
par René Girard
Le pape émérite Benoît XVI, alias Joseph Ratzinger, s’est éteint le 31 décembre dernier. Il laisse, outre sept encycliques, une œuvre théologique considérable, pas moins de cinquante-et-un ouvrages, dont vingt publiées pendant son pontificat, entre 2005 et 2013.
Pour marquer cette disparition, nous redonnons ici un article publié par René Girard dans le Figaro à l’occasion de la sortie, en 2007, du premier tome de l’ouvrage de Benoît XVI consacré à Jésus.
POURQUOI les interprétations des Béatitudes, du Notre Père ou de la parabole du Bon Samaritain, dans le Jésus de Nazareth de Joseph Ratzinger-Benoît XVI, m’ont-elles à ce point touché ? Au-delà de la méditation théologique qu’il propose, il y a dans ce livre dense un aspect qui me semble essentiel. Le Pape nous dit qu’il lui semble « urgent de présenter la figure et le message de Jésus durant son activité publique, dans le but de favoriser pour le lecteur la croissance d’un rapport vivant avec Jésus ».
Pourquoi cette « urgence » d’un « rapport vivant avec Jésus » ? Voilà la vraie question. Benoît XVI, qui prononça à Ratisbonne un plaidoyer pour une théologie rationnelle, seule à même d’éviter les « pathologies de la raison et de la foi », nous livre aujourd’hui une image « urgente » du Christ, nourrie par « une abondance de matériaux et de connaissances, qui présentent la personne de Jésus de façon bien plus vivante et bien plus profonde que nous ne pouvions l’imaginer il y a encore quelques décennies ». Le Christ nous serait-il plus proche aujourd’hui qu’il ne l’était hier ? Il faut le croire. Si le livre du Pape en dit long sur les avancées de l’exégèse, il en dit plus encore sur les temps dans lesquels nous sommes entrés.
Nous croyions jadis le Christ proche parce que nous ignorions tout de son histoire. Seule « la foi en sa divinité (avait) façonné son image après coup », écrit Benoît XVI. Les hypothèses de la méthode historico-critique, en même temps qu’elles prétendaient nous révéler le Christ historique, ont contribué au fait que « la figure même de Jésus s’éloignait encore plus de nous ».
C’est dans ce vide que s’est engouffré le matérialisme du monde occidental. Les reconstitutions du Christ en « révolutionnaire anti romain » ou en « doux moraliste » nous ont fait perdre la spécificité du rapport intime que le dernier des prophètes est venu nouer avec chaque homme. Elles ont obscurci notre rapport à celui qui se définit comme l’unique Modèle. Le Christ nous invite moins à le suivre qu’à imiter la relation qu’il tisse avec son Père. C’est Dieu et Dieu seul que Jésus apporte aux hommes, répète Benoît XVI. Suivre le Christ, c’est par lui entrer en relation avec le Père.
Mais le fossé s’est tellement élargi depuis les années 1950 entre le « Jésus historique », difficilement perceptible à travers les textes, et le « Christ de la foi », modèle de vie et sauveur des hommes, qu’il était devenu urgent de réconcilier la vérité scientifique avec l’intégrité de la foi. C’est cette tâche qu’entreprend Joseph Ratzinger, fort de l’autorité que lui confère Benoît XVI.
L’un des enjeux exégétiques de ce livre consiste à radicaliser l’entreprise de Rudolf Schnackenburg, exégète catholique allemand qui constatait, au terme d’une vie de recherche, « qu’une entreprise scientifique usant de méthodes historico-critiques aura bien du mal à fournir une image satisfaisante du personnage historique de Jésus de Nazareth ». Benoît XVI s’applique donc à présenter en Jésus le prophète juif qui, par sa mort et sa résurrection, nous donne Dieu même.
Le « centre de la personnalité » de Jésus est d’abord et avant tout sa « communion avec le Père ». D’où l’importance pour Benoît XVI de l’Évangile de Jean, où la proximité du Christ à son Père se dit avec le plus de force : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que Je Suis / et que je ne fais rien de moi-même / mais je dis ce que le Père m’a enseigné » (Jean, VIII, 28). Cette élévation n’est autre que la crucifixion, c’est-à-dire le don total que Dieu fait de lui en la personne de son Fils. Que nous suggère ici Benoît XVI, sinon que le vrai visage du Christ tient dans une discontinuité historique et une continuité divine ? Tel est l’événement inouï de la Passion : elle rompt avec la continuité sacrificielle en même temps qu’elle renoue avec la divinité. Le Dieu que toutes les religions archaïques ont entrevu sans le connaître, Jésus nous le révèle par sa mort et par sa résurrection. Ainsi Benoît XVI ne s’interdit pas de « voir transparaître dans l’histoire de Cana le Mystère du Logos et de sa liturgie cosmique, dans laquelle le mythe de Dionysos est complètement transformé tout en étant conduit à sa vérité cachée ».
