Imitation, cognition et hominisation

par Claude Julien

Si l’on retient que c’est le développement inouï de la culture, au sens le plus large du terme, qui distingue l’espèce humaine, Homo sapiens, de toutes les autres espèces vivantes de notre planète, il est tentant d’intégrer le fait culturel non seulement comme un résultat du processus d’hominisation, mais aussi comme son moteur.

Jusqu’à une époque récente, les paléoanthropologues se sont appuyés sur (et contentés de) l’idée avancée par Charles Darwin dès 1871 que les préhominiens qui avaient acquis la bipédie pouvaient ainsi disposer de leurs mains pour fabriquer, utiliser et transporter des outils, notamment pour chasser et se défendre des prédateurs, et que cela représentait un avantage évolutif. En continuité directe, était apparu dans les années 1980 le scénario dit « East Side Story » selon lequel l’assèchement de l’Afrique orientale secondaire à la formation de la « Great Rift Valley » (grande faille Est-Africaine qui court de l’Érythrée jusqu’au Mozambique) avait favorisé les individus bipèdes dans un espace de savane herbeuse (Coppens, 1983). Là encore, la bipédie était vue comme un préalable à l’hominisation, et même comme son moteur. La découverte de fossiles de préhominiens bipèdes très à l’Ouest de la vallée du Rift et sans présence d’outils autour d’eux a mis à mal cette hypothèse : tout d’abord Abel (Australopithecus Bahrelghazali) en 1995 vieux de 3,5 millions d’années (Ma), puis en 2001, Toumaï (Sahelanthropus tchadensis), hominidé vieux d’environ 7 Ma, probablement bipède. Plus récemment encore (Böhme et coll., 2019), la découverte en Bavière des restes d’un singe à la fois arboricole et bipède (Danuvius guggenmosi) vieux de près de 12 Ma ne laisse plus de doute sur le fait que l’aptitude à la bipédie est un trait, sinon anecdotique, du moins non déterminant dans le processus ayant conduit à l’émergence d’Homo (Brunet & Jaeger, 2017).

Kevin Laland (2017) fait l’hypothèse d’une boucle de rétroaction positive entre culture et biologie : « Les esprits humains ne sont pas seulement façonnés pour la culture ; ils sont façonnés par la culture. » (2017, traduit de l’anglais en 2022 aux éditions La Découverte sous le titre La symphonie inachevée de Darwin : comment la culture a façonné l’esprit humain). En outre, il apporte des arguments convaincants tirés de l’éthologie animale sur le rôle majeur de l’imitation dans ce processus. Cependant, il n’intègre pas la composante potentiellement rivalitaire et donc violente, de l’imitation dans son schéma. En effet, lorsqu’elle porte sur des comportements acquisitifs, l’imitation devient rivalitaire et potentiellement violente. C’est ce que René Girard appelle la mimesis d’appropriation, qui produit le désir mimétique (Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961). Girard fait jouer à l’imitation un rôle moteur dans le processus d’hominisation par le biais des stratégies cognitives de plus en plus sophistiquées qui ont dû être mises en œuvre par les primates en voie d’hominisation pour résoudre le problème de la rivalité destructrice au sein de leurs groupes. L’ensemble de ces stratégies constitue l’essentiel du fait religieux. Cette hypothèse est exposée tout d’abord dans son livre Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) et reprise, pour tout ou partie, dans certains de ses ouvrages suivants, en particulier dans Les origines de la culture (2004) : « Une des thèses de la théorie mimétique qui devrait changer pas mal de choses si on la prenait au sérieux, c’est l’idée […] que toute culture est fille du religieux ».

Le scénario mimétique

Il peut sommairement se résumer comme suit. Le moteur de l’hominisation, c’est-à-dire le trait sur lequel la pression de sélection s’est exercée, est l’aptitude du groupe pré-humain à contenir sa violence interne. Cette violence s’est accrue dans un groupe particulièrement doué pour l’imitation, ce qui représente un danger lorsque celle-ci porte sur les comportements acquisitifs (mimesis d’appropriation), car cela génère des rivalités de plus en plus âpres. Ces rivalités, par contagion mimétique, sont susceptibles de gagner l’ensemble du groupe et donc de le conduire à sa perte. Un tel trait aurait été immédiatement éliminé par la sélection naturelle si, dans le même temps, ce groupe pré-humain, n’avait pu recourir à cette même pulsion mimétique pour convertir la violence du tous contre tous en violence du tous contre un, c’est-à-dire se trouver un bouc émissaire. Le lynchage ou l’expulsion de ce bouc émissaire ramène instantanément le calme et l’entente dans le groupe. Ces effets saisissants du sacrifice font que la victime est « pensée » comme responsable à la fois du désordre qui a précédé son élimination et de la paix immédiatement retrouvée ensuite. Dès lors, la victime se trouve dotée de pouvoirs très extraordinaires qui l’autorisent à prohiber et prescrire. Prohiber, c’est-à-dire poser des interdits destinés à prévenir les comportements mimétiques pouvant conduire à la violence. Prescrire, c’est-à-dire exiger la répétition des gestes qui ont conduit à la réconciliation, autrement dit le rituel sacrificiel. Plus tardivement, et sans doute avec l’apparition d’un langage apte à manipuler et transmettre des symboles, viendra l’élaboration mythologique, autre pilier essentiel de toute religion.

Girard propose qu’un accroissement graduel de la mimesis conduit à la fois à l’augmentation des rivalités et au recours accru à un processus victimaire dont l’efficacité croît en proportion, puisqu’il est de plus en plus apte à produire des interdits, des rituels et finalement des mythes, donc du religieux. « La culture humaine et l’humanité elle-même sont filles du religieux », nous dit-il (Les origines de la culture). Girard postule donc une simultanéité parfaite entre l’augmentation de la mimesis et des capacités cognitives, ce qui peut paraître assez hasardeux. Je crois d’ailleurs qu’il voit le problème. Dans Des choses cachées, il avance au détour d’une phrase « … le surcroît de mimétisme lié à l’augmentation du cerveau. » Pourquoi l’augmentation de la taille du cerveau résulterait-elle nécessairement en un surcroît de mimétisme, ou réciproquement ? Je ne vois à cela aucune raison biologique. Un peu plus loin, Girard concède (Des choses cachées) qu’« il faut concevoir le mécanisme victimaire sous des formes d’abord si grossières et élémentaires que nous pouvons à peine nous les représenter… ».

