équilibrer nos relations intimes.
Voilà qui donc dépend de la responsabilité de chacun orienté par la transcendance qui a su historiquement s’exprimer pour nous inviter à savoir l’incarner, usant alors du mimétisme qu’il serait bon que les inventeurs de la machine fabuleuse acceptent de la mettre au service de cette invitation démocratique, plutôt que de céder aux paniques ancestrales qui détruit la retraite des plus faibles, car eux aussi sont encore soumis à leur désir de domination.
L’homo festivus occidental est invité par toutes sa littérature et tous ses arts à renoncer à César, au risque sinon de voir sa fête de chemsex finir aux bras des tyrans, il est l’heure, mes seigneurs, de s’appliquer à nous-même le divin enseignement, de suivre cet instinct que Girard a si bien su dessiner, il dépend de chacun de nous d’emprunter ce chemin sans chemin qui nous amène fatalement, non plus à la guerre de notre orgueil, mais à la paix des renoncements à cette intelligence maline, renoncement à ce qui encore nous permet d’éluder notre devoir :
« Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont « l’impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/25
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