
Il ne s’agira pas ici de parler du film de Luis Buňuel, dont l’affiche sert à illustrer le présent billet, ou alors à la marge. Je souhaite plutôt évoquer ce qui me semble ici une étrangeté de la géométrie du désir girardien : le manque d’intérêt pour l’objet du désir.
Celui-ci apparaît explicitement lorsque le désir conduit l’être désirant et son modèle-obstacle à focaliser leur attention sur leur rivalité au point de perdre tout intérêt pour l’objet originel de leur désir commun. Mais avant même cette phase violente, l’objet du désir me semble d’emblée réifié par la théorie mimétique. Dans ce jeu de rôles, il n’en joue aucun et il n’est guère là que pour se faire expulser dans le second temps de la rivalité et des modèles-obstacles devenus des doubles.
Or, dès lors qu’il s’agit de rapports humains, dès lors que l’objet convoité n’est pas inerte mais fait de chair et de sang et susceptible de ressentir des émotions, est-il logique de simplifier le tableau au point de le traiter par une sorte de toutes choses égales par ailleurs comme aiment à le faire les mathématiciens ?
Car le plus souvent, ce n’est pas un bien matériel, fréquemment duplicable ou fabricable en série qui est l’enjeu du désir, mais un être aimé dont l’affection est recherchée, qu’il s’agisse d’une amante ou d’un amant comme on disait au XVIIe siècle, d’un enfant lors d’un divorce ou plus simplement dans la vie familiale courante, d’une mère ou d’un père dont la préférence est à obtenir, d’une équipe de travail à séduire pour mieux la mobiliser, d’une population en cas de guerre, de colonisation ou, là aussi plus banalement, d’élections démocratiques. Parmi les auto-transcendances, celle qu’il est d’usage de nommer, faute de mieux, l’opinion publique, cruciale dans nos régimes qui se veulent démocratiques, n’est autre qu’une émotion collective. Il n’y a pas si longtemps, Benoît Hamot usait dans ce blogue de la belle expression de “l’air du temps” (https://emissaire.blog/2022/08/23/les-limites-du-concept-de-mediation-interne-externe/ ). Il est certes possible de traiter l’opinion publique ou l’air du temps comme des résultantes du mécanisme, mais pas une population, une équipe de travail, une assemblée de fidèles, les tenants d’une idéologie, un collectif de bénévoles, un parent, un enfant ou la personne aimée.
Dans Mensonge romantique et vérité romanesque ou les autres ouvrages à l’origine de la psychologie interdividuelle, il me semble que le désir de l’objet du désir n’est que très peu abordé, sauf peut-être à travers certaines pathologies comme la coquetterie ou le sado-masochisme. Mais là encore, la coquette ou le partenaire d’une relation sado-masochiste n’est pas vu comme objet du désir mais sujet à un désir. Mon titre interrogatif et les idées que je développe ici constituent un appel à témoins de la pensée girardienne, qui m’indiqueront les passages où l’objet du désir est aussi sujet au désir et acteur à part entière du désir. Il est fort possible que je ne sois pas parvenu à me les remémorer.
Car s’il est bien un espace de relative liberté, c’est celui que crée la situation où un objet de désir a le choix entre ses convoitants, ses “appropriants” mimétiques : dans le théâtre de Molière, il est fréquent que l’intrigue mette aux prises un père avec sa fille et d’autres membres de la famille qui la soutiennent pour le choix d’un mari/parti. Bref, l’objet du désir est aussi souvent un sujet désirant qui complexifie le mécanisme de la théorie mimétique. Quand René Girard en arrive à la conclusion que la liberté se résume au choix de son modèle et que le seul modèle émancipateur est le Christ, a-t-il vraiment raison ? Certes, choisir entre des “appropriants” relève d’une forme de servitude volontaire, mais l’oxymore de La Boétie fait une place à la volonté. Et de tels choix que mon ami Gilles Tenoux qualifie d’imparfaits sont des choix majeurs durant toute la vie : des amis, un conjoint, un employeur, un chef, un parti politique ou un candidat à qui confier le pouvoir, une idéologie à laquelle s’affilier, etc. L’objet du désir a donc fréquemment l’occasion d’être un acteur du désir sans être pour autant modèle ou sujet premier du désir mimétique. Et la situation où se mêlent plusieurs positions d’être désirant, de modèle et d’objet du désir ou encore d’obstacle et de rival est plus réaliste que le schéma archétypal du triangle mimétique. Pensons à Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché.
Au terme de ce qui reste pour moi une interrogation que je vous soumets, je comprends mieux certaines critiques féministes de la théorie mimétique : en choisissant un corpus littéraire d’auteurs masculins enclins le plus souvent à envisager le désir de leur point de vue, la pensée de René Girard a pu apparaître comme contribuant à la réification de la femme objet du désir. De ce point de vue, il est heureux que Liv Strömquist (https://emissaire.blog/2022/08/02/dans-le-palais-des-miroirs/) que nous a récemment fait connaître ici Jean-Louis Salasc, ait montré dans sa bande dessinée anthropologique que la théorie mimétique était aussi utile au point de vue féministe qu’à tous ceux qui se préoccupent du sort des victimes des mécanismes du désir mimétique.
Article vraiment novateur auquel j apporte une contribution toute anecdotique.
Assistant à une présentation du triangle mimétique, le conférencier le décrit avec un homme désirant une femme parce que la position sociale de son mari, etc… une auditrice demande : et ça marche aussi pour les femmes ? Il répond : pourquoi pas, par exemple si une femme en vue a un sac à main de telle marque, alors d’autres femmes vont le vouloir aussi. J’ai alors demandé pourquoi les hommes s occupaient des femmes et les femmes des sacs… il est resté bouche bée… on à la même chose chez Levinas : le sujet qui interroge, transmet, hiérarchisé, désire….est toujours masculin …!