      Luc-Laurent Salvador (1996) fait justement remarquer que « des capacités de quelque ordre que ce soit qui susciteraient une violence de plus en plus mal contrôlée auraient nécessairement à subir une contre sélection interdisant tout simplement leur apparition ». Pour résoudre cette aporie, il propose le recours à un mécanisme victimaire ébauché, tel qu’on peut l’observer dans certains groupes animaux, en insistant sur les autres modes de gestion de la violence, observables eux aussi dans certaines espèces animales, en particulier les chimpanzés. Les comportements victimaires sont repérables très tôt dans la phylogénie, chez certains poissons et chez les oies cendrées (K. Lorenz cité par Girard dans Des choses cachées), mais aussi chez les poules, tel que rapporté par Boris Cyrulnik (1983) et bien sûr, chez les primates, tel que décrit par Frans de Waal (1986, 1987). Cependant, ces comportements peuvent concerner un nombre très variable de sujets et ne gagnent jamais l’ensemble du groupe au même moment. L’éthologie animale indique donc que le détournement de la violence rivalitaire sur un bouc émissaire est un mécanisme assez archaïque. Mais, s’il permet de résoudre certains conflits, jamais il ne conduit à l’émergence d’une pensée symbolique. C’est peut-être la raison pour laquelle il n’est jamais invoqué par Girard pour combler le « no man’s land présymbolique » dont il parle dans La voix méconnue du réel (2002), et qui constitue la plus grande partie du processus d’hominisation, si l’on estime l’apparition du genre Homo entre 2,5 et 3 Ma, et celle de l’espèce H. sapiens à environ 300 000 ans (Hublin et coll., 2017).

L’hypothèse cognitive

Il me semble que pour résoudre la difficulté du cercle vertueux, au sens évolutionniste du terme, c’est-à-dire la possibilité d’une rétroaction positive entre mimesis et intelligence, il faut postuler une précédence entre l’accroissement de la propension à l’imitation et celui des capacités cognitives. En effet, comme souligné par Salvador et Girard lui-même, un surcroît de mimesis dans un groupe animal ne peut que conduire à la disparition de ce groupe, sauf s’il s’accompagne d’une efficacité accrue et proportionnelle du mécanisme de réconciliation victimaire. C’est ce que postule Girard. Mais, et c’est une simple remarque de bon sens, le mécanisme victimaire, s’il n’a pas d’effet durable, ne peut pas protéger le groupe des rivalités destructrices, qui elles, sont en permanence à l’œuvre sous l’effet de la mimesis. La pérennité des effets bénéfiques du processus victimaire dépend nécessairement de capacités cognitives accrues. En effet, même si les effets du sacrifice sont instantanément prodigieux pour ses auteurs, il faut que ces derniers puissent reconstituer mentalement la séquence d’évènements de la crise victimaire et sa résolution, et donc concevoir un rapport de causalité entre eux, puis en garder le souvenir. En somme, s’il l’on admet l’effet destructeur immédiat d’un surcroît de mimesis, il est nécessaire et suffisant d’imaginer qu’il se produise à chaque fois dans un groupe d’hominiens plus intelligents. Donc, la précédence que je postule doit porter sur cet accroissement des capacités cognitives. Et ce, d’ailleurs, pour une seconde raison : la cognition et l’imitation sont engagées dans une autre boucle de rétroaction positive, celle de la culture matérielle. La production de nouveaux outils, l’innovation technique, qui est un corollaire naturel des facultés cognitives de représentation, de simulation subjective, au sens où l’entendait Jacques Monod (1970), ne présente un intérêt évolutif que si ces progrès sont transmissibles de l’inventeur ou d’un autre adulte possédant ces savoir-faire, aux jeunes en apprentissage. Les données éthologiques indiquent que cette transmission « culturelle » s’effectue essentiellement par imitation (Laland, 2017). En effet, les primates anthropoïdes actuels, en particulier chimpanzés et bonobos, possèdent une culture matérielle rudimentaire qu’ils transmettent de génération en génération, essentiellement par imitation (Chalmeau & Gallo, 1993 ; Whiten & de Waal, 2018). Je fais donc l’hypothèse que les progrès cognitifs ont pu favoriser les groupes préhumains doués de capacités imitatives accrues et ce pour au moins deux raisons, la transmission des savoir-faire techniques et celle des innovations « religieuses », aussi rudimentaires soient-elles.

Les aptitudes cognitives n’ont pas nécessairement été utiles, ou utilisées, tant que les dominance patterns (rapports hiérarchiques stables ; voir de Waal, 1986, 1987) ont régulé la violence au sein du groupe. Dès que ceux-ci ont été débordés par les rivalités mimétiques, elle se sont retrouvées essentielles pour produire des interdits, des rituels et un embryon de pensée symbolique. A l’appui de cette hypothèse, je mentionnerai une publication (Harmand et coll., 2015) qui rapporte la découverte d’outils en pierre rudimentaires vieux de 3,3 Ma, dans un environnement arboré. Cette période correspond à celle des fossiles d’australopithèques et précède d’au moins 500 000 ans les premiers fossiles du genre Homo (Spoor et coll., 2015 ; Villmoare et coll., 2015). Girard aurait peut-être été d’accord avec cette hypothèse : « Et afin d’être en mesure de gérer la complexité cognitive qu’implique le maniement de la sphère symbolique émergente, il fallait un cerveau plus vaste : le mécanisme du bouc émissaire a donc agi comme une forme de pression évolutionniste, comme un élément de la sélection naturelle » (Les origines de la culture).

Références :

Böhme M, Spassov N, Fuss J, Tröscher A, Deane AS, Prieto J et al. A new miocene ape and locomotion in the ancestor of great apes and humans. Nature 575 : 489-493, 2019.

Brunet M, Jaeger JJ. De l’origine des anthropoïdes à l’émergence de la famille humaine. Comptes Rendus Palevol 16: 189-195, 2017.

Chalmeau R, Gallo A. La transmission sociale chez les primates. L’année psychologique, 93 : 427-439, 1993.

Coppens Y. Le singe, l’Afrique et l’Homme. Fayard, 1983.

Cyrulnik B. Mémoire de singe et paroles d’homme. Hachette, 1983.

de Waal FB. The integration of dominance and social bonding in primates. Q Rev Biol 61 : 459-479, 1986.

de Waal FB. La politique du chimpanzé. Le Rocher, 1987.

Harmand S, Lewis JE, Feibel CS, Lepre CJ, Prat S, Lenoble A et al. 3.3-million-year-old stone tools from Lomekwi 3, West Turkana, Kenya. Nature 521 : 310-315, 2015.

Hublin JJ, Ben-Ncer A, Bailey SE, Freidline SE, Neubauer S, Skinner MM et al. New fossils from Jebel Irhoud, Morocco and the pan-African origin of Homo sapiens. Nature 546 : 289–292, 2017.

Laland KN. Darwin’s unfinished symphony: how culture made the human mind. Princeton University Press, 2017.

Monod J. Le hasard et la nécessité. Le Seuil, 1970.

Salvador LL. Imitation et attribution de la causalité : la genèse mimétique du soi, la genèse mimétique du réel : application à la « psychose naissante » et à l’autisme. Université Paris V, 1996. http://l.salvador.free.fr./publis/hominisation.pdf.

