Guérisons et résurrections dans les évangiles (1ère partie)

par Benoît Hamot

1 – La folie de Légion

Qui est contre Jésus ? A cette question, personne n’ose plus lever le doigt. Est-ce à dire que le christianisme a triomphé ? Cela se saurait… Pourtant, chaque parti entend bien se prévaloir de l’enseignement de Jésus, depuis le Dalaï-Lama jusqu’à Vladimir Poutine, chacun entend tirer parti de celui qui est devenu un modèle universel. Dans ce contexte, la théorie mimétique se propose d’approfondir l’enseignement du Rabbi galiléen dans une direction désormais scientifique, c’est-à-dire dans tous les domaines des sciences humaines, de la psychologie à l’économie politique. Selon René Girard, les évangiles achèvent un long processus de dévoilement du réel, dont la Bible dans son ensemble, et particulièrement les prophètes, rendent compte.

Néanmoins, la question des résurrections telles qu’elles sont relatées dans les évangiles reste largement controversée ; par d’autres que Girard,bien sûr. Résurrections du fils de la veuve de Naïn, de la fille de Jaïre, de Lazare, et enfin, résurrection de Jésus. La croyance en la réalité de ces résurrections serait apparemment un reliquat d’une « lecture sacrée, mythologique », ou relevant d’une pure mystification pour Gérald Messadié [1] et pour tant d’autres, qui se réclament de la science ou du simple « bon sens ». Un passage célèbre du livre de René Girard, Le bouc émissaire, dans lequel il est question de la guérison du dénommé Légion, le possédé de Gérasa, permettrait d’analyser l’ensemble des exorcismes et des guérisons opérées par Jésus du point de vue d’un rapport pernicieux entre un groupe et un individu bouc-émissaire. Selon cette interprétation, le possédé ou le malade « somatise » en intériorisant la violence de son entourage.

L’analyse de Girard portant sur Légion est d’autant plus percutante qu’elle s’accorde avec la parole des fous, telle que le psychiatre et psychanalyste Henri Grivois a su la recueillir. Par exemple : «  Je suis tout le monde, je suis vous, vous et vous. Essayez de comprendre ça. […] Je suis le résultat de tout le monde [2] ». Sur la base de ces témoignages poignants, Grivois fonde non seulement une théorie, mais surtout une pratique thérapeutique efficace. Trente ans d’urgences psychiatriques, une amitié féconde et des recherches menées avec Girard, Dupuy, Anspach… lui ont permis d’élaborer un vocabulaire précis : concernement et centralité décrivent les phases remarquables et caractéristiques de l’entrée dans la psychose. Girard restait à cet égard fort imprécis en utilisant un même terme – mimétisme – s’appliquant à une théorie générale de l’homme, toutes disciplines confondues. Et ce n’est certes pas lui faire un reproche que de signaler ce manque de précision. Comme il le dira lui-même, il incombe à d’autres que lui de poursuivre la recherche et ses applications possibles dans des domaines précis et variés.

L’épisode de Légion est particulier entre tous, car il s’agit assez clairement d’un cas de psychose. C’est une exception dans la longue série des miracles réalisés par Jésus, si on veut bien exclure les nombreux cas de « possessions », trop imprécisément relatés pour qu’un tel diagnostic puisse être posé [3]. Or s’il parait légitime d’établir un parallèle entre la folie de Légion et la théorie girardienne du bouc émissaire – ce qui correspond à la centralité dans le cadre de la théorie de Grivois –, complétée par des phénomènes de réciprocité mimétique – ou concernement–, on doit néanmoins reconnaître que l’analyse de type anthropologique présentée par Girard ne suffit pas à expliquer la psychose. Elle revient à affirmer, en gros, que les Géranésiens seraient parvenus à un stade de développement trop avancé pour pratiquer des sacrifices humains en toute visibilité, mais qu’ils ont encore besoin d’un bouc émissaire humain sous une forme trop dégradée pour y reconnaître les rituels antérieurs. Si c’était vraiment le cas, le nombre de psychotiques ne serait pas resté constant dans toutes les cultures, et vraisemblablement de tous les temps, touchant invariablement 1% de la population. Bien sûr, les phénomènes de bouc émissaire n’ont pas cessé autour de nous, mais on peut raisonnablement espérer que notre capacité à les déceler a augmenté avec la diffusion du christianisme ; cette constatation forme d’ailleurs l’argument principal développé dans Le bouc émissaire.