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C’est qu’il n’avait pas vu le film Charulata, où l’objet du désir est masculin…
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Cher Jean-Marc,
Merci pour cet article et aussi pour la question qu’il pose. Je la crois fondamentale.
La réification de l’objet de désir (lorsqu’il s’agit d’un être humain ce qui est souvent le cas, comme tu le rappelles) est à mon avis constitutive du triangle mimétique, et plus généralement des phénomènes mimétiques violents que Girard a décrit. Bien plus, le basculement du regard qui rend à cet objet sa place de sujet n’est pas un phénomène induit par je ne sais quelle recette miracle qui nous ferait sortir de la confrontation mimétique ; c’est le remède. A noter que l’inverse vaut pour un objet inanimé, qui prend sous le double désir du sujet et du médiateur une dimension transcendantale ; là, il s’agit plutôt de reconnaître que l’objet n’est qu’un objet inanimé, sans valeur particulière.
J’ai découvert l’importance de cette question dans plusieurs passages évangéliques. En Matthieu 15, 21-28, la confrontation âpre entre Jésus et une femme cananéenne a pour objet la fille de cette dernière, accusée de possession. A la fin elle est guérie par Jésus. Pas une seconde nous ne nous étonnons de la réification de la fille par Jésus (par tout le monde en fait). Il ne la mentionne pas une fois, il ne va pas la voir. A quoi rime cette guérison non demandée par la principale intéressée ? Quelque part, pour préserver l’esprit des Evangiles, il faut bien qu’il y ait basculement du regard sur la fille, sinon on reste enfermé au niveau d’une lecture « magique » des miracles.
Même question en ce qui concerne le serviteur du centurion romain (Matthieu 8, 5-13), ou de son esclave (Luc 7, 1-10), ou encore du fils d’un officier royal (Jean 4, 46-54). Dans ce dernier texte, Jean ne parle pas explicitement de réification, mais il assimile la déshumanisation de l’Autre à un état de maladie mortelle (« Seigneur, descends avant que mon enfant ne meure ! »). Il faut entendre, je crois, « ne meure définitivement à mes yeux ». La « guérison » se traduit par l’annonce collective du retour à la vie, c’est-à-dire de la transformation de l’objet en sujet (« ses serviteurs vinrent à sa rencontre et dirent : « Ton enfant vit ! » »). De même, c’est presque toujours un regard collectif qui enlève à la personne son statut de sujet (« ta fille est morte, pourquoi ennuyer encore le maître ? » Marc 5, 35)
Dans la Bible, la vie n’est pas un état individuel objectif, elle est donnée ou enlevée par le regard que nous portons à l’Autre. A noter que dans les interprétations que nous faisons de ces textes, pas une seconde nous ne remettons en cause cette réification ; personne ne se pose jamais la question du libre arbitre des bénéficiaires anonymes des pouvoirs de guérison de Jésus. il semble bien que notre lecture des textes reste fondamentalement violente.
La victime émissaire se voit interdite de « vie » par le regard diabolisant que lui porte la foule sacrificielle. L’enfant abusé est interdit de vivre par son bourreau, mais aussi par son entourage, afin de préserver l’unité familiale et communautaire. Si l’objet de désir est interdit de désir c’est parce qu’il ou elle est interdit d’être, interdit de vivre. Le triangle mimétique, et plus généralement les phénomènes mimétiques violents, ramènent toujours à cette objectivation de la victime (en ce sens, l’objet de désir du triangle mimétique est déjà une victime). Autrement dit, l’acte même de reconnaître à l’objet/victime des désirs propres – une existence propre – fait sortir du triangle, sortir de la foule, celui ou celle qui y était enfermé. Ma réponse (à chaud, et à creuser) à ton interrogation est donc : dès lors que l’objet / victime se voit reconnu(e) dans son humanité, le modèle girardien perd toute pertinence (parce que la violence est vaincue).
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Hervé,
J’apprécie la référence implicite, mais sans doute involontaire à Dolto (« l’évangile au risque de la psychanalyse »), dans le fait que la guérison correspond à la capacité du sujet de revenir à la vie en soutenant son désir, même si je n’emploie pas les termes dans le même sens que cette admirable psychanalyste (j’y reviendrai). Mais je vous ai certainement mal compris, ou interprété, car je ne vois pas pourquoi le sujet d’une possession ou d’une maladie mortelle serait réifié, c’est-à-dire transformé en chose dans le cadre des miracles attribués à Jésus. Ce serait même plutôt le contraire. Vous écrivez d’ailleurs : « La réification de l’objet de désir … est à mon avis constitutive du triangle mimétique, et plus généralement des phénomènes mimétiques violents que Girard a décrit. »
Pour y voir clair, il me semble que chaque mot employé doit être replacé dans la perspective de la TM, pour laquelle les mots eux-mêmes naissent dans le sacrifice. Il convient alors de s’interroger à quelle étape du processus sacrificiel apparaissent les mots « sujet » et « objet ». C’est Michel Serres qui nous met sur cette piste, en relevant le latin sub-jectum (jeté dessous) et ob-jectum (élevé, ou réifié), qui correspondent aux deux phases critiques du paradoxe sacrificiel : mise à mort du sujet détesté, jeté sous la terre, puis adoration et réification en dieu, représenté par la stèle élevée au-dessus de sa dépouille : premières édification monumentales, tombeaux, statues, etc. Les surprenantes statues-menhirs visibles au musée Fenaille de Rodez sont des exemples typiques de réification d’un sujet. Exactement le contraire des miracles dans les évangiles.