Spoor F, Gunz P, Neubauer S, Stelzer S, Scott N, Kwekason A, Dean MC. Reconstructed Homo habilis type OH 7 suggests deep-rooted species diversity in early Homo. Nature 529 : 83-86, 2015.

Villmoare B, Kimbel WH, Seyoum C, Campisano CJ, Dimaggio E, Rowan J et al. Early Homo at 2.8 Ma from Ledi-Geraru, Afar, Ethiopia. Science 347 : 1352-1355, 2015.

Whiten A, van de Waal E. The pervasive role of social learning in primate lifetime development. BehavEcolSociobiol 72 : 80, 2018.

27 réflexions sur « Imitation, cognition et hominisation »

  1. Un grand merci à Claude Julien pour ce très bel article si bien documenté.
    A titre personnel, j’ai toujours eu un problème avec le flou extrême de la temporalité girardienne à propos de l’hominisation. Que se passe-t-il en – 3 000 000 (voir même les 200-300 mille ans d’homo sapiens et – 11 000 ans (traces de culte sacrificiel en Anatolie) ?
    A défaut d’une chronologie précise, j’ai tendance à penser avec Walter Bürkert et Eric Gans que la chasse au gros gibier a suffi pendant longtemps à souder des bandes aux effectifs limités et aux liens familiaux étroits au sein desquelles l’expulsion/auto-exclusion de l’asocial soldait en général les conflits sans qu’ils débouchent le plus souvent sur un meurtre collectif mémorisé et ritualisé. L’art rupestre ancien semble témoigner de cette prééminence et précédence de la chasse au gros gibier avec une entremise chamanique qu’on pourrait dire pré- ou proto-religieuse qui aurait correspondu à cette nécessité d’activités mobilisant la bande contrairement à la cueillette et la chasse au petit gibier.
    Un chaînon manquant aurait pu être la chasse aux têtes comme l’a suggéré Renato Rosaldo (in Sanglantes origines), point remarqué par Lucien Scubla et Paul Dumouchel. Les problèmes débouchant sur des mises à mort répétées susceptibles d’inspirer des rites sacrificiels ne seraient advenus qu’au paléolithique (tardif ?), lorsque des coopérations institutionnalisées inter-bandes ont favorisé des élaborations « religieuses » (Cf. au mésolithique la première trace archéologique probante d’une institution plus complexe que le chamanisme à Göbekli Tepe). Les sacrifices ne laissent des traces archéologiques indiscutables qu’à ce moment et ne trouveront des témoignages de plus en plus fréquents et formant système qu’au néolithique, au moment où les animaux sacrifiés et les prisonniers sont domestiqués parce que domesticables dans des installations sédentaires ou semi-sédentaires… et où les groupes humains forment des organisations suffisamment complexes pour être obligés et s’offrir le luxe de mettre à mort de humains pour en espérer des effets bénéfiques sur leur unité et leur pérennité.
    Bref, sans certitude personnelle sur l’intervention déterminante des meurtres et l’institutionnalisation consécutive des rituels sacrificiels durant cette très longue période, je suis preneur de vos hypothèses (même très grossières bien entendu) sur la chronologie des premiers meurtres fondateurs et des institutions sacrificielles.

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  2. Cher Monsieur Bourdin, après votre article sur « Violences au Paléolithique : où en sommes-nous ? » publié il y a un an presque jour pour jour, et la passionnante discussion qu’il avait suscitée, j’avais renoncé à publier quelque chose sur l’hominisation. Et puis, début septembre, est parue la traduction française du livre de Kevin Laland, qui rencontre un joli succès (malgré son poids !). Je n’ai sans doute pas assez insisté sur l’originalité et l’importance de l’approche de Laland dans mon petit texte ci-dessus. Dans son ouvrage, il démontre l’importance du copiage (qu’il préfère au terme d’imitation) dans la transmission culturelle et fait l’hypothèse qu’il a pu jouer un rôle moteur dans l’apparition et l’évolution de la culture humaine. Mais pas pour les mêmes raisons que Girard. J’ai pu échanger avec lui et lui rappeler, s’il en était besoin, que les comportements d’imitation et/ou copiage pouvaient générer des rivalités et de la violence. Voici ce qu’il m’a répondu :
    …. I don’t understand what you mean by “acquisitive” or “appropriation” behaviour. […] I am afraid that I don’t know Rene Girard’s work, but it sounds like I should.
    … Je ne comprends pas ce que vous entendez par comportement « d’acquisition » ou « d’appropriation ». […] J’ai bien peur de ne pas connaître le travail de René Girard, mais il me semble que je devrais le faire.
    Nous verrons…
    J’ai acquis la conviction que les deux hypothèses se complètent à merveille. Laland ne peut pas faire l’économie de la violence mimétique, il ne semble voir que la « bonne » mimesis, celle qui permet la transmission des techniques et la construction de nouvelles niches écologiques. Si l’on intègre la violence mimétique et sa résolution victimaire, on arrive à une théorie qui, sans être démontrable, est très économe en hypothèses. Je la vois comme la plus parcimonieuse (au sens du rasoir d’Ockham), comme se plaisent à dire les scientifiques anglo-saxons.
    Sur la question de la chasse aux gros mammifères que vous semblez voir comme antérieure au sacrifice humain (un « luxe » dites-vous), pour abonder dans votre sens, voici un texte que LL Salvador mentionne dans sa thèse citée (d’après un livre de Geza Teleki, élève de Jane Goodall) : « D’après Teleki, la chasse, qui est essentiellement le fait de mâles adultes, donne lieu, après la traque et la capture, à une surprenante activité consommatoire qui représente 90% du temps consacré à la prédation. Une fois capturée, la proie se voit rapidement dépecée par les chasseurs auprès desquels vont se rassembler ceux qui n’ont pas participé à la chasse et qui cependant désirent consommer. Il se forme ainsi des « groupes de partage » au sein desquels le comportement est « en principe détendu et non compétitif ». » Mais que devient-il de ceux qui n’ont pas participé à la chasse, ils restent avec leur rancœur et leur haine impuissante, même si on leur distribue «gentiment » des morceaux de viande (?) Sur ce point, je suis d’accord avec Girard : la première victime devait appartenir au groupe et rassembler tout celui-ci autour d’elle.
    Sur les évènements récents du néolithique, je partage tout-à-fait votre point de vue (et celui de B Chantre aussi, je crois).