Girard ne parvient pas non plus à expliquer pourquoi Légion reconnaît immédiatement Jésus de loin, accourt, et déclare en se prosternant devant lui : « Que me veux-tu, Jésus, fils du Dieu très haut ? Je t’adjure, par Dieu, ne me tourmente pas ! » (Mc.5, 7) Ce qui n’est pas mal vu de la part d’un prétendu païen, étranger au judaïsme… Et Jésus ne rencontrera à aucun moment un juif capable d’une acuité aussi extraordinaire, bien que toute sa culture aurait dû l’y conduire. Bien sûr, on peut objecter que ce n’est pas un individu qui parle, mais la foule en lui : « Légion » ou « tout le monde » comme l’expriment les témoignages recueillis par Grivois. Mais on également est en droit de supposer, avec Girard, qu’un bouc émissaire est mieux à même de reconnaître la vérité du christianisme que ses propres persécuteurs. Or « Légion » s’exprime ici à la première personne, et non au pluriel. Dans ce dialogue, la succession des « je » et des « nous » est à cet égard remarquable : « Légion est mon nom, car nous sommes beaucoup. » (Mc. 5, 9).

2 – Psychose et connaissance

On peut alors risquer l’hypothèse suivante : la psychose correspondrait à une forme supérieure de connaissance, dont les témoignages recueillis par Grivois permettent également de rendre compte. L’entrée dans la folie suit fréquemment une extrême sensibilité à la présence de ce bain mimétique dans lequel nous nageons tous, mais sans nous en rendre compte. Car les humains ont enclenché, dès leur venue au monde, une forme de pilotage automatique consistant en une réciprocité gestuelle et comportementale largement inconsciente [4]. Et Grivois de préciser à ce sujet : « Les mécanismes déréglés dans la psychose naissante sont ceux-là même qui, régulés, font l’être humain [5]. » Lorsque ces mécanismes de pilotage automatique se dérèglent un peu, une « inquiétante étrangeté » (Freud) apparaît, ce que chacun peut ressentir à un moment ou à un autre de sa vie. Elle s’amplifie parfois, pour finir par devenir attirante – source de connaissance et de puissance –autant qu’envahissante car également source d’angoisse, de perte des repères fondamentaux, y compris de son propre nom. Le fou a le sentiment d’être dirigé par les autres, et parfois de les diriger par l’effet d’un fluide télépathique, d’ondes d’influence,ou autre formulation typique d’une réalité qu’il est seul à percevoir avec autant d’acuité. Cette forme particulière de connaissance l’isole irrémédiablement, car elle n’est pas prise au sérieux : et la méthode de Grivois consiste précisément à la prendre au sérieux.

Cette hypersensibilité aux interactions mimétiques est douloureuse autant qu’exaltante, et il serait simpliste d’en accuser les autres, d’en rendre responsable la société, la culture, ou je ne sais qui. Simplification qui est le fait conjoint d’une certaine sociologie et psychologie, mais aussi, dans ce cas précis, le fait de l’interprétation girardienne du récit évangélique. Encore une fois : ce n’est pas une critique, car les corrélations entre sa théorie du sacrifice, structurant l’ordre social, et le potentiel déstructurant du mimétisme, origine de la folie telle qu’elle apparait dans l’épisode de Légion, sont trop évidentes pour ne pas mériter d’avoir été soulignées avec force. René Girard nous ouvre ici des perspectives passionnantes.