Le vrai débat est entre Dionysos et le Christ
Nous pouvons maintenant entrevoir cette « urgence » dont nous parle Benoît XVI. Elle tient toute dans ce « dévoilement » du Fils « consubstantiel » au Père. Restituer la parole des Écritures dans leur contexte originel, ce n’est pas leur faire perdre leur actualité. C’est retrouver leur climat apocalyptique. C’est donc quitter l’historicisme pour l’urgence du temps qui vient. L’« exégèse canonique », telle qu’elle s’ébauche dans les pays de langue anglaise, nous rendra peut-être capables de saisir le sens eschatologique de la Bible et des Évangiles.
Retrouver la continuité prophétique, c’est comprendre l’événement qui, en Jésus-Christ, vient « nous arracher aux simples habitudes ». Ce n’est plus la reconstitution historique qui importe alors, mais bien la récapitulation de l’histoire, et celle-ci s’effectue à partir de la Passion. Le vrai débat est entre l’archaïque et le chrétien, Dionysos et le Christ, le sacré et la sainteté. Il est urgent de le dire, car le sacré fait retour au moment même où nous pensons nous en être débarrassés. De cette dangereuse proximité, qui ne fait qu’un avec la violence planétaire, seul le Christ peut nous protéger.
Qu’en conclure, sinon que Jésus est l’unique modèle auquel nous pouvons nous identifier sans risque ? Les Béatitudes, affirme Benoît XVI, sont « une manière d’aller contre ce que tout le monde fait, contre les modèles de comportement qui s’imposent à l’individu ». Voilà pourquoi le visage de Jésus est aujourd’hui plus proche qu’il ne l’a jamais été. Nous avons plus que jamais à choisir entre un conformisme dévastateur ou cette « imitatio Christi » que le salut du monde impose.
Publié initialement le 24/05/2007
Le lien vers la publication originale par le Figaro :
https://www.lefigaro.fr/livres/2007/05/24/03005-20070524ARTWWW90358-les_urgences_de_benoit_xvi.php
Référence :
Benoît XVI, Jésus de Nazareth : du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, Paris, Flammarion, 2007
Une lecture qui fait du bien de bon matin. Merci.
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La conclusion définit parfaitement la seule définition de la frontière, qu’il est possible désormais, grâce à Girard, de définir anthropologiquement, celle-là qui sépare l’amour du ressentiment, mais qui n’empêche pas d’avoir conscience que ce que Girard démontre et que le salut du monde impose, selon des termes exactement prononcés par Benoit XVI, sont les termes d’un choix raisonnable qui ne saura jamais qu’inviter à l’émancipation que l’imitatio Christi propose à notre entendement désormais éclairé, au simple titre qu’un choix ne peut s’imposer, au risque sinon de ne plus se définir en termes de liberté.
Toute la décadence de nos institutions démocratiques sont causée par cette réalité, et ce qu’a vécu James Alison dans son rapport à Benoit XVI, heureusement apaisé par François, en est l’exemple probant, le comportement autoritaire de l’institution contredisant les discours émancipateurs, les réduisant alors à de l’hypocrisie.
Il y a dans la contradiction de la dernière phrase de l’article le condensé du dilemme que nous vivons, sans l’armure du mensonge païen dévoilé par la Passion, nous avons le choix entre l’amour et la destruction, toute notre avenir dépend de l’édification des individus à cet enseignement qui permet de comprendre cette alternative, leur laissant alors, s’ils le désirent, le choix de se détruire, de refuser ce qui n’est qu’invitation à assumer le destin que la divinité propose, être l’instrument de son Verbe, et de retourner à la barbarie.
Il est donc nécessaire à mon sens de modifier le dernier mot de l’article, il n’y aura de choix que libre à consentir à assumer notre réalité en imitant le modèle qui ne s’impose pas, mais propose cette responsabilité infinie qui nous est laissée d’accepter ou non ce à quoi nous invite la divinité :
« Nous avons plus que jamais à choisir entre un conformisme dévastateur ou cette « imitatio Christi » que le salut du monde propose. »
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