La question soulevée par les termes : sujet, objet, réification… me semble donc liée essentiellement au sacrifice, et secondairement au triangle mimétique et au désir. A ce propos, je crois que les positions sont interchangeables lorsqu’il s’agit d’un désir amoureux : possibilité qu’il faudrait enfin prendre en compte, puisque la question soulevé par Jean-Marc est bien celle de l’objet du désir, et qu’il n’est pas interdit de désirer dans la vie, n’est-ce pas ? Les amants sont à la fois objets et sujets du désir, ils acceptent de prendre l’un pour l’autre l’une et l’autre position, dans l’amour, et il n’y a donc pas lieu de parler de réification dans ce cas, ni même de sujet ou d’objet, puisque ces positions se confondent. Je considère donc que votre intervention se limite à décrire les cas de viol ou d’idolâtrie, c’est-à-dire de violence, où ces positions sont fixes. Mais en quoi la guérison d’un sujet par Jésus pourrait-elle lui enlever son libre-arbitre ? En quoi notre lecture des textes peut-elle être violente dans ce cas ? Je n’ai sans doute rien compris à ce que vous avez écrit…
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Cher Benoît,
J’utilise le mot sujet dans ses définitions philosophiques (« Être individuel et réel, supposé à la base de toute pensée (analogue à la conscience), face auquel le contenu de sa pensée, le monde extérieur constituent un objet. ») et psychanalytique (« L’être humain, en tant qu’il est soumis à la loi symbolique et contraint de passer par la parole pour établir sa vérité. » (définitions du Larousse). Bref, un être vivant de même nature que moi. Dans le triangle mimétique, l’ « objet » de désir n’est pas, aux yeux des rivaux, un sujet ; c’est véritablement un objet que l’on s’arrache. Dans le jugement de Salomon, les deux femmes ne cherchent pas à récupérer un enfant vivant, mais un objet qu’elles se désignent l’une l’autre comme éminemment désirable. Une seule des deux femmes arrive à dépasser la rivalité et à retrouver l’ « enfant vivant » (expression utilisée 4 fois dans le texte).
En ce qui concerne les Evangiles : comment mettre sur un pied d’égalité les miracles qui bénéficient directement à l’interlocuteur de Jésus, et ceux qui bénéficient à un tiers absent de la scène ? Dans le premier cas, il y a presque toujours une parole du genre « que veux-tu que je fasse pour toi ? ». Le libre arbitre du miraculé est toujours respecté, la guérison n’a pas lieu sans son assentiment. Dans le second, c’est le contraire. Le miraculé est un objet, absent à tout point de vue de la scène biblique et à qui Jésus ne porte, d’après le texte, aucun intérêt.
C’est ce qui me fait dire que la guérison, dans ces derniers cas, n’est pas celle que le texte nous raconte. C’est la personne qui vient intercéder qui est guérie ; guérie de son regard déshumanisant sur l’ « objet ». La Syro-phénicienne « retourna chez elle et trouva l’enfant étendue sur le lit : le démon l’avait quittée. » (Marc 7, 30). Ce démon ne vivait que dans l’esprit de la mère. C’est toujours de relations, et toujours de relations au départ violentes, qu’il s’agit. Vous avez bien raison de pointer dans les miracles la dynamique exactement inverse de celle qui préside au sacrifice.
Notre lecture est violente parce que jamais nous ne repérons la dimension violente du texte, ni la violence faite à l’ « objet » qui bénéficie en apparence de la guérison. Une relation mauvaise correspond toujours à la diabolisation réciproque des personnes. Jamais nous n’avons reconnu dans l’apostrophe de la Cananéenne une accusation : « ma fille est cruellement possédée par un démon ». C’est la mère, avec l’aide de Jésus, qui fait tout le chemin qui lui permet de retrouver sa fille vivante. « Femme, ta foi est grande, qu’il t’arrive comme tu le veux ». Là, le libre arbitre est respecté !
Je pense à Martin Buber, qui a remarquablement déplacé le point de vue classique, centré sur les individus, vers la relation. Elle peut être de deux types : Je-Tu ou Je-Cela. La première seulement donne la vie.
Quant aux amants, s’ils se voient l’un l’autre comme des êtres désirables on est dans une relation amoureuse ; dans le cas du triangle mimétique, cette réciprocité n’existe pas. Le désir de l’objet désiré n’existe pas. Une fois l’objet conquis, comme nous l’explique Girard, il perd tout attrait aux yeux du sujet désirant. Le triangle mimétique est un ersatz de la relation, un mensonge. L’objet de désir ne peut être plus qu’un objet.
J’espère avoir un peu clarifié mon propos.
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Cher Hervé,
Bien entendu, j’utilise aussi les définitions données par les dictionnaires dans mon emploi courant des termes « objet » et « sujet ». Si j’en restais au sens étymologique relevé par Serres, je passerai rapidement pour un fou… D’ailleurs, je crois avec Grivois que la folie consiste précisément à percevoir cette dimension violente, insupportable, qui se cache derrière ces mots (voir ses développements sur la « centralité »). Mais lorsqu’il s’agit de les placer dans la perspective de la TM, il devient pertinent d’utiliser ces termes dans cette dimension originelle et profonde. Ce que je reproche à l’approche psychologisante actuelle du terme « sujet » en particulier (largement popularisée par Dolto, entre autres), c’est l’illusion romantique qu’elle recouvre : « devenir sujet de son désir », ou autrement dit, la poursuite de cette vaine recherche de l’autonomie du désir. De ne plus douter en déclarant : « je te veux ». Précisément, Girard introduit un doute « à ce sujet »…
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Merci Hervé. Ta solution me semble effectivement possible. Reste qu’en attendant, il faut bien se poser la question du désir de l’objet qui, dans un certain nombre de cas, n’est pas en position de victime mais de choix !