Pour autant, reconnaissons que cette forme de psychologie, consistant à accuser un milieu environnant toxique qui serait responsable de la plupart des manifestations psychopathologiques, a connu son apogée dans les années 70, et ce indépendamment de l’élaboration de la théorie mimétique. On peut considérer le livre célèbre du psychiatre et psychanalyste Bruno Bettelheim [6] comme fondateur à cet égard. Suite à l’expérience des camps de concentration, Bettelheim en déduit que si une telle épreuve peut rendre fou, un milieu aménagé de façon strictement inversée devrait être à même de restaurer la santé mentale d’enfants qu’il suppose être victimes de l’influence pernicieuse de leur mère, ou plus généralement de leur entourage affectif. On connaît la suite ; s’étant particulièrement appliquée à l’autisme, sa méthode s’est révélée largement inopérante, voire toxique, entraînant de surcroît un sentiment de culpabilité chez les parents d’enfants autistes, sommés de se livrer eux-mêmes à une cure psychanalytique pervertie par cette accusation pernicieuse. Après la découverte d’une cause organique à ces troubles, Bettelheim et à travers lui, la psychanalyse dans son ensemble se sont trouvés discrédités. Bien qu’il s’agisse d’une erreur manifeste, le reproche est en partie injustifié, car pour avoir vécu quelques années dans un « lieu de vie » empruntant largement au modèle de Bettelheim, je peux témoigner de son efficacité sur d’autres troubles que l’autisme [7]. L’influence du milieu est réelle, évidente, et on peut regretter que de tels lieux aient été remplacés trop souvent par des « camisoles chimiques ».

Cet aparté sur Bettelheim vise simplement à signaler son influence sur l’approche girardienne de l’épisode géranésien, à une époque où « la société » était largement mise en accusation et l’individu placé en position de victime. Mais la psychose ne s’explique pas aussi simplement, la folie ou la possession démoniaque de Légion non plus. Car si la société actuelle continue à exclure les fous, c’est que nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que les géranésiens, même si nos camisoles chimiques retiennent nos fous plus efficacement que les anciennes chaînes.

(la suite de l’article sera publiée ultérieurement)


[1] Gérald Messadié, L’homme qui devint Dieu, présenté sous une forme romancée et : Les sources du précédent ouvrage, où le rédacteur en chef de Sciences et vie, appuie une démonstration qui se veut aussi historique et scientifique que contestable.

[2] Henri Grivois, Grandeur de la folie, p.16

[3] Je rappelle que l’Eglise Catholique forme toujours des exorcistes, et que dans le cadre de cette formation, on apprend avant tout à distinguer ce qui est d’ordre psychologique (ou psychiatrique) de la possession satanique. Dans le cas de Légion, cette distinction reste difficile à établir, mais il est possible de considérer son versant psychotique sans pour autant nier l’aspect satanique : c’est cette voie que je propose d’explorer ici, à titre d’hypothèse, malgré le fait de n’être ni psychiatre, ni exorciste.

[4] Certains n’ont pas hésité à élever cette réciprocité, une fois parvenue à la conscience, au rang de recette du bonheur : « Smile and the world smiles with you ».

[5] Henri Grivois, Crise sacrificielle et psychose naissante, in : Girard, 2008, Cahiers de l’Herne p.70

[6] Bruno Bettelheim, Le cœur conscient (1960)

[7] Des troubles psychosociaux, évidemment. L’association « Lieu de vie  de Sautou » à Castanet (Tarn-et-Garonne) a été un haut lieu de ce mouvement, sous l’impulsion du couple Nosal, où beaucoup d’enfants ont pu retrouver le chemin de l’exigence et de la liberté. 

3 réflexions sur « Guérisons et résurrections dans les évangiles (1ère partie) »

  1. On attend la suite avec impatience parce qu’on ne voit pas tout de suite le rapport qui, selon vous, doit être fait entre « résurrections et guérisons », soit entre la mort vaincue et la conversion, même si dans son premier livre, Girard associe la conversion (le passage de l’obscurité à la lumière ou du mensonge à la vérité) de Don Quichotte ou de Julien Sorel, de Pavel Pavlovitch, etc. à l’imminence de leur mort. Mais ici, il s’agit de psychopathologie, de phénomènes de possession et de dépossession, quel rapport avec la Résurrection ?

