Nouvelle édition du dernier livre de René Girard

Sept ans après le décès de René Girard le 4 novembre 2015, les éditions Grasset rééditent « Achevez Clausewitz », son dernier ouvrage. Cette réédition est augmentée d’une lettre inédite et d’une nouvelle préface de Benoît Chantre, l’interlocuteur de René Girard dans ce livre en forme d’entretiens. L’hebdomadaire Marianne a publié sur son site, le 4 novembre dernier, une interview de Benoît Chantre par Nidal Taibi, interview que nous reprenons ici avec leur aimable autorisation.

« Pour René Girard, la montée aux extrêmes peut être une source d’espérance »

Marianne : En 2007, vous avez publié Achever Clausewitz un livre d’entretien de René Girard, dans lequel il analyse le traité De la guerre du célèbre militaire prussien Carl von Clausewitz (1780-1831). Sa pensée y est délibérément apocalyptique. En quoi permet-elle de décrypter la menace de recours à l’arme nucléaire brandie par Vladimir Poutine ?

Benoît Chantre : René Girard n’était pas un stratège, mais un lecteur exigeant de « grande littérature » : Sophocle, Shakespeare, Cervantès, Stendhal, Dostoïevski ou Proust. C’est ainsi qu’il a découvert le texte clausewitzien, dont le romantisme l’a vite frappé. Clausewitz est un être de passion. Il nourrit pour Napoléon une haine admirative, qui le fait parfois ressembler à certains héros de Dostoïevski. Le stratège prussien participe ainsi de l’histoire du nihilisme, qui ne fait qu’un avec la montée du ressentiment.

Il y a des points de ressemblance avec la situation actuelle, c’est indéniable. La défense de la « vieille Russie » est un leurre, quand il est clair que Poutine veut détruire pour détruire et non pour négocier. De là à passer « au stade supérieur », il peut s’en falloir d’un cheveu.

Justement. Votre entretien s’ouvre par une réflexion sur le « concept fascinant et effrayant » de « montée aux extrêmes » . Vous semble-t-il d’actualité dans la conjoncture actuelle ?

Le concept de « montée aux extrêmes » permet à Clausewitz de définir la « guerre absolue », celle où aucune « friction » (élément imprévisible, retard, distance géographique…) n’empêche plus la « guerre réelle » de devenir « absolue ». Quand la « volonté de fer » du chef de guerre sait faire passer le peuple et son armée de l’« intention d’hostilité » au « sentiment d’hostilité », quand le général sort de son ordre et dicte ses fins au chef d’État, alors la « guerre absolue » se profile à l’horizon.

C’est l’un des risques du moment que nous sommes en train de vivre, où la contre-offensive des Ukrainiens soutenus par l’Occident surprend le monde entier. Mais, en réalité, ce n’est pas ce type de guerre qui nous menace. Poutine ne réussira pas à mener une « guerre totale », c’est-à-dire à mobiliser tout son peuple. L’Ukraine tient bon, mais sa contre-attaque reste pour l’instant limitée. Comment mettre fin au conflit sinon par une surenchère fatale ? Cette dernière peut se déclencher toute seule. Comme elle peut aussi ne pas se déclencher.

Pourtant, René Girard, en bon chrétien, n’était pas effrayé par cette hypothèse apocalyptique…

Je ne sais pas ce que veut dire l’expression « bon chrétien ». René Girard a connu la Deuxième Guerre en France et les explosions de Hiroshima et Nagasaki. Parti aux États-Unis, il a connu les guerres de Corée et du Vietnam. Sa biographie, dont j’achève la rédaction, va révéler tout ce que son œuvre doit à l’angoisse ressentie dans les années 1950 et 1960. Sa conversion n’a rien d’une médication.

Girard a toujours été « effrayé » par la possibilité d’une guerre nucléaire. Mais sa pensée apocalyptique, qui « mord » malheureusement si bien sur notre époque, fait aussi de cette montée des périls la source d’une espérance. C’est maintenant que les textes prophétiques vont se faire entendre. C’est au cœur du péril que nous est aussi donnée la chance de le conjurer.

L’une des raisons pour laquelle l’opinion publique exclut le risque d’une guerre nucléaire est sans doute qu’on estime nos États suffisamment rationnels pour ne pas y céder. Or, Clausewitz alertait que « même les nations les plus civilisées peuvent être emportées par une haine féroce »

Clausewitz parle ici de la « guerre totale », celle qui est soutenue par le « sentiment d’hostilité » de tout un peuple. Il l’a vu monter avec les guerres napoléoniennes. Mais nous ne sommes plus à l’époque des guerres de masses qui ont culminé avec la bataille de Stalingrad. Je ne pense pas, en effet, que les peuples veuillent aujourd’hui la guerre au sens où la voulaient les États totalitaires. On le voit bien dans la mobilisation des Russes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas un succès. Le risque nucléaire, en revanche, est technologique. Dans la tension qui monte, avec cette guerre conventionnelle qui s’éternise, une étincelle pourrait faire exploser la poudrière.

René Girard reste avant tout connu pour sa théorie du « désir mimétique ». Quel est le lien entre le désir mimétique et la perspective apocalyptique ? Autrement dit : dans quelle mesure le désir mimétique peut-il conduire à l’apocalypse ?

Le désir mimétique constitue une impasse de la relation, que René Girard a décrite dans les œuvres romanesques et les tragédies grecques, avant de la retrouver dans la menace conjurée par les rituels et les prohibitions des sociétés premières. Cette pathologie du désir, qui peut prendre une dimension collective, est fondée sur une « méconnaissance » : je ne veux pas entendre que j’imite mon rival, qui, lui non plus, ne veut pas entendre qu’il m’imite.

C’est ce que Girard appelle la « médiation double », le stade où les deux ennemis s’accrochent à des différences mensongères au moment même où ils se ressemblent de plus en plus aux yeux d’un observateur extérieur. Cette « indifférenciation », longtemps conjurée par les boucs émissaires, les sacrifices rituels et les interdits, a été ensuite contenue, au niveau de territoires entiers, par la création de l’État moderne.

C’est quand les États entrent, à leur tour, dans des rivalités mimétiques, avec les pathologies génocidaires qui s’ensuivent, qu’on peut voir apparaître la « montée aux extrêmes », comme au temps de Hitler et Staline. À l’heure où le droit international peine à nouveau à se faire entendre, un conflit qui s’enlise peut, de manière aléatoire, se voir imposer un point final. Mais ce pourrait être aussi celui de l’humanité.

Vous avez publié Achever Clausewitz en 2007, à savoir dans un contexte où la menace d’une guerre nucléaire paraissait quasi complètement exclue. Quelle en est la genèse ?

Le contexte de ces entretiens était celui de l’après 11-septembre. Il appelait une compréhension du terrorisme, à laquelle nous nous sommes attelés. Nous pensions que cette forme de violence politique pouvait devenir l’étincelle que je viens d’évoquer. En réalité, nous sommes en train de découvrir que Daech, ce fruit vénéneux d’une institution théologico-politique en cours de décomposition, préfigurait la bénédiction récemment donnée par le patriarche Kirill au nihilisme dont Poutine est le nom. C’est donc une nouvelle étape de la montée aux extrêmes à laquelle nous assistons.

Achever Clausewitz, René Girard avec Benoît Chantre, Grasset, 496 p., 25 €

Une réflexion sur « Nouvelle édition du dernier livre de René Girard »

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