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La femme (ou l’homme) est également et simultanément une victime et une idole privilégiée, ces pôles alternant dans l’institution du sacrifice avec une vitesse telle qu’ils semblent se confondre. C’est le sens que Serres accorde au sub-jet (jeté dessous) et qui devient ob-jet (relevé), c’est-à-dire idole ou stèle, statue. Le désir sexuel, dans un sens négatif, est donc lié au sacrifice, mais ce sens est également positif : les amants sont à l’image de la divinité l’un pour l’autre, en se « sacrifiant » librement l’un pour l’autre. L’amour révèle ainsi notre divinité. Il reste à ne pas confondre le vrai dieu et une idole : toute la Bible est là pour nous entrainer dans cette passionnante aventure…
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Il est dommage, me semble-il, que l’unité de la TM soit si rarement prise en compte dans toutes ces savantes combinaisons triangulaires, à savoir le lien évident entre MRVR et La violence et le sacré. La psychologie interdividuelle de Girard n’est pas distincte, de mon point de vue, des phénomènes collectifs (religieux) qu’il explicite. Pour ma part, je ne peux pas concevoir que l’objet du désir surgisse ailleurs qu’au centre du cercle de la foule indifférenciée (historiquement, à travers le processus d’hominisation, et aussi dans notre expérience personnelle). Ce qui implique, à notre niveau, que nous nous reconnaissions comme participant à ce phénomène de fausse transcendance, de découverte du sacré, qui s’incarne dans cet objet central, qui devient ainsi objet du désir le plus impérieux, puis que nous parvenions à nous mettre à sa place afin de parvenir à aimer (c’est le sens profond de la scène de la femme adultère, où le cercle se défait).
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Affûter les triangles, les tourner dans tous les sens, les multiplier ou les transformer en polygones, pourquoi pas ? Mais Jean-Pierre Dupuy a ramené pour nous le cercle au cœur de la psychologie interdividuelle girardienne (dans : La jalousie), et ce cercle comporte nécessairement un centre dont le caractère bifrons ne fait aucun doute pour nous. Centre à la fois sujet et objet, comme le précise Michel Serres, interface où l’attention accusatrice se transforme en adoration absolue. Pourquoi ne pas se servir de ces apports fondamentaux pour éclairer cet obscur objet du désir ? Pourquoi le chercher ailleurs ?
Mais il ne s’agit pas de tout prendre pour argent comptant, et je ne suis pas tout à fait d’accord avec Dupuy sur un point « Ce qui fait de la jalousie une structure irréductible au désir mimétique, c’est qu’elle ne connait ni la médiation ni l’imitation » (p.133) Selon lui, l’individu jaloux est extérieur au cercle dont il se croit exclus, et parce que nous sommes des êtres sociaux par excellence, il en souffre atrocement.
Ce cercle comporte néanmoins un centre, sujet-objet du désir. Ainsi, peut-on dire par exemple de Pierre, souffrant de son isolement dans la cour du grand-prêtre, s’approchant du feu de braise (sujet-objet) pour se réchauffer, qu’il n’aspire pas en même temps à se fondre dans le groupe (le cercle) ? Tout cela est lié : si Dupuy a peut-être raison de voir dans la situation du jaloux l’absence d’imitation et de médiation (je dirais seulement que cet aspect est secondaire), mais il néglige à mon avis la présence effective du centre de ce cercle (le feu de braise) qui attire le sujet jaloux. Bien sûr, le cercle masque son centre (l’objet du désir dans ce cas), à la vue de qui en est exclu, en lui tournant le dos. Mais tout observateur extérieur sait, lorsqu’il rencontre un tel cercle, que celui-ci s’est constitué autour de ce point focal.
Faites-en l’expérience : réunissez un petit groupe dans la rue et demandez-lui de fixer ensemble un point quelconque, si possible absent (le ciel par exemple). Les passants auront tendance à regarder dans la même direction, rejoignant ainsi le cercle. On pourrait dire que c’est un banal effet mimétique, mais je crois que cette réaction est plus profonde. Le groupe signale la présence d’un objet intéressant, un objet du désir, et il est très difficile de résister au désir lorsqu’il est suscité par un tel cercle, même en l’absence d’objet, ce qui montre bien, a contrario, que l’objet-sujet (l’exception en cours d’émergence) crée le cercle (la sociabilité) et le désir (la caractéristique de l’humanité).
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Puisque personne ne réagit à mes commentaires précédents, je me permets de les poursuivre ici. Peut-être cela deviendra-il plus clair? Je suis peut-être le seul ici à poursuivre dans cette voie, j’espère qu’on ne m’en voudra pas. Les conséquences de ce qui précède nous placent devant un problème difficile à résoudre. Résumons : sujet (subjectum, jeté dessous: le bouc-émissaire) objet (objectum, placé devant ou redressé : la divinité archaïque, l’idole, issue du sacrifice) forment une unique interface, apparaissant lors du sacrifice. Si on admet l’antériorité de l’interface sujet-objet par rapport au cercle communautaire, ou autrement dit, si on admet la capacité du centre à mettre en forme un cercle, c’est à dire de résoudre une situation chaotique, cet être idolâtré est-il vraiment différent des autres, dans le sens où il serait exceptionnel ? Si, comme Girard semble le penser, cette différence n’est que superficielle et contingente (différence physique, handicap…) est-ce à dire que c’est le groupe qui crée arbitrairement une différence, obéit à une nécessité intrinsèque ? Cette fin (la sortie du chaos mimétique) justifierait et provoquerait alors ce moyen (la désignation arbitraire) de façon contingente, là encore ? Et enfin, dans cette situation initiale qui, rappelons-le, marque le passage de l’animalité (qui ne connaitrait pas le désir, mais seulement le besoin, l’instinct) à l’homme (animal mû par le désir), à quel moment du processus apparait ce fameux « désir mimétique » ?
