
par Joël Hillion
La désinformation, ou ce qu’on appelle « la fabrique du mensonge », est devenue une industrie internationale à gros budget, comme l’a courageusement mis en lumière l’association Forbidden Stories. Cette dernière a dénoncé le consortium Story Killers, basé en Israël, avec des ramifications en Grèce, aux Émirats, en Russie, etc. : cette usine à trolls se vante, moyennant (grosse) finance, de démolir la réputation de quiconque sur la planète, ou de modifier les résultats des élections dans des pays aussi grands que le Kenya.
Dans le fonctionnement de ce système quasi-maffieux, tout est aveugle, occulte, sous les apparences les plus « respectables » qui soient. Les identités fictionnelles des avatars qui « agissent » dans l’ombre paraissent plus vraies que vraies. Mais derrière ce rideau virtuel, opèrent des personnes réelles, évidemment anonymes, ignorant même à qui elles ont affaire sur les réseaux où elles s’exécutent. Et quand on les interroge sur leur conscience, elles déclarent très sereinement qu’elles n’en ont aucune. Comme des tueurs à gage, elles travaillent pour des clients qu’elles ne connaissent pas, dont elles ne veulent pas connaître les motivations ― et pour cause, elles sont particulièrement honteuses ―, elles se contentent de « faire le job » et d’être payées en crypto-monnaie.
La conscience individuelle existe encore, mais collectivement, les consciences ont tendance à reculer, elles cèdent du terrain. Pas seulement les consciences des escrocs, mais aussi celles de tous les petits anonymes autonomes qui sont manipulés par millions par les mêmes escrocs ! Ce sont ces anonymes écervelés qui rendent « virales » les fake news fabriquées par d’autres écervelés. Quand l’individu moderne, centré sur sa bulle, n’a d’autre philosophie que d’écouter ses désirs plus ou moins délirants, et ses pulsions mauvaises, quand il a bien intégré qu’il « ne faut surtout pas culpabiliser », quand son sens de la responsabilité ne dépasse pas celui de ses propres intérêts, nous approchons d’un monde à la conscience zéro, proprement déshumanisé, un monde glacé où les gens, comme les citadins qui marchent dans les rues bondées, avancent les yeux braqués sur leur seul smartphone, insensibles à leur environnement humain. Pourquoi des avatars auraient-ils une conscience ? Comme les petits robots super intelligents que l’on nous fabrique, ils ont une puce électronique à la place de la conscience : ils n’ont ni sensibilité, ni empathie, ni connaissance des autres robots qui les entourent.
Cette conscience « peau de chagrin » participe de l’immense « Crise du désir » (référence à mon essai chez L’Harmattan, 2021) que nous traversons. (1) Elle n’est pas une crise comme les autres, une de plus, elle est la plus grave de toutes. Car faute de conscience, que nous reste-t-il comme système d’alerte pour nous dire que nous avons fait fausse route ?
Caïn repose, désormais, bien confortable dans sa tombe, aucun œil ne le regarde plus. Même l’enfer de Victor Hugo semblait charitable par rapport au monde sans conscience que nous nous préparons.
(1) Essai chroniqué dans ce blogue :
La conscience devient le sujet essentiel (avec l’IA voir DUMOUCHEL Paul, DAMIANO Luisa, Vivre avec les robots. Essai sur l’empathie artificielle. Le Seuil, « La Couleur des idées », 2016, ISBN : 9782021143614. URL : https://www.cairn.info/vivre-avec-les-robots–9782021143614.htm).
je vous recommande le livre de Bertrand Marie Flourez sur la conscience :Notre conscience nous appartient est un ouvrage qui redéfinit la conscience. « La conscience est la faculté relationnelle d’être à soi, à l’autre et au monde en l’évaluant. C’est elle qui conçoit et évalue l’ensemble de nos relations en révélant notre identité. » …….. » Il fait référence à René GIRARD, sans adopter la théorie mimétique. Mais une partie de son essai rejoint votre article.
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Je vous trouve bien pessimiste… J’apprenais récemment l’existence de logiciels gratuits, utilisables par tout le monde, permettant de réaliser des fausses vidéos, où l’on peut mettre en scène n’importe qui dans n’importe quelle situation. Les fake-news virales, qui ne sont pas nouvelles, s’enrichissent désormais de fake-vidéos, de fake-enregistrements de voix, etc. et donc de documents visuels et sonores qui pouvait jusqu’à présent faire office de preuve pour dénoncer, accuser, condamner quiconque. Mais cette inflation elle-même devient alors contreproductive, car ce qui est faux n’a aucun intérêt. Et le « n’importe quoi » non plus… Pour l’instant, la nouveauté fait recette, mais par définition, la nouveauté ne dure pas. Quand à la conscience: toute situation d’impunité est dangereuse (c’est encore le cas sur le web, contrairement à l’édition). Nous avons besoin de lois. Les enfants à qui on ne donne pas de limites les cherchent, vont de plus en plus loin, jusqu’au drame. Où se place la fameuse « conscience » dans ce schéma? Nulle part, si personne n’intervient pour imposer une limite, dans le but de provoquer enfin « une prise de conscience ».
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