
Ceux qui connaissent Jean-Luc Godard savent qu’il usait et abusait de cette figure de style fondée sur la croix, khiasmos en grec. Cela tombe bien.
Il se trouve que son dernier « film », Le Livre d’image, palme d’or spéciale à Cannes en 2018 – « C’était gentil, mais ce n’était pas nécessaire », a-t-il alors commenté – est exceptionnellement passé en salle, ce qu’il ne voulait pas à sa sortie, lors d’un festival de cinéma en province, ce qui m’a fait découvrir qu’il était toujours visible sur Arte.tv.
En le regardant, j’ai pensé que cet homme connaissait René Girard : en effet, on l’entend par exemple dire : « Il est presqu’impossible d’abolir la réciprocité entre les hommes… » ; il est question plus loin de « La guerre qui est divine en elle-même » dans une formule de Joseph de Maistre, exhumée par lui ; on peut lire aussi sur un carton que « La société est construite sur un crime ». Et puis il m’a semblé que l’ombre de René Girard portait plus loin que ces quelques citations ou allusions sur la place de la violence dans l’histoire humaine.
Au cours du « film », qui est naturellement bien plus une expérience sensorielle, un immense poème visuel et sonore dont le chaos mime celui de notre monde, qu’un film à strictement parler, ou un essai sur le modèle de Histoire(s) du cinéma (ce qu’il est un peu malgré tout), on entend la voix de Godard, cette voix de la grande vieillesse, tremblante et hésitante, énoncer régulièrement de fulgurantes (la plupart du temps…) formules prophétiques ou définitives telles qu’il les affectionnait ; et l’on entend cette phrase en particulier : « Dans l’ombre de l’Occident, il est certain que la représentation, plus précisément l’acte de représenter, implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation. Il y a un réel contraste entre la violence de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même ». (Ce n’est qu’à la lecture de quelques articles que l’on découvre plus tard qu’il reprend à son compte une phrase de Edward Saïd, un universitaire palestino-américain).
La formule est obscure, sibylline, en fait godardienne en diable. Mais il est certain que tout lecteur du blogue L’EMISSAIRE ne peut ici que dresser l’oreille : cette « violence de l’acte de représenter » qui débouche sur le « calme intérieur de la représentation elle-même » (quel calme ? Celui du cimetière ? Celui de la paix ?), a-t-elle quelque chose à voir avec une violence sacrificielle ?
Si l’on réfléchit à l’œuvre de Jean-Luc Godard du point de vue de la violence et de la représentation, c’est-à-dire de la violence exercée sur la représentation du réel dans et par le cinéma en général, et dans et par le cinéma de Godard en particulier, le parallèle avec Picasso vient immédiatement à l’esprit. Il est en effet admis que, de la même manière que Picasso n’a eu de cesse de détruire la peinture – à savoir un type de peinture dont il avait hérité – et d’inventer un nouvel acte de représentation, Godard s’est lui aussi acharné à détruire le cinéma représentatif, c’est-à-dire « réaliste », dont il avait hérité. Mais il n’avait jamais aussi clairement dénoncé que dans Le Livre d’image la violence exercée par l’Occident, et donc également par son cinéma, sur le sujet de la représentation, « cette violence de l’acte de représenter » : c’est une œuvre où, en utilisant lui-même une forme de violence – il n’est que de voir les réactions de rejet que ce « film » a pu susciter – il en finit avec tout récit et tout réalisme. S’il n’y a plus ni histoire ni acteurs, est-ce encore du cinéma ? N’oublions pas, pour remettre les choses en perspective dans son parcours artistique, le véritable geste sacrificiel qu’a été dans les années 70 sa rupture avec le milieu du cinéma et son rejet du statut de star qui était le sien à l’époque, pour entrer dans l’obscurité artisanale et égalitaire de la vidéo au service de l’activisme politique pendant de longues années. Si l’idéologie qu’il défendait apparaît aujourd’hui plus que discutable, il n’en demeure pas moins que la radicalité d’un tel geste correspondait bien à une prise de position par rapport au cinéma dont il n’a jamais dévié.
C’est cette violence cachée dans l’ombre de l’Occident et de son art que je voudrais tenter d’éclairer du point de vue de Godard, et qui sait, de Girard.