Girard semble penser qu’il apparait progressivement, et que c’est précisément ce désir qui produit une situation chaotique précédant le sacrifice, qui intervient alors comme une forme de résolution du problème, associée à l’établissement d’interdits. Le désir mimétique serait donc antérieur à l’apparition de cet objet bifrons ? Mais ce désir n’est-il pas plutôt issu de notre capacité première à désigner un sujet-objet ? Pratiquement, lorsqu’un homme désigne un objet en pointant son index, un autre homme dirige son regard vers le sujet-objet désigné, alors qu’un animal considère l’index dressé. Peut-on parler de désir mimétique si l’être en question ne dirige pas son regard vers ce que l’index désigne ? Cette capacité à diriger son regard vers un objet tiers ne se développe-elle pas à travers le sacrifice, qui marque l’entrée dans notre humanité, où les index se tendent unanimement vers la même cible ? Le sacrifice est-il par conséquent la condition sine qua non de notre capacité à désirer ?
J’ai tendance à le croire, et ce sont les travaux d’Henri Grivois qui m’y ont amené. Il infléchit la théorie mimétique en situant le désir mimétique (triangulaire si l’on veut) au-delà d’un processus plus fondamental, qui passe par le « concernement » et la « centralité ». Dans son expérience de clinicien, il constate que ces phases préalables apparaissent dans tous les cas et mènent à l’émergence de la psychose (ou folie). A savoir que nous sommes apparemment la seule espèce à connaître la folie, phénomène qui semble s’autoréguler pour toucher 1% de la population, quelle que soit l’époque et la civilisation concernée. Le moyen traditionnel ou spontané d’en sortir, c’est précisément le sacrifice ou l’ordalie. La psychose correspondrait peut-être à un état antérieur de l’humanité, pré-sacrificiel et désordonné. Mais le mystère de son émergence toujours renouvelée parmi nous reste entier. Il me semble que tant que nous ne l’aurons pas résolu, tant que nous resterons démunis devant la psychose, les questions précédentes resteront sans réponse.
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Très, très, très intéressant la problématisation de l’objet dans la morphogenèse du simple triangle mimétique, avec la fin autour de la question féministe.
Trois choses me sont venus à la tête pendant la lecture : un article de monsieur Salasc sur le blog qui proposait des modifications au triangle : https://emissaire.blog/2020/02/07/le-triangle-mimetique-est-il-un-carre-qui-signore/; le chapitre XXXI du « Shakespeare » de Girard, page 357 de l’édition Grasset de 1990 : psychologie de Desdemona (parmi d’autres) comme objet de désir qui participe à l’escalade de la violence qui donne lieu à sa propre mort ; et, enfin, les idées de Jean Nayrolles sur les effigies sacrées qui deviennent monnaie en Grèce (il y a quelque temps de ces lectures, mais je crois qu’il y a aussi une théorie semblable chez Orléan et Agletta et, peut-être aussi chez Dumouchel et Dupuy dans « L’enfer des choses ». La théorie du signifiant sacré, chez Eric Gans, comme origine du langage en tant qu’interdiction autour de l’objet qui sera sacralisé aussi peut se comprendre en ce sens, je crois).
Et maintenant que j’écris le commentaire, je pense aussi à un usage très intéressant de Girard chez Eve Kosofsky Sedgwick, lorsqu’elle analyse des romans de la tradition anglosaxonne et queer avec le triangle mimétique. Le livre est « Between men » de 1985, le premier chapitre s’appelle « Gender asymmetry and erotic triangles ».
Voilà, j’espère que cela vous aide dans vos recherches et merci de l’article.
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Merci pour la suggestion de lecture de « Between men ». Un triangle seulement fait d’hommes fait perdre les différences qui règlent habituellement le jeu du désir et on a l’impression que toutes les permutations vont être possibles de sorte que l’équation sera probablement insoluble comme, justement, l’équation des « trois corps » en physique. Bref, il y aurait matière à réfléchir et il serait, en effet, intéressant de voir ce que Sedgwick en dit puisqu’elle mobilise les schèmes girardiens.
J’ai juste commencé à jeter un coup d’oeil et, sous le rapport du statut de l’objet qui nous intéresse ici, j’ai trouvé ce passage intéressant :
« Girard finds many examples in which the choice of the beloved is determined in the first place, not by the qualities of the beloved, but by the beloved’s already being the choice of the person who
has been chosen as a rival. In fact, Girard seems to see the bond between rivals in an erotic triangle as being even stronger, more heavily determinant of actions and choices, than anything in the bond between either of the lovers and the beloved. »
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Je vous en prie, monsieur Salvador. Merci à vous pour le lien à votre article.
Je fis connaissance du livre de Sedgwick dans un cours sur la littérature LGBTQ en Amérique Latine. Le professeur faisait beaucoup l’usage du concept d’homosocialité qu’est développé dans le livre. Je pense qu’il y a beaucoup de girardien dans ce concept, si je puis me permettre de dire cela. En plus, j’ai l’impression que ce concept joue un rôle central dans ce que les Américains appellent études de la masculinité (des études qui déconstruisent la masculinité dans des discours ou fictions). Je n’ai pas continué dans ces chemins puisque le thème de ma thèse n’avait pas trop de rapport, mais il y avait un professeur qui était très connu dans le département de français de l’université et il avait un livre spécifique sur le thème. Le titre est « Masculinities in theory » et l’auteur, Todd Reeser, si cela vous intéresse.
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Bienvenue au club des constructivistes, les renégats du girardisme orthodoxe 😉
J’ai fait une thèse sur la « construction mimétique de la réalité » mais bien que toujours très bienveillant Girard n’a pas adhéré. Je soupçonne qu’il s’est laissé influencer par Jean-Pierre Dupuy qui pense en mathématicien, croit en des réalités toutes platoniciennes et s’oppose donc au constructivisme par son insistance sur la « morphogenèse » (un déploiement en logique, nécessaire, des formes mathématiques). Mais je vois mal comment on pourrait s’interdire de penser le mécanisme sacrificiel comme une construction mimétique de la réalité.
https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=article&no=8108
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Je me suis procuré l’article et vais le lire.
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Je m’en réjouis. J’y vois l’indice d’un accord sur le fond, c’est-à-dire, sur le constructivisme. Mais je précise d’emblée que je ne l’ai pas discuté dans l’article en question, je le mets simplement en pratique en déployant celui que je crois inhérent à la théorie girardienne.