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  3. Merci à Claude Julien pour cet article qui pose de bonnes questions. Pour les prolonger, je dois avouer que le « rituel » qui ressemble à une ébauche d’inhumation chez les éléphants : déposer un peu de terre sur les cadavres (on pense inévitablement à Antigone…) semble témoigner d’une conscience de la mort assez surprenante. Dans la mesure où aucune trace d’un phénomène de polarisation mimétique, et à plus forte raison de sacrifice, ne semble avoir été décelé dans ce cas (mais je ne suis pas éthologue…), il semble contredire l’hypothèse mimétique, pour laquelle la conscience de la mort provient des bienfaits opérés par le sacrifice, sous la forme paradoxale d’un influx de vie. Pensez-vous que si les éléphants avaient des mains et des pelles, ils auraient préféré enterrer entièrement leurs morts ? La question est comique dans un sens, mais néanmoins sérieuse.
    Il me semble que la voie d’accès à cette conscience de la mort et à un monde symbolique, c’est-à-dire une culture (voir également le langage des oiseaux, etc.) peut être différente selon les espèces, et que nous ne pouvons pas prétendre à l’exclusivité en la matière. En cela, l’article cité de L.L. Salvador souligne avec justesse quelques faits confirmés par l’éthologie, et qui corrigent certaines imprécisions de détail dans la théorie mimétique, qu’il faut bien reconnaître. Mais il cherche à se différencier de l’hypothèse girardienne d’une manière un peu trop forcée à mon avis. Car je n’ai pas souvenir que Girard ait théorisé une « rupture des structures de dominance comme point de départ du processus d’hominisation » ; mais je peux me tromper… Il me semble que son approche postule une intensification des rivalités au sein d’un système hiérarchisé, au point de le mettre en danger, mais ce système se reforme immédiatement après le lynchage pacificateur, qui prend peu à peu le visage du sacré, où règne la figure persistante d’un dominant, d’un dominus, d’un dieu puissant et dominateur.
    Un tel phénomène se reproduit par exemple dès qu’un jeune loup affronte le chef de meute en vue de le remplacer : il met la communauté en danger, ou tout au moins, il la met dans un état de tension, de suspense, et l’issue du combat se traduit logiquement par le bannissement du perdant. C’est sans doute en raison de ces similitudes que les loups se sont si bien entendus avec les hommes, au point de devenir des chiens.
    La véritable rupture annoncée par Girard aura lieu à travers le judaïsme et son aboutissement (l’apocalypse : la Passion et la destruction du temple, la fin des sacrifices sanglants), qui signe la fin de toutes les hiérarchies entre les hommes. Néanmoins, s’il y a bien continuité apparente entre les structures de dominance animales et les systèmes hiérarchiques humains, quelle qu’en soit la forme (politique ou religieuse), il y a également continuité apparente entre le sacré archaïque et le sacrifice chrétien (un rituel consistant en un partage et une « dévoration » du corps du Christ).
    Ces deux transitions de phase (animal-humain, puis apocalypse) sont en réalité fondamentales, mais elles agissent à un tel niveau de profondeur que plusieurs millénaires sont nécessaires pour apparaitre en surface en tant que telles, et aux yeux de tous. Les changements opérés sont donc progressifs. Le temps long réunit ainsi la théorie de l’évolution de Darwin et la théorie mimétique de Girard.

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  4. Benoît Hamot, merci pour votre appréciation de mon article.
    Si vous êtes allé au zoo, vous aurez pu constater que les éléphants peuvent faire des mouvements très précis avec leur trompe. Je ne sais pas, si on leur donnait une pelle, s’ils enterreraient leurs congénères morts. Ce que je sais en revanche, c’est qu’ils ne fabriquent pas de pelles…
    Vous dites que Girard n’a pas théorisé une « rupture des structures de dominance comme point de départ du processus d’hominisation ». Mais en effet, vous vous trompez : dans le paragraphe Des choses cachées intitulé « Mécanisme victimaire et hominisation », il dit au contraire que « c’est l’intensification de la rivalité mimétique partout visible déjà au niveau des primates qui doit détruire les dominance patterns et susciter des formes toujours plus élaborées et plus humanisées de la culture par l’intermédiaire de la victime émissaire. » (p. 103 de l’édition Grasset). Pg. 105 de la même édition : « Au-delà d’un certain seuil de puissance mimétique, les sociétés animales deviennent impossibles. Ce seuil correspond donc au seuil d’apparition du mécanisme victimaire ; c’est le seuil de l’hominisation ».

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    1. Le diable se cache dans les détails ; c’est bien connu… Vous m’avez donné l’occasion de relire ces lignes, et je vous en remercie. Le passage que vous citez suit celui-ci : « Les rivalités mimétiques sont normalement interdites aux hommes ; les interdits primitifs, on l’a vu, portent essentiellement sur ces rivalités. C’est dire que les formes sociales humaines, contrairement aux formes animales, ne peuvent pas provenir directement des rivalités mimétiques ; mais elles en proviennent indirectement, par l’intermédiaire de la victime émissaire. » (dccdfm p. 103)
      Voici la suite de cette citation, que vous citez : « c’est l’intensification de la rivalité mimétique partout visible déjà au niveau des primates qui doit détruire les dominance patterns et susciter des formes toujours plus élaborées et plus humanisées de la culture par l’intermédiaire de la victime émissaire. » Girard oppose « dominance pattern », forcément animaux et donc « instinctuels », et « formes culturelles », forcément humaines, dans lesquelles l’instinct n’interviendrait pas, puisqu’elles s’enracineraient dans le lynchage d’un bouc émissaire, considéré par Girard comme une innovation ouvrant sur « une armature symbolique » (p.102).
      Or les découvertes en éthologies tendent de plus en plus à flouter cette limite, à mette en question son caractère innovant : vous en conviendrez, je pense. Lorsqu’on réduit l’espace vital des animaux, créatures mobiles (à la différence des plantes), on finit par obtenir un phénomène de bouc émissaire, dû au stress. Ce qui est vrai pour les poules l’est tout autant pour « les hommes [qui] sont comme les fruits : lorsqu’on les entasse, ils se gâtent » (un de mes proverbes préférés…). On pourrait alors critiquer l’approche girardienne en objectant qu’il ne fait que décrire un phénomène naturel, commun aux animaux et aux hommes, mais aussi répondre en sa faveur, en reconnaissant que là réside justement la force de son hypothèse : son anthropologie s’enracine dans l’éthologie.
      La première citation de Girard, ci-haut, contenait un intrus : le terme « normalement ». Il indiquerait que pour lui, les sociétés sacrificielles sont « normales ». Elles seules possèderaient « une armature symbolique » apte à empêcher les rivalités (les interdits et tabous), mais à condition de reconnaître que cette normalité contraignante étant incompatible avec l’hypermimétisme dont nous faisons preuve, l’exutoire sacrificiel nécessaire assure sa pérennité. On pourrait ajouter : tout en augmentant notre capacité à mémoriser et à transmettre des informations essentielles pour que ce système de régulation religieux perdure sous sa forme strictement conventionnelle, ce qui conduit le phénomène religieux à augmenter encore nos comportements mimétiques (reproduction-imitation des gestes appris pour perpétuer le rituel dans sa forme précise (voir son analyse dans « Le sacrifice »). C’est ce « normalement » qui explique, à mon avis, le pessimisme de Girard devant l’extension des libertés démocratiques et marchandes (le libéralisme), et qui le conduira à « prophétiser » une catastrophe (en choisissant malheureusement le terme d’apocalypse pour la définir) qui ne serait évitable qu’à la condition d’une conversion générale, les vérités du christianisme finissant par s’imposer à tous.
      On retrouve ici la vision, à mon avis simpliste, d’une succession de seuils. Les structures sociales humaines sacrificielles succédant aux « patterns » animaux, puis second seuil : parousie ouvrant sur une société enfin apaisée et débarrassée des pratiques violentes telles que le sacrifice rituel. Les moments de passage entre ces seuils se révélant extrêmement délicats, puisqu’il faudrait abandonner les protections apportées par le système précédent pour accéder au suivant. Je ne crois pas, pour ma part, que telle soit la pensée de Girard, même si certaines formulations peuvent le laisser croire ; ce que je reconnais volontiers.
      L’évolution générale comporte plutôt, à notre avis, de très longs fondus-enchaînés, périodes pendant lesquelles les rivalités mimétiques « animales » se perpétuent dans leur forme originelle (la lutte pour se placer au sommet de la hiérarchie, obtenir les femelles et la nourriture…) en même temps que s’élabore « une armature symbolique » destinée à les contenir avec l’aide des rituels, et enfin une contestation radicale de cette armature et de ces rituels, en vue de s’en libérer. Fondu-enchaîné tellement lent en pratique, que toutes ces phases se superposent au point qu’il devient difficile de les différencier (L’Eucharistie est-elle un sacrifice ?). Dans le cadre de ce modèle, il est impossible de concevoir, comme L.L. Salvador le suggère apparemment, une « rupture des structures de dominance comme point de départ du processus d’hominisation ».