Pour cela, il nous faut remonter assez loin… Aux origines de ce que nous nommons aujourd’hui « acte artistique », en fait. Il me semble que c’est Jean Nayrolles qui a essayé de comprendre le plus nettement, en suivant la pensée de René Girard, les origines violentes de la beauté dans son livre Le Sacrifice imaginaire. Il la rattache au corps figuré qui, dans les origines, a été substitué à la victime émissaire ; pour lui, le corps figuré et les rituels, accompagnant sa présentation, et sa re-présentation, se devaient d’être les plus précieux et les plus « beaux » possible parce qu’ils constituaient un don à la divinité pour en obtenir le contre-don du calme rendu à la communauté. Mais Nayrolles rejette l’idée qu’il pourrait s’agir là d’un échange communauté/divinité dans le cadre d’un échange de type maussien ; suivant en cela René Girard bien sûr, il conçoit plutôt l’œuvre d’art, puisque c’est comme cela que cette tension vers la beauté sacrificielle finira par être laïquement appelée, comme un des instruments de la canalisation de cette violence. C’est de cette manière, ajoute-t-il, que la structure sacrificielle est devenue la matrice de certaines formes d’art dans leurs innombrables mutations historiques (et le cinéma en fait partie), et qu’elle a perduré jusqu’à aujourd’hui. Et c’est ainsi surtout que « ce ressort violent reste enfoui dans la mémoire artistique ».
Est-ce cette violence sacrificielle tapie au cœur de l’œuvre d’art, en l’occurrence cinématographique, que Jean Luc Godard a tenté de débusquer tout au long de sa vie artistique ? Une violence cachée dont l’objectif secret reste toujours identique : apporter la paix à la communauté en sacrifiant une victime ?
Il me semble que tout son cinéma le montre à l’évidence, si l’on prend conscience qu’il prend place dans le vaste mouvement artistique propre au vingtième siècle, qui a tenté de faire éclater le carcan représentatif issu de la Renaissance. En effet, les siècles qui ont suivi ont vu l’émergence progressive d’un « réalisme » qui, au final, s’est révélé n’être que le reflet, ou le procédé de la mainmise bourgeoise et capitaliste sur le désordre du monde, et dont l’instrument capital est le récit, tel qu’il s’est imposé dans la littérature, le théâtre et finalement le cinéma. Le récit, c’est-à-dire une histoire, – toujours la même, affirme Godard – avec un début, un milieu, une fin, un cadre chronologique, dramatique, géographique où on fait mine d’agiter des personnages clairement définis et poussés vers un but déterminé. Voilà ce que Jean-Luc Godard appelle être prisonnier d’une langue, comprise au sens d’une grammaire qui emprisonne le réel, lequel en vérité ne connaît pas d’histoire qui se dirigerait vers une fin selon des jalons bien repérés. Et il voit dans cette langue une grille tranchante qui ampute le réel et sa représentation de ses innombrables dimensions, une grille qui rejette les déchets qui en tombent pour ne garder que ce que l’idéologie du moment considère être les meilleurs morceaux, en tout cas ceux que le public avale le plus facilement : ce « calme de la représentation » déjà évoqué est peut-être celui de cette table où l’on nous convie, nous public, à nous nourrir de cette nourriture factice et frelatée, tirée d’un acte de violence bien cachée, exercée sur la richesse du réel et de l’art.
Dans une interview au sujet du « film » Le Livre d’image, écoutable sur France Culture, Olivia Gesbert se hasarde – elle s’est déjà fait ratatiner une ou deux fois par le monstre – à demander : « Mais, Jean-Luc Godard, n’avez-vous pas le sentiment d’être plusieurs ? – Plusieurs ? tonne le cinéaste, mais je suis cent mille, deux cent mille, trois cent mille ! – Et alors, lance la journaliste rassérénée, Jean-Luc Godard, il vous faut, dans un film, ramener tout cela à un ! – A un ? A un ? A deux cents, à trois cents, vous voulez dire ! »
Pour Jean Luc Godard, c’est donc la réalité, dans ses milliers de virtualités, et dans ses milliers de représentations artistiques virtuelles, qui est sacrifiée sur l’autel du réalisme et de sa langue, et cela dans un geste caché bien plus violent que ce que l’on imagine, puisqu’il nous prive de la parole, au sens saussurien (un Suisse…) du terme : c’est-à-dire qu’il nous prive, nous individus, de l’expression unique de notre individualité unique, et qu’il prive tout autant, et une grande partie du « film » y est consacrée, de leur parole les sociétés écrasées et invisibilisées par l’Occident.
Pour enfoncer le clou, en utilisateur consommé de la provocation et du paradoxe, qui selon lui sont au même titre que les jeux de mots des révélateurs et des dynamiteurs de la prison où nous enferme la langue, en y faisant éclater la puissance de la parole et du langage (dans le vocabulaire godardien, le langage est l’unité « image-parole »), Jean Luc Godard affirme que l’invention du cinéma parlant a été une catastrophe en privant le cinéma muet de son langage, qu’il a remplacé par le discours. Il rejoint ainsi Michel Serres qui estimait qu’imaginer que tout passe par le discours est une idée de professeur, de publicitaire ou de journaliste !