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On attend avec gourmandise la position de Mme Orsini.
Le machisme supposé de Girard fait fi de l’indifférenciation qui, notamment chez Proust, ôte toutes particularités aux rivaux, mêmes sexuelles, et suit à rebours la route de la révélation pour mieux ne pas voir qu’elle reconduit alors aux doubles monstrueux qui se ressemblent dans l’affirmation de leur différence, devenant alors les objets de la haine et la proie du malin.
Se passer de Girard signifierait-il donc que nous puissions nous passer du Christ ?
« La transcendance déviée est une caricature de la transcendance verticale. Il n’est pas un élément de cette mystique à rebours qui n’ait son répondant lumineux dans la vérité chrétienne. »(Mensonge romantique…)
Et en remerciements d’ouvrir ainsi ensemble les voies du réel, un poème de l’interprète des désirs, écrit au XIIIème siècle, la route est longue mais sûre aux pieds qui l’empruntent et se posent sur la pierre solide du rejeté :
Désir insatisfait
Je suis absent et le désir alors
Fait s’éteindre mon âme.
La rencontre ne me guérit pas,
Car il persiste dans l’absence et la présence !
Sa rencontre produit en moi
Ce que je n’avais point imaginé.
La guérison est un mal nouveau
Qui provient de l’extase.
Car moi, je vois un être,
Dont la beauté s’accroit,
Éclatante et superbe,
À chacune de nos rencontres.
On n’échappe pas à une extase
Qui se trouve en affinité
Avec la beauté s’intensifiant
Jusqu’à l’harmonie parfaite.
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Merci d’avoir aussi précisément répondu à mon appel à témoins ! Le passage sur Desdémone est effectivement bien trouvé, elle est bien un objet désirant et « choisissant » à vrai dire en se soumettant à sa mise à mort par Othello. Et je souscris bien entendu à la complexification de la géométrie du désir par Jean-Louis, même si c’est pour ce qui me concerne par un autre biais en donnant une place d’acteur à l’objet du désir. Il me semble que la géométrie, toute séduisante qu’elle est pédagogiquement, est probablement trompeuse en matière de rapports humains. Quand RG parlait de contribuer à une science des rapports humains, il n’entendait certainement pas la limiter à l’espace d’un triangle et à en donner une représentation figée dans un plan à deux dimensions. Je dois avouer que je me suis laissé aller au tétraèdre puis à la rose des vents pour schématiser dans la même veine. Ce n’était peut-être pas une bonne idée. Au demeurant, RG s’intéressait plutôt à une mécanique du désir, donc à une représentation où tous les éléments sont simultanément ou successivement en mouvement.
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Jean-Marc, je suis tout à fait d’accord avec cette « représentation où tous les éléments sont simultanément ou successivement en mouvement », image que Girard décrit sous la forme d’un « bain mimétique » dans lequel nous sommes plongés. Cela n’exclut pas pour autant toute tentative de décrire les multiples formes prises par les médiations, où apparaissent les figures de l’objet, du sujet, des doubles, du modèle (médiation externe) et du modèle obstacle (médiation interne), de la médiation intime (proposé par Benoit Chantre)… et le fameux triangle se complique ainsi, ou se modifie, évolue en permanence. A cela s’ajoute la figure du cercle et du point central, sans laquelle la théorie mimétique n’existerait pas, et que Jean-Pierre Dupuy enrichit dans la figure de la jalousie (ce cercle dont on se sent exclu), et que je trouve tout à fait pertinente. Dans cette figure de la jalousie, on pourrait aussi trouver l’objet du désir… Bref, la question que tu soulèves est immense, et tu as ouvert une boîte de Pandore (qui ne contient pas seulement tous les maux de l’humanité, heureusement…) que personne n’est en mesure de refermer !
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En fait, je crois qu’il s’agit moins de réifier l’objet du désir que de reconnaître l’abstraction du désir. De fait un femme désirée par mimétisme n’est pas aimée pour elle-même. Sa liberté ne compte donc pas, et les féminismes ont raison d’être heurtées quand un auteur en rend compte. Mais justement, il s’agit de dénoncer ce rapport absrtrait pour gagner une vraie liberté pour nous et un vrai respect pour l’objet quand c’est une personne. Passer du désir à l’amour en quelque sorte.
Pour ce qui est du rapport à Jésus, il me semble que ce qui est proposé par Jésus c’est de, comme lui, tourner nos désirs abstraits vers les choses divines pour que nous soyons libre sur terre, donc avec des rapports humains vraiment respectueux.
L’objet de la théorie mimétique est réellement de dénoncer le désir et donc la disparition de l’objet. Ce n’est pas René Girard qui l’escamote: il constate sa disparition.
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Chère La Mude,
j’apprécie beaucoup votre intervention, et si j’hésite à « liker », c’est parce que je ne comprends pas sa conclusion: « L’objet de la théorie mimétique est réellement de dénoncer le désir et donc la disparition de l’objet. Ce n’est pas René Girard qui l’escamote: il constate sa disparition. » Pourriez-vous développer?
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Cher Benoît,
Désolé d’avoir omis de vous répondre. Pour être explicite, nous constatons tous quotidiennement que la liberté du peuple compte peu pour les partis politiques, que la liberté des femmes conquises compte peu (pas) pour les « dragueurs », et que le bonheur de leurs subordonnés comptent peu pour les carriéristes. L’avantage de la théorie mimétique c’est qu’elle explique pourquoi. Tout cela n’est pas désiré en soi mais de manière totalement abstraite par mimétisme. Les choses allant visiblement en empirant, je remercie René Girard de l’avoir découvert et souhaite que cette découverte soit mieux connue.
