Le philosophe et journaliste Alexis Feertchak nous propose de nouveau sur le site iPhilo un article consacré à René Girard et, plus particulièrement en l’occurrence, à son analyse de l’oeuvre de Dostoïevski sous le titre « Dostoïevski lu par René Girard ou l’achèvement du roman moderne ». Nous le relayons avec plaisir.
https://iphilo.fr/2019/03/31/dostoievski-lu-par-rene-girard-ou-lachevement-du-roman-moderne/
Chers amis,
cette analyse me semble tout aussi pertinente qu’elle est bien écrite. Je n’en déduis pas, non plus d’ailleurs que l’auteur, que la vérité ultime de Dostoïevski serait dans Girard (elle est en effet dans Dostoïevski lui-même), mais on vérifie ici que « l’herméneutique structurale » de Girard fonctionne à merveille.
Bien à vous
Thierry
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Le (nouveau)Magazine Littéraire consacre ce mois-ci un dossier à Nietzsche, ce « philosophe-médecin »,qui nous aiderait à penser « le chaos d’aujourd’hui, la faillite de la vérité ». Nietzsche fut un génial analyste des symptômes de la crise sacrificielle, pour le dire en termes girardiens, qui caractérise notre modernité. Il s’est acharné contre le nihilisme, cette aspiration au néant de ceux qui ne peuvent surmonter la désacralisation de toutes les valeurs, sociales, morales, religieuses qui régentaient la vie collective et individuelle et lui donnaient du sens. Mais il fallait, pour surmonter la mort de Dieu (définie explicitement comme un meurtre collectif), devenir « surhomme », devenir dieu soi-même. Or, la mystique de la volonté de puissance, ce rêve donquichottesque de se surpasser et d’être seul à braver les monstres, n’est-ce pas ce que décrit Dostoïevski dans « Notes dans un souterrain » et ce que vit son personnage, celui-là même qui s’écrie comiquement : « Je suis seul et eux, ils sont tous » ? Girard nous dit que Nietzsche tenait ce roman de Dostoïevski en très haute estime. C’est en comparant le ressentiment tel que le décrit Nietzsche (il s’agit du ressentiment chrétien) et le processus mimétique tel que le révèle Dostoïevski dans ce roman que René Girard fait la critique radicale de cette mystique de la volonté de puissance.
D’où vient la supériorité de la révélation romanesque ? Au lieu, comme le philosophe, d’opposer deux attitudes face au désastre de la mort de Dieu (pour faire vite), celle de la foule, qui s’abandonne au ressentiment et peut pencher vers le nihilisme, et celle du « créateur » de valeurs nouvelles, qui s’élève vers le surhumain et reste incompris, le romancier, lui, révèle que ces deux attitudes, celle de l’esprit grégaire et celle de l’orgueilleuse solitude habitent une seule et même personne : l’homme moderne, un petit bureaucrate de Saint-Pétersbourg, par exemple, en qui on peut reconnaître la volonté de puissance nietzschéenne et le ressentiment attribué aux faibles ; il se veut « à la conquête du monde » dans ses rêves, et en réalité se conduit comme un fou parce qu’il est le siège d’une « incessante oscillation entre la toute-puissance imaginaire du moi dans la solitude et la toute-puissance réelle de l’autre dans la société. » (La voix méconnue du réel, p.139 )
Tout cela pour enfoncer le clou : lire Dostoïevski et René Girard permet d’éclairer à la fois les maladies de l’époque et les remèdes proposés pour y remédier. La supériorité de Dostoïevski, c’est-à-dire de la révélation du désir mimétique, vient surtout de ce que le romancier ne s’excepte pas de sa description de « l’homme du ressentiment ». Le roman fait coïncider l’observation et l’introspection : « Madame Bovary, c’est moi » !
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