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      1. Merci Benoît pour cette image fondu-enchaîné versus seuil. C’est tout à fait ma représentation. A noter que Girard récuse le meurtre unique du père de la horde primitive dans le « Totem et tabou » de Freud qu’il qualifie de mythique pour postuler une succession de meurtres qui, peu à peu, fournissent un modèle à un rite sacrificiel, allant ainsi plutôt dans le sens du fondu-enchaîné, me semble-t-il.
        Pour ce qui me concerne, comme je l’ai écrit ailleurs, des meurtres sont-ils fondateurs du genre homo, ou plutôt de l’espèce sapiens, avant ou après les débuts de l’art rupestre ou à partir du moment où la chasse au gros gibier ne suffit plus quand des bandes éparses prennent l’habitude d’échanger en se regroupant périodiquement sur des lieux de culte partagés ? Personnellement, je n’y vois pas clair. Alors un fondu-enchaîné très très long est ce qui correspond le mieux à ce flou…

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  5. Précision pour les lecteurs du blog intéressés par le sujet de l’hominisation :
    Parution dans la revue Nature d’un article émanant d’une équipe franco-tchadienne qui démontre sans ambiguïté la bipédie de Sahelanthropus tchadensis, sujet qui restait un peu controversé. Il convient donc de retirer l’adverbe « probablement » de mon post ci-dessus.

    Daver G, Guy F, Mackaye HT, Likius A, Boisserie JR, Moussa A et al. Postcranial evidence of late Miocene hominin bipedalism in Chad. Nature 609 : 94-100, 2022.

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  6. Je crois que nous sommes tous d’accord avec Girard en fait. Pg. 109 de DCC, il écrit : « …on peut imaginer un nombre considérable de « coups pour rien » ou presque rien…il suffit d’admettre que ces effets sont aussi faiblement cumulatifs qu’on le voudra pour affirmer qu’on est déjà en route vers les formes humaines de la culture. » Voilà une belle formulation du fondu-enchaîné évolutif, mais si vous préférez la métaphore cinématographique….
    En revanche, dans sa chronologie du rituel sacrificiel, il place clairement la victime animale après la victime humaine. D’ailleurs, JM Bourdin, pourquoi tenez-vous tant à ces chasses au gros gibier ? Je vous ai donné l’exemple (cité par LL Salvador) des chasses en bande pratiquées par des chimpanzés, chasses qui ne produisent aucune forme culturelle, tout au plus peut-être un apaisement temporaire pour les chasseurs.

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    1. Mon intérêt pour la chasse au gros gibier est le résultat de ma lecture de « Sanglantes origines » où Bürkert et Rosaldo m’ont paru plus convaincants et d' »Homo necans » de Bürkert. C’est aussi l’observation de l’art rupestre qui notamment dans les périodes les plus anciennes ne reproduit guère que du gros gibier (et même aux débuts du néolithique, à Catal Hüyük étudié par Girard, les fresques représentent des scènes de chasse). C’est encore la réalité de l’extinction de la plupart de ces espèces ou leur domestication tardive à des fins sacrificielles selon Girard : pendant au moins un million d’années, nous sommes sûrs de la chasse au gros gibier et de son exigence de coopération d’un groupe jusqu’à ce que sa domestication fasse basculer la culture dans le sacrifice animal il n’y a que 10 000 ans, évolution qui peut être analysée aussi bien comme une substitution à la chasse qu’une substitution au sacrifice humain.
      Durant ce million d’années, il y a eu beaucoup plus de gibiers tués que de meurtres fondateurs et cette chasse a exigé le développement de la communication verbale et non verbale, la définition de tactiques, voire de stratégies, la mise au point de javelots puis de propulseurs, la taille de la pierre, des déplacements vers des terrains giboyeux en fonction des saisons, des règles de partage des morceaux, la cuisson, la conservation, la confection de vêtements, le travail des os et de l’ivoire, etc. A mon sens, ces circonstances ont eu des effets au moins aussi décisifs sur l’hominisation que la sidération face aux victimes de meurtres collectifs.
      Mais je reconnais volontiers pour les deux hypothèses que nous sommes dans la spéculation plutôt que la connaissance. Encore que la mienne, matérialiste, dispose de preuves archéologiques et paléontologiques plus évidentes !
      J’ajoute que si on adopte l’éclairage biblique à la suite de Girard, Adam et Eve sont des cueilleurs, que la chute du Paradis fait songer au passage du paléolithique au néolithique quelque part en Mésopotamie et que le meurtre fondateur de la Genèse met aux prises un cultivateur et un éleveur… Il n’interviendrait donc qu’à la suite de la ratification du sacrifice d’un animal domestique par Abel et le refus de prendre en compte les prémices de céréales de Caïn. Quant aux cueilleurs Adam et Eve, on peut se demander s’ils n’étaient pas aussi chasseurs puisque Dieu avait mis à leur disposition du gibier.