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Merci, Hervé, de préciser ce qui jamais ne pourra être une injonction, mais une invitation à renoncer à ce qui fait des êtres des choses :
« Lève-toi, et marche ! »
Ainsi, les amants ne pourront être réunis que dans le renoncement à ce qui les séparent, ce désir qui fait d’eux des objets l’un pour l’autre, certains que le doux regard silencieux qu’ils imaginent être porté sur eux comme sur le grand inquisiteur qui les manipulent, est ce qu’ils ne connaissent pas mais qui les nomme et les définit, les inscrit dans sa définition qui, hors d’eux et malgré eux, les émancipent et leur confie la plus haute mission d’incarner son amour infini.
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Cette citation dans la violence et le sacré va au-delà de votre demande, Jean-Marc BOURDIN, mais qui devrait vous intéresser pour peut-être ouvrir de nouvelles perspectives à vos études….
L’objet a complétement disparu, nous sommes dans la tragédie d’Euripide « Les Bacchantes » avec une crise sacrificielle. René GIRARD ébauche une réflexion sur l’après crise avec une explication à construire sur «l’objet/femme et sa sacralisation partielle »
Extrait de la violence et le sacré:
« Ici encore, la tragédie restitue la réciprocité perdue mais de façon partielle seulement ; elle ne va pas jusqu’à mettre en cause la prédominance féminine dans l’origine dionysaque. Et si la différence sexuelle perdue facilite le glissement de la violence vers la femme, elle ne peut pas l’expliquer entièrement. De même que l’animal et l’enfant mais à un moindre degré, la femme, à cause de sa faiblesse et de sa marginalité relative, peuvent jouer un rôle sacrificiel. C’est bien pourquoi elle peut faire l’objet d’une sacralisation partielle, à la fois désirée et repoussée, méprisée et installée sur un « piédestal ». Une lecture de la mythologie grecque, et de la tragédie, en particulier d’Euripide, attentive aux inversions possibles des sexes, révélerait, sans doute, des choses étonnantes. »
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Cher Jean-Marc, j’ai pensé en te lisant à cette page de MR et VR (chapitre IV, le maître et l’esclave) où Girard revendique clairement son héritage sartrien en reprenant les termes de l’analyse du désir amoureux de l’Etre et le Néant. Central pour expliquer les phénomènes de l’amour, du sadisme et du masochisme, il s’agit du dédoublement de l’être aimé en objet et en sujet sous le regard de l’amant. « Le dédoublement fait apparaître un triangle dont les 3 sommets sont occupés par l’amant, par l’aimée et par le corps de cette aimée.(…) Imiter le désir de son amant, c’est se désirer soi-même, grâce au désir de cet amant. Cette modalité particulière de la médiation double s’appelle la coquetterie. » (Il est incontestable que Girard, comme Sartre, est ici « macho » en attribuant le statut d’objet et la coquetterie à la femme, mais ce n’est pas essentiel, on voit bien que le genre importe peu, il faut et il suffit pour que ce dédoublement ait lieu, d’être « pour soi », c’est-à-dire de pouvoir se regarder comme un objet par les yeux d’autrui.)
Girard, chemin faisant, récuse le « narcissisme intact » que Freud attribue aux bêtes repues et aux jolies femmes. « La préférence que s’accorde la coquette se fonde exclusivement sur la préférence que lui accordent les Autres. » Elle copie les désirs dont elle est l’objet. Sa pseudo-indifférence à l’égard des souffrances qu’elle cause n’est pas absence de désir mais « l’envers d’un désir de soi-même ». Etc.
Tout cela est bien connu. Mais pour moi, cela signifie que l’objet du désir n’est pas le tiers exclu du triangle girardien. D’une part, Girard tient effectivement à la présence d’un objet du désir, un objet qui peut n’avoir aucune valeur « objective » aux yeux d’un observateur impartial, mais qui est d’autant plus désirable et valorisé qu’il est désiré (par un modèle vénéré) ou disputé (par un modèle détesté.) La figure du triangle permet de révéler le rôle du modèle dans le choix des objets désirés ; révélation d’autant plus nécessaire que sa présence est le plus souvent escamotée ; mais l’objet n’en est pas négligeable pour autant, il est notre rapport au réel, il fait de la TM une théorie « réaliste » des rapports humains.
Et, d’autre part, me semble-t-il, le sujet du désir est chez Girard comme chez Sartre cet être capable de se dédoubler en sujet et objet. La médiation double se signale, d’une certaine façon, par l’oubli du réel (de l’objet) mais pour en arriver là, il aura fallu emprunter la voie du mensonge, dont le principe est qu’on prétend aimer un autre à partir de lui-même, alors qu’on ne peut aimer l’autre qu’à partir de soi, ce qui empêche toute « bonne réciprocité » . C’est pourquoi dans MR & VR, les rapports amoureux eux-mêmes, sauf exception, baignent dans la mauvaise réciprocité, celle de la rivalité mimétique.
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Chère Christine,
J’avais bien vu la coquetterie et avais l’intuition du dédoublement objet/sujet. Reste que l’objet se faisant sujet au désir, il reste à savoir comment l’objet se muant en sujet choisit entre ses deux désirants, qui deviennent à leur tour de potentiels objets. Comme nous l’a signalé Fernando dans un de ses commentaires, Jean-Louis avait proposé dans un de ses billets la figure d’un losange dans lequel seraient représentés l’objet désiré et l’objet délaissé. Bref, il reste à produire une théorie du choix (ir)rationnel lorsqu’un objet/sujet a le choix entre deux ou plusieurs désirants (cas par exemple des artistes ou sportifs idolâtrés, plus classiquement dans un triangle amoureux). Dans le cadre de la TM, il faut imaginer l’intervention d’une médiation possible pour induire le choix de l’objet devenu sujet, conduisant à la production d’une figure géométrique à n dimensions.
Il me semble donc qu’a minima, le choix offert entre deux ou plusieurs désirants (situation banale dans les relations sentimentales ou encore par exemple professionnelles quand il s’agit de choisir un employeur ou une affectation) s’ajoute au choix du modèle qui est présenté par René Girard comme la seule liberté que nous ayons.