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  2. Benoît,

    Vous soulevez des points importants en ce qui concerne ce passage, bien mystérieux, de l’Évangile selon St Marc. Les interprétations traditionnelles n’ont pas assez insisté sur la remarquable clairvoyance des « possédés », qui reconnaissent en Jésus le Messie, même s’il y en a d’autres : Siméon et Anne, présentés comme des prophètes dans Luc.
    Je me demande s’il ne faut pas se détacher de l’interprétation pathologique, l’assimilation de la possession à la folie. Comme vous le dites, les démoniaques se caractérisent par leur conscience supérieure, notamment des phénomènes mimétiques, or percer à jour les interactions mimétiques et prendre conscience du mécanisme victimaire et du rôle que nous y jouons, cela porte un nom : d’après Girard ce n’est autre que la Révélation.
    Le passage prend alors une signification essentiellement symbolique. De rares humains deviennent conscients et sortent de l’unanimité sacrificielle, ce qui a deux conséquences : ils sont libres (on ne peut plus les lier) et ils sont rejetés par leur communauté. Il manque pourtant une étape dans leur cheminement vers la véritable liberté : renoncer au monde, se convertir. L’homme n’arrive pas à choisir entre le monde et le Royaume : « il le suppliait avec insistance de ne pas les envoyer hors du pays ». Le troupeau de porc se précipitant du haut de l’escarpement fait penser à la mise à mort de la victime émissaire à l’envers. L’homme a expulsé la foule en lui.
    Le passage pourrait-il représenter symboliquement la naissance d’un prophète ? Ce y compris l’inévitable crise qu’il faut traverser une fois la Révélation acquise ? « Va dans ta maison auprès des tiens et rapporte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde. » Ce n’est certes pas la seule occurrence d’un individu converti qui s’en va témoigner de ce qu’il a vu.
    Merci pour cet article, qui souligne des détails cruciaux du texte trop souvent considérés comme anecdotiques dans les interprétations traditionnelles. J’attends la suite avec impatience.

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  3. Comme je le précise dans une note, la différence entre psychose et possession est difficile à établir, et si j’ai quelques notions et une expérience en psychanalyse appliquée, la pratique exorciste m’est étrangère : mais je peux néanmoins repérer quelques cas de possession autour de moi, qui n’entrainent pas de psychose (le problème, c’est qu’inviter ces personnes à voir un exorciste n’a rien d’évident dans le contexte culturel actuel…). Je place clairement le cas Légion du côté psychotique, car le discours typique qui marque l’entrée dans la psychose, repéré par Grivois, apparait avec une particulière évidence. Je pense néanmoins que l’origine de cet état général (ce n’est pas une maladie) est à chercher dans un évènement réel, en rapport avec l’accusateur public (Satan), et c’est également tout à fait clair dans le cas Légion, comme Girard nous le montre. Ainsi, la différence entre possession et psychose est-elle réellement complexe, et l’objet de mon article visait notamment à montrer pourquoi l’interprétation girardienne est incomplète, et peut donner lieu à une interprétation scientiste de type sociologique ou théologique. Mais cela s’éclaircira, je pense, dans la seconde partie.
    Je rejoins Christine sur le rapport entre l’imminence de la mort et la conversion. Ce n’est pas seulement le fait des héros dans les romans. Je connais le cas d’un proche, entré dans la psychose, qui s’étant défenestré et ayant survécu à sa chute, en est immédiatement et définitivement sorti. Une pratique moyenâgeuse, consistant à effectuer un « sacrifice » dont le fou est la victime, afin de le guérir, a notamment été étudiée par Guy Lefort, mais ses recherches n’ont malheureusement pas été publiées, et je ne saurais vous en dire plus à ce sujet, qui mériterait d’être approfondi. Pour répondre à Hervé : non, cela n’a pas fait de lui un prophète… et cela n’a pas été le cas de Légion non plus semble-il, à moins d’élargir ce terme en dehors du cercle culturel judaïque qui le contient.

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