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      1. Dans la grotte du Pech-Merle, que j’ai visité plusieurs fois car elle est assez proche de chez-moi, on voit une scène de chasse au gros gibier et juste en dessous, un homme transpercé d’un javelot. J’y vois une indication soutenant l’hypothèse girardienne d’une substitution de l’animal au sacrifice humain, et non pas l’inverse comme Jean-Marc semble le suggérer (?). Et dans « Heiliges Geld », Laum décèle le marquage des animaux destinés au sacrifice comme attestant de leur qualité de substitut à l’homme : en Égypte, la marque imposée sur les animaux sacrificiels représente un homme agenouillé, attaché par les poignets reliés dans le dos à un pieu, un couteau sur la gorge. Je n’exclue pas, dans le cadre du long (et peut-être interminable) « fondu-enchaîné évolutif », quelques retours en arrière (Pétain préférant la hache sacrificielle, la francisque, au symbole chrétien de la semeuse sur ses pièces de monnaie…), mais cela reste l’exception. Nous pouvons le constater à travers les données historiques dont nous disposons, et surtout, continuer à l’espérer…

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    2. Je pense en effet comme vous que nous sommes tous d’accord avec Girard. Il est évident, comme le dit Jean-Marc, que le meurtre du père de la horde primitive est un mythe freudien, mais nous avons besoin de tels mythes pour approcher le réel, qui ne peut pas être représenté autrement : le « fondu-enchaîné évolutif » est en effet beaucoup trop flou, nous avons besoin de focaliser sur un objet unique hypothétique, tout en reconnaissant sa multiplicité dans la réalité. Rendons donc à Freud les honneurs de son intuition fulgurante, sans laquelle Girard n’aurait sans doute pas pu concevoir son hypothèse : s’il l’a bâti « contre » la psychanalyse, c’est qu’elle fournissait un support assez ferme pour s’y appuyer.

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    3. Cher Claude,

      Sur l’objection des chimpanzés parfois chasseurs en groupe des gibiers qui n’ont pas produit à ce jour de culture comparable à celle de l’humanité, les mêmes commettent des meurtres collectifs, notamment pour se débarrasser d’un mâle alpha, ce qui n’a pas non plus abouti à une fondation culturelle… Il n’est pas impossible qu’avec le temps, si nous le leur laissions, ils auraient par une de ces deux voies ou leur combinaison, atteint un patrimoine culturel transmissible de génération en génération et diffusable dans diverses niches écologiques.

      Merci de provoquer cette discussion.

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      1. Cher Jean-Marc (merci de permettre cette familiarité alors que nous ne nous sommes jamais rencontrés),

        Tout d’abord, n’effrayez pas le lecteur avec la perspective d’une planète des singes ! Je plaisante bien sûr, mais je regrette un peu l’absence d’humour sur le blog…
        Sérieusement, je ne connais pas les preuves archéologiques et paléontologiques dont vous parlez. Mais je n’ai pas encore lu « sanglantes origines » (il est dans la pile des livres de SHS que je dois lire pour rattraper le retard accumulé pendant tout le temps où la recherche en physiologie au CNRS a consommé mon énergie intellectuelle). Pouvez-vous avoir la gentillesse de me signaler les passages à lire absolument pour notre discussion ?
        Pour finir, et ce n’est ni une objection ni une question, j’ai simplement du mal à voir comment des sacrifices animaux peuvent générer des interdits humains, comme l’interdit de l’inceste.

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  7. Cher Benoît,

    Pour l’homme transpercé par un javelot, de nombreux scenarii sont envisageables (voir les discussions sur la scène de Lascaux mettant aux prises un homme à terre, un bison, un rhinocéros et un oiseau peut-être sur un bateau) : on peut aussi l’envisager comme une victime collatérale de la chasse. Les représentations des figures anthropomorphes et thériomorphes sont minoritaires surtout dans les époques les plus reculées comme à Chauvet. Quant au marquage des animaux aptes à sacrifier, il me semble qu’ils ont domestiques, donc à une période où je ne discute pas la validité de la thèse.
    En ce qui me concerne, la durée du fondu-enchaîné est bien trop importante pour prendre la fascinante hypothèse de Girard comme argent comptant. Nous manquons d’indices sur une trop longue période.

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    1. Cher Jean-Marc. Je sais que les interprétations admises par les gens sérieux (les universitaires succédant aux théologiens) cherchent avant tout à masquer le fait sacrificiel, le meurtre collectif : et ce n’est pas nouveau. Pour ce qui me concerne, c’est ma recherche sur la monnaie, dont tu as pris connaissance, qui m’a convaincu de la pertinence de l’hypothèse de la substitution sacrificielle et de sa validité sur le très long terme, puisque j’en suis arrivé à la conclusion que notre monnaie actuelle est l’ultime substitut de ces premières bouchées de chair humaine partagées lors des repas anthropophages. Les traces de ces repas sur les os retrouvés par les archéologues sont les plus anciennes traces matérielles connues à ce jour du sacrifice comme pratique humaine, et peut-être préhominienne (mais j’ai déjà évoqué ma réticence à définir des seuils de ce genre…) et de la monnaie. L’histoire culturelle (ou de la symbolisation) se confond avec une pratique consistant à substituer un objet sacré à un autre. C’est un principe simple, que je crois suffisant, et Girard le soutenait également.

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  8. @ Benoit Hamot

    Après avoir suggéré qu’afin de m’en distinguer, j’avais caricaturé le modèle sacrificiel en affirmant que Girard postulait une « rupture des structures de dominance comme point de départ du processus d’hominisation » vous avez été détrompé par Claude Julien qui nous a communiqué des citations montrant que Girard avait bien affirmé cela.

    Au lieu de reconnaître votre oubli et, donc votre erreur d’interprétation à mon égard, vous avez brassé moûltes citations avec maints commentaires parfaitement alignés sur mes propres thèses pour conclure ceci :

    « Dans le cadre de ce modèle, il est impossible de concevoir, comme L.L. Salvador le suggère apparemment, une « rupture des structures de dominance comme point de départ du processus d’hominisation ».

    Ce qui signifie que vous m’attribuez dorénavant la position que, justement, je critiquais chez Girard. Ceci vous permet, de manière assez surprenante, de défendre la perspective gradualiste que j’avais présentée à Girard et donc, de venir occuper ma position comme si c’était la vôtre.

    Une manière positive de prendre la chose c’est de se rappeler que « l’imitation est la forme la plus sincère de flatterie ». 😉

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    1. Mr Salvador, vous écrivez dans votre article cité : « il faut conclure de cela que le mécanisme victimaire peut « s’ébaucher » sans que les structures hiérarchiques soient le moins du monde remises en cause. » Ce qui me parait être une évidence que ne conteste nullement Girard à mon avis qui, je le répète, ne semble pas être celui qui est développé dans votre article. Et j’ajouterai à cela que le mécanisme victimaire ne peut pas seulement « s’ébaucher », comme vous le dites, mais se poursuivre jusqu’à son terme en confortant (je souligne) les structures hiérarchiques préexistantes dans le règne animal, qui changent seulement de forme avec la divinisation des victimes. Je trouve néanmoins votre article très intéressant en ce qu’il compile un certain nombre d’observations éthologiques, qui permettent de poursuivre plus sérieusement la recherche, et je vous en remercie de nous en avoir informés. Je suis très heureux pour vous si vous vous êtes senti flatté par mon intervention. J’espère m’être mieux fait comprendre de vous cette fois-ci : nous traitons de problématiques complexes (et fort lointaines…) et les malentendus sont prévisibles : il faut donc savoir rester modestes.