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Monsieur Bourdin,
Merci de faire mention de mon commentaire dans votre réponse.
Je crois comprendre mieux ce que vous cherchiez avec votre article et j’insiste à dire que c’est très, très intéressant. Je pense maintenant aux relations internationales pendant la Guerre Froide (et je trouve que la théorie girardienne est bien un produit de son temps, en ce sens) : après la Révolution cubaine, ce pays devint une sorte d’objet de désir pour les blocs en concurrence. J’ai lu ou écouté quelque part que Castro n’adopta une position pleinement communiste qu’après des désaccords avec les autorités américaines. C’est intéressant de noter que le choix privilégié qu’avait le Cuba en ce moment se devait à son statut d’objet des concurrences mimétiques entre les États-Unis et l’URSS.
Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la nécessité de développer la théorie mimétique dans le sens d’une théorie sur le choix (ir)rationnel de l’objet, une fois que celui-ci apprend qu’il est l’objet des concurrences désirantes. Il semble s’agir, en effet, d’une espèce de désir luxueux, puisqu’ils existent plus de choix –au moins deux options– au point de départ. Le décuplement du triangle dépendrait alors du nombre de sujets qui viendraient désirer ou concurrencer pour l’objet.
Je suis en train de lire l’article sur les neurones miroirs et la théorie mimétique de Scott R. Garrels et lui aussi dit quelque chose de semblable (c’est 2005-2006) : même en sciences psychobiologiques on ne trouverait pas encore un développement sur les mécanismes concrets de la mimesis différé chez les adultes. Il semble qu’il faut avoir recours à une idée d’inconscient ou d’irrationalité méconnue, non-admise.
Cette voie d’interrogation doit être une des plus intéressantes des toutes.
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Pierre-Yves GOMEZ fit une conférence au collège supérieur de Lyon (cycle sur René GIRARD), dont le sujet était : Comment comprendre l’économie à partir des intuitions de René Girard ? L’apport fondamental de René Girard aux sciences sociales a été de nous permettre de considérer le désir non plus comme une catégorie subjective, mais comme une catégorie construite par le jeu intersubjectif des désirs mimétiques. Sa théorie met au jour combien le « sacrifice de la raison » est au cœur de nos comportements apparemment les plus rationnels.
Elle rejoint votre problématique, Jean-Marc BOURDIN, exprimée dans votre commentaire à Christine ORSINI. Cette conférence est disponible en « replay/podcasts » sur le site du Collège supérieur de Lyon.
Après il me confia son projet de livre sur ce thème, mais qu’il « butait » sur les rivalités et la violence et nous eûmes une brève discussion sur la violence et les rivalités .
J’ ai essayé de lui dire principalement, que MR/VR n’est pas le fondement de la TM, mais que la base était la Violence et le Sacré.
J’aurais dû être plus explicite, car il a abandonné son projet: C’est dans violence et le sacré que se trouve l’anthropologie de la TM, sur lesquels peuvent s’appuyer d’autres recherches, en économie….(cf. celles sur la monnaie de Mihel AGLIETTA…) et donc sur les choix…..
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Je me permets de vous renvoyer à mon commentaire sous l’actualité : Hommage à Michel Henry, qui apporte une contribution, me semble-t-il, à la dialectique sujet/objet.
En ajoutant que cette alternative sujet/objet relève d’une coupure épistémologique très ancienne qui trouble la vision unitaire de la personne dans les termes d’aujourd’hui corps/âme/esprit.
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C’est moi, et ce n’est plus moi.
Au-delà du machisme supposé de Sartre et de Girard, qui ne tiendrait qu’au fait qu’ils soient de sexe mâle et hériterait d’une tradition fondée sur l’illusoire domination des « couillus », l’essentiel est ce qu’ils ont pu proférer sur le mensonge qui, tous, nous transforme en objet.
La description même du phénomène ne sait s’exprimer qu’en terme archaïque de prise de parti, et empêche alors en son expression même d’envisager notre réalité où la relationnalité vient avant la rationalité.
Accepter ce moment de perte d’identité, apocalypse intime, permet d’éviter de se perdre dans nos schèmes de représentation qui donne la sensation de s’enfoncer dans un des innombrables tiroirs de la commode, tiroir qui en son fond donne sur d’innombrables tiroirs dont chacun, eux-mêmes, donnent sur de non pas moins innombrables, nous enfermant dans l’illusion de l’autonomie d’un moi qui ne sait s’identifier que contre quelque chose où quelqu’un.
« C’est moi, mais ce n’est plus moi: si nous vivons de cette manière, nous transformons le monde. C’est la formule qui contredit toutes les idéologies de la violence, et c’est le programme qui s’oppose à la corruption et à l’aspiration au pouvoir et à l’avoir. »
https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/homilies/2006/documents/hf_ben-xvi_hom_20060415_veglia-pasquale.html
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Chers amis,
Je dois avouer que j’ai du mal à suivre le fil des commentaires qu’a provoqués mon petit billet tant ils sont nombreux et donc à poursuivre les multiples discussions tous azimuts qu’ils devraient engendrer en raison de leur intérêt. Je vous prie de bien vouloir me le pardonner.
Je retiens en tout cas comme Benoît Hamot l’a noté que c’est une sorte de boîte de Pandore qui vient de s’ouvrir. La question de la distinction artificielle objet/sujet mériterait à elle seule de nombreux développements : commodité de distinguer deux situations relationnelles ou brouillage de l’analyse ? En tout cas, elle est bien présente dans le triangle mimétique initial chez Girard : sujet/modèle/objet.
Je note aussi qu’une question posée sur l’approfondissement des mécanismes du désir mimétique est fréquemment resituée dans un cadre sacrificiel par les « commentateurs ».
Merci de ces multiples vertiges.
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