
Cette année 2022 est à la fois le centenaire de sa naissance et les vingt ans de sa disparition ; deux raisons d’honorer sa mémoire. Mais pourquoi dans ce blogue dédié à René Girard ?
Permettez-moi un souvenir personnel. En février 2015, l’Association Recherches Mimétiques organisa une journée en l’honneur de René Girard, à la suite de son décès en novembre 2014. Au cours de l’après-midi se tint une messe en l’église de Saint-Germain-des-Prés et le soir, un concert fut donné par l’ensemble à cordes constitué par les neveux et nièce de René Girard. J’eus la chance d’y être invité. Avant que la musique ne parle, Jean-Luc Marion, manifestement ému, fit une allocution pleine de profondeur et de gravité. Au moment de commencer l’un de ses paragraphes, au lieu de dire « Selon René Girard… », il dit : « Selon Michel Henry… ». Il s’interrompit presqu’immédiatement, ayant perçu sa méprise, puis il ajouta, un instant plus tard : « Voilà un lapsus dont il y aurait beaucoup à dire ».
Ce blogue a déjà évoqué les liens qu’il est possible de tisser entre ces deux penseurs : https://emissaire.blog/2021/01/28/etoiles-doubles-rene-girard-et-michel-henry/
Pour Michel Henry, la civilisation occidentale s’inscrit aujourd’hui dans ce qu’il appelait le « projet galiléen ». Ce projet consiste à circonscrire le réel aux seuls phénomènes matériels et mesurables, et par conséquent d’expulser (pour employer un terme à forte connotation girardienne) la subjectivité. Ce faisant, selon Michel Henry, c’est la vie elle-même qui se trouve expulsée. Il a exprimé cette vision dans de nombreux endroits, notamment dans « La Barbarie » et dans « Du communisme au capitalisme ». Jamais il ne l’aura formulée avec autant de puissance que dans la dernière page de « C’est moi la Vérité », page d’anthologie dans laquelle sa lucidité n’efface pas l’espérance. La voici en guise d’hommage :
« Partout où l’homme ou la femme n’est qu’un objet, une chose morte, un réseau de neurones, un faisceau de processus naturels – où quiconque, mis en présence d’un homme ou d’une femme, se trouve en présence de ce qui, dépouillé de du Soi transcendantal qui constitue son essence, n’est plus rien, n’est plus que de la mort.
« En ces jours-là, les hommes chercheront la mort mais sans la trouver ; ils souhaiteront mourir mais la mort les fuira » (Apocalypse, 9,6).
Les hommes abaissés, humiliés, méprisés et se méprisant eux-mêmes ; dressés dès l’école à se mépriser, à se tenir pour rien – pour des particules et des molécules ; admirant tout ce qui est moins qu’eux ; exécrant tout ce qui est plus qu’eux. Tout ce qui est digne d’amour ou d’adoration. Des hommes réduits à des simulacres, à des idoles qui ne sentent rien, à des automates. Et remplacés par eux – par des ordinateurs, par des robots. Les hommes chassés de leur travail et de leur maison, poussés dans les coins et dans les creux, recroquevillés sur les bancs du métro, dormant dans des boîtes en carton.
Les hommes remplacés par des abstractions, par des entités économiques, par des profits et de l’argent. Les hommes traités mathématiquement, informatiquement, statistiquement, comptés comme des bestiaux et comptant pour beaucoup moins qu’eux.
Les hommes détournés de la Vérité de la Vie, se jetant sur tous les leurres, les prodiges où cette vie est niée, bafouée, singée, simulée – absente. Les hommes livrés à l’insensible, devenus eux-mêmes insensibles, dont l’œil est vide comme celui d’un poisson. Les hommes hébétés, voués aux spectres, aux spectacles qui exposent partout leur propre nullité et leur déchéance ; voués aux faux savoirs, réduits à des coquilles vides, à des têtes inhabitées – à des « cerveaux ». Les hommes dont les émotions et les amours ne sont que des sécrétions glandulaires. Les hommes qu’on a libérés en leur faisant croire que leur sexualité est un phénomène naturel, en lieu et place de leur Désir infini. Les hommes dont la responsabilité et la dignité n’ont plus aucun site assignable. Les hommes qui, dans l’avilissement général, envieront les animaux.
Les hommes voudront mourir – mais non la Vie.
Ce n’est pas n’importe quel dieu aujourd’hui qui peut encore nous sauver, mais – quand partout grandit et s’étend sur le monde l’ombre de la mort – Celui-là qui est Vivant. »
Cette dernière phrase ne rejoint-elle pas la vision apocalyptique de Girard, pour qui le mécanisme sacrificiel, représenté par les dieux archaïques (« n’importe quel dieu »), est définitivement impuissant à sortir l’humanité de la crise mimétique ?
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Réf. : « C’est moi la Vérité – pour une philosophie du christianisme », Michel Henry, éditions du Seuil, mars 1996, 345 pages.
« Les hommes envieront les animaux » , au risque de leur donner des droits ?
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Ces quelques lignes de Michel Henry ne sont-elles pas une réponse à la question : L’objet du désir un impensé de la théorie mimétique ?
Parler d’objet du désir, mis à part l’objet inanimé, n’est-il pas le signe du désir déjà métaphysique avec sa violence inéluctable ?
Objectiver l’autre n’introduit-il pas mécaniquement une transcendance déviée ?
Aussi n’est-il pas permis de penser, qu’au-delà de Jean Marc Bourdin donc de René Girard pour qui la seule liberté que nous ayons serait le choix du modèle mais pourrait-être de ne pas objectiver l’autre ?
Le choix du modèle peut s’avérer plus difficile et aléatoire qu’une éthique du sujet ou parole de séparation d’inconnaissable entre Je et Tu (un Je qui pose comme prémisse un Tu qui dépasse toutes objectivations imaginables).
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