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      1. @ Benoit Hamot,
        Ce n’est pas la question de la modestie qui est pertinente pour notre propos mais celle de l’honnêteté.

        Vous vous êtes trompé en supputant que Girard n’avait jamais postulé une « rupture des structures de dominance comme point de départ du processus d’hominisation ».

        Claude Julien vous a détrompé mais vous vous êtes gardé de le reconnaître et vous vous êtes ensuite trompé en m’attribuant cette même position alors que mon article visait, sans équivoque possible, à en démontrer la fausseté.

        Quand on s’est trompé, la meilleure chose que l’on puisse faire ensuite, c’est de le reconnaître car c’est ce qui permet d’avancer dans la discussion. Je vous pose donc la question : en êtes-vous capable ?

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      2. Mr Salvador. Comment faites-vous pour ne pas vous rendre compte de votre enfermement pathologique dans le « palais des glaces » des rivalités mimétiques? Je vous souhaite une bonne année dans la poursuite de votre recherche.

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  9. Cher Claude (je m’étais déjà permis…),

    Je goûte l’humour que j’essaie ici ou là d’instiller dans certains de mes billets comme le fait aussi Jean-Louis Salasc. C’est vrai que nous pourrions en faire davantage.
    Pourquoi pas « La planète des singes » ? Mais serait-elle plus effrayante que celle des hommes ? A l’époque de ma lecture, le roman de Robert Merle m’avait paru toutefois souffrir de quelques faiblesses, mais c’était il y a si longtemps que je ne me souviens plus ce que je lui reprochais.
    Pour « Sanglantes origines », il faut lire à mon avis l’introduction de Lucien Scubla, très éclairante, la thèse exposée par Burkert (qui fait aimablement un pas pour se rapprocher de celle de Girard) et l’intervention in extremis de Rosaldo sur la chasse aux têtes qui propose une forme de synthèse possible entre les deux genèses de Burkert et Girard. René Girard a lui-même reconnu qu’il s’était mal préparé à cette confrontation et en reste pour l’essentiel à des arguments tirés des mythologies qui nous sont parvenues. Quant à Jonathan Z. Smith, son intervention n’apporte pas grand chose de l’avis général.
    Les preuves que j’évoque sont les ossements retrouvés naturellement, l’extinction de certaines espèces comme les mammouths et rhinocéros laineux ou les lions des cavernes, les représentations dans l’art pariétal et mobilier : tous ces éléments démontrent, sans que personne ne le discute d’ailleurs, la centralité de la chasse au gros gibier durant l’hominisation.
    Pour l’anthropophagie évoquée par Benoît Hamot, quelques preuves existent aussi, sensiblement plus rares toutefois, mais surtout elles demandent beaucoup plus d’interprétation pour les associer à un meurtre collectif préalable. Il peut s’agir dans certains cas de raisons purement alimentaires ou, quand on peut raisonnablement supposer des raisons spirituelles (incorporer la puissance du mort par exemple), cette anthropophagie rituelle n’implique pas nécessairement un meurtre collectif préalable du dégusté.
    Pour le tabou de l’inceste, il semblerait qu’il préexiste dans le règne animal sur un mode instinctuel. Si cette explication ne suffit pas dans le cas de l’homme à un certain moment de l’hominisation au fur et à mesure que les instincts s’estompent progressivement, ce que j’accepte volontiers, il faut trouver un interdit ou une obligation. La thèse de Girard conçue contre celle de Lévi-Strauss est très convaincante et me convient parfaitement. Mais une fois encore, elle n’implique pas logiquement le souvenir de meurtres collectifs préalables qui auraient été à l’origine de cet interdit.
    A ce point de notre discussion, je dois avouer que pour moi la rivalité mimétique est une réalité et les meurtres fondateurs très lointains jalonnant l’hominisation une hypothèse. Les interdits visent à éviter la rivalité mimétique et les rituels sacrificiels sont des dispositifs destinés à prévenir les crises ou à rétablir la concorde civile quand celle-ci a été mise en péril. Mais je ne parviens pas à me convaincre qu’il est certain que des interdits, des rituels et des mythes d’il y a quelques milliers d’années tout au plus descendent en ligne directe de meurtres collectifs qui auraient été commis il y a un, deux ou trois millions d’années. La durée me semble trop longue pour rétroprojeter des mythes et des rites dont nous avons connaissance jusqu’à homo erectus ou même seulement homo habilis. Je trouve cette idée particulièrement belle et troublante (des meurtres en série qui accouchent de toutes les institutions humaines), mais je pense que ce n’est pas une clé de voûte indispensable à la bonne tenue de la théorie mimétique, dont l’origine, rappelons le, se trouve dans la littérature moderne, soit la fin du XVIe siècle. Mais cela ne me déplairait pas que l’hypothèse soit prouvée de façon indubitable !

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    1. Cher Jean-Marc (continuons donc sur ce mode qui me convient tout-à-fait),
      Merci pour vos conseils de lecture que je vais suivre, bien sûr. En ce moment, j’attaque votre livre sur le Girard « politique malgré lui », car c’est une autre de mes passions, et en ce moment… La 4ème de couv me fait craindre le pire, moi qui suis de la gauche qu’on dit ‘radicale’ de nos jours (pourquoi avancer masqué ?). Nous verrons, et j’enverrai sûrement un post que vous publierez peut-être.
      A bientôt donc, et tous mes vœux à vous et vos proches pour un passage heureux à la Nouvelle Année

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      1. Bonne année à vous !

        Girard se disait conservateur pour les popgressistes et progressiste pour les conservateurs… Il était au-delà d’une affiliation claire. C’est je l’espère mon cas aussi. Mon jury de thèse n’y a pas vu malice.

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  10. Merci à Claude Julien de nous ramener vers ce champ (de bataille) conceptuel de la genèse naturaliste de l’Homme dans lequel nous peinons à y voir clair en dépit des lumières offertes par Girard voici déjà plus de quatre décennies.

    Nous sommes confrontés à énormément d’incertitudes mais peut-être avant tout parce qu’il y a encore beaucoup de confusion terminologique. Il me semble que nous pourrions débattre très longtemps avant de convenir d’un sens précis et commun pour « symbolique », « cognition » « mimesis » etc.

