Du temps de travail dans la fonction publique

par Thierry Berlanda

L’Inspection Générale des Finances vient de remettre au ministre Darmanin un rapport selon lequel 310 000 fonctionnaires d’État (sur 1 100 000 agents) travailleraient moins de 1607 heures par an (la durée légale). Commentant cette information, le journaliste Jean-Michel Aphatie prétendait que personne ne saurait dire, en s’appuyant sur une statistique globale, si les fonctionnaires travaillent trop ou pas assez. Il ajoutait que pour mesurer correctement l’effectivité du travail, il faudrait vérifier que chaque membre de chaque service effectue un travail utile à la collectivité. Ce n’est pas mal vu, bien qu’à mon avis, dès lors qu’on cessera de confondre temps de travail et temps de présence, on pourrait avantageusement auditer aussi les unités de production du secteur privé.

On remarquera toutefois que JM Aphatie ne prend pas le problème à la racine. En effet, il ne sert à rien de produire une analyse de l’utilité sociale des agents service par service, si l’on n’a pas d’abord évalué celle des services eux-mêmes. Et selon quel critère mesurer l’utilité de tout un service, voire d’une direction, voire même d’un ministère ? Comment remonter à l’origine de la légitimité de toute structure, indépendamment de l’inertie et de ce que Sartre appelait la minéralisation bureaucratique de l’État ? Contrairement à ce qu’en pensent les gouvernements en général et l’actuel en particulier, cette évaluation ne doit pas procéder d’une exigence comptable. Couper dans le financement d’un service est abusif quand ce service est utile, et insuffisant quand il ne l’est pas.

Mais alors, qu’est-ce qu’être utile, pour un service ? C’est servir. Mais encore, servir à qui ou quoi ? A diminuer la pression de tout ce qui contraint la liberté. Quelle est-elle ? La possibilité pour chacun de se rejoindre à lui-même, conformément au mouvement de sa propre nature. Spinoza ne m’aurait pas démenti sur ce point, et Michel Henry le confirme : la seule liberté que nous ayons est aussi la seule dont on puisse nous priver, et dont souvent nous nous privons nous-mêmes, par ignorance ou manie : celle d’être soi.

Vous le voyez d’ici, notre auditeur de l’IGF, en train d’ausculter la pratique d’un appariteur de musée, d’un gardien de prison ou d’un préposé à la collecte de l’impôt, aux fins de déterminer l’effectivité du service qu’il rend à la noble cause de la liberté d’être soi ? L’hypothèse paraîtra farfelue, mais je gage qu’elle ne l’est pas davantage que celle adoptée par une tradition de cost killers (dont la minutie n’a d’ailleurs jamais été utile qu’à l’augmentation tendancielle des effectifs, ce qui justifierait que leur travail soit lui-même audité).

À défaut, il me semble clair, et même très voyant, que ce genre de rapport ne sert qu’à désigner un bouc émissaire aux fins que le corps social sorte de son délitement psycho-ontologique en se rassurant quant à ses propres vertu et utilité.

À un fonctionnaire, comme à un médecin de ville, un marchand de légumes ou un sportif de haut niveau, je conseille donc de ne jamais demander « Combien me coûtes-tu ? », mais « En quoi as-tu contribué à déverrouiller ce qui me tient éloigné de ma nature ? »

Quant à savoir en quoi consiste cette nature, c’est un autre sujet.

9 réflexions sur « Du temps de travail dans la fonction publique »

  1. Cher Thierry,

    Un sujet qui me parle, à moi le fonctionnaire conscient de son inutilité… Ton recadrage me semble tout à fait salutaire. Et il a aussi l’avantage de renverser la perspective girardienne ordinaire qui, focalisée sur le désir mimétique / mimésis d’appropriation, porte sur ce que l’on emprunte ou prend à l’autre pour tenter de « s’égaliser » à lui alors que la bonne question à se poser une fois qu’on est devenu lucide sur ce point, question qui est celle du modèle christique promu par Girard, est quelle liberté l’on donne ou rend aux autres. Une forme de prolongation/dépassement du colloque Girard Mauss ?

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  2. En quoi ton article a-t-il contribué à déverrouiller en moi ce qui me tient éloigné de ma nature ? Voilà une question qui va me préoccuper toute la journée…. sans doute 🙂

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    1. Cher Patrice, tenter de montrer que le problème consiste à fonder l’utilité d’un Service dans ses capacité et vocation à déverrouiller ce qui me tient éloigné de l’accomplissement de ma nature (laquelle ne veut toujours et partout qu’être soi), c’est déjà une forme de déverrouillage. Merci pour votre lecture.

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  3. Bonjour Emmanuelle,

    Merci pour la publication. Je me rends compte qu’une coquille subsiste dans le texte. Puis-je y avoir accès pour la corriger ? Si oui, je ne sais pas comment faire ☺

    Bise

    Thierry

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  4. J’aimerais beaucoup réagir sur le blog, et notamment répondre à des questions qui me sont posées, mais j’en suis empêché par une complication de mots de passe et autres cryptages à la mode, dont je ne me démêle pas. Désolé.

    Bien à vous tous

    Thierry

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  5. Dès qu’un esprit philosophique, c’est-à-dire comme ici, l’auteur de l’article sur le coût du fonctionnaire par rapport au service rendu divisé par le nombre de ses heures de travail utiles, si j’ai bien compris, donc un esprit libre et curieux, qui pose des questions qu’aucune réponse ne pourra jamais résorber, eh bien, c’est non seulement d’une lecture très distrayante mais aussi bien sûr très stimulant pour la pensée. On se prend à rêver : si toutes les infos qu’on a du mal à digérer (il nous en arrive plus en une journée qu’en une année pour le public cultivé du XVIème siècle) étaient accompagnées d’un petit questionnement philosophique tel que celui-ci, est-ce qu’on deviendrait fou ou plus sage ??

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