On peut donc penser que le cinéma de Jean Luc Godard a poursuivi un but essentiel à travers l’emploi systématique de tout ce que le cinéma platement et faussement réaliste rejette avec terreur : l’incohérence, le bruit, les parasites, le colorisme violent ( Fellini disait que le cinéma, c’est de la peinture avant d’être de la littérature ou de la dramaturgie), la syncope du heurt violent de séquences étrangères les unes aux autres, les discours interrompus et inintelligibles, des personnages insaisissables, un récit atomisé ou absent, le chaos sonore et visuel, les flashs, la poésie et ses associations arbitraires ou pas d’idées ou d’images, le déferlement incessant de plans saturés de signes, l’emploi des cartons du cinéma muet, les stridences musicales, les cris et j’en passe. Et ce but essentiel, c’est de rendre leur place à la parole et au langage, pour redonner au réel, et à l’art qui, par une re-présentation, tente d’en rendre compte, leur richesse et leur épaisseur : par exemple, L’adieu au langage, son film précédent, expérimentait la 3D pour y intégrer la profondeur, alors que Le Livre d’image travaille le son dans toutes les dimensions spatiales possibles.
Mais, dans ce projet godardien où le refus de la représentation est le refus du sacrifice et de la violence qui l’accompagne, il ne faut pas oublier l’élément capital qui ne cesse de l’habiter, et qu’Olivia Gesbert donne au cinéaste l’occasion d’énoncer : « Quelle est cette région centrale dont vous parlez dans votre cinquième partie ? demande-t-elle. – Mais c’est l’amour, bien sûr », répond d’une voix vacillante cet homme de bientôt quatre-vingt-dix ans qui vient de raconter qu’on lui a refusé de l’aider à mourir lors de sa dernière hospitalisation. Ce qu’on ne lui refusera plus ce treize septembre dernier.
Godard était peut-être, comme on me l’a suggéré, le dernier des romantiques. Mais cela ne peut être que dans le sens où il a cru jusqu’au bout, en prétendant l’inverse avec acharnement, en une sorte de religion de l’art dont il aurait été le dernier prêtre ; un prêtre moderne qui, dans un même geste, fait mine d’accomplir le sacrifice en faisant un film, mais dévoile simultanément le secret qui se cache derrière en espérant malgré tout conserver la grâce efficace du sacrifice.
« « Il est presque impossible d’abolir la réciprocité entre les hommes…la violence est une forme. » , « la violence est une forme », mantra godardien qui coupe la phrase de Girard comme l’hermétisme expulse le spectateur devant tant d’horreur, « l’innocent peut payer pour le coupable, tout doit être immolé sans fin jusqu’à l’extinction du mal, la guerre est donc divine en elle-même, transformez notre apocalypse en armée, ou crevez, c’est tout ! »
Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ?
« C’est en cherchant à instruire les hommes, que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées & aux impressions des autres, est également capable de connoître sa propre nature, lorsqu’on la lui montre, & d’en perdre jusqu’au sentiment, lorsqu’on la lui dérobe. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Montesquieu_-_Esprit_des_Lois_-_Tome_1.djvu/105
DÉMOCRATIE
« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Rimbaud_-_Les_Illuminations,_1886.djvu/110
On pense à la préface de Bobin du « Mallarmé et la parole de l’imam » de Cynthia Fleury :
« Encore faut-il préciser : personne n’est poète. Personne n’est saint. Seul le langage l’est quand il renonce à saisir l’insaisissable et qu’il n’est plus qu’un effet de sidération du poète ou du priant.
La vérité n’est pas atteinte dans le chant du soufi, pas plus qu’elle ne l’est dans la phrase surnaturellement obscure de Mallarmé.
C’est l’inverse : ce sont eux-le soufi qui tourne autour de la poussière de son âme, et le poète qui demande à l’univers mutique d’écrire son livre absolu- qui sont malgré eux atteints par la vérité informulable. Blessés par la lumière. À terre. »
https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782072889417-mallarme-et-la-parole-de-l-imam-cynthia-fleury/
Tout est dit, il nous reste à entendre ce qu’encore nous refusons d’écouter, la grâce n’est pas au sacrifice, comme l’art n’est pas aux prêtres romantiques, mais à ce qui, avant Abraham, était :
« On ne part pas. – Reprenons les chemins d’ici, chargé de mon vice, le vice qui a poussé ses racines de souffrance à mon côté, dès l’âge de raison – qui monte au ciel, me bat, me renverse, me traîne.
La dernière innocence et la dernière timidité. C’est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons.
Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère.
À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? – Dans quel sang marcher ?
Plutôt, se garder de la justice. – La vie dure, l’abrutissement simple, – soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s’asseoir, s’étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur n’est pas française.
– Ah ! je suis tellement délaissé que j’offre à n’importe quelle divine image des élans vers la perfection.
O mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant !
De profundis Domine, suis-je bête ! »
http://www.mag4.net/Rimbaud/poesies/Sang.html
Merci pour cette essentielle évocation.
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