    Néanmoins, puisqu’il faut bien entrer dans la danse quand elle a commencé, je dirais que, de mon point de vue, l’hypothèse culturelle de Laland n’apporte pas grand-chose aux girardiens étant donné qu’elle allait de soi dans le modèle sacrificiel de l’hominisation. C’est même le postulat de base de ce modèle : l’Homme est né de la culture religieuse en tant que culture adaptative et donc « sélectionnée » pour sa capacité à réguler la violence intestine fatalement suscitée par des capacités d’imitation grandissantes. On peut penser que ces dernières étaient elles-mêmes sélectionnées (et grandissantes) parce qu’entre autres choses, elles favorisent l’adaptabilité du groupe en permettant l’apprentissage et donc la perpétuation des comportements efficaces dans un environnement naturel donné. La culture ça sert d’abord à ça : conserver (mimétiquement) les inventions (outils, conduites) qui favorisent la survie du groupe. A un moment donné, il y aura à y inclure des symboles proprement dits, mais la logique darwinienne de la culture est déjà là toute entière avec son atout principal : l’imitation, dont on comprend bien alors la valeur du point de vue des connaissances, donc du point de vue cognitif.

    Concernant le modèle girardien, comme l’a indiqué Claude Julien, j’ai cru devoir pointer une faille logique d’un point de vue darwinien concernant l’hypothèse d’une rupture catastrophique des dominance patterns (merci à Claude Julien pour en avoir redonné les références dans sa réponse à Benoît Hamot). La thèse girardienne n’a aucun besoin de se faire « catastrophiste » même si, intellectuellement cela paraît plus satisfaisant car on se donne alors un point singulier à partir duquel on peut penser un avant et un après nettement distingués.

    Le problème avec le catastrophisme est aisé à comprendre : lorsque le groupe s’avance vers la rupture des dominances patterns qui, selon Girard, intervient seulement au sommet de la crise mimétique, on peut et on doit comprendre que le groupe est déjà dans une crise bien présente dont il subit les effets (non extrêmes mais réels) sans pouvoir y remédier faute d’avoir franchi le seuil salvateur. La violence intestine se répand par contagion mimétique mais, par hypothèse, elle reste « contenue » par l’autorité encore reconnue au male alpha. Sauf que celui-ci — quand bien même il continue à jouer son rôle et maintient, par conséquent, son statut hiérarchique comme les dominance patterns — est débordé de toute part. Par conséquent, les plus jeunes, donc les plus fragiles en pâtissent et sont les premiers à faire les frais de cette montée de la violence. Etant ainsi fragilisé le groupe joue alors très vite sa survie surtout s’il doit affronter des groupes concurrents ayant trouvé un moyen « protosacrificiel » d’évacuer la violence intestine et d’assurer ainsi la solidarité, la cohésion et donc la résistance du collectif.

    En toute logique darwinienne, attendre la rupture des dominances patterns est un luxe qu’aucun groupe de proto-hominiens ne pouvait se permettre. La régulation de la violence est une nécessité impérieuse et immédiate qui amène logiquement la survie des groupes capables de mettre en œuvre sur le champ des tactiques « exutoires ». Ce sont ces tactiques animales, puisqu’encore protosacrificielles, que j’ai cherché à illustrer dans ma petite étude jamais publiée que j’ai présentée à René Girard dès notre première rencontre, en mai 1989.

    Comme je l’ai expliqué déjà sur un ou des groupe(s) girardien(s) de Facebook, quelques jours plus tard, en présence de Jean-Pierre Dupuy et à la grande surprise de ce dernier, Girard a validé ma critique. Le fait est qu’elle ne changeait pas fondamentalement son modèle. Par ailleurs, il avait lui-même évoqué l’idée qu’entre la singularité initiale du premier meurtre et la pratique d’un sacrifice archétypal tel qu’il a pu le décrire… « il faut concevoir le mécanisme victimaire sous des formes d’abord si grossières et élémentaires que nous pouvons à peine nous les représenter… » (R. Girard, Des Choses cachées…, Grasset, 1978, p. 105).

    Pour qui veut bien y prêter attention, il y a là une contradiction flagrante avec le modèle catastrophiste car, dans ce dernier, toutes les parties se tiennent et le rendent aisément reconnaissable. Si nous ne pouvons nous représenter les formes grossières et élémentaires c’est qu’elles ne sont pas conformes au schéma sacrificiel « canonique ». Autrement dit, celui-ci ne peut être apparu qu’après, au terme d’un lent processus évolutif nécessairement commencé avant qu’il soit atteint et, donc, nécessairement enraciné dans le règne animal, dans le proto-humain autant qu’on voudra, mais pas dans le stade humain proprement dit, celui qui marque l’avènement de cultures religieuses sacrificielles avec mythes, rites et tabous.

    Pour ce que j’observe et qui me réjouit, il y a ici, semble-t-il, un quasi-consensus autour d’une conception gradualiste à laquelle je pense avoir apporté ma pierre et je remercie Claude Julien pour son coup de projecteur sur mon petit article. Bien entendu, un immense travail reste à accomplir pour donner une cohérence satisfaisante à ce domaine. J’avais pour ma part remis ce chantier à plus tard mais, étant foncièrement mimétique, ces discussions me donnent envie d’y revenir… avant longtemps, j’espère !

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    1. Effectivement, il semble que nous soyons arrivés à un quasi-consensus. Il me semble que les malentendus apparents ont été causés principalement par des questions terminologiques. Pour ma part, le fait de différencier « dominance pattern » et structures hiérarchiques (différents termes sont employés par Girard, dont « armature symbolique », pour définir une structure religieuse fondée sur le système sacrifice-interdits) me semble être la clé du problème, en ce qu’il définirait un seuil, et un point de non-retour, hors de l’état animal. Mais ce qui me semble différencier le point de vue qui est le mien, et que je crois partager avec Girard, est la question de la place accordée à la révélation judéo-chrétienne, qui représente à nos yeux une sortie hors de toute hiérarchie entre les humains. La question évoquée acquiert de ce fait une importance toute secondaire, puisque le sacrifice apparait dès lors comme une superstructure confortant un système hiérarchique menacé, préexistant dans le règne animal auquel, en définitive, nous appartenons aussi. Et comme Girard le dit explicitement, cette superstructure est apparue nécessaire à un moment donné en raison de la menace que les interactions mimétiques faisaient peser sur la structure hiérarchique précédente (dite « dominance pattern »). La question ouverte sur les boucles de rétroactions positives entre le biologique ou physiologique (taille du cerveau, station debout, main avec pouce préhenseur, néoténie…) et le culturel ou comportemental (le mimétisme, le désir, la capacité de mémorisation et d’apprentissage…) participe évidemment à ce débat, ce qui le rend forcément complexe.

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  11. Imitation

     » On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les attire tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. »

    Dom Juan de Molière, acte V, scène II.

    Cognition

    « l’Évangile a passé ! l’Évangile ! l’Évangile. »

    http://www.mag4.net/Rimbaud/poesies/Sang.html

    Hominisation

    « Ora et labora. »

    Meilleurs vœux aux singes savants que nous sommes.

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